DÉBATS
« QUEL AVENIR
POUR LES VILLES DU MONDE ? »
Table ronde avec Pierre-Emmanuel BECHERAND, ONG Urbanistes du Monde, géographe, urbaniste, Pauline MALET, diplômée en stratégies territoriales et urbaines, Amin MOGHADAM, urbaniste, sociologue, Guillaume POIRET, géographe, Baptiste PRUDHOMME, politiste, Jean-Pierre SUEUR, sénateur.
Pierre-Emmanuel BECHERAND
Le géographe américain Jared Diamond a relevé plusieurs causes de disparition des civilisations dans l'histoire de l'humanité ( Effondrement. Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie , (Gallimard, NRF Essais, 2006), ( Collapse , 2005) :
le changement climatique ;
la guerre ;
les relations commerciales ;
les problèmes sociaux.
Faut-il aujourd'hui ajouter la croissance urbaine à ces causes ?
Postcards From The Future, projet artistique de Robert Graves
et Didier Madoc-Jones (Exposition du National Theatre, London)
Parlons de la Chine pour ouvrir cette table ronde. Quelques chiffres qui font réfléchir : si les 1,3 milliards de Chinois avaient le même niveau de consommation que chaque Américain, la production globale de fer, de papier et de voitures doublerait ; la demande en pétrole exploserait à 20 millions de barils par jour et celle de charbon à 5 milliards de tonnes supplémentaires ; enfin la consommation de viande augmenterait de 80 % et celle de céréales de 60 %. Ces chiffres nous rappellent les problématiques de développement dans le monde et les difficultés représentées par un discours global et moralisateur qui porte au même plan les pays anciennement développés et ceux qui sont en développement comme la Chine.
Quelque chose peut-il réanimer
l'Europe ?
Couverture de l'hebdomadaire
The Economist,
10-16 Juillet 2010
Courrier International, dans un numéro consacré à « La chute de l'Occident » et The Economist, qui titrait en juillet 2010 « Can anything perk up Europe » (« Qu'est-ce qui pourra réveiller l'Europe ? »), renvoient une image de déclin de l'Occident tandis que le nouveau monde connaît des prévisions de croissance exceptionnelles de sa population active contrebalançant cette image de pessimisme sur ce développement urbain des pays du Sud.
Pauline MALET
A l'heure où plus de la moitié de la population vit dans la ville, il existe des villes en déclin démographique que l'on appelle les shrinking cities. A partir du moment où la ville croît, on arrive à la construire autour d'un modèle d'extension des transports, des réseaux urbains, des plaques urbaines, etc.
Carte des villes qui rétrécissent - 1950 - 2000
Project Office Philipp Oswalt, Berlin/Researcher Tim Rieniets,
Tanja Wesse (graphics),
Berlin, Graphics, 2006, (c) Project Office Philipp
Oswalt
Les dysfonctionnements surviennent à partir du moment où la ville décroît, entraînant :
- destruction des emplois,
- paupérisation du centre ville,
- insécurité grandissante,
- difficultés de maintien des infrastructures.
Le cas de Manchester est à cet égard éloquent : pour attirer la population, Manchester a mis en place une politique de renouvellement urbain fondée sur une nouvelle culture urbaine, une nouvelle image de la ville et par la mise en place d'un partenariat public/privé : la « ville entrepreneuriale ».
Pierre-Emmanuel BECHERAND
En dehors de New York, l'Occident ne compte plus les plus grandes villes à l'horizon 2025. La part de la population urbaine en Asie sera bientôt supérieure à 50 %. 257 villes comportent une population égale ou supérieure à 1 million d'habitants. 66 % des villes qui connaissent la plus grande croissance urbaine dans le monde se situent en Asie.
L'occident est-il fini ? Extrait de Courrier International
Hors-série, Février - Mars - Avril 2011
L'économiste Paul Bairoch, dans son livre De Jéricho à Mexico, Villes et économie dans l'histoire (1985), diagnostiquait déjà des phénomènes qui se sont confirmés par la suite :
- l'urbanisation dans l'industrialisation ;
- l'urbanisation sans développement ;
- l'hyperurbanisation ;
- l'hypertrophie du tertiaire ;
- le foisonnement des activités informelles.
Il croyait à l'existence d'une taille critique des villes, comprise entre 500 000 et 1 million d'habitants, à partir de laquelle les villes arrêteraient de croître du fait des externalités négatives. Cette dernière analyse ne s'est pas vérifiée.
Edward Burtynsky, Courtesy Nicholas Metivier, Toronto & Flowers London
Bien que l'Occident puisse paraître en relatif déclin, nous observons une occidentalisation de la planète. A ce titre, la Chine fait figure de cas d'école. Il ya deux écoles de pensée en ce qui concerne l'incroyable croissance chinoise : l'une est constituée principalement de sociologues qui évoquent une exception chinoise et considèrent que le phénomène chinois ne peut être expliqué que par des facteurs endogènes. Face à ce courant, la deuxième école tente de normaliser le cas chinois et le décrit comme le produit d'une transition urbaine qui répète les modèles de l'Occident et qui est entrée de plain-pied dans la société de consommation.
Amin MOGHADAM
La question de l'influence du modèle occidental sur les villes est un phénomène que nous avons pu observer dans les différents cas d'étude. Ce modèle a ainsi marqué un certain nombre de villes du Proche et du Moyen Orients. Au Proche-Orient, l'empreinte occidentale est visible dans le développement urbain colonial et post-indépendance. Damas, Le Caire, Beyrouth, Amman ont connu trois phases pour se consolider :
- la colonisation ;
- la post-indépendance ; pendant laquelle, la ville devient un projet de société pour des Etats qui se mettaient en place.
- la globalisation (« dubaïsation »).
Ces villes sont aujourd'hui tiraillées entre les héritages du passé et un nouveau modèle, celui des villes du Golfe, que l'on pourrait définir comme « impulsion du modèle du Golfe ».
La Burj Khalifa, plus haut gratte-ciel du monde (828m), inauguré en 2010
Quant aux villes du Golfe, elles ont connu la période de la forte croissance, après la découverte du pétrole. La généralisation de la voiture a influencé la forme urbaine de ces villes qui sont très étalées avec souvent des îlots urbains déconnectés. Le succès de ces villes dans la concentration des services et des capitaux, la circulation des idées et des modèles urbains notamment par le biais du phénomène migratoire mais aussi par la capacité des grands groupes formés dans le Golfe à investir dans d'autres régions du monde, a amené ce modèle dans d'autres villes des Proche et Moyen Orients et même au Maghreb. Ainsi le modèle du Golfe se superpose au modèle ancien de certaines villes.
La ville de Beyrouth que l'on a souvent appelé « Paris du Proche-Orient », a dû choisir son modèle de reconstruction après que son centre-ville a été détruit par des guerres successives. Les conflits dans les années 70 ont détruit environ 10 % de la ville. La ville a organisé un concours pour restructurer le centre ville. Deux visions se sont alors opposées : Paris du Proche-Orient et Hong Kong sur Méditerranée . Ce dernier projet avec des centres d'affaires et les boutiques de luxe l'a emporté bien qu'un effort ait été entrepris pour reconstituer une vision historique.
A Dubaï, la tendance est inversée. La croissance urbaine s'est faite autour de l'usage de l'automobile, avec comme conséquence une forme urbaine étalée et fragmentée. Aujourd'hui, il s'agit de relier les îlots urbains et de mettre en valeur l'identité locale de la ville. Comment les politiques publiques urbaines vont-elles répondre aux demandes de tous les « citadins » ? La diversité culturelle de Dubaï pose les questions de la finalité des projets urbains et de l'appropriation des espaces par des habitants de cultures très variées. La question de l'identité de la ville est essentielle dans le contexte de la globalisation qui génère dans le monde arabe un urbanisme capitalistique. Le marketing urbain a grandement joué dans la médiatisation des villes comme Dubaï et des projets phares, comme la piste de ski dans un centre commercial, tentaient de faire passer le message suivant : « Nous avons amené le monde entier à Dubaï » et vous n'avez plus besoin d'aller ailleurs ! Quelque part, par le biais de ces projets, on a assisté à une sorte de « disparition de lieu », de disparition du caractère local et authentique d'un espace. Mais ces expériences dans les villes du Golfe ne sont pas les premières du genre et l'exemple de Las Vegas montre comment l'histoire urbaine se répète d'un continent à l'autre.
Piste de ski artificielle de Dubaï
Image
publicitaire :
http://www.dubaishoppingfestival.com
Pauline MALET
Dans le contexte de compétition entre villes globales, chacune tente d'affirmer une identité particulière tout en permettant au citoyen du monde de se sentir bien, en terrain connu, sur son territoire. Ainsi, les villes recourent à une certaine forme de théâtralité pour mettre en scène leur activité et se modeler une image : si Paris se muséifie, Las Vegas est perçue comme la capitale du jeu, alors que Dubaï mélange saisons, coutumes et identités pour attirer une population toujours plus diversifiée.
L'architecture de Las Vegas est sur ce point particulièrement édifiante : ville fantasmagorique, elle constitue la fusion entre le rêve, l'imaginaire et le réel. Elle est constituée selon une architecture du regard, une architecture de persuasion où les bâtiments délivrent des messages clairs, puissants, visibles depuis l'automobile qui constitue l'unique moyen de se déplacer dans cette ville étalée. Les villes comme Las Vegas sont construites sur le modèle du parc d'attraction. Développées autour d'un endroit clos, le consommateur devient une chose : il est guidé par les enseignes, même si la ville donne une impression de choix. La signalisation a été conçue pour la voiture et par la voiture.
Ce sont les enseignes qui donnent leur sens aux bâtiments, lesquels se fétichisent. La ville raconte une histoire à ses habitants, à ses touristes.
Ces villes répondent à des échelles différentes. Alors que Las Vegas est la ville de la voiture, construite avec des grandes enseignes et des néons visibles à des kilomètres, Dubaï joue sur l'échelle de l'avion. A des kilomètres au-dessus de la ville, on peut déjà apercevoir le projet pharaonique de Palm Island.
Pierre-Emmanuel BECHERAND
En 2000, le gouvernement chinois avait décidé de créer neuf villes nouvelles dans la périphérie de Shanghai pour polariser l'étalement urbain. Chaque ville devait s'inspirer d'un pays européen, de manière à renouveler avec le passé international de Shanghai et à symboliser l'ouverture vers l'international. Dès lors la ville devient décor, l'image prenant le pas sur la vie urbaine. L'Occident se vend comme un produit.
Horse guard à l'entrée d'un secteur
résidentiel de Thames Town,
(Photographie : PE Becherand)
Pauline MALET
Les villes globales connaissent le même phénomène de métropolisation. Historiquement, la ville européenne s'est construite autour d'un modèle radioconcentrique. Mais sous la pression démographique, et le développement de l'automobile, un certain nombre de villes ont fait « tâche d'huile », et se sont étalées. Si cet étalement urbain est préoccupant au niveau écologique, multipliant le recours à l'automobile, obligeant à prolonger les réseaux, etc., il est aussi la cause de certains produits immobiliers de piètre qualité architecturale, comme l'exprime le cas des lotissements dans la banlieue de Mexico. Autre exemple, à Marne-la-Vallée, on a préféré aplanir les terrains et construire les logements avant de reconstruire les collines.
Enfin, à l'heure où certaines villes abritent plusieurs dizaines de millions d'habitants, l'extension démesurée de ces megapolis peuvent provoquer une fragmentation urbaine ou des stratégies protectrices : les gated communities . Ce type d'habitat reposant sur une volonté d'entre-soi ôte à la ville sa fonction de carrefour, d'agora. C'est une ville qui ne fait plus système. Elle est devenue une mosaïque. Enfin, les quartiers enclos réinterrogent la répartition entre privé et public dans la gestion des espaces urbains.
Sun Belt Sprawl
Extrait du reportage photographique du New York Time, photographe : Christoph Gielen
Pierre-Emmanuel BECHERAND
A l'échelle de l'humanité, l'exemple le plus marquant de croissance urbaine est celui de Shenzhen, qui compte désormais plus de 12 millions d'habitants, contre quelques milliers seulement dans les années 80.
Amin MOGHADAM
Le Caire est connu pour l'hyperdensité de son centre. L'émergence des villes nouvelles et des gated communities a été en grande partie liée aux difficultés de gérer l'hyperdensité du centre. La vieille ville souffre toujours des externalités d'une hyper-densité avec de vastes quartiers de logements de mauvaise qualité construits récemment, l'occupation illégale des toits, l'insuffisance des infrastructures et des services, les problèmes de transport persistants et l'aggravation constante de la pollution. Ces nouvelles formes urbaines protégées sont aussi l'expression du souhait d'une nouvelle bourgeoisie urbaine qui se protège du reste de la ville. Néanmoins les problématiques de développement durable ont incité certaines équipes à réfléchir à la gestion de l'hyperdensité du centre.
Palm Islands,
projet de
création
ex nihilo
de trois archipels artificiels dans le golfe
Persique
sur les côtes de l'émirat de Dubaï (image du
projet 2005)
En ce qui concerne Dubaï, elle s'est dans un premier temps développée autour d'une crique. Suite à la découverte du pétrole et à la généralisation de la voiture, la ville s'est étendue le long d'une autoroute urbaine et dans la direction d'Abu Dhabi. Elle héberge aujourd'hui plus de 80 % d'étrangers. C'est pourquoi la question identitaire s'y pose de manière prégnante. Aujourd'hui l'autoroute urbaine, qui est l'axe principal, permet de traverser les différentes parties de la ville à toute vitesse mais la vitesse n'est pas synonyme d'accessibilité et de qualité de vie pour toutes les classes sociales car en augmentant la vitesse, on ignore l'existence d'autres lieux et on prive certaines classes sociales moins favorisées de l'accès aux aménités urbaines.
Pierre-Emmanuel BECHERAND
La ville est le produit des évolutions techniques. En effet le développement de l'automobile explique pour une large part la configuration des villes à travers le monde.
S'agissant de Dubaï, il convient de s'interroger sur le passage à un quatrième stade (aérien), dans la mesure où cette ville ne semble construite que pour être vue du ciel.
Amin MOGHADAM
Bien que les moyens de transport collectifs et rapides soient indispensables pour les grandes villes, ils permettent aussi aux habitants de sortir plus facilement de la ville, d'aller vivre dans une banlieue proche tout en travaillant dans le centre de la ville. Le métro et les trains de banlieues nous font sortir de la ville et en cela ils contribuent aussi à la croissance et à l'étalement de la ville. Par exemple à Téhéran, le réseau de métro a contribué à l'étalement de la ville vers l'Ouest et à l'émergence de nouvelles banlieues connectées à la capitale.
Pauline MALET
La question des transports doit être reliée à celle des inégalités sociales : la volonté politique jouant un grand rôle dans la desserte des territoires ou au contraire dans leur enclavement. Les infrastructures, si elles créent des liens dans la ville, peuvent aussi être des facteurs de distanciation. Ainsi, les voies automobiles de l'agglomération de Buenos Aires ou de Sao Paulo, comme dans tant d'autres villes, séparent deux mondes très différents.
Enfin, le logement informel se développe dans les franges urbaines des villes, repoussant toujours plus loin les populations les plus défavorisées.
Pierre-Emmanuel BECHERAND
La favela est présentée comme un produit dans la publicité.
Pauline MALET
Nous observons une ville duale qui oppose :
- ville riche et ville pauvre ;
- ville privée / publique ;
- ville ouverte et ville fermée.
Paraisopolis, témoin de la croissance urbaine débridée qu'a connu le Brésil ces dernières décennies. Aujourd'hui 80 % de la population est urbaine, mais 28 % de la population totale du pays vit dans une favela (Photo: Ciudadlab, Universidad Politécnica de Puerto Rico)
Amin MOGHADAM
Ce phénomène de métropolisation à deux vitesses se retrouve aujourd'hui dans beaucoup de grandes villes en développement. D'une part, une concentration de ce que l'on appelle « la classe créative » qui a les moyens d'être très mobile et voyage dans les grandes ville du monde et d'autre part, une métropolisation par le bas, une paupérisation importante et la croissance de la population défavorisée qui néanmoins cherche à se loger (tantôt dans des logements informels tantôt dans des logements de mauvaises conditions), à travailler et qui contribue au développement d'une économie informelle très puissante au sein des grandes villes.
Cette métropolisation par le bas, donne lieu à la construction de logements informels et, par exemple, dans le cas de Damas, elle a donné lieu à la « verticalisation » des habitations. A Damas, plus de 50 % des logements sont informels. Ainsi l'informel apparaît comme une solution politique car les autorités ne veulent pas que ces terrains soient investis par le secteur privé car on sait également que la légalisation de ces terrains fera augmenter leurs prix et les rendra encore moins accessibles pour les populations démunies qui risqueraient d'aller s'installer encore plus loin.
Le développement du logement informel en Syrie est aussi lié à l'arrivée massive des réfugiés. Les migrations internationales notamment celle des Palestiniens entre 1948 et 1967, des Libanais entre 1984 et 2006 et des Irakiens en 1990 et 2008 ont contribué à la croissance de la population en demande de logement. Ainsi, la Syrie a annoncé en 2008 avoir reçu environ 1,5 million de réfugiés Irakiens. Elle est l'un des premiers pays du monde pour la proportion de migrants accueillis. Ce phénomène migratoire explique aussi le déficit important du pays en termes de logement de l'ordre de 687 000 logements.
A Téhéran, l'exode rural et la migration depuis les campagnes vers les villes a donné lieu à l'émergence des bidonvilles dans les années 1970. Ces territoires ont été des lieux de contestation politique et ils ont massivement participé aux événements de la révolution de 1979 qui leur ont permis au lendemain de la révolution de se formaliser progressivement et de se doter d'une identité administrative.
Pauline MALET
Dans les années à venir, la question de la place de la nature en ville se posera de façon plus prégnante. A Helsinki, la nature est en quelque sorte pensée dans la ville et pour la ville, comme le montre le développement d'une architecture organique, pensée autour de la nature et non à son encontre. Le développement de l'éco-quartier Eco-viiki marque également une certaine volonté de composer avec la nature. L'exemple de Rotterdam s'avère également intéressant au regard de l'intégration de la nature dans la ville. Pendant longtemps, la nature et l'eau étaient perçues comme une contrainte et des éléments contre lesquels il fallait lutter. Aujourd'hui, il s'agit à la fois de se protéger de la nature - l'eau recouvrira 65 % du territoire des Pays-Bas en 2100 - et d'en tirer profit. La ville est donc un laboratoire des nouvelles techniques. C'est dans les villes que se développent les nouveaux outils permettant de penser la relation urbain/nature.
Université technologique d'Helsinki, architecture organique d'Eliel et Esa Saarinen Photographie : Pauline Malet
Le dernier sujet que je souhaiterais aborder est celui de la gouvernance des villes et de la place réservée aux citoyens et aux acteurs économiques. Comment construit-on la ville, avec quels acteurs, autour de quels instruments ? Le plan, le projet sont autant de moyens de construire une ville. Peut-on penser la ville seule ou à une échelle plus large ? Est-ce que les acteurs locaux joueront un rôle plus fort ?
Jean-Pierre SUEUR
Pensez-vous que la « mégapolisation » soit inévitable ? Cette évolution est-elle positive ? Ce modèle d'urbanisation croissante est-il préférable à un modèle qui consisterait à développer des réseaux de grandes/moyennes/petites villes ?
Pierre-Emmanuel BECHERAND
L'histoire de l'urbanisation nous montre que les évolutions de l'Occident et du Proche Orient sont semblables. Les étapes urbaines que nous avons connues ont conduit à l'étalement de nos villes. Nous pouvons considérer que le nouveau monde reproduit ce schéma ou qu'il existe une solution plus équilibrée qui n'aboutirait pas à la concentration.
Je pense que la mégapolisation est inéluctable car nous ne sommes pas parvenus à arrêter ce phénomène en Occident.
Pauline MALET
Il me semble important de replacer l'usager au coeur de la construction de la ville. On se sent chez soi dès lors que l'on se trouve dans un endroit que l'on maîtrise. Or nous ne connaissons pas d'exemple d'une grande nappe efficacement gérée.
Amin MOGHADAM
Je pense que le phénomène du réseau se généralise. La métropolisation garantit l'existence de petites et de moyennes villes car la grande métropole a besoin de petites villes qui la nourrissent. Je pense que la culture urbaine sera dominante, notamment par l'intermédiaire d'Internet et de la télévision. Il faut réfléchir au rôle complémentaire joué par la petite ville pour survivre face au processus de métropolisation.
Guillaume POIRET
Les NTIC, initialement conçues comme permettant de travailler n'importe où, ont finalement renforcé les villes car elles requièrent des investissements très coûteux - par exemple la fibre optique - que seules les grandes villes peuvent financer. Comment une grande ville peut-elle faire ville du point de vue de ses habitants ?
Baptiste PRUDHOMME
Je me demande si la mise en place de communautés urbaines ou d'agglomération n'est pas contraire à la constitution d'un réseau de villes, les activités étant réunies au centre de la communauté urbaine.
Pauline MALET
La communauté urbaine permet également aux petites villes de rendre leurs politiques publiques visibles. Elle permet de fournir un espace d'échange et donne la possibilité de s'exprimer.
Pierre-Emmanuel BECHERAND
Les villes sont tiraillées entre des problématiques locales et des problématiques métropolitaines. Par exemple, faut-il construire une station de métro tous les 500 mètres ?
Pauline MALET
Certains sujets ne peuvent plus être gérés seulement au niveau local. L'élaboration de systèmes de péréquation financière horizontale nécessite une véritable gouvernance métropolitaine. De même, la territorialisation de l'offre de logements requiert un bilan à l'échelle de la métropole.
Jean-Pierre SUEUR
En tant que citoyen du monde, je suis frappé par la dualité des villes que vous avez décrites, marquées par des inégalités intolérables. Comment réduire la fracture urbaine dans ces nappes ?
Pauline MALET
Les autorités publiques ne parviennent pas à maîtriser seules ce phénomène. Le secteur privé a la main sur les gated communities et sans une appréhension conjointe d'un certain nombre d'enjeux, le problème de la fragmentation des villes ne pourra être réglé.
Jean-Pierre SUEUR
Je n'accepte pas cette démission du politique. Dans un certain nombre de villes, on a peu à peu remplacé les bidonvilles par des logements sociaux.
Pierre-Emmanuel BECHERAND
En Chine, les logements informels sont peu nombreux grâce à l'intervention de la puissance publique. Cependant ces villes sont peu écologiques.
Jean-Pierre SUEUR
N'oublions pas le problème social.
Pierre-Emmanuel BECHERAND
Des modes de régulation se mettent en place à l'intérieur des zones informelles.
Jean-Pierre SUEUR
Dans la ville la plus pauvre du monde, il existe une organisation sociale. La puissance publique peut et doit investir dans tous les quartiers, à commencer par les plus dégradés et ceux où les conditions de vie sont les plus difficiles.
Ne peut-on pas adopter une logique optimiste et volontariste ?
Guillaume POIRET
Je ne partage pas vos explications sur les bidonvilles. Les riches et les pauvres ne s'ignorent pas, dans la mesure où les populations des bidonvilles travaillent dans les quartiers riches voisins. Sao Paulo comporte moins de bidonvilles que Rio car les pauvres de Sao Paulo vivent dans des chambres de bonnes. En Inde, de nombreuses classes moyennes vivent dans les bidonvilles car l'offre de logements n'est pas suffisamment accessible en dehors. Les bidonvilles ne recouvrent donc pas toujours des réalités similaires.
En Europe, le maintien d'une forte classe moyenne limite en partie la fragmentation des villes. L'action publique est possible partout. La solution consiste à mener une véritable politique de réduction des inégalités.
Populations riches et populations pauvres sont voisines car les unes entretiennent les autres.
Amin MOGHADAM
L'éducation constitue un enjeu considérable. Nous ne pouvons pas laisser les classes démunies à l'abandon dans les bidonvilles. Du fait de la croissance de la qualification, les politiques publiques devront répondre au désir de ces nouveaux citoyens.
Guillaume POIRET
Nous observons une vraie démission des pouvoirs publics. Or cette situation les arrange. L'existence de bidonvilles constitue une vraie structure.
Amin MOGHADAM
Les bidonvilles sont souvent présents dans les sociétés dictatoriales. Or lorsque ces populations sont envisagées comme un danger politique, les autorités interviennent.
Jean-Pierre SUEUR
La question des inégalités induit celle de la gouvernance. Il me paraît très difficile de se passer de l'action de l'Etat et des autorités publiques locales. La gestion de l'urbain aggloméré doit pouvoir être confiée à une instance démocratique unique s'articulant, bien sûr, avec les instances démocratiques existant au niveau des communes, des quartiers, des diverses sous-parties de l'entité urbaine agglomérée. Il faut mettre la ville en réseau avec d'autres villes. La ville s'inscrit dans un bassin de vie et de travail qui comportent des villes et unités humaines qui vivent ensemble. Les habitants votent dans la ville où ils habitent, mais sont les usagers d'autres villes.
Pauline MALET
Je suis parfaitement d'accord. A mon sens, l'enjeu démocratique passe également par le réseau associatif. Nous devons mener un effort de sensibilisation aux enjeux urbains car il n'existe pas forcément de sentiment d'appartenance.
Nous pouvons imaginer une gestion démocratique d'une grande zone ou une gestion par zones de projets fondée sur des acteurs identifiés.
Pierre-Emmanuel BECHERAND
Les élus locaux répondent à leurs électeurs. Il faut éviter la superposition. Nous devons dépasser les limites administratives pour concevoir des zones qui s'inscrivent dans le cadre de projets. Ainsi nombreux sont ceux qui estiment que l'Etat n'est pas légitime pour gérer la région Ile-de-France.
Amin MOGHADAM
Il faut encourager l'engagement des citoyens, qui connaissent les territoires et disposent de réseaux informels. L'institutionnalisation aboutit parfois à un désengagement des habitants.
Pauline MALET
Le contexte des finances publiques explique la volonté de rationaliser la gestion urbaine.
Jean-Pierre SUEUR
En France, je pense que l'aménagement du territoire ne peut pas être la somme des décisions particulières de chaque collectivité mais doit s'inscrire dans un cadre global. Cela vaut d'ailleurs partout. L'aménagement cohérent d'un territoire ne peut se réduire à l'addition et à la juxtaposition des décisions singulières des décideurs locaux.
Baptiste PRUDHOMME
L'Etat doit garantir une certaine égalité sur le territoire.
Guillaume POIRET
L'Etat doit effectuer une double péréquation : d'une part, entre les villes de l'agglomération et d'autre part, entre l'agglomération et le reste du pays. Il doit garantir l'intérêt général. Lorsque l'Etat ne remplit pas son rôle, la divergence des intérêts locaux empêche l'émergence d'une entité métropolitaine.
Jean-Pierre SUEUR
De nombreux espaces se caractérisent par des spécialités fonctionnelles. Est-ce un défaut majeur des villes ? L' urbanité ne se caractérise-t-elle pas par la coexistence d'une pluralité de fonctions sur un même site ? Cette logique vaut-elle de la même manière pour tous les continents ?
Amin MOGHADAM
Le modèle des zones fonctionnelles a été poussé à l'extrême dans les villes du Golfe. Il s'agit d'un facteur désocialisant.
Pierre-Emmanuel BECHERAND
Je suis plutôt optimiste à ce sujet. La ville sectorisée est le produit de l'énergie à très bas coût et de la recherche d'économies d'échelle. Or le coût de l'énergie augmente et nous entrons dans l'économie de la connaissance. Selon le journaliste américain David H. Freedman et le très sérieux Eric Abrahamson, professeur de management à la Business School de l'université Columbia de New York, auteurs d' Un peu de désordre égale beaucoup de profit(s) , le désordre est vertueux et rentable pour les entreprises. « Les salariés qui ont un bureau ordonné passent plus de temps (36 % en moyenne) à chercher quelque chose sur leur lieu de travail que ceux qui ont un bureau désordonné », constatent-ils. Mieux, le « bazar », pour ne pas dire b..., serait source de créativité : « C'est en cherchant un papier en désordre sur un bureau qu'on peut en trouver un autre qui donnera une idée inattendue. » Après tout, Alexander Fleming n'a-t-il pas découvert la pénicilline grâce au fouillis qui régnait dans son laboratoire ? Je pense que les choses se réguleront d'elles-mêmes et que la mixité fonctionnelle est une sorte de beau désordre à retrouver, qui peut produire de la connaissance.
Pauline MALET
Le système du cluster favorise l'innovation. Il existe deux modèles de cluster : le rapprochement qui permet l'échange de connaissances et celui qui engendre un isolement des fonctions. Je me montrerai moins optimiste que Pierre-Emmanuel Bécherand à ce sujet. En effet nous ne réfléchissons pas encore aux liens à tisser sur un territoire.
Guillaume POIRET
La spécification par quartiers est dommageable.
Jean-Pierre SUEUR
Est-il possible de gérer les grands ensembles urbains de manière écologique ?
Pierre-Emmanuel BECHERAND
Nous ne reviendrons pas en arrière. Par conséquent il faut restructurer les villes pour inventer une sorte de local métropolitain, source d'échanges plus vertueux en matière de transport, d'énergie et d'espace.
Amin MOGHADAM
Je pense que la solution écologique durable dépend du contexte local.
Jean-Pierre SUEUR
Réfléchir à l'écologie, c'est aussi réfléchir à la solidarité par rapport aux générations futures.
Guillaume POIRET
Recycler la ville dépend d'une volonté publique forte tant de la part des élus locaux que de l'Etat.
Jean-Pierre SUEUR
La ville est le centre de l'activité économique. Les villes se sont toujours développées autour d'un marché ou d'une industrie. Il existe ainsi un rapport entre la ville, le travail, l'activité commerciale, économique et industrielle. Aujourd'hui l'activité tertiaire a également un effet considérable sur la réalité des villes.
Quel vous paraît être l'avenir du rapport entre les aires urbaines et ces différentes activités ? Peut-on rapprocher le lieu de résidence du lieu de travail ?
L'économie numérique peut-elle mettre en cause la ville en tant que lieu du commerce, également envisagé sous l'angle des relations humaines ?
Amin MOGHADAM
La montée du secteur tertiaire et de l'économie numérique nécessiteront une réorganisation du travail.
Le commerce contribue à l'intensité urbaine. Nous devons effectuer un compromis individuel de manière à répartir nos achats entre lieux physiques et virtuels.
Jean-Pierre SUEUR
La révolution numérique ne risque-t-elle pas de retirer - en partie - à la ville certains des facteurs qui constituent l' urbanité ?
Pierre-Emmanuel BECHERAND
Les études sur Facebook ont au contraire montré que les réseaux sociaux virtuels recréaient du lien. En revanche je pense que l'économie numérique permet de choisir ses relations sociales, ce qui a des aspects très positifs d'un point de vue individuel mais comporte ses limites à l'échelle de la société.
Pauline MALET
A mon sens la ville numérique n'est pas une ville dématérialisée car le commerce sur Internet porte sur des produits physiques qui impliquent de réels impacts sur la gestion de la ville, notamment en termes de logistique et d'acheminement des marchandises.
Baptiste PRUDHOMME
Facebook a permis de nombreux rassemblements réels. En dépit du développement du commerce sur Internet, les projets commerciaux dans les centres villes n'ont jamais été aussi nombreux à se développer. Commerce traditionnel et commerce sur Internet sont donc complémentaires.
Guillaume POIRET
Le virtuel se traduit par le matériel. C'est pourquoi la logistique en ville revêt une grande importance. Le commerce n'est possible que si les produits peuvent être acheminés.