5. Audition de DAVID MANGIN, Professeur à l'École nationale des ponts et chaussées et à l'École d'architecture de la ville et des territoires de Marne-la-vallée
Densifier la ville sur la ville
Il faut se méfier du classement des villes en fonction de la taille de leur population ; une métropole comprend entre 500.000 et un million d'habitants ; Paris, Londres ou Moscou, avec plus de 10 millions d'habitants sont des mégapoles ; au-delà de 15 millions d'habitants apparaissent les mégalopoles. Chacun de ces types de ville fonctionne avec des systèmes différents.
Pour répondre aux défis futurs des villes, la seule réponse est clairement la densification de la ville sur la ville . Le moyen d'y parvenir passe par la maîtrise du foncier. Quant aux difficultés à introduire de la mixité fonctionnelle dans les espaces urbains, elles tiennent pour une large part aux contradictions dans l'usage des espaces publics, les flux routiers par exemple faisant pression sur cet espace. Mais la mixité fonctionnelle reste le bon mode d'attaque des problèmes posés par l'absence de mixité sociale.
Si l'urbanisme de la ville durable est souvent un fantasme, l'urbanisme du possible consiste d'abord à redonner la priorité au transport collectif en limite des villes, là où le phénomène de l'étalement urbain est le plus sensible , car c'est dans cet espace qu'il est possible d'échapper aux règles contraignantes des plans d'urbanisme. S'il est plus facile pour les autorités municipales de se prononcer dans le cadre d'un urbanisme de produits, il n'en reste pas moins que la qualité urbaine passe par un urbanisme de projets.
Pour résister à la pression concernant la construction de résidences fermées et pour faire accepter les projets d'urbanisme, il faut trouver les bons arguments . S'agissant des formes urbaines, on reste toujours dans des schémas classiques marqués par Haussman ou Le Corbusier. Christian de Portzamparc a cependant innové avec les îlots de l'espace Massena, qui cassent la structuration imposée par les réglementations d'urbanisme dans le cadre d'un urbanisme négocié.
La révolution numérique ne fera pas disparaître les valeurs urbaines, car les gens veulent continuer à se voir . L'urbain a toujours été valorisé par le travail. Mais dans une société plus individualiste, le travail lui-même est plus individualisé et l'urbain devient moins valorisant.
6. Audition de JOCELYNE DUBOIS-MAURY, Directrice de l'Institut d'Urbanisme de Paris et de PIERRE CONROUX, Président du conseil de gestion de l'Institut d'Urbanisme de Paris, Directeur Général Adjoint de l'Urbanisme et du Développement de la Ville de Créteil
Le phénomène des aires métropolitaines : la fin de la ville ?
Mme Jocelyne Dubois-Maury, directrice de l'institut d'urbanisme de Paris (Université Paris-Est Créteil), procède tout d'abord à un cadrage théorique et méthodologique du sujet des villes du futur.
1. Observations préalables :
A l'horizon 2050 la grande majorité des populations sur tous les continents sera urbaine, mais il est clair que de fortes distinctions existent et perdureront entre les pays les plus développés, les pays émergents et les pays en retard socio économique , notamment en Afrique sub-saharienne où jusqu'à 80% des urbains vivent dans les conditions précaires d'habitats plus ou moins spontanés.
Il semble donc difficile de dégager des approches communes , mais tout aussi imprudent de vouloir transférer des méthodes d'aménagement et de gouvernance d'un de ces types vers les autres. Il semble aussi nécessaire de différencier les approches entre ville petite, ville moyenne et métropole à prétention mondiale (« les villes-monde »).
Autre interrogation préalable, le terme Ville est il encore pertinent alors que l'on s'achemine vers la formation d'aires métropolitaines, de régions urbaines qui peuvent englober plusieurs villes ? Le terme de ville ne renvoie-t-il pas à des temps où la ville avait des limites clairement perçues et vécues, notamment au regard des espaces ruraux et naturels ?
Chacun sait, aujourd'hui, que les modes de vie urbains, que les impacts de la ville se diffusent sur des territoires de plus en plus vastes, aux limites incertaines, compte tenu de l'hyper mobilité des populations contemporaines . Cette observation se complique avec le passage progressif à de nouvelles formes de gouvernance et la généralisation en France par exemple de l'intercommunalité qui tend, peut être, à immerger la ville dans un espace urbanisé d'une plus grande dimension et signification. Cela renvoie à la pratique quotidienne, au vécu des différents segments de populations urbanisées.
2. Classiquement, avec le fonctionnalisme de Le Corbusier, la ville avait trois significations : habiter, travailler, se récréer . Mais désormais ces fonctions urbaines, toujours nécessaires, qui sont le propre de la ville, sont soumises aujourd'hui à de nouveaux déterminants comme :
- la distinction entre citadins permanents et usagers temporaires , tels les effectifs étudiants qui peuvent dépasser le tiers des résidents, mais aussi les flux des diverses catégories du tourisme urbain qui tend à devenir l'un des piliers des économies urbaines. Il est évident que les demandes et les besoins qui s'ensuivent peuvent entrer en contradiction ;
- les obligations issues des textes récents concernant l'égalité des chances, obligations qui se déclinent en urbanisme par un égal accès à la ville. L'accessibilité urbaine pour une partie notable de la population vieillissante ou souffrant de différents handicaps est une donnée incontournable ;
- les textes juridiques résultant du Grenelle de l'environnement. A cet égard, dans le cadre de l'intégration de la nature dans la ville incluant les diverses formules d'agriculture sub et péri urbaine, il pourrait être intéressant de relancer la pratique des jardins familiaux en milieu urbain et surtout péri urbain, en relation notamment avec les préoccupations d'alimentation bio. L'objectif est de mieux sensibiliser et donner le goût aux jeunes et aux futures générations urbaines de renouer les liens avec la terre.
3. Les contraintes pesant sur la ville du futur :
La ville du futur c'est d'abord prendre en compte la ville d'aujourd'hui . Il y a le temps long du bâti, dont le renouvellement annuel, ne dépasse guère, en année moyenne plus de 3 pour cent du bâti actuel, et les opportunités récentes créées par la réaffectation des diverses friches urbaines se réduiront à terme, et ne pourront efficacement freiner l'étalement urbain
Traiter l'existant sera donc une constante nécessité et aujourd'hui avec la montée des contraintes relatives aux performances énergétiques, les réponses apportées resteront tributaires de la capacité financière des propriétaires privés (environ 58% en France détenteurs de leur logement) propriétaires publics et des locataires.
Les urbanisations nouvelles vont se poursuivre mais à un moindre degré que dans les années 1950-70 avec les villes nouvelles, en Europe du moins. On s'oriente désormais vers des réalisations expérimentales comme les éco quartiers, les éco cités qui sont des vitrines technologiques, très connotées socialement, où l'on intervient sur le bâti, ses performances énergétiques, sans réduire, semble-t-il, les mobilités individuelles. Connaîtront-elles le sort des quelques cités jardins des années l920-30, dont les populations initiales se sont considérablement modifiées, selon les pays (au Royaume Uni, petites classes moyennes devenus îlots huppés).
C'est aussi prendre la mesure de la dissociation croissante entre lieu de domicile et lieu de travail ou de service . Peut-elle être corrigée par les nouvelles technologies de la communication ? C'est aussi revisiter la question foncière, sa maîtrise par les collectivités publiques qui nécessite d'évaluer les moyens traditionnels mais aussi tous les mécanismes liés à la dissociation du sol et des constructions tels baux à construction, baux emphytéotiques.
4. C'est encore et toujours tenir compte des aléas naturels pour l'ensemble des risques naturels mais aussi les risques technologiques et de leur incertitude pesant sur les espaces urbanisés.
Mme Jocelyne Dubois-Maury évoque ensuite la diversité des méthodes d'approches et plus précisément celle du droit face à l'urbain. Les méthodes d'approches vont de celles des géographes, architectes, économistes, sociologues, ingénieurs etc., mais aussi, elles passent par le droit. Pour la ville du futur il conviendra de concilier les divers objectifs de durabilité et des règles juridiques concernant l'urbain mieux intégrées . Il conviendra aussi de rechercher des réponses au principe basique de l'indépendance des législations, d'où une réflexion sur l'existence de nombreuses codifications gouvernant le devenir des villes (codes de l'urbanisme, de l'environnement, de la construction et de l'habitation, des collectivités territoriales, du patrimoine, de la santé publique etc..).
Par ailleurs, on est confronté aussi à la difficulté du droit concernant l'aménagement et l'urbain à mettre en oeuvre des politiques dans le contexte d'une gouvernance à multiples niveaux . Actuellement il existe un foisonnement de règles peu comprises du public et difficiles à appliquer par les responsables. Le droit applicable à l'urbain, en fonction des priorités politiques va du social à l'environnement, au culturel et aussi à l'économique.
La somme des textes existant et annoncé par les Grenelles va accentuer encore la complexité de la mise en oeuvre, avec le risque permanent de règles contradictoires. Faut il alors faire émerger un droit spécifique et synthétique de l'urbain, gage de la mise en oeuvre d'outils favorables à des approches intégrées ? Pour organiser la démarche en amont, une réflexion sur le droit applicable à l'urbain semble incontournable. Il conviendrait d'identifier toutes les voies ouvertes, par un droit plus flexible intégrant toutes les complexités des composantes de l'urbain et leurs temporalités différentielles.
M. Pierre Conroux, président du conseil de gestion de l'institut d'urbanisme de paris, directeur général adjoint de l'urbanisme et du développement de la ville de Créteil , souhaite exprimer quelques réflexions prospectives plus philosophiques que scientifiques, sur la question de la ville du futur sachant que sur ce vaste sujet elles seront partielles et incomplètes.
Il est clair aujourd'hui que la grande majorité des chercheurs et des experts des questions urbaines considèrent qu'il ne peut être modélisée une ville de référence mondiale parce que le monde urbain est un monde de différences culturelles, économiques et sociales, que ces différences évoluent de façon inégale dans ces trois domaines et à partir de configurations spatiales et de gouvernances elles même différentes.
Ainsi la question de la ville n'ouvre pas sur les mêmes problématiques selon les continents, entre l'hémisphère Nord et l'hémisphère Sud, entre les villes émergentes et celles de l'Amérique du Nord ou du vieux continent.
L'échelle n'est pas la même non plus, entre les méga cités dépassant les 10 à 15 millions d'habitants et les villes européennes moyennes par exemple, ni les niveaux de richesse, entre la Chine et tout le continent Africain par exemple, ni la démographie, probablement destinée à progresser fortement en Afrique et à régresser dans d'autres pays émergents, comme la Chine sans doute, qui par sa politique de contrôles des naissances va vers un vieillissement accéléré et un ralentissement de la croissance de sa population.
Il ne peut par ailleurs être décidé de ce que sera exactement demain les processus qui finaliseront le développement urbain. Est ce que le développement des moyens technologiques de communication et de déplacement actuels vont profondément changer l'organisation urbaine et ses concepts, comme l'a fait la révolution industrielle? Rien n'est sûr en ce domaine rapidement évolutif, bien qu'il s'appuie sur des tendances longues. Si l'on regarde déjà la situation en France, les nouvelles technologies n'empêchent pas, bien au contraire, un retour dans les provinces, à la campagne, parce que "l'air y est plus pur" et la qualité de vie meilleure. Est ce là un paradoxe français ou plutôt l'expression d'un principe général qu'il faudrait appliquer à la ville du futur : la qualité de vie comme axiome commun .
L'espace ville et l'espace temps
Ce qui précède, et particulièrement cette dernière considération, conduisent à souligner également que la question de la ville du futur ne peut se résoudre à la seule problématique de l'agglomération urbaine, quelle que soit sa taille, mais doit intégrer la notion d'aires urbaines et plus globalement celle des territoires et de leurs rapports. Ainsi est interrogé de nouveau le rapport entre la ville et la campagne, pas uniquement au regard du seul critère de la qualité de vie mais aussi en fonction de considérations économiques et écologiques. Economiques et écologiques, d'une part parce que la mobilité entre les territoires sera de plus en plus impactée par l'augmentation des coûts des énergies et d'autre part pour des raisons de plan carbone, de pollution et enfin de sécurité alimentaire.
L'espace temps se croise aussi avec l'espace ville en apportant une complexité supplémentaire. Comment en effet travailler sur de grands territoires, ce qui demande des visions à long et très long terme qui ne correspondent pas au temps des mandats électoraux et aux besoins plus actuels des populations. A quoi bon partir sur de grandes options urbaines et d'aménagement des territoires qui vont demander trente à cinquante ans d'efforts et des dépenses colossales si c'est pour aboutir finalement à des méga cités qui se videront sous la double conjugaison d'une baisse démographique ou d'une nouvelle évolution de modes d'habiter, ou encore sous la pression de nouvelles nécessités économiques et environnementales?
Il y a lieu sans doute d'éviter d'être défaitiste et de croire encore à la vertu du progrès mais il y a certainement plus d'intérêt à être prudent dans ses croyances en la ville. La ville comme solution, non, la ville comme un des moyens de favoriser le vivre ensemble, oui .
La cible
Vivre ensemble, communiquer, se croiser, s'enrichir mutuellement socialement et culturellement, voila les vrais défis. La ville du futur est une question qui devrait être Kantienne: l'homme doit être au centre, afin d'éviter que ne prospèrent l'exclusion et le mal vivre, la pauvreté et la misère, les vrais fléaux de l'humanité, afin d'éviter que la ville devienne elle aussi un produit marchand, accessible aux uns, interdite aux autres, comme ces "gâtes communautés" américaines ou brésiliennes et même déjà européennes, pour tendre vers d'autres schémas que" La ville, la ville bidon et le bidonville". Nous pourrions très bien, à défaut, voir manufacturer la ville, voir émerger des méga cités de l'entre soi privées, devenir des clients des villes.
C'est le fameux "droit de cité" qu'il faut revendiquer;
La ville, le développement urbain, l'aménagement des territoires, c'est aussi la question des ressources à partager, au risque sinon de devoir un jour s'entretuer pour les posséder. L'histoire est riche de ces combats ancestraux pour posséder les terres d'autrui, les riches cités, l'eau, les lieux saints, le pétrole, etc. Ce qui est toujours d'actualité. La cible n'est donc pas par exemple la question de la forme urbaine, ni de la densité des villes, ni la question de l'étalement urbain qui est plus un problème social qu'écologique , mais toutes ces questions ensembles au regard premier des nécessités de déplacement des populations quelles qu'elles soient, de leurs besoins de qualité de vie, dans les diversités qu'elles impliquent culturellement.
Il est ainsi illusoire de croire qu'il est possible de bloquer le phénomène de l'étalement urbain compte tenu de la dynamique urbaine. Pour orienter le phénomène il faut des contrats de développement urbain sur de très longues durées qui impliquent la participation commune d'urbanistes, d'architectes, de paysagistes et de juristes.
Il y a lieu de souligner également l'inefficacité de la réglementation pour imposer la reconstruction des centres villes.
Le principe général à retenir serait de croire à la dimension culturelle et sociale de la ville comme paramètre majeur de conception de la ville et de protection de ses citoyens . Dans ces considérations, la ville est souple, multiforme, évolutive, partagée. Elle n'est donc pas démontrable, réductible à des modèles, déterminée et finie. Elle fonctionne cependant sur des constantes générales telles que : les voies de communication, l'assainissement, la distribution de l'eau, la collecte et l'élimination des déchets, le droit à un logement décent, l'accès aux services (ce qui suppose un service public minimum), l'existence d'un espace partageable par tous à tout moment, donc public.
La cohérence urbanistique des villes à mettre en réseau serait trouvée dans une approche globale qui intègre la mixité sociale . La question est posée de savoir quels seront les efforts de solidarité nécessaires dans le cadre des futures mégalopoles.
L'utopie comme système
Il est pourtant indispensable de faire face aux besoins de développement et essayer de répondre aux questions : que faut-il faire, comment faire? Ce que en l'occurrence on ne peut certainement faire que dans un processus constant d'échanges, de croisements des savoirs, d'apprentissages, d'expérimentations, d'innovations, de réparations, d'hésitations et finalement de décisions, de convictions et d'éternels recommencements.
Pour aider au diagnostic - et non pas à la prise de décision finale -, la consultation des habitants est nécessaire dans le cadre d'ateliers réunissant les élus, des chercheurs, le monde de l'entreprise etc.... comme cela a été réalisé par exemple dans le Val de Marne. Comme le souligne M. Jean-Pierre Sueur, l'art ne relève pas d'un processus démocratique, mais la place de l'art dans la ville relève en revanche de la démocratie.
Ainsi, ne faut-il pas tendre vers la ville idéale comme on doit tendre vers le bonheur, pour le vivre sans jamais le maîtriser?