AVANT-PROPOS
Mesdames, Messieurs,
L'outre-mer fait partie du champ traditionnel d'investigation de la commission des affaires sociales, qui y a consacré plusieurs rapports au cours des dernières années. Elle adopte en particulier, chaque année, un avis budgétaire à l'occasion de l'examen des projets de loi de finances initiale. Dans la continuité de ses travaux, elle a réalisé une mission d'études dans deux départements d'outre-mer : une délégation, conduite par Muguette Dini, présidente, et dont Brigitte Bout, Annie David, André Lardeux, Jacky Le Menn, Raymonde Le Texier et Alain Vasselle, rapporteur général, étaient membres, s'est ainsi rendue en Martinique et en Guyane, du 17 au 23 avril 2011, pour y aborder plus précisément les questions de santé et de logement.
Le présent rapport présente les principales observations et conclusions de ce déplacement. Il n'a pas pour ambition d'être exhaustif sur ces deux thèmes, et encore moins sur l'outre-mer : presque au contraire, il a semblé plus pertinent de rendre compte des choses vues et entendues, au risque d'oublier certains éléments d'ensemble.
Il n'aurait pu être établi sans le concours de tous ceux qui ont fourni à la délégation des informations utiles et judicieuses ou l'ont chaleureusement reçue sur place. Qu'ils trouvent ici l'expression de ses très sincères remerciements pour la qualité de leur accueil, qu'ils soient élus ou membres des services de l'Etat, des agences régionales de santé, des centres hospitaliers, des établissements publics ou opérateurs d'aménagement et des collectivités territoriales.
Bien que toutes deux départements français depuis 1946, la Martinique et la Guyane relèvent clairement de réalités profondément distinctes.
La Martinique est une île relativement isolée dont la population, à l'instar de celle de l'hexagone, est plutôt vieillissante. Elle peut s'appuyer sur ses atouts naturels et touristiques mais souffre de handicaps indéniables. Le poids de l'histoire, celle du colonialisme et de l'esclavage bien sûr, se ressent au quotidien.
La Guyane présente un caractère singulier parmi les départements français : un territoire immense et hors normes, une population jeune et en forte croissance, une pression migratoire spectaculaire et un retard de développement manifeste. Entrée dans l'imaginaire collectif par des manifestations extrêmes - un bagne, un centre spatial et une ruée vers l'or des temps modernes -, elle mérite un traitement exceptionnel qui suppose des politiques créatives et des procédures à conduire hors des sentiers battus.
A l'heure où la Martinique et la Guyane ont choisi une évolution institutionnelle novatrice, on ne peut que regarder avec une certaine incrédulité l'immobilisme qui les a longtemps frappées en termes de politiques publiques : si la départementalisation a permis in fine le déploiement des standards sociaux de l'hexagone, n'a-t-elle pas dans le même temps figé la situation de ces territoires ?
Sans oublier le passé, il faut aujourd'hui se tourner vers l'avenir et espérer, avec la maire de Cayenne, que cette mission permettra de faire avancer certains dossiers importants pour les Martiniquais et les Guyanais et ne constituera pas un nouveau coup d'épée dans l'eau.
I. UNE ABSURDITÉ : L'APPLICATION OUTRE-MER DE NORMES PRÉVUES POUR LA MÉTROPOLE
A. LA NORME : UNE « MALADIE » FRANÇAISE...
L'inflation normative est dorénavant un constat partagé dont il est très difficile d'inverser la tendance. Dans son rapport intitulé « la maladie de la norme », la délégation du Sénat aux collectivités territoriales 1 ( * ) , a dressé un état des lieux sans concession et a proposé diverses pistes d'amélioration.
De la gestion de l'eau à la sécurité des bâtiments, des transports aux équipements sportifs, de la voirie à la restauration scolaire, la quasi-totalité des domaines d'intervention des collectivités territoriales sont aujourd'hui impactés par l'inflation normative. Évalué à 400 000 par l'Association des maires de France, le nombre de normes techniques que les élus locaux sont censés faire appliquer (et donc connaître) a largement franchi le seuil de l'overdose : les prescripteurs ont dépassé la dose prescrite. Le diagnostic, hélas, n'est pas nouveau. Dans son rapport public de 1991, le Conseil d'État dénonçait déjà la « surproduction normative » et ses conséquences en termes de sécurité juridique et de crédibilité du droit. Sa conclusion, « quand le droit bavarde, le citoyen ne lui prête plus qu'une oreille distraite », résonnait comme un écho, deux siècles et demi après, à l'intemporelle formule de Montesquieu : « les lois inutiles affaiblissent les lois nécessaires ». [...] Et pourtant, le pli - bien malheureux - a été pris. Pour chaque question, pour chaque risque, pour chaque doute, la réponse est la même : légiférer ou réglementer. L'obligation ou l'interdiction, selon les cas, surgit, tel un réflexe conditionné ; elle s'impose dans son uniformité, sa rigidité, ses coûts (et parfois son absurdité) au responsable local, où qu'il soit et quelles que soient les circonstances locales. Elle s'impose... et se propage. Dans une société inquiète, voire angoissée, à la recherche du « zéro risque absolu », la norme a vite colonisé tous les secteurs de la sphère publique (et même, de plus en plus, de la sphère privée). Enfant chérie d'un principe de précaution entendu au sens le plus large, pour ne point dire aberrant, elle est énoncée « au cas où » : une commune veut-elle faire nettoyer un tag sur le quai d'une gare désaffectée, elle doit faire venir un agent de la SNCF au cas (par hypothèse impossible, mais sait-on jamais...) où passerait un train ; entreprend-elle la réparation d'un pont sur une rivière à sec, elle doit y installer une barque au cas (par hypothèse impossible...) où un employé tomberait à l'eau ; décide-t-elle d'aménager l'un de ses bâtiments en salle de cinéma, elle doit construire un ascenseur pour accéder à la salle de projection, au cas où, un jour, le projectionniste serait dans l'incapacité de prendre l'escalier... Ces exemples, parmi tant d'autres, prêteraient sans doute à sourire si l'empilement normatif n'avait pas de conséquences plus lourdes que le ridicule de ses auteurs. Parmi celles-ci figurent évidemment les coûts exorbitants qui en résultent pour les budgets locaux : à eux seuls, les 163 projets de normes de l'État qui ont donné lieu à une évaluation en 2009 représentaient plus de 580 millions d'euros (soit quasiment l'équivalent de ce qui correspond aujourd'hui à la dotation d'équipement des territoires ruraux) ; pour 2010, le coût des 176 projets évalués représentait 577 millions. En deux ans, le cap du milliard est donc largement dépassé, et ce pour une partie des normes de l'État qui est pourtant loin d'être le seul prescripteur. Ainsi, année après année, le coût de l'accumulation des normes atteint inévitablement, pour de plus en plus de collectivités, des montants astronomiques au regard de leur capacité financière. Le prescripteur lui-même finit d'ailleurs parfois par devoir mettre la main à la poche lorsque sa logorrhée scripturale le place dans la situation ubuesque de devoir lancer un appel d'offres auprès des cabinets d'avocats pour l'aider à simplifier des règles qu'il a lui-même élaborées ! Mais les normes n'atteignent pas que le portefeuille du contribuable. Elles frappent aussi les organes vitaux de la démocratie : le droit, ravagé dans sa crédibilité et son autorité ; la sécurité juridique, victime directe d'une frénésie textuelle devenue chronique ; et, surtout, l'élu local, au pire infantilisé, au mieux fonctionnarisé : la norme décide pour lui ; il n'a plus qu'à faire ou à ne pas faire, selon ce qu'aura prescrit une autorité souvent éloignée des réalités du terrain. Engagé dans la vie publique pour servir ses concitoyens et l'intérêt général, il devient l'otage - d'aucuns diront l'esclave - d'une nouvelle forme de jacobinisme : le centralisme normatif, qui transforme l'élu en administrateur, substitue l'expertise technique à la légitimité des urnes et change la gestion par l'action en gestion par l'intendance.
Censée protéger le citoyen, répondre
à une demande sociale, servir un intérêt public, autrement
dit accompagner l'action de l'élu, la norme est peu à peu
passée du statut d'instrument à celui d'entrave : elle
n'aide plus le décideur, elle le bride ; elle n'accompagne plus
l'action, elle la paralyse ; au final, elle ne sert plus la
société, elle l'inhibe.
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Parallèlement, le Président de la République a confié au sénateur Eric Doligé la mission 2 ( * ) de « proposer des mesures de simplification, ambitieuses et concrètes, pour desserrer les contraintes et alléger les coûts excessifs qui pèsent parfois sur les collectivités territoriales ». Son rapport va dans le même sens que celui de la délégation aux collectivités territoriales du Sénat.
* 1 Rapport d'information Sénat n° 317 (2010-2011) de Claude Belot, fait au nom de la délégation aux collectivités territoriales, 16 février 2011.
* 2 « La simplification des normes applicables aux collectivités locales », rapport d'Eric Doligé, parlementaire en mission, juin 2011.