B. ... QUI PREND DES FORMES ABERRANTES OUTRE-MER

1. Un constat partagé, alimenté d'exemples ubuesques

Dans la partie de son rapport consacrée à l'outre-mer, Eric Doligé indique que « le sujet mériterait une mission spécifique tant l'absurdité de certaines normes européennes ou nationales est parfois flagrante ».

La réglementation impose par exemple certaines normes pour les matériaux de construction, qui empêchent d'utiliser les ressources locales, notamment le bois en Guyane, pourtant très abondant. De nombreux interlocuteurs de la délégation ont mis en avant des exemples concrets particulièrement étonnants : il en est ainsi des poteaux électriques pour lesquels il ne semble pas possible d'utiliser le bois guyanais, ce qui nécessite d'importer des produits ou matériaux, renchérit les coûts et empêche de recourir aux productions naturelles disponibles sur place.

Dans le même ordre d'idées, le rapport propose de déroger, de manière encadrée et exceptionnelle, aux règles d'accessibilité des bâtiments : en effet, comment les appliquer partout en Guyane, où certaines zones sont isolées et non reliées au reste du territoire par une voie carrossable et, au-delà des questions de coût, où la construction de logements ou de bâtiments publics continue de s'inspirer des traditions locales (maisons sur pilotis...) ? Par ailleurs, l'application des normes relatives aux installations électriques et téléphoniques s'avère non adaptée à des constructions en structures légères situées dans des zones où les réseaux n'existent pas ou de façon sommaire.

La mission commune d'information 3 ( * ) constituée en mars 2009 par le Sénat sur la situation des Dom et présidée par Serge Larcher, avait abouti aux mêmes conclusions : « Alors que le contexte des Dom est déjà particulièrement difficile pour les opérateurs du logement social, ceux-ci subissent de manière encore plus sensible qu'en métropole les multiples normes et règles techniques adoptées par l'Etat, que ce soit en matière d'urbanisme, de permis de construire ou d'environnement ».

Son rapport citait notamment l'arrêté du 17 avril 2009 relatif à l'aération des bâtiments d'habitation neufs dont l'article 3 édicte que « dans tous les logements, les cuisines doivent posséder une baie d'au moins 1 m² ouvrant sur l'extérieur et dont au moins 0,2 m² est situé à une hauteur au moins égale à 1,9 mètre au-dessus du sol fini ». Le même texte croit utile de préciser la définition d'une baie : « une ouverture ménagée dans une paroi extérieure ou intérieure au logement servant à l'éclairage, le passage ou l'aération ». A la même date, trois arrêtés relatifs aux caractéristiques acoustiques et à l'aération des bâtiments d'habitation neufs dans les Dom et définissant leurs caractéristiques thermiques minimales, qui étaient censés être adaptés pour ces territoires, constituaient au final une longue suite d'explications obscures et complexes.


Arrêté 4 ( * ) du 17 avril 2009 définissant les caractéristiques thermiques minimales
des bâtiments d'habitation neufs dans les départements de la Guadeloupe,
de la Martinique, de la Guyane et de La Réunion (extrait)

Chapitre III : Ventilation naturelle de confort thermique

Article 9

Afin d'assurer une vitesse d'air minimale pour le confort thermique des occupants, les pièces principales de tout logement doivent pouvoir être balayées par au moins un flux d'air extérieur continu, qui entre, transite et sort du logement par des baies ouvertes en adoptant les conventions suivantes :

1° À l'échelle du logement, le flux d'air est obtenu par des ouvertures particulières percées dans au moins deux façades ayant des orientations différentes. Le taux d'ouverture des façades considérées pour ce flux d'air doit être supérieur ou égal à la valeur minimale admissible donnée dans le tableau ci-après selon le département, l'altitude et la zone : [...]

Les surfaces d'ouverture des baies à prendre en compte pour la détermination du taux d'ouverture de façade doivent être calculées alors même que les dispositifs mobiles de protection solaire sont déployés en application du chapitre I er du présent arrêté.

2° À l'échelle de chaque local traversé, le flux d'air est obtenu par des ouvertures particulières à chaque flux, percées dans deux parois, opposées ou latérales. Dans ce dernier cas, les percements par lesquels transite le flux doivent être éloignés du sommet de l'angle formé par les directions des parois d'une distance au moins égale à la moitié de la distance maximale, comptée horizontalement, entre tout point de la paroi percée et le sommet de l'angle précité.

3° Les surfaces d'ouverture des parois internes du logement traversées par un ou des flux d'air doivent être supérieures à la plus petite des surfaces d'ouverture de façade par laquelle transite le ou chacun de ces flux.

4° Aucun flux d'air ne traverse un local abritant un cabinet d'aisance.

Au-delà du divertissement que peut procurer la lecture de ce type d'arrêté, ces normes entraînent des coûts sur les opérations de construction et notamment dans le secteur du logement social, ne serait-ce que pour connaître et intégrer ces règles dans les programmes. Le seul surcoût direct des textes réglementaires cités ci-dessus a été estimé par l'Union sociale pour l'habitat (USH) à 6 % en moyenne.

2. Une demande de la commission : limiter et adapter les normes applicables dans les départements d'outre-mer

On l'a vu, de nombreuses normes sont pensées et définies pour la métropole ou le continent européen sans être, le plus souvent, adaptées pour l'outre-mer et, lorsqu'elles le sont, elles restent marquées d'une rigidité peu efficace.

Les collectivités d'outre-mer devraient être relativement moins touchées par ce phénomène du fait de l'application de l'article 74 de la Constitution qui permet une adaptation plus large de la législation et de la réglementation nationale, mais en pratique l'adaptation est souvent limitée.

Depuis la révision constitutionnelle du 28 mars 2003, la possibilité d'adapter les lois et règlements est également ouverte dans les départements et régions d'outre-mer qui relèvent de l'article 73 de la Constitution. Il est vrai que le mouvement de départementalisation en 1946, surtout consécutif au débat d'après-guerre sur le colonialisme et à la pression internationale pour libérer les territoires, avait quelque peu figé la conception des politiques publiques : les départements d'outre-mer étaient des départements comme les autres, où s'appliquaient comme partout les lois et règlements nationaux. Or, cette conception a vécu ; marque d'une époque, elle est déjà passablement écornée pour la métropole et devient obsolète pour des territoires aux caractéristiques si différentes.

Surtout, une application différenciée ne signifierait en rien une distanciation des liens avec la France ; au contraire, elle permettrait une meilleure application du principe d'égalité qui s'évalue, selon une jurisprudence constante, au regard des différences de situation. La Martinique et la Guyane ne pourront avancer dans la voie du développement économique qu'à la condition de créer un lien moins rigide avec la métropole.

Qui plus est, il est nécessaire que le Gouvernement prenne en compte, dans les négociations européennes, les particularités des Dom. En matière environnementale, pour laquelle le droit communautaire est prégnant et laisse peu de marge de manoeuvre aux Etats en termes de transposition, il est indispensable de prendre en compte la problématique ultramarine très en amont pour pouvoir inclure des clauses particulières dans les directives et règlements. Deux exemples guyanais ont été soulevés durant la mission :

- les normes environnementales ont interdit l'utilisation du gravier du fleuve proche du site de construction d'un aéroport, alors que cette solution était évidemment plus logique, moins coûteuse, et même plus respectueuse de l'environnement puisqu'il a fallu importer - et donc transporter - du gravier d'une autre provenance ;

- au moment où la délégation se trouvait en Guyane, de difficiles discussions se déroulaient entre l'Etat et la communauté de communes de l'Ouest guyanais. En effet, la France est menacée d'être condamnée à de lourdes astreintes pour violation des règles européennes en matière de traitement des déchets dans le département. Or, l'application de ces règles représenterait des coûts exorbitants pour les communes, dont les finances sont déjà dans une situation difficile. Même Bertrand Diringer, président des chambres régionales des comptes de la Guadeloupe, de la Guyane et de la Martinique, s'est interrogé sur l'adaptation, notamment à la Guyane, des normes communautaires en matière de traitement des déchets et sur le coût significatif de leur application 5 ( * ) .

Cet exemple permet de s'interroger sur la pertinence d'appliquer indistinctement dans les Dom les règles européennes dans toute leur rigidité, alors même que, selon les traités européens, les régions ultrapériphériques peuvent bénéficier d'adaptations tenant compte de leurs spécificités. La France devrait invoquer cette faculté et solliciter plus fréquemment un régime d'exceptions, des règles plus adaptées ou encore l'allongement de la période de mise aux normes. Encore faut-il qu'elle pense à prendre en compte, dès les phases de négociations, les spécificités des outre-mer.


* 3 Rapport d'information d'Eric Doligé, Sénat n° 519 (2008-2009), « Les Dom, défi pour la République, chance pour la France : 100 propositions pour fonder l'avenir ».

* 4 JORF n° 0092 du 19 avril 2009 p. 6727.

* 5 Cf. « Guyane, Martinique, Guadeloupe : l'évolution institutionnelle, une opportunité, pas une solution miracle », rapport d'information de Christian Cointat et Bernard Frimat, fait au nom de la commission des lois, Sénat n° 410 (2010-2011), 6 avril 2011.

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