2. Un tissu de relations interpersonnelles intenses
Densité, mais aussi continuité, la France n'a, en fait, jamais quitté le continent. C'est ce que lui reprochent ses détracteurs. C'est aussi le signe d'une certaine fidélité et d'une permanence qui ont permis de tisser des liens d'amitié et de travail entre les élites françaises et africaines, qui constituent encore aujourd'hui le socle des relations franco-africaines.
Contrairement aux Anglais, la décolonisation n'a pas provoqué au Sud du Sahara un départ massif des Français.
La quasi-totalité des colonies françaises d'Afrique subsaharienne ont accédé à l'indépendance en 1960. La Guinée de Sékou Touré avait franchi le pas deux ans plus tôt suite à son refus d'adhérer à la Communauté franco-africaine proposée par le général de Gaulle. En Afrique orientale, les Comores n'ont accédé à l'indépendance qu'en 1975 et Djibouti en 1977.
Les indépendances africaines se sont dans l'ensemble, à l'exception notable de Madagascar et du Cameroun, déroulées sans violence. Elles ont été pour l'essentiel le résultat d'une négociation. Et c'est une différence significative avec la situation qui a prévalu en Indochine ou au Maghreb. Cette décolonisation pacifique est pour beaucoup dans le fait que les liens noués avec ces pays n'ont pas été brutalement rompus comme ils l'ont été en Asie du Sud-est ou en Afrique du Nord.
Sur le terrain, les choses se sont modifiées très progressivement. Les administrateurs coloniaux, pour certains, sont restés en poste après les indépendances, souvent dans le même pays, à des fonctions identiques, parfois dans le même bureau.
L'histoire de la décolonisation explique encore aujourd'hui cette proximité des élites politiques, économiques, administratives et militaires africaines et françaises
Nombreux sont ceux qui ont trouvé leur place dans le nouveau dispositif de coopération mis en place par la France : les ambassadeurs en Afrique comme les tout premiers chefs des missions d'aide et de coopération (MAC) ont été d'anciens administrateurs de la France d'outre-mer.
Des conseillers français, souvent choisis parmi les anciens administrateurs coloniaux, ont été mis à la disposition des Présidents africains et de leurs ministres au titre de l'assistance technique.
Leurs armées se sont constituées avec des matériels et des formateurs fournis par la France. La France a mis à la disposition des jeunes États des contingents d'expatriés dont le nombre a dépassé paradoxalement celui des Français en Afrique au temps des colonies.
Les nouveaux dirigeants ont entretenu des liens forts avec la France. Parmi les premiers chefs d'État de l'Afrique indépendante, deux auront au préalable été ministres de la République française : Félix Houphouët Boigny (Côte-d'Ivoire), Léopold Sédar Senghor (Sénégal) et deux autres vice-présidents de l'Assemblée nationale, Modibo Keita (Mali) et Hubert Maga (Bénin, ex Dahomey).
Sans doute est-il aujourd'hui difficile de saisir la singularité et la complexité des rapports qui se sont noués entre la plupart des hommes d'États africains et français sur les bancs du Palais-Bourbon, du palais du Luxembourg ou du château de Versailles.
Leur proximité est au fondement de cette intimité entre les sphères dirigeantes de part et d'autre de la Méditerranée.
Ces dirigeants des premières années des indépendances ont envoyé à leur tour des générations de fonctionnaires et de militaires africains se former dans les universités françaises, à Science po, à l'ENA ou à Saint Cyr.
Ces derniers ont eux aussi noué des relations avec des camarades français. Des promotions entières de professeurs, de sergents, de médecins, de fonctionnaires français et africains ont donc fréquenté les mêmes bancs. Plusieurs dizaines de milliers de militaires africains ont été accueillis comme stagiaires en France, partageant les mêmes conditions de vie et de formation que leurs homologues français, tandis que pratiquement chaque officier français a fait dans sa carrière une, sinon plusieurs, périodes en Afrique.
Si la réalité est éloignée de l'image de « barbouzerie » généralisée véhiculée plus tard par les pourfendeurs de la « Françafrique », cette proximité des élites politiques, économiques administratives et militaires africaines francophones et françaises a eu sa face sombre.
Cette proximité a rendu possible les dérives de la Françafrique
Au Gabon ou au Congo-Brazzaville, au Togo, au Burkina Faso, au Cameroun, au Tchad, ou encore en Centrafrique, une nébuleuse d'acteurs disposant de réseaux de connaissances personnelles où se côtoyaient dirigeants politiques, hommes d'affaires, agents de renseignement, militaires ou mercenaires, a trouvé dans les réseaux de la Françafrique de quoi dévoyer la politique africaine de la France, parfois au nom de la raison d'État, souvent dans la défense d'intérêts particuliers privés ou partisans, avec son lot de scandales dont le plus connu est l'affaire Elf.
Ce clientélisme d'État, ces valises de billets, qui ont alimenté aussi bien les partis politiques français que des patrimoines français et africains, ces émissaires occultes souvent mandatés par nul autre qu'eux-mêmes, tout cela a existé et pour l'essentiel vécu.
Beaucoup de facteurs y ont contribué au premier chef desquels la lassitude d'une grande partie de la classe politique africaine pour laquelle ce mode de relations relève d'une autre époque.
Ce changement de génération, la réglementation du financement des partis politiques en France, le développement de la transparence de l'information des médias et des ONG via Internet, les différents scandales mis à jour par la justice qui est devenue en deux décennies un acteur majeur des relations franco-africaines ont contribué à marginaliser ce mélange des genres.
La Françafrique dont on a annoncé régulièrement la renaissance, notamment pendant le précédent quinquennat, a pour l'essentiel disparu avec le décès d'une génération dont Félix Houphouët Boigny, Léopold Sédar Senghor et Omar Bongo furent les symboles.
Comme l'a affirmé l'un des auteurs de ce rapport alors Secrétaire d'Etat chargé de la Coopération et de la Francophonie, le 15 janvier 2008, il fallait « signer l'acte de décès de la « Françafrique », « car il s'agissait de pratiques d'un autre temps, d'un mode de relations dont certains, ici comme là-bas, ont tiré avantage, au détriment de l'intérêt général et du développement ».
Mais ces tissus de relations interpersonnelles ont également, tel Janus, une face plus lumineuse qui a trop souvent été ignorée.
Des relations interpersonnelles qui sont un facteur de compréhension mutuelle
Les solides liens d'amitié tissés sur les bancs des écoles et des universités ou encore ceux existant entre les militaires blancs et leurs homologues noirs ont été à l'origine de la relation privilégiée qui se maintient entre la France et ses anciennes colonies d'Afrique subsaharienne.
Dans toutes les professions, les cadres africains qui ont effectué plusieurs séjours de formation en France tout au long de leur carrière ont aujourd'hui des relations professionnelles et amicales fortes avec leur alter ego français, une connaissance de la France et des produits français.
« Notre connaissance de l'Afrique vient de ces échanges, presque tous les militaires français, et notamment les Marsouins, ont été à un moment de leur carrière affectés une ou plusieurs fois en Afrique à Djibouti, Libreville, Dakar ou Abidjan, beaucoup d'officiers généraux africains ont été formés en France, cela crée des liens », nous a dit le Général Bruno Clément-Bollée, directeur de la coopération de sécurité et de défense.
« Je connais un général tchadien avec lequel j'ai étudié à Saint-Cyr. Je l'ai retrouvé à l'école d'application, à l'école de guerre et puis une première fois au Tchad comme capitaine d'unité combattante avec les forces françaises et enfin une seconde fois comme chef d'état-major des armées alors je commandais l'opération Épervier. Je connais tout son parcours, toute sa famille. Ces liens-là sont uniques. »
Ces liens constituent une chance, chacun des protagonistes de cette relation franco-africaine en tirant bénéfice : la France, qui trouve dans sa politique d'influence sur le continent une occasion de conserver son rang ; les pouvoirs africains, qui firent longtemps de la rente découlant des politiques bilatérales d'aide publique au développement la base d'un compromis postcolonial générateur de stabilité.
La France a envoyé de plus des dizaines de milliers de coopérants en Afrique pour lesquels cette expérience fut souvent fondatrice. Selon Yves Gounin, auteur de La France en Afrique : « Alors que le nombre des administrateurs coloniaux en Afrique subsaharienne était inférieur à 7 000 en 1956, il y avait en 1963, 8 749 coopérants civils dans les États africains nouvellement indépendants, 9 364 en 1973 et 10 292 en 1980 ».
Ces coopérants, assistants techniques ou autres, sont venus gonfler les effectifs importants des Français restés en Afrique bien longtemps après les indépendances.
Aux coopérants recrutés par le gouvernement français en accord avec les autorités locales, mais qui peuvent dépendre de plusieurs ministères (Coopération, Éducation nationale, Enseignement et Recherche...), se sont ajoutés des intervenants envoyés par d'autres institutions, en particulier les institutions religieuses.
Dans ce cadre, les Églises ont joué un rôle actif, que ce soit la Délégation catholique pour la coopération (DCC), le Service protestant de mission (Défap) ainsi que d'autres instances, telles les multiples associations oeuvrant en Afrique (ONG. Ingénieurs sans Frontières, Groupement des Retraités Éducateurs sans frontières ...) qui sont actifs dans différents pays d'Afrique.
C'est aussi le cas des VSN (Volontaires du Service national), qui effectuaient deux années de service civil de coopération en Afrique qui resteront pour beaucoup un souvenir inoubliable.
Au plus fort de la coopération, ils seront plus de 10 000 par an à passer deux années puis 18 mois sur ce continent.
Des générations de jeunes diplômés français ont ainsi acquis le goût de l'Afrique. Marquée par cette expérience, une proportion importante d'entre eux maintiendra un lien avec le continent. Certains de ces coopérants sont même restés en Afrique et ont augmenté les effectifs des Français d'Afrique subsaharienne.
Si la France a réussi, pendant plus de trente ans, à conserver un lien fort avec le continent, ce n'est pas seulement grâce aux alliances politiques et aux réseaux d'individus qui s'étaient établis au plus haut niveau de l'État.
C'est aussi et surtout par la vertu des relations sociales qui, à tous les niveaux, établissaient des ponts de communication entre Français et Africains. Ce qui faisait le ciment de cette relation, c'est moins le clientélisme d'État que les réseaux d'interconnaissance et de sociabilité communs.
Comme nous l'a dit M. Richard Banégas, professeur au CERI-Sciences Po, « Pour le meilleur et pour le pire, ce sont ces réseaux d'amitié ou de simple connaissance, tissés sur les bancs de l'université, de l'école de guerre ou du militantisme syndical des années 1960-70, qui ont nourri la croyance en un destin commun et des valeurs communes. Et c'est ainsi, par capillarité, que s'exerce notre influence française en Afrique. »