AVANT-PROPOS
Mesdames, Messieurs,
Au lendemain du séisme majeur qu'ont représenté les dramatiques attentats de janvier 2015, une réplique insidieuse a secoué l'éducation nationale lors de la minute de silence organisée à la demande du ministère dans toutes les écoles en signe d'hommage aux victimes, de témoignage de la solidarité de la nation et de son rejet de la barbarie.
Ces secousses secondaires ont été ressenties, à des degrés variables, dans toutes les académies, un certain nombre d'incidents et de contestations ayant émaillé un peu partout en France ce moment de recueillement, allant du simple murmure ou du chahut à un refus assumé.
Certains élèves n'ont pas voulu participer à un événement qu'ils ne comprenaient pas bien et, parfois, qu'ils rejetaient dans son principe, avec l'idée qu'au fond, les victimes « l'avaient bien mérité ». En outre, selon de nombreux témoignages d'enseignants, des propos inadmissibles ont été tenus par certains élèves non pas durant la minute de silence elle-même, mais lors des discussions auxquelles les évènements de janvier ont donné lieu dans beaucoup d'écoles.
Ce jour-là, choqués par la gravité du propos et mal préparés à gérer la situation dans un moment où eux-mêmes étaient profondément bouleversés, beaucoup de professeurs n'ont pas su trouver les mots justes ; ils ont constaté avec désarroi que si certains en France se sentaient Charlie, certains de leurs élèves ne partageaient pas ce sentiment et même, dans quelques cas, se disaient plus proches des assassins que des victimes.
Certes, il faut faire la part entre des propos inconsidérés d'adolescents relevant de la simple provocation et l'expression d'une vraie conviction.
En outre, rapporté aux dizaines de milliers d'écoles et de classes où la minute de silence s'est déroulée dans la dignité et sans le moindre heurt, le nombre de ces incidents a été limité, même si le ministère de l'éducation nationale est incapable de les chiffrer avec exactitude : à coup sûr plusieurs centaines, peut-être plus d'un millier, ce qui est à la fois assez peu et beaucoup trop.
Assez peu, car la contestation de la minute de silence n'a pas affecté la continuité du service public de l'éducation ; mais beaucoup trop, car ces incidents ont révélé un malaise profond que le « rapport Obin » 1 ( * ) avait déjà parfaitement diagnostiqué en 2004.
Or, dix ans plus tard, le diagnostic reste le même, mais le mal a empiré.
• L'atonie des pouvoirs publics face à un problème pourtant identifié depuis longtemps
Car ce constat n'est pas nouveau. Concernant la minute de silence, des incidents du même genre avaient déjà été signalés à plusieurs reprises, notamment en 2001 au moment des attentats du World Trade Center ou, plus récemment, à la suite de la tuerie perpétrée en 2012 par Mohamed Merah.
Mais les dérives mises en évidence par le rapport Obin ont continué à se développer, nécessitant aujourd'hui un traitement urgent dans un contexte où de plus en plus de jeunes en perte de repères et en recherche d'idéal n'hésitent plus à s'engager eux-mêmes, au péril de leur vie, dans l'action terroriste et dans le djihadisme. Ce processus est confirmé de manière très inquiétante dans le rapport de notre collègue, Jean-Pierre Sueur, au nom de la commission d'enquête du Sénat sur l'implantation en France des réseaux djihadistes 2 ( * ) .
Qui peut ignorer cette situation, alors que de l'aveu même de Mme Najat Vallaud-Belkacem, ministre de l'éducation nationale, de l'enseignement supérieur et de la recherche, 816 faits de radicalisation d'élèves ont été signalés aux services de police et de justice au 20 mai 2015 ? 3 ( * )
Et si la plupart des incidents relevés lors de la minute de silence n'avaient rien à voir avec la menace djihadiste, ils ont tout de même montré qu'en 2015, encore bien plus qu'en 2004, une fraction non négligeable des élèves des établissements scolaires français n'adhèrent pas totalement - et parfois pas du tout - à certaines valeurs qui fondent notre République.
• Sortir du déni
Tous les enseignants le savent et le disent : le rejet des valeurs de l'école républicaine détériore le climat scolaire.
Dans de nombreux établissements, il banalise subrepticement de nouvelles attitudes et de nouvelles représentations produisant des effets délétères tout au long de l'année : refus d'assister à certains cours ou activités scolaires ou périscolaires, revendications identitaires au travers de tenues vestimentaires à connotation clairement religieuse ou de régimes alimentaires spécifiques, absentéisme à répétition au moment de la célébration de fêtes religieuses, contestation systématique de certains contenus d'enseignement, comportements sexistes ou discriminatoires entre les élèves, notamment à l'encontre des jeunes filles, propos racistes, antisémites ou anti-français, refus de la mixité, prosélytisme et pression sur des élèves ne respectant pas certaines prescriptions religieuses, mise en cause de la légitimité des professeurs à intervenir sur certaines questions comme l'histoire des religions, etc...
Est-il admissible qu'un parent d'élève refuse de serrer la main d'une enseignante au seul motif qu'elle est une femme ? Ou qu'un élève dénie à un enseignant le droit de traiter de l'histoire de l'islam ou du Coran sous prétexte qu'il n'est pas lui-même de confession musulmane ?
Dans un contexte où l'autorité du maître et les règles de bonne conduite à l'école sont moins facilement acceptées qu'avant, ces comportements compliquent sérieusement la tâche des professeurs et des personnels scolaires de toutes les catégories, au point que certains, en particulier dans les « quartiers difficiles », finissent eux-mêmes par accepter des arrangements, voire par tolérer des entorses aux valeurs de l'école républicaine, dans le seul but de maintenir un niveau minimum de paix scolaire au sein de leur établissement.
Qui peut sérieusement croire, par exemple, que 50 % des jeunes filles d'une même classe soient allergiques au chlore, et fermer les yeux sur leurs certificats médicaux de complaisance les dispensant de piscine ? Mais dans le même temps, comment réagir sans provoquer des remous où l'enseignant et l'établissement seront certainement désavoués par la hiérarchie, critiqués de toute part et, in fine , auront plus à perdre qu'à gagner ?
• Libérer la parole, à commencer par celle des personnels de l'éducation nationale qui vivent ces difficultés au quotidien
Il résulte de tous ces phénomènes un mal-être diffus assez généralisé au sein de l'éducation nationale, aggravé par l'insuffisance des rémunérations et l'érosion manifeste de la considération accordées aux enseignants.
C'est pourquoi le groupe des Républicains - ex-UMP - du Sénat a souhaité faire remonter ces questions au grand jour.
À cet effet, ce groupe a exercé en janvier 2015 son droit à obtenir la création d'une commission d'enquête pluraliste composée de 21 membres, dont l'intitulé réglementaire « sur le fonctionnement du service public de l'éducation, sur la perte de repères républicains que révèle la vie dans les établissements scolaires et sur les difficultés rencontrées par les enseignants dans l'exercice de leur profession » détermine clairement l'objet : il ne s'agissait en aucun cas de stigmatiser les professeurs mais d'enquêter sur leurs difficultés, pour les aider à les résoudre.
Dans un premier temps, certains ont pu s'interroger sur la pertinence de la formule de la commission d'enquête, estimant - à tort - qu'elle pouvait sembler mettre en cause l'école et culpabiliser les enseignants. Tel n'était pas le cas, comme l'ont d'ailleurs parfaitement compris l'immense majorité des professeurs et des responsables éducatifs rencontrés tout au long des travaux de la commission.
L'enterrement du rapport Obin par les responsables de l'éducation nationale en 2004 a fait perdre dix années à l'école. Cette fois, la solennité d'une commission d'enquête et le « cérémonial parlementaire » qu'elle met en oeuvre ont clairement affiché d'entrée de jeu qu'il ne s'agirait pas d'une opération de routine d'où sortirait un énième rapport voué, comme trop d'autres avant lui, à garnir les rayons des bibliothèques...
En créant cette commission d'enquête, le Sénat a voulu libérer la parole, à commencer par celle de beaucoup d'enseignants prisonniers d'un système de non-dit où, à tous les échelons de la hiérarchie académique, le maître-mot est « pas de vague ».
Tenus de déposer en audition publique devant les représentants de la nation, assurés que leurs propos auraient l'écho qu'ils méritent, beaucoup de professeurs et de conseillers d'éducation entendus par la commission d'enquête n'y ont pas vu une injonction déplacée mais, tout au contraire, une opportunité rare de pouvoir exprimer en toute liberté, sans le filtre hiérarchique habituel, leur point de vue sur les vrais problèmes d'une institution qui, dans son ensemble, est peu encline à en faire état.
• Un travail approfondi aboutissant à des constats largement partagés
En 16 semaines d'auditions, de tables rondes et de déplacements sur le terrain, la commission d'enquête s'est livrée à un travail d'analyse approfondi auquel ont participé activement la plupart de ses membres, toutes sensibilités politiques confondues.
Comme l'a rappelé la Présidente de la commission d'enquête lors de la réunion d'orientation du 11 juin 2015, la commission a ainsi procédé à 44 auditions plénières, dont 3 sous forme de tables rondes, d'une durée totale de 45 heures 30, au fil desquelles elle a entendu 60 personnalités de tous les horizons, de gauche comme de droite : enseignants, conseillers d'éducation, référents-laïcité, philosophes, pédagogues et spécialistes des sciences de l'éducation, hauts fonctionnaires, responsables syndicaux, responsables politiques et anciens ministres, journalistes, etc...
De son côté, votre rapporteur, avec souvent quelques autres membres de la commission, a organisé 9 séances d'auditions-rapporteur, dont 2 en format tables rondes, qui lui ont permis d'entendre sans formalisme particulier 27 personnes sur une durée totale de 9 heures 30, sans compter les très nombreux entretiens qu'il a pu avoir en direct.
Pour mieux saisir les réalités du terrain, des délégations d'un ou plusieurs membres de la commission ont effectué 9 déplacements dont un à l'étranger, 5 en régions et 3 à Paris et en Ile-de-France, sur une durée totale de 11 jours. Dans ce cadre, les sénateurs se sont rendus dans de multiples établissements d'enseignement de toutes catégories, dans des ÉSPÉ, à l'ESEN à Poitiers, ont rencontré des recteurs, entendu des enseignants de tous niveaux, des parents d'élèves, des CPE, des élèves et des étudiants, soit en tout plus de 170 personnes supplémentaires et plusieurs entretiens avec des équipes éducatives complètes.
Ce vaste travail d'information et de réflexion a permis de mieux comprendre, mais aussi de mieux faire comprendre la démarche aux interlocuteurs de la commission.
Il a surtout débouché sur des constats largement partagés, qui ressortent de la quasi-totalité des auditions, des visites et du témoignage sincère des personnes entendues.
Premier constat : les incidents en lien avec la minute de silence, quel qu'ait pu en être le nombre exact, ont provoqué la prise de conscience d'un problème de fond
Il y a eu des incidents de toute sorte dans de nombreuses écoles lors de la « minute de silence » en janvier, et leur nombre n'a pas été clairement quantifié par les services de l'éducation nationale.
Dans un premier temps, la presse a relayé le chiffre d'une centaine d'incidents, officiellement porté à environ 200 dans un communiqué de presse du ministère en date du 14 janvier 2015.
Pressé de donner son opinion sur la crédibilité de cette estimation, M. Jérôme Léonnet, directeur central adjoint de la sécurité publique, chef du service central du renseignement territorial à la direction centrale de la sécurité publique du ministère de l'intérieur, a laconiquement déclaré devant la commission d'enquête le 19 février 2015 que « Le chiffre de 200 incidents avancé par l'éducation nationale ne me surprend pas. J'ai le sentiment que, dans une grande majorité des cas, la situation a été très difficile à gérer pour les enseignants... », ajoutant toutefois « Mais encore une fois, n'attendez pas de moi une quantification car je n'ai pas d'autres chiffres à vous fournir ! À chaque fois qu'un service de police et a fortiori un service de renseignement s'intéresse de trop près à l'éducation nationale, vous savez ce qui passe... Le sujet est sensible et le ministère de l'intérieur prend en compte cette sensibilité »...
Les décomptes effectués par le secrétariat de la commission d'enquête sur la base de l'ensemble des signalements que le rapporteur s'est fait communiquer par le ministère de l'éducation nationale aboutissent à plus du double, soit environ 400 incidents, et sont eux-mêmes sans doute fortement sous-évalués, car il est notoire qu'une proportion significative d'incidents ne remonte pas.
En outre, il est gênant qu'interrogée sur ce point par la commission d'enquête le 2 juin 2015, la ministre soit là encore restée très évasive : « Nous avons été avertis de 200 incidents lors de la minute de silence, mais je ne puis affirmer qu'il n'y en a pas eu plus ». Ce nombre paraît d'autant moins crédible si on le rapporte aux 816 signalements - soit quatre fois plus - de faits de radicalisation qu'elle venait d'évoquer.
Quoi qu'il en soit, la querelle des chiffres met en évidence la faiblesse de l'appareil statistique du ministère de l'éducation nationale, alors que cette question aurait dû faire l'objet d'une attention renforcée.
En eux-mêmes, ces incidents n'ont pas affecté de manière grave le service public de l'éducation, mais ils ont servi de révélateur : ils ont provoqué une prise de conscience débouchant, dans les mois qui ont suivi, sur différentes décisions dont certaines méritent d'être saluées, notamment dans le cadre de la grande mobilisation pour les valeurs de la République.
Rétrospectivement, ils ont aussi montré l'impréparation, pour ne pas dire l'improvisation, de la minute de silence, une décision qui, au fond, n'était certainement pas la plus appropriée pour traiter de la question : comme l'a dit un de nos interlocuteurs, la compassion ne se décrète pas !
Fallait-il organiser une minute de silence pour traduire une émotion collective qui, à coup sûr, aurait pu s'exprimer autrement, selon une formule plus compréhensible par les jeunes d'aujourd'hui ?
Dans tous les cas, la minute de silence aurait dû être précédée « d'une heure de parole », pour reprendre l'expression de la Présidente de la commission d'enquête.
Deuxième constat : le rejet des valeurs et le délitement du sentiment d'appartenance
Les travaux de la commission d'enquête montrent que le malaise de l'école est en bonne part lié au délitement du sentiment d'adhésion de beaucoup de jeunes à des valeurs qu'ils ne connaissent pas bien ou - pour certains - qu'ils rejettent.
Quelles valeurs ?
Lors des travaux de la commission d'enquête, le Président Gérard Longuet a eu raison de souligner qu'avant toute autre analyse, il convenait de s'entendre sur les termes, et qu'il serait vain de soutenir la perte de valeurs qu'on n'aurait pas précisément identifiées.
Sa remarque est d'autant plus légitime que les concepts en ce domaine sont somme toute assez flous, visant tour à tour des principes énumérés dans un certain nombre de textes fondateurs comme la Charte de la laïcité, la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, la Constitution, le code de l'éducation, etc...
Les textes en vigueur ne facilitent pas la démarche d'identification des « valeurs de la République », comme on peut s'en rendre compte à la lecture de la circulaire ministérielle n° 2013-144 du 6 septembre 2013 de présentation de la Charte de la Laïcité à l'école, pour qui ce texte « Dans un langage accessible à tous [...] explicite les sens et enjeux du principe de laïcité à l'École, dans son rapport avec les autres valeurs et principes de la République ». Une précédente circulaire (n° 97-123 du 23 mai1997) définissant la mission des professeurs en collège, en lycée d'enseignement général et technologique ou en lycée professionnel envisageait la laïcité et « l'idéal laïque » comme faisant partie des valeurs de la République (« Le professeur [...] participe au service public d'éducation qui s'attache à transmettre les valeurs de la République, notamment l'idéal laïque qui exclut toute discrimination de sexe, de culture ou de religion »), mais sans plus de précision sur les autres principes que recouvre cette expression.
De son côté, l'article L. 111-1, alinéa 2, du code de l'éducation, tel qu'il résulte de la loi n° 2013-595 du 8 juillet 2013 d'orientation et de programmation pour la refondation de l'école de la République, prévoit que « Outre la transmission des connaissances, la Nation fixe comme mission première à l'école de faire partager aux élèves les valeurs de la République », sans là encore, en expliciter le contenu.
Même pour des juristes avertis, ces références croisées peuvent apparaître assez obscures, et bien plus encore pour des non spécialistes, sans même parler des élèves...
En fait, l'expression « valeurs de la République » n'est pas la mieux appropriée pour désigner le socle de valeurs et de références sur lesquels devraient s'accorder tous les membres de la communauté éducative. Il serait plus judicieux de se référer aux « valeurs de l'école républicaine », dont le corpus s'est construit dans la durée et dans le respect d'un certain nombre de traditions démocratiques de tolérance et de respect de l'autre, à commencer par l'attachement à la laïcité et la neutralité des enseignements, l'égalité de tous sans considération d'origine, de race, de religion ou de croyance, une stricte égalité entre les filles et les garçons, le respect mutuel entre tous les membres de la communauté éducative, la conviction que l'émancipation de chacun passe par le savoir plutôt que par les dogmes, sans oublier le crédit attaché à la parole de l'enseignant.
Certaines de ces valeurs ont été codifiées par le Constituant ou le législateur.
C'est ainsi que l'article 1 er de la Constitution proclame que « la France est une République [...] laïque », précisant qu'« elle assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction [...] de religion » et qu'elle « respecte toutes les croyances ». Il en découle une exigence de neutralité religieuse confortée par le fait que le Conseil constitutionnel a consacré, de manière autonome et aux côtés du principe de laïcité, un principe de neutralité du service public élevé au rang d'un principe fondamental reconnu par les lois de la République. De même, s'agissant du service public de l'éducation, le treizième alinéa du préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, auquel se réfère le préambule de la Constitution du 4 octobre 1958, impose une exigence particulière vis-à-vis de l'État puisque « l'organisation de l'enseignement public gratuit et laïque à tous les degrés est un devoir de l'État » (en revanche, l'application du principe de laïcité ne s'applique pas à l'enseignement privé).
Le principe constitutionnel de laïcité a été décliné dans plusieurs textes de valeur législative, à commencer par la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Églises et de l'État (qui ne trouve pas à s'appliquer dans les départements sous régime concordataire) ou, plus récemment, la loi n° 2004-228 du 15 mars 2004, désormais codifiée sous l'article L. 141-5-1 du code de l'éducation, prévoyant que « dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit ».
Si la laïcité occupe une place primordiale au sein des valeurs républicaines, c'est qu'elle est l'instrument qui permet à l'école d'assurer le vivre ensemble, sans distinction d'origine ou de confession religieuse, notamment dans les quartiers où vivent un très grand nombre de familles d'origine et de confessions religieuses les plus diverses et parfois antagonistes.
D'autres valeurs de l'école de la République, en revanche, n'ont pas reçu de traduction juridique précise, tout en revêtant une importance fondamentale pour le fonctionnement du service public de l'éducation et, plus important encore, pour une bonne transmission aux élèves de références les préparant à devenir des citoyens éclairés et responsables.
Ainsi, plusieurs des personnalités entendues par la commission d'enquête n'ont pas hésité à ranger dans les vertus fondamentales de l'école républicaine la distance critique que les élèves doivent garder à l'égard des croyances, le refus de l'obscurantisme et des thèses simplistes, la recherche de l'objectivité, etc... Ces questions ne relèvent pas réellement du droit, mais d'une éthique de l'enseignement qui, elle aussi, fait partie des valeurs que l'école doit transmettre.
De son côté, le Président de la République a rappelé le contenu essentiel des valeurs de l'école le 19 mars 2015 dans son allocution à l'occasion de la réunion à Paris des ministres de l'éducation nationale de l'Union européenne en vue de l'adoption d'une Déclaration sur la promotion de l'éducation à la citoyenneté et aux valeurs communes de liberté, de tolérance et de non-discrimination : « La première de ces valeurs, c'est la liberté, la liberté de penser, la liberté de parler, la liberté de circuler, la liberté de croire ou de ne pas croire et la liberté dans l'accès aux savoirs [...] Et l'autre principe que vous défendez c'est le savoir, la connaissance, parce que ce sont ces connaissances, ces savoirs qui permettront à des jeunes filles, à des jeunes garçons de pouvoir former leur jugement, de pouvoir se comporter en citoyen, capable là encore de faire des choix [...] Tout se joue aussi à l'école dans la capacité [...] de pouvoir permettre la bonne formation à la citoyenneté des jeunes, de tous les jeunes, et c'est à l'école que se joue aussi le rapport à l'autre, la tolérance, la compréhension et donc la capacité à repousser les discours de haine, à éviter le communautarisme, à ne pas tomber dans une forme de repli sectaire ».
Or, en prise directe sur cette problématique des valeurs, on constate qu'hélas, beaucoup de jeunes - notamment issus de l'immigration, même si eux-mêmes ont souvent la nationalité française - éprouvent de sérieuses réticences à se reconnaître membres à part entière de la communauté nationale, au profit d'autres repères identitaires comme le quartier, le « groupe ethnique », la « communauté religieuse », la « nationalité des parents », etc...
Il se trouve que ces groupes ont leurs lois, leurs codes, leurs repères, leurs croyances, en d'autres termes leurs propres valeurs et leurs propres représentations qui, dans bien des cas, entrent en contradiction, voire en conflit, avec celles de l'école républicaine.
C'est de plus en plus le cas, notamment, avec la montée de valeurs religieuses qui, aux yeux d'un nombre croissant d'élèves, sont la première, et parfois la seule vraie source de légitimité : en regard, les règles découlant du principe de laïcité sont mal comprises, mal vécues et, en définitive, dénoncées comme oppressives et attentatoires à la liberté individuelle.
La question récurrente du port du voile par les jeunes filles de confession ou de culture musulmane au sein des établissements scolaires relevant du service public de l'éducation en est un exemple frappant, comme la commission d'enquête a pu le constater dans pratiquement toutes ses visites de terrain : si, dans leur très grande majorité, ces élèves se plient, bon gré mal gré, aux prescriptions de la loi de 2004, c'est, dans la plupart des cas, parce qu'elles ne peuvent faire autrement, sous peine de sanctions. Mais les enseignants et les conseillers d'éducation doivent sans cesse en rappeler certaines à l'ordre, faire face quasiment tous les jours à des stratégies de contournement (port de vêtements dits « culturels » ou « ethniques »), autant d'attitudes de petite résistance au quotidien qui démontrent une contradiction non résolue entre deux systèmes de valeurs.
Pour ce qui le concerne, votre rapporteur ne peut pas admettre que les « valeurs particulières » de tel ou tel groupe ou de telle ou telle communauté viennent au même rang ni, a fortiori , qu'elles prennent le pas sur celles de la République, car la République est la seule à garantir à tous l'égalité devant ses lois, sans considération d'origine, de race, de religion ou de croyance.
Troisième constat : la « perte des repères » résulte en large part d'un certain nombre de fragilités structurelles
Pourquoi cette méconnaissance ou ce rejet ?
Parce que d'avis presque unanime, le mode actuel de transmission de nos valeurs nationales par l'école laisse fortement à désirer... Les enseignants sont les premiers à le regretter et ont un besoin de soutien dans cette mission essentielle.
L'école n'est pas responsable de tout, et ne peut pas tout.
Il est évident que la marginalisation économique et sociale des quartiers, le chômage et les phénomènes de ghetto ne facilitent pas l'adhésion aux valeurs traditionnelles prônées par l'école.
Les enseignants eux-mêmes subissent une dégradation constante de leur statut, à la fois matériel et social.
Aujourd'hui, la parole du professeur est de plus en plus concurrencée : généralisation du relativisme, envahissement du « bruit numérique », travail de sape des théories du complot...
Pour endiguer ces phénomènes, la République doit redonner à ses enseignants confiance en eux-mêmes, pour qu'à leur tour ils soient à nouveau en mesure de transmettre des valeurs qui soient perçues, non pas comme des contraintes imposées, mais comme des facteurs d'émancipation et de libre-arbitre.
Les travaux de la commission d'enquête ont bien mis en évidence des fragilités structurelles auxquelles il devient urgent d'apporter des solutions ambitieuses.
Les grandes enquêtes internationales visées dans la suite du présent rapport renvoient des images inquiétantes : un pourcentage considérable d'élèves ne maîtrisent pas le socle de connaissances et de compétences requis à leur niveau.
Parmi ces fragilités, la plus flagrante est la faiblesse en français, à l'oral comme à l'écrit, d'un très grand nombre de jeunes élèves, qui arrivent en classe de 6 ème sans maîtriser notre langue : comment, dans ces conditions, leur faire passer utilement le message des valeurs « Dans un langage accessible à tous », pour reprendre les termes de la circulaire du 6 septembre 2013 précitée, mais qu'en réalité, ils ne comprennent même pas ?
C'est pourquoi une des propositions du rapport consiste en un investissement massif sur l'apprentissage du français au primaire et au collège, et ceci dès la maternelle.
Concernant les enseignants et l'institution scolaire, la fragilité la plus manifeste sur laquelle pratiquement tous les spécialistes ont attiré l'attention de la commission d'enquête concerne la formation : pour l'heure, les professeurs ne sont pas correctement préparés à transmettre les valeurs, qu'il s'agisse de leur formation initiale, qui paraît mal appropriée, ou de leur formation continue, laissée en totale déshérence.
Une autre idée-force est ressortie au fil des auditions de la commission d'enquête : l'École n'est pas un service public comme les autres, c'est, comme l'Armée ou la Justice, une institution de la République au sens le plus noble du terme. De même, les enseignants ne sont pas de simples prestataires de savoirs : à travers leurs enseignements disciplinaires et dans leur mission éducative, ils administrent un magistère public éminent mais qui, force est de le constater, a plus de mal qu'avant à s'exercer.
Dans le rapport qu'il a remis au Président de la République en avril 2015, « La Nation française, un héritage en partage », le Président du Sénat, M. Gérard Larcher, a parfaitement posé cette problématique : « l'engagement républicain est indéfectiblement lié à la réaffirmation des repères de notre société et à la restauration de l'autorité et du sentiment national [...] Ces repères se construisent naturellement dès les premières années de la vie. Au côté des familles, l'école joue ce rôle général de creuset républicain qu'elle a déjà tenu dans l'histoire et doit être appelée à retrouver sa fonction de vecteur de rattachement à la nation [...] L'école est bien plus qu'un service public, comme la santé ou les transports. Elle est dans notre tradition culturelle, une « institution » qui élève les enfants à la dignité de citoyens français capables d'exercer leur propre libre arbitre ... »
Dans cette perspective, la « perte des repères », aussi bien du côté des élèves que de certains enseignants, tient aussi au fait que ces repères ne sont plus représentés avec autant d'insistance qu'avant, notamment dans l'enseignement primaire à un âge où les enfants sont les plus réceptifs aux rites collectifs : le temps des « hussards noirs de la République » et des « maîtres » sortis des écoles normales est révolu...
En elle-même, cette évolution n'a rien d'anormal, car l'école doit rester dans son temps si elle veut remplir efficacement sa mission de formation des futurs citoyens. Pourtant, pour préserver la dimension symbolique et morale de l'école républicaine, il faut lui permettre de pratiquer de manière tangible et au quotidien les valeurs qu'elle est en charge de transmettre, notamment en favorisant certains « rites républicains ».
Il ne s'agit pas d'imposer un nouveau catéchisme, mais s'il y a une « perte de repères », le bon sens commande de mieux marquer ces repères, de les rendre plus visibles à tous les membres de la communauté éducative, dans le but de favoriser l'émergence du sentiment d'adhésion.
• Vingt propositions fortes, assorties d'un certain nombre de mesures d'accompagnement
Les constats qui ressortent des travaux de la commission d'enquête n'ont rien de dogmatique et sont largement partagés par tous ceux qui, à un titre ou à un autre, s'intéressent à l'école et souhaitent lui redonner les moyens de jouer pleinement son rôle de transmission des valeurs républicaines.
Pour y parvenir, un certain nombre de pistes ont été tracées, parmi lesquelles il convient de mentionner la « Grande mobilisation de l'école pour les valeurs de la République », opération ambitieuse lancée par le ministère de l'éducation nationale en janvier 2015 ; après une vaste série de consultations au niveau des académies, elle a débouché en mai dernier sur des « Assises de l'école pour les valeurs de la République » qui ont donné lieu à une communication lors du Conseil des ministres du 13 mai 2015.
Lors de son audition du 2 juin 2015 devant la commission d'enquête, la ministre en a retracé quelques lignes directrices, parmi lesquelles l'idée, somme toute très consensuelle, « que les enseignants ne peuvent répondre seuls aux défis qui se posent à eux » ; elle a souligné « l'importance accordée au principe de laïcité pour protéger les élèves du prosélytisme, des éruptions identitaires et, simplement, garantir une cohabitation harmonieuse », relevé que « Certains enseignants ne sont pas suffisamment armés pour expliquer à leurs élèves la laïcité » et constaté « que bien des élèves avaient un faible niveau d'expression en français »...
Reste à formuler les mesures qui, précisément, permettront de remédier à ces faiblesses. En d'autre termes, pour reprendre une métaphore de notre collègue Guy-Dominique Kennel lors d'une audition le 19 mars 2015, « le diagnostic est posé depuis longtemps, le remède est connu » mais quid de la posologie ?
Pour sa part, votre rapporteur n'a pas souhaité couvrir l'ensemble du champ des réformes qu'exigerait une remise en ordre complète du système éducatif français, tant en ce qui concerne la qualité des enseignements, les performances des élèves, les problèmes de carte scolaire ou la gestion des ressources humaines dans l'éducation nationale, pour ne citer que quelques pistes de réflexion.
Pour s'en tenir aux seuls domaines d'intervention assignés à cette commission d'enquête - en l'occurrence, la perte de repères républicains à l'école et son incidence sur le fonctionnement du service public de l'éducation, sur la vie dans les établissements scolaires et sur les difficultés rencontrées par les enseignants dans l'exercice de leur profession - il vous présente 20 propositions fortes en vue d'améliorer la situation actuelle dans quatre grandes directions :
- le sentiment d'appartenance et l'adhésion de tous aux valeurs de la citoyenneté ;
- l'autorité des enseignants et une vraie formation à la transmission des valeurs ;
- l'accent porté sur la maîtrise du français et la concentration des élèves ;
- la responsabilisation de tous les acteurs.
Plusieurs de ces propositions, telles qu'elles sont énumérées dans l'encadré en tête du présent rapport, ont été préconisées par les personnes entendues lors des travaux de la commission d'enquête, sur la base de leur expérience vécue.
Loin de traduire des options idéologiques ou de privilégier telle ou telle vision pédagogique, ces propositions répondent toutes à des problèmes bien identifiés auxquels elles tentent d'apporter des solutions concrètes et praticables, détaillées dans les chapitres qui suivent.
Il faut cependant souligner qu'au-delà de ces 20 propositions, le présent rapport envisage également un certain nombre de mesures d'accompagnement importantes qui, elles aussi, ont pour objet de faciliter la transmission des valeurs aux élèves - dans le primaire et au collège, en particulier - la reconstruction de repères républicains stables, un fonctionnement plus harmonieux du service public de l'éducation et une amélioration des conditions d'exercice des enseignants.
Une des propositions fortes, la seule de nature institutionnelle, puisque toutes les autres sont plus axées sur les aspects fonctionnels ou organisationnels de l'école, préconise de renforcer le contrôle du Parlement sur les choix stratégiques en matière d'enseignement, notamment au travers d'un débat annuel sous l'autorité de la commission de la culture, de l'éducation et de la communication ; dans l'esprit de votre rapporteur, ce débat pourrait être préparé en liaison avec les rapporteurs spéciaux de la commission des finances en charge de l'enseignement scolaire, mais devrait être distinct de la discussion annuelle des crédits de l'éducation nationale, dont la rigidité procédurale ne se prête pas bien à une discussion de fond.
Il serait en effet logique qu'un thème aussi fondamental que celui de l'école fasse l'objet d'un suivi parlementaire renforcé, selon une procédure spécifique : pas seulement parce qu'il s'agit du premier budget de l'État, et que les enseignants forment le plus fort contingent de la Fonction publique, mais surtout parce qu'il est essentiel que les représentants de la nation puissent débattre régulièrement et dans un cadre approprié de cette institution majeure de la République, en charge d'instruire et d'éduquer les citoyens des prochaines décennies.
Enfin, bien que le rôle des familles dans l'accompagnement de la scolarité de leurs enfants ne relève pas du mandat confié à la commission d'enquête, votre rapporteur a jugé indispensable de formuler une proposition tendant à mieux responsabiliser les parents dans l'effort de prévention de l'absentéisme scolaire, un comportement sur lequel les enseignants ont peu de prise et qui est un facteur grave de décrochage.
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En définitive, le Gouvernement et le Parlement, chacun dans sa sphère de compétences, doivent être particulièrement attentifs à créer les conditions d'un bon fonctionnement du service public de l'éducation.
Ils doivent aussi être conscients que les difficultés relevées dans le présent rapport touchent en première ligne les membres de la communauté éducative, dont la commission d'enquête du Sénat a pu constater l'engagement et l'exemplarité à tous les échelons de responsabilité.
* 1 « Les signes et manifestations d'appartenance religieuse dans les établissements scolaires », Rapport à monsieur le ministre de l'éducation nationale, de l'enseignement supérieur et de la recherche, présenté par M. par Jean-Pierre Obin, inspecteur général de l'éducation nationale - Juin 2004.
* 2 Filières « djihadistes » : pour une réponse globale et sans faiblesse , rapport Sénat du 1 er avril 2015, n° 388 (2014-2015).
* 3 Le ministère de l'intérieur a ouvert une plateforme téléphonique d'assistance aux familles et de prévention de la radicalisation violente (n° vert) : 0 800 005 696.