AVANT-PROPOS
Mesdames, Messieurs,
« Le projet de loi que vous vous apprêtez à adopter définitivement crée un dispositif d'indemnisation juste, rigoureux et équilibré » 1 ( * )
Ces quelques mots marquent la fin attendue d'un long combat : après des années de présence dans la sphère publique, le statut des victimes des essais nucléaires français, -vétérans, personnels civils, population locale-, est reconnu officiellement par l'État.
Quatorze ans après le dernier essai nucléaire, la France met en place une procédure de réparation des préjudices subis par ceux qui ont directement ou indirectement participé aux essais.
Celle-ci se veut juste , en harmonisant, pour les victimes, la procédure de réparation, quel que soit leur statut.
Elle se veut rigoureuse dans son application, en la limitant aux seules personnes ayant développé une maladie radio-induite suite à leur participation aux essais ou leur présence à proximité des sites.
Elle se veut équilibrée par la participation de tous les acteurs au suivi de la loi, par la création de la commission consultative de suivi à laquelle sont conviés des représentants de l'administration, des associations de victimes, du gouvernement de Polynésie française et des médecins.
Pourtant, si tous s'accordent à dire que l'esprit de la loi est bon, la plupart sont partagés quant à sa mise en oeuvre. Chiffres à l'appui, le constat semble clair : la loi ne fonctionne pas.
Saisie sur ce sujet, votre commission sénatoriale pour le contrôle de l'application des lois a mandaté deux rapporteurs afin de répondre à cette question : pourquoi une loi attendue, nécessaire, et dont l'esprit n'est pas remis en cause, peine aujourd'hui à produire ses effets, à fédérer autour d'elle et, surtout, à indemniser les victimes ?
C'est à l'aune de cette question que vos rapporteurs ont travaillé pendant plusieurs mois, qu'ils ont rencontré différents acteurs du dossier et qu'ils ont voulu non seulement comprendre pourquoi ce dispositif ne produisait pas tous ses effets, mais aussi, et surtout, proposer des pistes d'amélioration pour que la loi devienne ce que tous attendaient d'elle : une loi qui fédère et qui répare, une loi à la hauteur de l'ambition et des espoirs que les gouvernants et les victimes ont placés en elle.
LA LOI DU 5 JANVIER 2010 SUR LA RECONNAISSANCE ET L'INDEMNISATION DES VICTIMES DES ESSAIS NUCLÉAIRES : UN GESTE ATTENDU ET PORTEUR D'ESPOIRS
A. UN LONG TRAVAIL DE RECONNAISSANCE DES CONSÉQUENCES SANITAIRES DES ESSAIS NUCLÉAIRES
1. La France a procédé à 210 essais entre 1959 et 1996
Les expérimentions nucléaires se sont déroulées sur deux sites : au Sahara, puis ensuite en Polynésie après l'accès à l'indépendance de l'Algérie.
a) Au Sahara
Les premiers essais nucléaires se sont déroulés au Sahara, au sud de Reggane. La première bombe a explosé le 13 février 1960, l'opération Gerboise bleue étant le premier essai atmosphérique d'une série de quatre au Centre saharien d'expérimentation militaire (CSEM).
S'agissant des personnes présentes dans la zone lors des essais aériens, on estime la population sédentaire à 40 000 personnes environ, principalement dans les palmeraies de Reggane et de la vallée du Touat, au nord de Reggane. Sur la base, vivaient 10 000 personnes affectées aux expérimentations (à l'est de Reggane). Les autres secteurs du champ d'expérimentation étaient très peu habités, la population était d'environ 500 personnes dans un rayon de 100 km.
Puis treize autres essais ont suivi, en galerie, à In Ecker, au centre d'expérimentation militaire des oasis (CEMO). Sur ces essais, on estime que quatre d'entre eux n'ont pas été totalement confinés : les essais Béryl (1 er mai 1962), Améthyste (30 mars 1963), Rubis (20 octobre 1963) et Jade (30 mai 1965).
- L'essai Béryl : lors de la réalisation de cet essai, la fermeture de la galerie a été imparfaite et 5 à 10 % de la radioactivité générée par l'essai est sortie. L'axe principal du nuage radioactif ainsi formé était dirigé vers l'est et la contamination atmosphérique a été détectée sur environ 150 kilomètres. Localement, une exposition induisant une dose supérieure à 50 millisieverts (mSv) a touché une centaine de personnes. Le nuage est passé au-dessus du poste de commandement où étaient présents des personnalités et le personnel ; une quinzaine de personnes ont reçu une dose de quelques centaines de mSv. Concernant les populations, il est estimé qu'il n'y avait pas de population sédentaire à l'intérieur de l'isodose de 5 mSv.
- L'essai Améthyste : une faible quantité de scories de roches fondues s'est déposée sur le carreau. En termes de population touchée, treize personnes sont intervenues sur le chantier et ont reçu des doses de l'ordre de 10 mSv. En outre, un nuage contenant des aérosols et des produits gazeux s'est dirigé vers l'est sud-est. On estime que la population de l'oasis d'Ideles (280 personnes), située à 100 km du polygone d'expérimentation, a reçu une dose inférieure à 1 mSv.
- L'essai Rubis : une sortie de gaz rares et d'iodes s'est produite dans l'heure qui a suivi l'essai, avec formation d'un panache. Celui-ci s'est d'abord dirigé vers le nord, puis est revenu vers le sud, et les retombées ont été amplifiées par de fortes pluies. Par précaution, 500 personnes ont été évacuées et contrôlées. Les doses maximales reçues n'ont pas excédé 0,2 mSv. La contamination a été détectée jusqu'à Tamanrasset, à 150 km au sud, où les estimations de doses ont été de l'ordre de 0,01 mSv.
- L'essai Jade : une sortie de gaz rares et d'iode par l'entrée de la galerie a été détectée. Seuls les personnels ayant travaillé près de l'entrée de la galerie à la suite du tir ont été touchés, et les doses reçues ont été estimées à moins de 1 mSv.
b) En Polynésie française
Après l'accès à l'indépendance de l'Algérie en 1962, les essais nucléaires français sont déplacés en Polynésie française. Ce sont les sites de Moruroa et Fangataufa qui sont choisis, notamment parce qu'ils sont isolés et possèdent un faible peuplement alentour. Environ 2 000 personnes, dont 600 enfants de moins de 15 ans, résidaient pendant les essais aériens en Polynésie, dans le secteur angulaire défini par la loi.
41 essais nucléaires aériens et 5 essais de sécurité sont menés à partir du Centre d'expérimentation de la Polynésie (CEP), entre 1966 et 1974. Ensuite, les tirs sont devenus souterrains : 137 tirs et 10 essais de sécurité sont ainsi réalisés entre 1975 et 1996.
Les essais aériens sont réalisés de plusieurs manières : tout d'abord des tirs sur barge, ensuite des tirs sous ballon. Les premiers s'élevaient jusqu'à 3 mètres au-dessus du lagon et s'accompagnaient d'une forte radioactivité, en particulier au niveau du sol. Les seconds étaient accrochés à un ballon d'hélium à quelques centaines de mètre de hauteur par rapport au niveau du lagon et étaient censés avoir des conséquences moins fortes en termes de contamination. A ces méthodes s'ajoutent le largage par avion afin de reproduire au plus proche les conditions réelles, et les essais dits de sécurité.
Si les 41 essais ont eu des retombées radioactives, certains en ont eu de très importantes, en particulier à cause des conditions météorologiques, sur les îles alentour. L'essai Centaure, en 1974, a eu des répercussions jusqu'à Tahiti, où des retombées d'iode ont été constatées.
c) Les expositions
Le vivier de personnes potentiellement contaminées est très large : militaires de carrière, appelés du contingent, travailleurs civils sur les sites militaires, et, bien sûr, population locale.
L'étude d'impact du projet de loi estimait à 150 000 personnes le nombre de travailleurs présents sur les sites sur toute la période, quel que soit leur statut. La population locale concernée est plus difficile à chiffrer, néanmoins on peut l'estimer à plusieurs dizaines de milliers 2 ( * ) .
Avant chaque essai, des zones d'évacuation étaient définies par les militaires, et une modélisation des retombées visait à s'assurer, sur une base météorologique, que celles-ci ne se dirigeraient pas vers un secteur habité. L'efficacité des mesures d'évacuation était vérifiée avant que ne l'essai soit autorisé (contrôle par moyens terrestres et aériens) et la levée des mesures était prononcée après vérification que l'état radiologique de la zone le permettait.
Malgré les précautions prises, certains essais ont eu des retombées plus significatives et au-delà des zones de sécurité.
L'exposition peut prendre la forme d'une contamination interne, c'est-à-dire par l'inhalation ou l'ingestion de produits contaminés, ou par contact avec une substance radioactive.
D'après les informations portées à la connaissance de vos rapporteurs par le CIVEN, hors population locale, il y a eu, au Sahara, 581 cas de doses supérieures à 5 mSV dont 102 supérieures à 50 mSv, et, en Polynésie française, 345 cas de doses supérieures à 5 mSv.
2. Dès les années 1990 commence la mobilisation autour des conséquences des essais nucléaires
a) Une mobilisation d'abord civile
Dans les années 1990 commence la mobilisation autour de la question des conséquences sanitaires des victimes des essais nucléaires, notamment par des recueils de témoignages polynésiens.
Au début des années 2000, des associations de victimes se constituent, qu'elles représentent des vétérans des essais ou des populations locales. Vos rapporteurs souhaitent rendre hommage au rôle qu'elles ont joué et qu'elles continuent à jouer dans la prise en compte de cette question et de leur implication pour que les victimes des essais nucléaires soient reconnues dans leurs droits.
Ces associations ont porté la parole des victimes tout au long du processus de reconnaissance de leur statut, ont agi à leurs côtés pour la constitution des dossiers, les ont soutenues depuis le début de leur combat.
Par leur implication, elles ont contribué à porter au premier rang de la sphère publique ce sujet et à sensibiliser l'opinion.
b) Un important suivi politique de cette question
Une première proposition de loi a été déposée en 2002. D'autres suivront, déposées par des parlementaires de tout bord politique et des deux assemblées. Au total, plus d'une quinzaine de textes ont été déposés.
En 2008, la proposition de loi déposée par Mme Christiane Taubira 3 ( * ) relative à la reconnaissance et à l'indemnisation des victimes des essais ou accidents nucléaires a été inscrite à l'ordre du jour de l'Assemblée nationale le 27 novembre 2008. Lors de la discussion générale, le ministre de la défense s'est engagé à déposer un projet de loi et a donc demandé le retrait de la proposition.
« Grâce à ce projet de loi, nous mettrons fin à une ère de procès aléatoires, longs et coûteux pour enfin faire valoir un droit à l'indemnisation des victimes malades des essais nucléaires qui soit le même pour tous nos compatriotes, qu'ils soient civils ou militaires, ultramarins ou métropolitains.» 4 ( * )
Dès lors s'ensuit une période de concertation à laquelle sont associés autant les parlementaires que les associations de victimes ou les médecins. Le Président de la Polynésie française a également été reçu et la collectivité territoriale de Polynésie consultée.
Le projet de loi est finalement déposé le 27 mai 2009 sur le bureau de l'Assemblée nationale.
* 1 M. Hubert Falco, secrétaire d'État à la défense et aux anciens combattants, lors de l'adoption des conclusions de la commission mixte paritaire chargée d'élaborer un texte sur les dispositions restant en discussion du projet de loi relatif à la reconnaissance et à l'indemnisation des victimes des essais nucléaires français, le 22 décembre 2009 (source : compte-rendu intégral des débats du Sénat).
* 2 80 000 d'après les auditions menées par vos rapporteurs
* 3 PPL n° 1258 (AN- 13 ème législature) déposée le 14 novembre 2008
* 4 Hervé Morin, ministre de la défense, lors de la discussion générale de la PPL n°1258 précitée, le 29 novembre 2008 (Compte-rendu intégral des débats de l'Assemblée nationale)