ANNEXE III - COMPTES RENDUS DES AUDITIONS DE LA DÉLÉGATION

Liste des personnes auditionnées

Auditions du 19 mars 2015

- Catherine Kintzler

Professeure émérite de philosophie à l'Université Lille III, auteure de Penser la laïcité (2014), de Qu'est-ce que la laïcité ? (2007) et de Tolérance et laïcité (1998)

- Florence Rochefort

Présidente de l'Institut Émilie du Châtelet, co-directrice de Clio Histoire Femmes et sociétés

Audition du 9 avril 2015

- Philippe Portier

Directeur d'études à l'école pratique des hautes études (Paris-Sorbonne), chaire d'histoire et sociologie des laïcités, directeur du Groupe sociétés, religions, laïcités (GRSL)

Table ronde du 14 janvier 2016

- Frédérique Bedos

Journaliste, réalisatrice, fondatrice de l'ONG d'information Le Projet Imagine

- Marie-Thérèse Besson

Présidente de la Grande Loge Féminine de France (GLFF)

- Martine Cerf

Secrétaire générale de l'association Égale-Égalité, Laïcité, Europe

- Valérie Duval-Poujol

Théologienne, docteure en histoire des religions, spécialiste des questions de traduction de la Bible

- Nassr Edine Errami

Co-fondateur de l'association Musulmans inclusifs de France et formateur « islam et droits des minorités et droits des femmes »

- Anne Faisandier

Pasteure de l'Église protestante unie de France (EPUF) à Marseille

- Delphine Horvilleur

Rabbin, rédactrice en chef de la revue Penou'a, auteure de En tenue d'Ève - féminin, pudeur et judaïsme et de Comment les rabbins font les enfants - sexe, transmission et identité dans le judaïsme

- Églantine Jamet-Moreau

Maîtresse de conférences à l'Université Paris-Ouest, co-fondatrice de l'association Succès égalité mixité , auteure de Le curé est une femme. L'ordination des femmes à la prêtrise dans l'Église d'Angleterre

-Hanane Karimi

Doctorante en sociologie à l'Université de Strasbourg, porte-parole du collectif Les femmes dans la mosquée et membre du collectif féministe Musulmanes en mouvement

- Sibylle Klumpp

Pasteure de l'Église protestante unie de France (EPUF) à Avignon

- Guilaine Rochefort

Présidente de la commission nationale des droits des femmes de la Grande Loge Féminine de France GLFF

- Anne Soupa

Co-fondatrice du Comité de la jupe et de la Conférence des baptisé-e-s francophones , co-auteure de Les pieds dans le bénitier

Audition du 28 janvier 2016

- Françoise Morvan

Présidente de la Coordination française pour le Lobby européen des femmes (CLEF)

- Annie Sugier

Vice-présidente de la CLEF, présidente de la Ligue du droit international des femmes - auteure de Femmes voilées aux Jeux Olympiques (2012, éditions Jourdan)

Entretien du 18 février 2016

- Nadia Murad Basee Taha

Rescapée des camps de Daech

Audition du 24 mars 2016

- Dounia Bouzar

Docteure en anthropologie, directrice générale du Centre de prévention contre les dérives sectaires liées à l'islam (CPDSI) , ancienne personnalité qualifiée du Conseil français du culte musulman (CFCM)

Entretiens de Chantal Jouanno, présidente de la délégation, rapporteure,
du 15 avril 2016

- Maud Amandier et Alice Chablis

Auteures de « Ils sont au pouvoir, elles sont au service » - Le déni, enquête sur l'église et l'égalité des sexes

- Isabelle Lévy

Auteure de Menaces religieuses sur l'hôpital

Audition du 2 juin 2016

- Houria Abdelouahed

Psychanalyste, maître de conférences à l'université Paris-Diderot

Audition de Catherine Kintzler, philosophe,
professeure émérite de philosophie à l'Université Lille III,
auteure de
Penser la laïcité, de « Qu'est-ce que la laïcité ?
et de Tolérance et laïcité

(19 mars 2015)

Présidence de Chantal Jouanno, présidente

Chantal Jouanno, présidente . - Nous recevons aujourd'hui Catherine Kintzler, philosophe, professeure émérite de philosophie à l'Université Lille III, vice-présidente de la Société française de philosophie et auteure de nombreux ouvrages sur la laïcité.

Je vous remercie beaucoup, Madame, de vous être rendue disponible et d'être venue jusqu'à nous pour cette première réunion sur le thème « Femmes et laïcité ».

Il m'a semblé important, pour commencer nos travaux sur ce sujet sensible - sujet que notre délégation a choisi, je veux le souligner, avant les événements du début de cette année - d'entendre le point de vue de la philosophe.

Il est nécessaire, en effet, que notre réflexion s'appuie sur des bases claires et sur des définitions rigoureuses des notions essentielles à tout raisonnement dans ce domaine.

Ce qui me frappe, c'est que ces événements tragiques ont réactivé une réflexion générale sur la laïcité sans jamais l'aborder, du moins à ma connaissance, sous l'angle de ses implications particulières pour les femmes et de l'égalité entre hommes et femmes.

Or je pense, comme tous mes collègues, que l'actualité devrait nous conduire à nous poser la question : la laïcité et la tolérance sont-elles ou non protectrices des femmes ?

Madame, je vous donne la parole et nous vous écouterons avec beaucoup d'intérêt.

Catherine Kintzler, professeure émérite de philosophie à l'Université Lille III . - Mon travail m'a conduite à aborder ce sujet tant de manière théorique que de manière pratique. Je me suis interrogée sur l'angle d'analyse à privilégier dans le cadre de cette audition. J'ai finalement choisi de me fonder sur la constatation que même dans un état de droit, les femmes sont quotidiennement aux prises avec deux questions apparemment anecdotiques mais symptomatiques du lien entre « respiration laïque » et droits des femmes.

Premièrement, les femmes doivent pouvoir sortir de l'intimité et se trouver dans un lieu public sans avoir à répondre du motif de leur présence. L'urbanité, c'est le fait de pouvoir être dehors, dans la rue, sans avoir quelque chose de spécial à y faire, être là juste pour être là sans susciter de questions et faire l'objet de soupçons - ce qui va de soi pour les hommes, mais pas pour les femmes.

Deuxièmement, les femmes n'ont pas à être tenues de justifier leur existence par le fait d'avoir un ou plusieurs enfants - question adressée « naturellement » aux femmes et subsidiairement aux hommes.

Ces deux questions renvoient à un point plus profond. Elles posent celle de l'assignation à une extériorité, à une finalité qui prétend vous définir et se substituer à votre intériorité ; c'est un déni d'autonomie et de singularité. Voilà le point d'appui, me semble-t-il, de tout ce qui fait obstacle aux droits des femmes. C'est de cette assignation que la laïcité délivre toute personne, et c'est pourquoi les femmes ont tout particulièrement intérêt à vivre dans une association politique laïque. La notion de « respiration laïque » sera donc centrale dans mon propos.

Je commencerai par un résumé du fonctionnement du concept de laïcité avant d'en déduire une fonction de « respiration », laquelle suppose, a contrario , une définition de l'intégrisme.

L'affaire des signes religieux à l'école publique (Creil) et ses corollaires (accompagnateurs scolaires, université..), le vote de la loi de 2004 encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics, l'affaire du gîte d'Épinal, celle du port du masque dans les lieux publics, les tentatives de « toilettage » de la loi de 1905, la législation sur les cimetières, la récupération de la thématique laïque par l'extrême droite, l'affaire de la crèche Baby-Loup : j'ai voulu proposer une construction philosophique du concept de laïcité capable de rendre intelligible cet ensemble d'objets épars et de faire face aux questions d'aujourd'hui.

Paradoxalement, c'est à la fin du XVII ème siècle que j'ai trouvé le noyau conceptuel de cette construction. Je constatai que l'une des attaques les plus efficaces contre la laïcité dite « à la française » consiste à lui opposer - et à lui substituer - le régime de la tolérance à l'anglo-saxonne, réputé plus « ouvert » et « accommodant ». Or, ce régime s'appuie largement sur l'évidence sociale du fait religieux. Le noyau conceptuel est une question de philosophie politique : celle de la nature et de la forme du lien rendant possible l'association politique.

La question de la nature du lien politique fut posée par John Locke, le plus grand théoricien du régime de tolérance ; il la pose en même temps qu'il y répond. Sa réponse n'est pas laïque mais très intéressante. Il faut exclure, dit-il, les athées de l'association politique. Pourquoi ? Parce qu'ils ne sont pas fiables dans leurs serments du fait qu'ils ne croient à rien. Le problème avec les non croyants, c'est qu'ils sont par définition déliés. Le motif avancé par Locke permet de poser la question fondamentale : pour faire la loi, faut-il se régler sur le modèle de la foi ? Le lien politique s'inspire-t-il d'une adhésion préalable dont le modèle est la croyance ? Locke répondait oui, mais ce grand esprit a vu le coeur de la question : il a de ce fait tracé le champ conceptuel sur lequel s'est installée la laïcité.

La question de Locke est structurante. Non, ce n'est pas nécessaire de croire à quoi que ce soit pour construire l'association politique. La loi n'a pas besoin du modèle de la foi, elle ne s'inspire d'aucun lien préexistant et ne suppose aucune forme de croyance ou d'appartenance préalable. C'est un courant de la Révolution française - incarné par Condorcet - qui a opéré ce retournement, alors même que le mot laïcité n'existait pas encore.

J'ai été invitée à participer à une conférence portant sur la laïcité organisée par l'Université de Princeton. À l'issue de mon intervention, un de mes collègues américains a comparé la laïcité à un système de numération : « Nous, les Anglo-Saxons, nous partons de 1, les Français partent de zéro ». Partir de 1, c'est s'appuyer sur les religions, les courants et les communautés existants pour les fédérer dans ce qu'ils ont de commun. Partir de zéro, c'est ouvrir un espace plus large qui pourra accueillir toutes les positions, y compris celles qui n'existent pas, et qui fait de la liberté des cultes un cas particulier de la liberté de conscience.

La puissance publique est installée sur le moment zéro. Elle ne dit rien sur les croyances et les incroyances, conformément à ce que nous appelons le principe de laïcité. Cette abstention s'applique partout où la constitution des droits est engagée - assemblées nationales et locales, tribunaux, école publique... C'est ce qu'on appelle à strictement parler le principe de laïcité.

Mais ce principe de laïcité rend possible, dans la société civile - dans la rue, dans les lieux publics, les transports, les commerces, etc. - l'application du principe de libre expression, de libre affichage. On peut avoir la croyance ou l'incroyance qu'on veut, la manifester publiquement, pourvu que cela respecte le droit commun.

Ainsi le régime de laïcité combine les deux principes, mais il fait du principe de libre expression un principe subordonné au principe de laïcité, parce que rendu possible par ce dernier : on place un bandeau sur les yeux de la puissance publique pour rendre possible le déploiement des libertés du côté de la société civile.

La laïcité n'est pas contraire aux religions ni aux formations communautaires : elle s'oppose seulement aux religions et aux communautés lorsque celles-ci veulent faire la loi, lorsqu'elles ont des visées politiques.

On peut déduire de ce point de départ les deux principales déformations de la laïcité, ses deux dérives : la laïcité « adjectivée » et l'extrémisme laïque.

Le régime de laïcité articule donc, d'une part le principe de laïcité au sens strict, qui gouverne la puissance publique et ce qui participe d'elle par l'abstention en matière de croyances et de non croyances, et d'autre part le principe de liberté d'expression qui s'étend à tout le reste, à l'infinité de la société civile, dans le respect du droit commun.

Les fluctuations politiques que nous observons en matière de laïcité sont intelligibles à la lumière de cette dualité, ou plutôt à la lumière de sa méconnaissance.

La première dérive a pris des noms variés : je l'appellerai la laïcité adjectivée (laïcité « plurielle », « ouverte », « positive », « raisonnable », « apaisée », etc.). Elle consiste à vouloir étendre au domaine de l'autorité publique ou à une de ses portions le principe qui régit la société civile. Autrement dit, elle récuse le caractère neutre et minimaliste de la puissance publique républicaine, faisant de l'opinion religieuse une norme, autorisant les propos religieux au sein de l'État lui-même, et aboutissant à légitimer la communautarisation religieuse du corps politique. Elle a été notamment désavouée par le vote de la loi de mars 2004 dont je parlais tout à l'heure.

La seconde dérive, l'extrémisme laïque, consiste symétriquement et inversement à vouloir durcir le domaine de la société civile en exigeant qu'il se soumette à l'abstention qui devrait régner dans le domaine de l'autorité publique. Elle a refait surface récemment dans le cadre d'une réaction à la première dérive, et la déplorable affaire dite du gîte d'Épinal, fin 2007, lui a donné son moment critique. Je rappelle que la propriétaire d'un gîte à Épinal avait demandé à deux de ses clientes d'ôter leur voile dans les parties publiques de son établissement. Elle a été poursuivie pour « discrimination religieuse » et condamnée à une amende.

Ces deux courants se sont relayés et ont offert la laïcité à l'extrême droite, l'un en désertant le terrain laïque pendant de longues décennies, au prétexte de l'assouplir et de le moderniser, l'autre en l'investissant avec des propositions durcies et réactives, les deux en épousant le fonds de commerce des politiques d'extrême-droite, à savoir la constitution fantasmatique de « communautés » - en l'occurrence « les musulmans » - que les premiers révèrent en criant à la « stigmatisation » et que les seconds abhorrent en criant à l'« invasion ».

Il me semble que les élus, et plus généralement le personnel politique, sont très sensibles - à juste titre - à la seconde dérive. Mais ils sont très perméables à la première qui se présente sous forme de « pensée naturelle » et ils ne voient pas que ces deux mouvements s'autorisent mutuellement et sont structurellement de même nature.

Cette analyse permet de définir très simplement l'intégrisme ; elle souligne combien la laïcité est favorable aux droits des femmes.

Les femmes sont particulièrement visées par tous les intégrismes. Pourquoi ? Parce que l'intégrisme, quelle que soit son origine, par définition, prétend à une vision intégrale qui unifie tous les espaces de la vie : politique, civile, intime. Il exige une uniformisation, il ne connaît pas de distinction. Et, s'agissant des femmes, il exerce cette uniformisation en rabattant l'ensemble de la vie et des moeurs sur leur assignation à la fonction d'épouses et de mères, à une extériorité qui prétend les définir et épuiser leur existence. Il n'y a pas de répit, pas de respiration.

La laïcité offre, à cet égard, deux points de résistance qui permettent aux femmes de lutter pour leurs droits et de les faire respecter.

Elle suppose un régime politique où le droit des individus a toujours priorité sur les droits collectifs. En régime laïque, l'appartenance préalable à une communauté n'est pas nécessairement contraire au lien politique, mais elle n'est jamais requise par lui : il n'y a pas d'obligation d'appartenance. Et si une appartenance entend priver ses « membres » des droits ou les exempter des devoirs de chacun, l'association politique la combat - on parle alors de communautarisme. On voit alors que, si l'intégrisme peut encore s'accommoder d'une association politique « moléculaire » où les communautés en tant que telles sont politiquement reconnues, il ne peut que haïr celle qui réunit des individus, qui accorde aux communautés un statut juridique jouissant d'une grande liberté mais leur refuse celui d'agent politique ès qualités . Or, chaque fois que le droit des femmes est bafoué ou dénié, c'est sur un fondement qui leur refuse la pleine singularité, une par une, comme sujet du droit et/ou comme sujet moral. Il faut parler ici de la vertu émancipatrice de la laïcité. Je donnerai l'exemple du mariage civil : ses propriétés sont de plus en plus évidemment disjointes de tout mariage religieux ou coutumier et à chaque moment de distinction, la question du droit des femmes est décisive (le consentement libre, le droit d'échapper au mariage arrangé, le droit à l'administration des biens, le droit unilatéral à la contraception, le droit à l'avortement).

La dualité installée par le régime laïque traverse la vie de chacun et rend concrète une respiration redoutée par l'intégrisme. D'une part, le principe de laïcité proprement dit applique le minimalisme à la puissance publique et à ce qui participe d'elle : on s'y abstient de toute manifestation, caution ou reconnaissance en matière de cultes, de croyances et d'incroyances. D'autre part ce principe d'abstention, ce « moment zéro », n'a de sens qu'à libérer tout ce qu'il ne gouverne pas : l'infinité de la société civile, y compris les lieux accessibles au public, jouit de la liberté d'expression et d'affichage dans le cadre du droit commun.

Chacun vit cette distinction concrètement : l'élève qui ôte ses signes religieux en entrant à l'école publique et qui les remet en sortant fait l'expérience de la respiration laïque, il échappe par cette dualité aussi bien à la pression sociale de son milieu qu'à une uniformisation officielle d'État. C'est cette alternance (savoir quand on doit s'abstenir, savoir quand la liberté la plus large s'exerce) qui constitue la respiration laïque, un peu comme une partition musicale. Croire qu'une femme voilée serait incapable de comprendre cette articulation, la renvoyer sans cesse à l'uniformité d'une vie de « maman voilée », c'est la mépriser et la reléguer dans un statut d'intouchable ; c'est aussi désarmer celle qui entend échapper au lissage de sa vie.

Pourquoi cette respiration est-elle favorable aux droits des femmes ? Parce que tout simplement c'est un échappement. Ce point de fuite, tout le monde peut en jouir, mais les femmes y sont particulièrement sensibles parce qu'elles sont particulièrement exposées à l'uniformisation de leur vie, que celle-ci soit forcée ou, presque pire, qu'elle soit consentie sous la forme du confort qu'offre la servitude volontaire. J'ai écrit dans mon livre que le déraciné est le paradigme du citoyen. La laïcité invite chacun à sortir : elle fonctionne comme un dépaysement. Pour les hommes, sortir est un acte auquel on ne pense même pas, il va de soi. Pour les femmes, c'est fondamental : pouvoir sortir sans être sommée à chaque instant de rentrer, s'entendre dire qu'on n'a rien à faire là, ou que si on est là sans avoir rien à faire, c'est qu'on se prostitue. C'est aussi simple que cela : le Promeneur solitaire n'est pas possible sans le Contrat social. Certes le régime laïque n'est pas le seul, heureusement, à rendre possible la sortie des femmes, mais il aménage cette sortie jusqu'à son point de fuite fondamental : sortir aussi de sa propre condition, de l'assignation qui vous y fixe. Car l'assignation, à mon avis, est le point central qui fait obstacle aux droits des femmes. Trop souvent, être une femme, c'est être assujettie à une appartenance d'autant plus féroce qu'elle se prétend « naturelle ». Cela implique un volet moral - puisqu'il faut que chacun soit capable de s'estimer assez pour se soutenir lui-même, et puisse penser ses appartenances comme des décisions révocables et non comme une destinée implacable.

Chantal Jouanno, présidente . - Je vous remercie pour votre intervention très éclairante.

Les assignations s'adressent généralement plutôt aux femmes qu'aux hommes. Pour autant, est-il nécessaire d'interroger les religions et d'affirmer explicitement que les assignations religieuses s'adressent essentiellement aux femmes ? De plus, certaines formes d'assignation ne sont pas religieuses. Pouvons-nous y étendre le principe de laïcité ?

Par ailleurs, le principe de neutralité s'applique dans l'espace public. Jusqu'où peuvent aller nos exigences dans ce cadre ? Par exemple, étant moi-même végétarienne, je pourrais demander que des menus spécifiques me soient destinés.

Catherine Kintzler . - Il convient d'interroger les religions, ce que la laïcité n'empêche pas. En revanche, elle s'oppose à leurs prétentions civiles et politiques. L'article 35 de la loi de 1905 est très clair à ce sujet, même s'il n'est que peu appliqué. Par exemple, il ne devrait pas être envisageable de former les imams. Les religions ne sont a priori pas contrôlées par l'État, son contrôle ne pouvant se faire qu'à travers un régime concordataire. En revanche, elles sont contrôlées a posteriori . Si un ministre du culte haranguait les fidèles en leur demandant de se révolter contre l'IVG, à l'image de ce qu'a fait récemment l'évêque aux armées en qualifiant l'IVG d'arme de destruction massive, la loi de 1905 devrait être appliquée.

De plus, il est nécessaire d'interroger les religions en tant qu'elles appartiennent à la société civile. Elles ne doivent pas s'exprimer en tant qu'agents politiques communautarisés. Les individus qui y appartiennent ont cependant pour leur part le droit de faire valoir leur point de vue comme tout autre individu.

Par ailleurs, les religions ne doivent avoir aucune prétention à faire la loi mais certaines d'entre elles persistent dans cette voie. En France, le christianisme et le judaïsme se sont accommodés de cette amputation au niveau intellectuel, ce qui n'a pas freiné le développement de leur pensée.

Quoi qu'il en soit, il s'agit de savoir si nous reconnaissons les religions comme agents politiques. Le 4 mars dernier, le Président de la République a déclaré dans le journal Le Parisien : « La République reconnaît tous les cultes. ». Il a donc affirmé le contraire des dispositions de la loi de 1905. Or, le moment délibératif doit s'arrêter aux religions. Ces dernières peuvent être consultées ou entendues, comme je le suis moi-même en ce moment par vous en tant que membre de la société civile.

Bien sûr, les religions sont des supports de l'uniformisation de la vie des femmes, mais pas seulement. Les religions sont porteuses d'assignations sociales et anthropologiques dans de nombreux cas. À ce titre, l'exemple du mariage entre personnes de même sexe a été une fois de plus révélateur. La discussion à ce sujet a souligné le caractère archaïque de la conception de la condition des conjoints portée par le mariage religieux.

En outre, vous avez employé la notion d'espace public au sens juridique, mais la plupart des gens confondent « espace public » et « espace accessible au public ». Il importe d'être vigilant quant à cette ambivalence. Toutefois, la teneur de votre question témoigne d'un emploi rigoureux du terme d'espace public. C'est la nature de l'activité qui détermine l'espace public, pas forcément celle de l'espace. Par exemple, une maman se rendant à un rendez-vous avec un professeur pénètre dans un espace public au sens strict, mais la nature de l'activité n'est pas scolaire ; elle se rend dans l'école en tant que personne particulière. Il n'est alors pas nécessaire qu'elle quitte ses signes d'appartenance religieuse éventuels. En revanche, comme l'affirme la circulaire Chatel, si elle fait fonction d'accompagnatrice scolaire, son activité participe de l'autorité publique.

Cependant, la question des menus constitue une zone grise. Les enfants mangeant à la cantine pratiquent-ils alors une activité scolaire ? Le moment du repas peut être un moment où nous les laissons tranquilles. Pour autant, l'école doit se recentrer sur sa propre intériorité plutôt que d'être en permanence renvoyée à son extériorité. La question serait alors simplifiée. Quoi qu'il en soit, il n'est pas possible de faire ingurgiter aux gens des aliments qu'ils ne supportent pas. La question ne relève alors plus de la loi religieuse mais du tabou et de l'anthropologie.

Par conséquent, la question doit être posée autrement, de même que celle des accompagnatrices scolaires. Si la République donnait à ces dernières un insigne le temps de la sortie scolaire, elle éviterait cette stigmatisation. Dans le cadre de la cantine scolaire d'une école publique, il est à tout prix nécessaire d'éviter de séparer les enfants a priori et de les répartir selon leur appartenance supposée. Par exemple, refuser à un enfant de lui servir du jambon sur la base de son apparence est très grave, à moins que les parents n'aient donné des consignes strictes. Avoir décidé que les enfants doivent respecter certaines règles constitue une autre forme d'assignation. La République n'a pas à décider des règles religieuses. Sur cette base, il est possible d'envisager des solutions souples.

Dans les années 1950, ma mère était directrice d'école primaire et le problème se posait déjà. Les menus étaient alors affichés à l'avance. Dans le cas où le menu ne convenait pas, il était demandé aux parents de fournir un en-cas à leurs enfants. Désormais, la plupart des cantines scolaires sont équipées d'un self-service, même si les jeunes enfants ne peuvent se servir eux-mêmes. Quoi qu'il en soit, prétendre uniformiser la vie au nom de la laïcité est excessif et ne rend pas service à la laïcité.

Enfin, une autre solution est de demander à la puissance publique qu'elle intervienne le moins possible. Faire partie d'une équipe nationale de sport implique de connaître et de chanter La Marseillaise , l'activité sportive participant alors de la puissance publique. En revanche, il n'est pas possible de demander constamment aux gens de s'enthousiasmer en écoutant La Marseillaise , l'injonction ayant alors un caractère moral. Le minimalisme de la puissance publique constitue la condition grâce à laquelle elle choquera le moins possible les individus et ne pratiquera pas des assignations arbitraires.

Chantal Jouanno, présidente . - Des propositions émergent consistant à demander aux religions de préciser l'interprétation de leur dogme, afin de vérifier qu'elle est compatible avec les principes de la République. Or cette demande me semble davantage relever du principe du concordat. Qu'en pensez-vous ?

Catherine Kintzler . - Une telle demande constitue une ingérence directe dans le corpus dogmatique au sens philosophique du terme. En vertu d'un tel principe, il conviendrait que nous cessions de lire des oeuvres philosophiques défendant des notions contestables : personne n'est plus misogyne que Schopenhauer, mais nous avons intérêt à lire ce grand auteur ! La compatibilité des religions avec la loi doit toujours se décider a posteriori . Par exemple, les déclarations de l'imam de Vénissieux selon lesquelles il est autorisé de battre les femmes tombent sous le coup de la loi et devraient être sanctionnées.

Sur le sujet, la loi de 1905 est d'ailleurs très claire : aucun contrôle a priori ne doit être mené. Nous disposons en revanche d'un arsenal juridique pour intervenir a posteriori . Contrôler les religions de la sorte reviendrait aussi pour la puissance publique à former une alliance avec des religions officielles, sur le modèle du concordat. Notre conception de la laïcité est beaucoup plus large et accorde davantage de libertés. À cet égard, nous devons être vigilants. Nous aurions dû utiliser l'arsenal juridique dont nous disposons au moment de l'affaire de Creil en 1989, notamment les circulaires Jean Zay, toujours en vigueur. Au contraire, nous avons tergiversé et éludé la question, de la même manière que nous louvoyons à propos des accompagnatrices scolaires et de la question des universités.

Chantal Jouanno, présidente . - Lors du débat sur l'IVG, j'ai été frappée par les écrits de contestation que nombre d'entre nous a reçus. Les propos qui ont été tenus au sein de l'Assemblée nationale et du Sénat pour mettre en cause le droit des femmes à disposer librement de leur corps, au nom d'une règle naturelle liée à la fonction de reproduction des femmes, m'ont beaucoup frappée. Des principes religieux sont ainsi dissimulés derrière une prétendue règle naturelle. Ils me semblent d'ailleurs émerger avec force actuellement dans le débat public. Politiquement, il est très difficile de débattre de ce principe soi-disant naturel.

Catherine Kintzler . - Les manifestations au sujet du mariage étendu aux personnes de même sexe ont réuni des personnes se battant seulement pour que d'autres personnes n'aient pas de droits, sans que leurs droits propres ne s'en trouvent réduits. Il est possible de pratiquer le mariage de manière religieuse et d'aligner son propre mariage civil sur sa conception religieuse, la loi ne l'interdisant pas.

Nous pouvons raisonner de la même manière avec l'exemple de l'IVG. Moi qui écris au neutre, j'ai été très choquée de l'introduction de la différence entre hommes et femmes dans la Constitution via la question de la parité. Il s'agit là encore d'une assignation à double tranchant. En faisant la loi, nous devrions garder à l'esprit que nous aurions pu avoir le bonheur et le malheur de naître avec l'autre sexe. Par le biais de cette fiction, nous comprenons que le droit d'avoir des enfants et de protéger la maternité dans sa chair et sa pénibilité est aussi le droit des hommes.

Le droit à disposer de son corps est celui des femmes comme celui des hommes. Les hommes accepteraient-ils de ne pas disposer de leur corps s'ils étaient eux-mêmes des femmes ? Accepteraient-ils l'assignation découlant de l'inclusion de leurs gamètes dans leur corps ? Alors que les hommes vivent leur sexuation sous forme d'extériorité, les femmes la vivent sous forme d'inclusion. L'inclusion a coûté très cher aux femmes car elle a été transformée en phénomène moral. Les femmes doivent avoir le droit de ne pas vivre cette inclusion comme telle, même lorsqu'elles sont mères et qu'elles portent un enfant.

À ce titre, il serait intéressant d'interroger des médecins, des policiers et des avocats qui en savent beaucoup sur le sujet. Le déni de grossesse existe mais n'est jamais évoqué. Des infanticides ont toujours été commis. Je travaille également sur l'esthétique, puisque je suis spécialiste de l'opéra français des XVII ème et XVIII ème siècles. Or, l'opéra français comprend plusieurs mythes. De grandes pièces ont par exemple été écrites sur le mythe de Médée, figure maternelle de l'infanticide. Médée tue ses enfants en raison de la haute idée qu'elle se fait d'elle-même, considérant ses enfants comme des obstacles. Elle n'aurait probablement pas pratiqué l'IVG car le fait d'avoir des enfants lui procure un pouvoir sur Jason. Quant aux mythes de Thésée et d'Agamemnon, ils mettent en scène la figure paternelle de l'infanticide : Thésée et Agamemnon tuent leurs enfants en raison de la très mauvaise idée qu'ils ont d'eux-mêmes. Thésée livre Hippolyte à la mort car il lui ressemble. Une extraordinaire pièce de Corneille, Rodogune, met en scène la reine de Syrie, Cléopâtre, qui projette de tuer ses deux fils afin de garder son trône.

Corneille affirme que toutes les mères sont sensibles au mythe de Médée car elles portent toutes en elles le principe qui pousse ces grandes figures à l'extrémité. Nous allons au théâtre pour voir des personnes oser vivre ce que nous n'osons pas nous avouer.

Quoi qu'il en soit, accepter l'IVG signifie accorder à une femme le droit de ne pas être contrainte d'aller jusqu'au déni. L'enjeu de l'IVG réside aussi dans ce droit. Si le sujet du déni de grossesse était porté au théâtre par un auteur du calibre de Corneille, il mènerait à l'infanticide. Il s'agit d'ailleurs davantage d'un évitement. Le droit à l'IVG renvoie une femme à sa singularité et affirme qu'elle n'est pas uniquement une reproductrice. Lorsqu'une femme est autre chose que sa fonction de reproductrice, elle peut assumer celle-ci d'autant mieux.

Les Femmes savantes est également une très grande pièce. Le personnage d'Armande y est confronté à tous les obstacles possibles. Elle voudrait vivre sa vie comme une singularité, mais doit devenir épouse et mère. La figure gagnante de la pièce est la mère, Philaminte, qui crée une académie. Il faut rappeler que dans de nombreuses sociétés anciennes, les femmes ménopausées avaient un statut viril.

Les femmes sont d'autant mieux mères qu'elles vivent l'inclusion de leurs gamètes non sous forme d'intériorité mais de fonction, de devoir et de don, de la même manière que les hommes. Une telle conception serait également positive pour les hommes.

Par ailleurs, l'université est un espace critique. L'école est un espace critique différent, dans lequel il est nécessaire de protéger les enfants. À l'université, on considère que les étudiants sont majeurs et émancipés. De même, l'école n'est pas confrontée à la même circulation des personnes que l'université. Quoi qu'il en soit, j'ai changé d'avis sur l'université. Auparavant, je pensais qu'il n'y avait pas lieu d'y intervenir, l'université étant un espace critique devant être extrêmement libre et soumis au droit commun. De nombreux arguments vont dans ce sens : les étudiants sont majeurs, l'université n'est pas gratuite, même si l'université française est la moins chère parmi les nations ayant une grande tradition universitaire.

Toutefois, des problèmes très graves se posent à l'université, notamment à l'Université de Saint-Denis. Dans le cadre de mon travail au sein de la commission Laïcité du défunt Haut Conseil à l'Intégration, j'ai entendu des témoignages faisant état de menaces de mort, de remise en cause d'une professeure en raison de son sexe, d'interruptions de cours par des personnes souhaitant prier, d'ouverture de salles de prière, etc. Or, il existe un arsenal réglementaire dont les présidents d'université pourraient se saisir pour empêcher les comportements perturbant la sérénité critique du travail. Un professeur ne peut pas, par exemple, corriger une dissertation commençant par « Dieu tout puissant ». Nous revivons le scénario de 1989, où nous avions éludé les problèmes alors que des solutions étaient à notre portée.

Par conséquent, nous sommes contraints de renforcer la réglementation. Je me suis ainsi ralliée à la proposition de réglementer la présence des étudiants en cours et en situation de travail en présence d'un enseignant-chercheur. Cependant, il serait absurde à mon avis d'interdire les signes religieux sur les campus. Les affichages politiques devraient alors également être interdits ! La proposition que je soutiens n'affecte pas la vie universitaire dans toute sa diversité. Elle viserait à assurer la sérénité de l'espace critique et donc la circulation de la parole critique et non pas son assujettissement à un seul livre et à une seule parole, quelle qu'en soit la nature. Toutefois, j'avais également changé d'avis en 2003, pensant à l'époque que la réactivation des circulaires Jean Zay réglerait le problème.

Chantal Jouanno, présidente . - Je vous remercie de votre présentation. Votre analyse nous a beaucoup apporté et je trouve vraiment très intéressant d'avoir commencé avec vous ce cycle d'auditions.

Audition de Florence Rochefort, historienne,
présidente de l'Institut Émilie du Châtelet,
co-directrice de Clio Histoire Femmes et sociétés

(19 mars 2015)

Présidence de Chantal Jouanno, présidente

Chantal Jouanno, présidente . - Nous poursuivons notre réunion sur le thème « Femmes et laïcité » en entendant le point de vue de l'historienne Florence Rochefort, présidente de l'Institut Émilie du Châtelet.

Je vous remercie beaucoup, Madame, de vous être rendue disponible et d'être venue jusqu'à nous pour cette première matinée de travail sur le thème « Femmes et laïcité ».

Il m'a semblé important que parmi nos premières auditions sur ce sujet si grave figure l'intervention d'une historienne. Je me réjouis donc tout particulièrement d'entendre votre communication, que vous avez intitulée : « Laïcité, égalité des sexes : une approche socio-historique ».

Madame, je vous donne la parole. Après votre exposé, nous aurons un temps d'échanges.

Florence Rochefort, historienne, présidente de l'Institut Émilie du Châtelet . - Mon travail pourrait vous fournir des éléments permettant d'encourager l'enseignement de la laïcité et de l'égalité des sexes. Je vous présenterai le bilan de mes recherches dans ce domaine, puis mes conclusions de citoyenne, féministe et historienne. À titre personnel, je suis très défavorable à l'adoption de lois coercitives interdisant, par exemple, le port du voile au sein de l'université.

J'ai commencé à réfléchir à cette question avant que celle-ci ne se pose de façon prégnante. En effet, l'articulation entre la laïcité et l'égalité des sexes constitue une question récente dans le débat public. Cependant, elle apparaît déjà au XIX ème siècle, les féministes réclamant une laïcité plus inclusive à l'égard des femmes ainsi qu'une société plus égalitaire.

Pour autant, l'articulation entre laïcité et égalité entre hommes et femmes ne paraît pas évidente. Le premier avis du Conseil d'État, en 1989, ne portait pas sur l'égalité des sexes : la question du voile à l'école a été traitée à travers les aspects religieux et scolaire. Le débat qui a suivi opposait deux positions très polarisées : d'une part, la laïcité a été évoquée comme un principe indispensable à la préservation des libertés et indissociable de l'émancipation des femmes ; d'autre part, des spécialistes de la laïcité ont lancé des alertes contre le danger d'amalgame. Dans cette logique, on mettait en avant l'argument selon lequel l'articulation entre laïcité et égalité des sexes avait été élaborée a posteriori , la laïcité ne devant pas être indépendante de toute préoccupation relative à l'émancipation des femmes. Seule la dimension juridique de la laïcité était alors retenue, concernant la régulation du religieux dans l'espace public.

En tant qu'historienne travaillant à la fois sur la laïcité et sur l'histoire des féminismes, des femmes et du genre, je me trouvais en porte-à-faux par rapport à ces deux positions, d'autant plus que j'avais mis en oeuvre depuis plusieurs années une réflexion historique en vue d'introduire une histoire des femmes et du genre dans l'histoire de la laïcité, à l'époque abordée à l'aune d'une neutralité masculine. Par conséquent, j'ai souhaité interroger l'histoire de la laïcité à partir de l'histoire des féminismes et des droits des femmes.

Toutefois, il convient de rappeler la différence entre mes conclusions d'historienne et le débat actuel. L'histoire ne constitue pas une leçon directe dans le domaine qui nous réunit aujourd'hui car la problématique de la laïcité est devenue beaucoup plus complexe. En revanche, les liens entre laïcité et égalité des sexes sont certains, la première jouant un rôle important dans l'accès à la deuxième. Pour autant, ces liens ne sont pas univoques. La laïcité et l'égalité des sexes sont deux processus qui ne se réduisent pas l'un à l'autre : ils se croisent, s'ignorent ou s'opposent, convergent ou divergent, selon les moments, les contextes et les thèmes. Quelques exemples historiques illustreront cette complexité et donneront quelques jalons susceptibles de contribuer à une réflexion portant sur la situation contemporaine.

D'un point de vue historique, le terme de laïcité désigne à la fois des régimes juridiques, des options philosophiques, des principes idéologiques et des idéaux. De plus, la laïcité n'est pas un principe donné, mais la conséquence d'un processus socio-historique complexe et de multiples rapports de force ayant abouti, d'une part, à une certaine définition consensuelle, et d'autre part, à un panel d'options plus ou moins divergentes. Elle s'est inventée à la fois contre et avec le catholicisme. Elle se pense désormais dans un paysage religieux pluriel. De ce fait, elle se redéfinira probablement à l'avenir contre et avec l'islam. Quoi qu'il en soit, la laïcité vise à créer un lien social inclusif et une communauté civique. À ce titre, les deux principes fondamentaux que sont la citoyenneté et l'éducation sont liés à la laïcité.

Le mot laïcité n'apparaît qu'au milieu du XIX ème siècle, mais le projet d'établir un espace politique, civil et social indépendant de l'emprise du religieux a précédé l'émergence de ce terme. L'état civil a d'ailleurs été créé pour rendre la gestion de la naissance, de la mort et du mariage indépendante du religieux et pour supprimer le monopole du religieux sur la société civile. Quant au terme de laïcisation, il renvoie davantage au processus socio-historique qu'à une définition préétablie. Plusieurs points de vue philosophiques se sont d'ailleurs confrontés sur cette dernière.

Des auteurs ont souligné la différence entre laïcisation et sécularisation. Or, en anglais, les deux termes s'utilisent de manière indifférenciée. À ce titre, des chercheurs américains tentent d'introduire le terme de laïcité en anglais, celui-ci étant entendu sous une acception négative. Dans les pays latins, le terme de laïcisation désigne un processus politique passant par le recours à la loi pour organiser l'espace civique et social, alors que celui de sécularisation évoque un processus de long terme amorcé dès la Renaissance et ayant mené à la création d'un espace cognitif autonome par rapport à l'emprise religieuse. Ce dernier processus serait encore à l'oeuvre dans les domaines culturel et social. Par exemple, les querelles autour du genre générées par la question du mariage pour tous représentaient un moment de sécularisation de la pensée portant sur la différence entre les sexes. Deux conceptions du savoir se sont ainsi confrontées à travers le concept de genre.

En outre, la sécularisation interne est un concept utile issu de la sociologie des religions. Il permet de nommer le processus d'adaptation des mondes religieux à la modernité, à la culture des droits de l'homme - mais c'est plus difficile - à celle des droits des femmes. Cependant, mon travail sur les mouvements féminins catholiques et protestants a mis en exergue une adaptation de ces deux religions à la problématique du droit. Alors qu'elles ont d'abord résisté, la question du droit dans le domaine religieux ne pouvant être posée en raison de la prédominance de la notion de devoir, elles se sont finalement adaptées à l'idée de droit. Une minorité protestante s'est ainsi positionnée en faveur d'un féminisme laïque. Actuellement, convient-il de rétrécir le féminisme sur la base de conceptions très étroites ou de l'élargir, afin, par exemple, d'être plus nombreux à réagir contre le terrorisme ?

De plus, l'usage du concept de genre me paraît nécessaire en ce qu'il permet d'associer des réflexions sur le féminin et le masculin, la féminité et la masculinité, les rôles sexués et la hiérarchie des genres. Il permet aussi de réintroduire la problématique du masculin, les hommes n'étant pas épargnés par la construction sociale et politique qu'est le genre, qui peut aussi caractériser des moments historiques. Par exemple, au moment de la Révolution française, nous sommes passés d'un régime dans lequel les femmes étaient indiscutablement inférieures aux hommes à un régime d'inégalité, dans lequel l'égalité de tous devant la loi était amoindrie par l'instauration d'une inégalité de fait dans le cadre du code civil.

Par la suite s'est installé un régime d'égalité dans la différence entre hommes et femmes, dans lequel les femmes ont accédé à l'égalité parallèlement à la reconnaissance de leur différence. Désormais, nous vivons dans un régime d'égalité des chances et de lutte contre les discriminations. L'acceptation du principe d'égalité a ainsi atteint un autre degré.

En quoi l'influence religieuse perdure-t-elle dans le cadre laïque ? Quelles convergences et divergences existent, et sur quels thèmes ? Il convient parfois de valoriser les convergences, afin de mieux résoudre d'éventuels conflits.

Par ailleurs, des tendances politiques et religieuses s'opposent à l'égalité des sexes. La recomposition des forces pour l'égalité des sexes s'est nourrie de l'appui de minorités religieuses contre des majorités plus ou moins fortes, laïcisatrices et hostiles à l'égalité des sexes. Par conséquent, nous serons toujours contraints de réfléchir en tenant compte de la diversité religieuse.

Le moment fondateur audacieux qu'a été la Révolution française a permis la création d'un espace de laïcisation à travers des cadres institutionnels non religieux et l'affirmation des principes de liberté de conscience, d'égalité de tous les citoyens et du pluralisme religieux. Cependant, il s'est aussi caractérisé par la mise en place d'une politique anticatholique, le catholicisme étant alors considéré comme un ennemi politique.

L'espace civil a rapidement posé la question de la place des femmes : doivent-elles être des citoyennes ? Comment les intégrer à la nation ? Comment les arracher à l'influence cléricale ? Alors que l'inclusion des femmes pouvait être envisagée comme susceptible de contrebalancer l'influence cléricale, leur cantonnement dans la sphère privée pouvait également être justifié en raison de cette influence. Le débat opposant les deux stratégies est alors réellement posé : les droits politiques des femmes sont discutés au moment de la Révolution, de même que l'on s'interroge sur leur éducation. L'idée fondatrice d'une éducation nationale émerge alors, même si elle ne sera pas mise en place, le moment révolutionnaire ne durant que peu de temps. Toutefois, dès lors qu'il est décidé de régénérer et d'éduquer le peuple afin de former les citoyens, la question de l'éducation des filles, au même titre que celle des garçons, est posée.

Par ailleurs, la création de l'état civil et du mariage civil entraîne une politique familiale très audacieuse, les femmes acquérant la pleine égalité civile en 1792. Mais cette égalité n'a pas duré ! Le mariage civil étant un contrat, il permet alors le divorce par la volonté d'un seul des époux. Or, la majorité des personnes qui réclament le divorce sont des femmes. Le divorce a été supprimé en 1816 sous l'influence de la réaction catholique. Il a été rétabli en 1884 selon des modalités moins favorables à l'égalité des sexes.

Rapidement, le débat portant sur la création d'un espace de communauté citoyenne s'accompagne d'une rupture forte avec les normes de genre du christianisme et les principes politiques de l'absolutisme. La hiérarchie familiale est alors remise en question. Les dimensions politiques et religieuses des mesures prises en la matière s'articulent avec l'imbrication des sphères privée et publique.

Néanmoins, la politique mise en oeuvre au moment de la Révolution a été ambivalente. En témoignent l'extrême frilosité à l'égard de l'éducation des filles, le refus, finalement, d'accorder des droits politiques aux femmes et le maintien ambigu d'une idéologie en termes de genres. En effet, s'émanciper d'une grille de lecture chrétienne du genre consistait à valoriser le rôle charnel et affectif de la maternité, conformément à la pensée rousseauiste. Or, la valorisation du rôle d'épouse et de mère exclut la possibilité de penser les femmes autrement que dans ce rôle, alors même que la valorisation de la chair et du corps contraste avec l'idée de péché et culpabilité liée à la chair. L'apport des femmes à la communauté civique se limite à un rôle d'éducatrice et d'épouse de futur citoyen. Une citoyenneté propre leur est ainsi refusée.

En outre, ces ambivalences ont été considérées par les acteurs de la laïcité du XIX ème siècle comme un acquis laïque incontestable. Le Code civil, qui remettait en cause les avancées révolutionnaires, notamment les droits civils des femmes mariées, était par exemple toujours présenté comme un monument laïque qu'il convenait de ne pas modifier, sous peine de mettre en péril la laïcité. L'argument laïque joue alors contre l'égalité des sexes, en dépit de la prudence des féministes laïques prêtes à tous les accommodements pour préserver la laïcité.

Certaines personnalités ont eu un rôle considérable, à l'instar de Condorcet. Très connu pour le rôle qu'il a joué dans la Révolution, Condorcet l'est moins pour ses propositions sur l'égalité politique et l'éducation publique mixte. Son projet n'a pas été retenu, mais comportait des arguments qui prouvent l'existence d'un courant de pensée articulant émancipation à l'égard du religieux et égalité des sexes.

Quoi qu'il en soit, l'hostilité à l'égalité est étayée à la fois par des oppositions religieuses et des oppositions laïques. Les féministes constituent donc des dissidences dans chaque camp. L'égalité des sexes inclut des composantes religieuses, de même que ces dernières ont été parties prenantes de l'histoire de la laïcisation. À travers la pluralité idéologique s'ébauchèrent des consensus visant l'affirmation de l'égalité des sexes.

Par conséquent, le féminisme inclut une forme de laïcité consistant à chercher des alliances avec des courants et des options religieux divers. Au cours du XIX ème siècle, il a souvent été décidé d'exclure la religion des débats, le tabou de la question religieuse s'installant au sein du féminisme. Dans le cadre de congrès internationaux où les Américaines inscrivaient à l'ordre du jour l'accès des femmes au pastorat, les Françaises refusaient d'aborder le sujet. Or, ce tabou me semble toujours d'actualité : l'évocation de la religion est considérée comme pouvant mettre en danger l'ensemble de la laïcité, nos perceptions des pratiques ou des signes religieux étant exacerbées. J'en ai d'ailleurs rencontré diverses expressions à des époques et sur des enjeux différents.

De plus, la composante laïque féministe devrait être réactivée. Par exemple, au moment de l'élaboration de sa loi sur l'enseignement primaire, Jules Ferry ne distingue pas l'enseignement des filles de celui des garçons, ce qui est exceptionnel en Europe et en Occident. Dans le grand discours sur l'égalité d'éducation qu'il prononça en avril 1870 avant son arrivée au pouvoir, il fit d'ailleurs référence à Condorcet et à John Stuart Mills. Cela est peu connu, mais il était également membre d'un groupe féministe à la fin du Second Empire. En dépit de l'absence d'éducation mixte et malgré les cours de couture pour les filles, la politique de Jules Ferry est égalitaire et laïque. Le mouvement mixte qu'est le féminisme joue le rôle d'aiguillon et de pourvoyeur d'un idéal égalitaire, la laïcité ne générant pas automatiquement de dimension égalitaire. Il serait d'ailleurs essentiel actuellement de mettre en avant des figures masculines et féministes.

J'ai tenté d'analyser l'ensemble des débats portant sur l'égalité des sexes, afin de mettre en exergue les oppositions de parlementaires engagés dans des mouvements catholiques et les sujets sur lesquels l'engagement religieux ne joue pas. Mon travail consiste aussi à montrer que la chronologie de l'articulation entre laïcité et égalité des sexes diffère de celle d'une histoire plus restrictive de la laïcité. Par exemple, la loi de 1905 est très souvent présentée comme absolument déterminante de l'histoire de la laïcité, car elle régit le religieux dans l'espace public.

Toutefois, le volet égalitaire de la laïcisation a émergé bien avant cette loi. De plus, la séparation des Églises et de l'État n'était pas essentielle, mais s'est imposée à un moment donné. La loi prévoit le désengagement de l'État de la gestion du religieux, l'État ne finançant plus aucun culte. La laïcisation, en tant que très profonde transformation de la médecine, de l'éducation et de l'espace civil, s'est instituée bien avant la séparation des Églises et de l'État. Cette dernière représente un degré supplémentaire de désengagement de l'État du religieux, mais ne fonde pas la laïcisation de l'espace culturel.

Cela explique que des pays ne connaissant pas une telle séparation peuvent être bien plus avancés sur la question des droits des femmes. En effet, dès lors que le religieux est traversé par une dynamique de sécularisation interne, il peut être un acteur favorable aux droits de l'homme et des femmes. À ce titre, la séparation des Églises et de l'État est un moyen, non un objectif. Or, elle souvent présentée dans le débat social comme un principe intangible dont découleraient de nombreuses conséquences.

Une fois la laïcité imposée par la loi de 1905, les catholiques s'y sont progressivement ralliés. Leur ralliement a été acquis dès l'entre-deux-guerres. Dès lors, les débats autour des différentes conceptions de genre et les lois en faveur de l'égalité des sexes se sont inscrits dans le cadre laïque, le lien entre laïcité et égalité des sexes devenant de nature démocratique. La laïcité n'a plus été remise en cause. Elle a été investie pleinement par des groupes et courants contradictoires ayant leurs propres conceptions du genre.

Par exemple, la force conservatrice catholique n'est plus focalisée sur le cadre laïque, mais sur les moeurs. Paul Bureau, l'un des premiers catholiques ralliés à la laïcité, se prononça en 1907 en faveur de la séparation des Églises et de l'État et publia un livre important sur le gouvernement des moeurs. Le catholicisme conservateur a investi la laïcité en devenant un acteur politique, de contrôle des moeurs et d'opposition, par exemple à la loi défendant la contraception. Sur le sujet, il a été allié à un courant laïque.

C'est pourquoi l'idée de pacte laïque, à laquelle j'associe l'idée de pacte de genre, me semble importante. Afin d'éviter toute guerre civile ou politico-religieuse, des compromis et des alliances se forment autour de la restriction de l'égalité des sexes. Très souvent, ce principe fait consensus et a permis aux forces politiques et religieuses de travailler ensemble. À ce titre, le conservatisme de genre a joué le rôle de ciment de la laïcité, qui témoigne ainsi de ses effets ambivalents.

De même, au cours de l'entre-deux-guerres, le catholicisme a accepté de façon ambiguë la citoyenneté des femmes et a politisé, massivement et avec succès, une partie des mouvements politiques féminins. Ce fait remonte d'ailleurs à l'affaire Dreyfus. Les féministes laïques demandèrent à leurs partenaires politiques de mettre en oeuvre la même démarche, à travers la création de commissions féminines ou l'éducation politique des femmes, par exemple. Alors que les catholiques ont pris conscience de l'importance de la citoyenneté des femmes, les laïcs n'ont pas avancé dans ce domaine, toute concession en la matière étant considérée comme dangereuse. La mixité politique était jugée impossible, les femmes étant sources de désordre et d'irrationalité en raison d'une nature considérée comme différente. L'association de l'irrationnel, du religieux et des femmes persistait encore !

La concurrence et la convergence entre les différents courants politiques ont un effet paradoxal en France. La majorité laïque se positionnait contre les droits politiques des femmes. En témoigne la peine avec laquelle l'ordonnance d'Alger a été adoptée en 1944. Au contraire, les radicaux ont soutenu les droits civils, qui ont eu davantage d'influence, en fait, sur la vie quotidienne des femmes que l'égalité politique. En effet, ces droits civils concernaient l'autorité de la femme sur ses enfants, le droit de partager les décisions avec le mari, etc. Auparavant, en cas de conflit conjugal, les femmes souffraient lourdement de leur incapacité juridique. C'est pourquoi les droits civils étaient essentiels.

Les féministes ont proposé aux radicaux de progresser sur cette voie et ceux-ci ont accepté des concessions, sans admettre toutefois l'égalité politique. La loi du 18 février 1938 portant modification des textes du code civil relatifs à la capacité de la femme mariée a cependant été édulcorée, les catholiques imposant la notion de chef de famille et le partage de l'autorité parentale étant abandonné. Au contraire, les catholiques et les mouvements féminins catholiques se sont mobilisés dans les années 1930 en faveur des droits politiques, mais contre l'égalité civile. En raison de cette concurrence, la situation des femmes n'a pas évolué, ou très lentement. Les différences entre courants politiques étaient surmontées grâce à l'exclusion des femmes. L'anthropologie a d'ailleurs mis en exergue le rôle du bouc émissaire comme ciment négatif d'une société. Aujourd'hui, nous pouvons nous demander à quoi se réfère la figure féminine voilée dans notre imaginaire politique. De même, est-ce utile de nous focaliser sur l'exclusion et de surinterpréter ce signe ? Quelle communauté laïque formons-nous ?

Par ailleurs, le mouvement d'émancipation et de libération des femmes des années 1970 ne s'est pas créé au nom de la laïcité. Si un anticléricalisme est parfois revendiqué, la religion n'est que très peu évoquée. Par exemple, Le Deuxième sexe remet en cause les fondements de la misogynie et de l'inégalité à travers la dénonciation du patriarcat. Ce dernier se fonde sur une histoire extrêmement longue : s'il englobe le patriarcat religieux, il n'en est pas exclusif. En revanche, les observateurs religieux ont considéré l'essai de Simone de Beauvoir comme une attaque frontale.

Or, le mouvement d'émancipation des femmes a visé essentiellement à faire adopter des lois favorables aux droits des femmes à partir d'une formulation politique d'une domination considérée comme relevant de la sphère privée. Des confrontations avec des courants religieux sont de ce fait survenues. Lors de la découverte de la pilule du lendemain, le Vatican est intervenu pour la faire interdire, alors que son utilisation s'appuie sur une préoccupation de santé publique.

Ainsi, la laïcité constitue un recours contre une injonction religieuse. Le débat sur la clause de conscience en matière d'IVG illustre ce point. À ce sujet, des options religieuses et des options laïques s'opposent frontalement. Dans ce cas, la laïcité soutient le droit des femmes, l'idée d'égalité et contribue à une forme de sécularisation de la pensée et du savoir. En effet, elle permet de formuler autrement certaines questions, afin de les extraire d'une conception de la vie que l'on peut considérer comme univoque.

Par ailleurs, j'ai découvert l'importance des théologies féministes. Dans les années 1980, des courants féministes chrétiens, juifs et musulmans ont émergé pour devenir parties prenantes du changement égalitaire. Ils sont acteurs du féminisme, à la fois de l'intérieur, pour réformer la théologie ou s'en dissocier, et de l'extérieur, à travers le soutien apporté à certaines lois. De nombreuses dissidences religieuses féministes sont issues du monde protestant. Des catholiques féministes américaines furent pourtant pionnières en matière de théologie féministe, dès la fin des années 1960.

La question du voile n'a pas été immédiatement reliée à celle de l'égalité des sexes. Cependant, la population féminine étant exclusivement concernée, interdire le voile revient à interdire aux filles voilées d'aller à l'école. Ce point doit être pensé dans un souci d'égalité des sexes.

Le voile a été analysé comme une menace contre la République et contre ses principes émancipateurs. Dès lors, la problématique de la laïcité a été revisitée de façon multiple et contradictoire. Le courant représentant une laïcité plus ferme et souhaitant évacuer un aspect religieux trop affirmé dans l'espace scolaire et dans l'espace public l'a emporté. Ce courant souhaite étendre encore cette interdiction, sous couvert d'égalité des sexes, point qui me paraît discutable.

En effet, plusieurs travaux ont démontré la polysémie du voile. De même, la focalisation sur un signe religieux exclusivement féminin est problématique et repose sur l'idée selon laquelle le religieux féminin serait plus dangereux que le religieux masculin. Or, la militarisation religieuse est essentiellement masculine, bien que des femmes y soient parfois associées. De plus, la laïcité coercitive pourrait jouer contre les autres objectifs de la laïcité que sont la protection du lien social et du facteur de cohésion, l'intégration, le pluralisme et la diversité.

La polysémie du voile a largement été démontrée. Elle renvoie aux changements internes de l'islam dont elle est l'un des marqueurs et qui s'observent au niveau mondial, dans un contexte de mondialisation et de reconfiguration des rapports Nord-Sud. Des signes découlant d'une volonté de reconnaissance émergent, les pays occidentaux n'étant plus les seuls maîtres du monde et le caractère universel de la pensée occidentale étant remis en cause.

La mutation de l'islam dans ses différentes composantes s'accompagne d'un processus de re-confessionnalisation d'un « croire » jusque-là resté davantage culturel ou coutumier. Le processus s'opère par différents moyens, notamment le retour à des fondamentaux et le marquage fort de l'appartenance de genre et de la distinction des sexes. Ce phénomène pourrait s'apparenter au réveil protestant du début du XIX ème siècle. Le mouvement est mondial et se caractérise notamment par un fort investissement des femmes.

Il affecte aussi les sociétés européennes dans lesquelles des minorités musulmanes se sont installées durablement. Il nécessite des aménagements, afin que le respect de la liberté de leur culte soit effectif. Ces aménagements étant encore en cours, nous sommes dans une période de transition. Or, dans le cadre d'une société démocratique et laïque, il convient de reconnaître que le port du voile ne s'inscrit pas majoritairement dans une perspective hostile à l'égalité des sexes, même si des pratiques de distinction des sexes et de séparation des sphères peuvent être identifiées.

En outre, le religieux constitue une ressource personnelle et une forme d'épanouissement personnel, quelle que soit la confession. Le développement personnel et le souci de soi traversent le religieux, y compris le religieux musulman, beaucoup plus divers et déstructuré que nous ne l'imaginons. D'ailleurs, le port du voile répond au « bricolage religieux » évoqué par la sociologue des religions Danièle Hervieu-Léger. Il ne s'inscrit pas en dehors de notre modernité, mais dans un paysage religieux qui devient de plus en plus complexe. Les personnes concernées ne disposent pas toujours d'un important savoir religieux mais cherchent à réinventer le « croire ». Ce dernier leur procure une force sociale leur permettant de s'intégrer à une communauté plus large.

Par ailleurs, des paroles féministes musulmanes se sont affirmées plus nettement. En témoigne l'arrivée récente du mot « féminisme » dans la langue arabe. Les féministes musulmans étaient minoritaires et s'inscrivaient initialement quasiment exclusivement dans un cadre religieux. Le terme de féminisme n'était de ce fait pas utilisé. Or, depuis dix ans, probablement en réaction à un radicalisme réactionnaire et antiféministe et à force de confrontation avec le féminisme occidental ou non religieux, le discours féministe musulman s'est plutôt radicalisé.

Bien que toutes les femmes voilées ne soient pas féministes, la parole féministe musulmane est importante et doit être entendue. En effet, dans tous les mouvements religieux, les groupes féministes cherchent à concilier égalité des sexes, démocratie et religion. Ils ont ainsi contribué aux transformations des religions. Seul un dialogue entre la laïcité et la dissidence religieuse peut créer des modalités de dialogue avec la population musulmane, le recours à des médiateurs est désormais indispensable. Des groupes féministes musulmans ou des intellectuels peuvent être des médiateurs autour d'un projet de lutte contre le terrorisme, par exemple. Il convient de jouer cette carte, plutôt que de penser qu'une parole s'exprimant au nom de l'islam à propos des femmes serait forcément anti-laïque.

En outre, la laïcité se doit d'exercer une vigilance contre toute offensive cléricale à l'encontre du droit des femmes et de l'égalité des sexes. L'ethos laïque et égalitaire doit être affirmé, permettant ainsi l'étude de nombreuses questions, comme celle de la remise en cause de la clause de conscience dans le cadre de l'IVG ou celle de l'homoparentalité. D'autres façons d'en rendre compte peuvent être envisagées. En témoignent les auditions auxquelles il a été procédé au Sénat dans le cadre de la loi sur le « mariage pour tous », qui sont de grande qualité. Ainsi, différents interlocuteurs se sont exprimés sur cette question. Par exemple, l'audition d'enfants de couples de même sexe était totalement inédite. Bien que notre société estime pouvoir résoudre ce type de problème en excluant l'aspect religieux de l'espace commun, engager un dialogue avec ses différents représentants me semble préférable.

Par ailleurs, la gravité de la situation mondiale et le terrorisme ne pourront être combattus que via une union sacrée des forces combattant le terrorisme et la radicalisation. Je suis d'ailleurs sensible à la proposition de qualifier les terroristes de djihadistes plutôt que d'islamistes radicaux, l'islamisme radical n'étant pas forcément belliqueux. Détourner les jeunes de banlieue de la tentation de rejoindre les rangs de l'État islamique ne peut se faire sans le soutien de leur propre milieu. Plus nous excluons, moins nous pouvons faire porter la parole que nous souhaitons diffuser.

Le temps est venu de comprendre la polysémie des pratiques religieuses et de distinguer le pacifique du belliqueux. Le temps du dialogue est venu, les accommodements n'ayant jamais posé problème ne devant pas être remis en cause.

L'idée que la laïcité serait menacée nous détourne de la réactivation du potentiel de la laïcité comme vecteur de démocratisation et de lien social. Elle est d'ores et déjà forte d'une épaisseur dont les différents groupes religieux se sont accommodés. À ce titre, proposer un repas végétarien ou des menus différents dans les cantines scolaires ne paraît pas anormal. Il convient de dédramatiser et de faire confiance à nos sociétés pour inclure les citoyens. Nous ne sommes pas assiégés à l'intérieur de nos frontières et nous disposons de toutes les réponses nécessaires. Par exemple, si quelqu'un se positionne contre les droits des femmes au nom de son ethos religieux, nous pouvons nous y opposer.

Par conséquent, la laïcité peut être un facteur de dialogue social et d'évitement de la guerre civile que souhaitent nos pires ennemis.

Chantal Jouanno, présidente . - Bien que la laïcité ait pris d'autres noms à l'étranger, peut-on la considérer comme une condition d'émergence de l'égalité de sexes et de la reconnaissance des droits des femmes ?

Florence Rochefort . - En France, oui. En effet, le catholicisme français a mis longtemps à se rallier à la démocratie et à la République, et encore davantage à se rallier aux droits civiques et aux droits des femmes. Conséquemment, notre laïcité est une laïcité de combat car le catholicisme était lui-même dans une situation de combat. La laïcité doit être contextualisée. Une fois les catholiques ralliés à la laïcité, le débat opposa davantage différentes conceptions des droits des femmes et de l'égalité des sexes.

En outre, nous ne défendons pas toujours la laïcité en évoquant le principe laïque, d'autant plus que la laïcité a toujours été traversée par différents courants. La laïcité est ainsi intrinsèquement pluraliste. C'est pourquoi sa mise en oeuvre est sujette à débat. Par exemple, la laïcité peut à la fois justifier l'interdiction du voile à l'université, comme elle peut s'opposer à cette interdiction. Des choix politiques doivent donc être faits, la laïcité n'étant pas univoque. Sa force réside dans sa pluralité, qui lui a aussi permis de jouer un rôle favorable aux droits des femmes. Tous les grands laïcs ne sont pas forcément progressistes en matière de genre et d'égalité des sexes.

Par conséquent, il est possible de réfléchir sereinement aux choix politiques que nous souhaitons faire et à nos priorités en matière de dialogue et de lien social. La laïcité étant devenue un objet dont chacun souhaite s'emparer, il importe de la qualifier, de la définir et de préciser le projet de société que nous souhaitons défendre à travers elle, car actuellement, notre projet de société est insuffisamment clair. Par exemple, si l'extrême droite devient un courant laïque, il convient de préciser en vue de quel projet de société et de quel respect du pluralisme religieux. De plus, la laïcité présente des pièges, notamment à travers sa simplification.

Toutefois, il convient de rappeler l'histoire de la laïcité, liée à la démocratie et aux droits de l'homme, ainsi que les principes généraux sur lesquels elle repose.

Chantal Jouanno, présidente . - Je vous remercie de nous avoir consacré de votre temps pour éclairer la position de la délégation aux droits des femmes sur ces questions essentielles.

Audition de Philippe Portier, directeur d'études
à l'École pratique des hautes études (Paris-Sorbonne),
directeur du Groupe sociétés, religions, laïcités (GRSL)

(9 avril 2015)

Présidence de Chantal Jouanno, présidente

Chantal Jouanno, présidente . - Nous recevons aujourd'hui Philippe Portier, directeur d'études à l'École pratique des hautes études (Paris-Sorbonne) où il occupe la chaire d'histoire et sociologie des laïcités. M. Portier est également directeur du Groupe sociétés, religions, laïcités (GRSL).

Monsieur le Professeur, vous êtes l'auteur, entre autres ouvrages et articles, de Pluralisme religieux et citoyenneté , de La modernité contre la religion ? Pour une nouvelle approche de la laïcité, et de La religion en France et aux États-Unis. Retour sur une comparaison tocquevillienne .

Ces références font de vous un interlocuteur tout à fait indiqué pour la série d'auditions que notre délégation a commencées en mars sur le thème « Femmes et laïcité ».

Cette audition est la troisième que nous consacrons à ce cycle de réunions dont l'initiative est antérieure, je veux le souligner, aux événements dramatiques du début de cette année.

C'est un sujet que nous avons souhaité aborder, tout d'abord parce que nous avons reçu des sollicitations de femmes confrontées à des difficultés pratiques dans leur vie quotidienne du fait de leur compréhension des obligations religieuses qui leur incombaient en tant que femmes. Elles nous ont interpellés sur la définition de la laïcité. Autre raison d'étudier ce sujet : les débats que nous pouvons entendre dans les médias ne sont pas nécessairement très structurants sur le thème qui nous préoccupe : la laïcité est-elle, ou non, protectrice pour les femmes ?

Après les points de vue de la philosophe et de l'historienne, il est donc particulièrement utile pour nous d'entendre celui du spécialiste de la science politique que vous êtes.

Je vous remercie de nous éclairer sur ce sujet sensible et je vous donne la parole avec intérêt pour cette intervention que vous avez intitulée : « Laïcité et droits des femmes. Égalité et différence dans la France contemporaine ».

Philippe Portier, directeur d'études à l'École pratique des hautes études (Paris-Sorbonne), directeur du Groupe sociétés, religions, laïcités (GRSL) . - Je vous remercie, Madame la Présidente, de votre invitation et suis très heureux d'être parmi vous aujourd'hui. J'ai participé la semaine dernière à une mission en Algérie, où j'ai donné deux conférences dans le cadre des instituts français de Constantine et d'Alger, qui en avaient fixé le thème. On m'avait demandé de parler de la laïcité comme « concept migrateur », en envisageant ses déplacements à travers le temps et l'espace. Le public était parfaitement francophone, de tous âges, manifestement intellectuel, très éloigné des polarités islamisantes de la société algérienne. Il se composait à parts à peu près égales d'hommes et de femmes.

Les mêmes questionnements, nombreux, sont venus à Constantine et à Alger : ils ont porté sur la question de la reconnaissance des arguments religieux dans le débat public français. Plusieurs des auditeurs se sont étonnés du fait que nous attachions, en France, si peu d'importance, dans le débat public, à la réflexion des grandes organisations religieuses. Les uns et les autres faisaient référence à la controverse autour du « mariage pour tous ».

L'auditoire a abordé surtout la question de la reconnaissance des identités religieuses par notre système juridique. De nombreuses interventions ont pointé les différences entre les modèles de sécularité en Europe. L'idée principale était que contrairement à d'autres pays comme l'Angleterre, l'Allemagne, l'Italie et même l'Espagne, nous développions en France une conception quelque peu autoritaire de la laïcité.

Cette remarque faisait référence aux femmes et j'en viens donc par ce point au coeur même de votre sujet. En effet, en contradiction avec ses principes proclamés, la France, à travers sa législation sur les signes religieux, aurait condamné les femmes à adopter des comportements uniformes, sans tenir compte de leurs attachements identitaires. La question suivante m'a été posée : ne se servirait-on pas, en France, de la laïcité, que l'on rattache souvent à un idéal de liberté, pour contrarier l'autonomie, celle des femmes notamment, qu'elle prétend pourtant défendre ? La réponse à cette question n'est pas simple, mais elle peut trouver à s'éclairer, me semble-t-il, par une « remontée rétrospective » dans l'histoire de notre République laïque.

Il me semble que, des années 1880 à aujourd'hui, trois modèles permettent de rendre compte de la relation entre laïcité et droits des femmes. Une première phase, s'étendant de 1880 à l'après Seconde Guerre mondiale, laisse subsister le principe de hiérarchie. Malgré Condorcet, malgré John Stuart Mill, on est encore dans le schéma de la « différence sans égalité » propre aux sociétés traditionnelles.

Une deuxième phase, des années 1960 aux années 1990, consacre en revanche le principe d'égalité et probablement, pour parler comme Camille Froidevaux-Metterie, une politiste qui a publié récemment La Révolution du féminin , le principe de convergence des sexes. On s'appuie alors sur la laïcité pour affirmer le droit des femmes à l'autonomie, sans remettre en cause cependant la possibilité pour elles d'affirmer leurs différences religieuses. C'est le schéma que j'appellerais schéma de « l'égalité dans la différence ».

Puis il y a une troisième phase, sur laquelle, probablement, vous vous interrogez le plus, qui court depuis les années 1990 jusqu'à aujourd'hui, et qui semble avoir modifié la donne, au nom même du principe d'égalité. On en vient, dans le discours public, comme dans les normes juridiques, à vouloir effacer l'identité religieuse lorsqu'elle semble contraire à notre définition sociale de l'autonomie. On fait valoir alors le schéma de « l'égalité sans la différence ».

Voilà les trois phases que je voudrais explorer en m'arrêtant tout d'abord sur le premier modèle, celui du schéma de la « différence sans égalité », marqué par la survivance du principe de hiérarchie. À propos de la survivance du principe de hiérarchie, je vais rappeler une chose toute simple : les républicains, lorsqu'ils arrivent aux affaires à la fin des années 1870, établissent d'emblée un nouveau contrat social fondé sur le principe de laïcité. Celui-ci repose tout d'abord sur une structure axiologique des valeurs. Il s'agit, pour Gambetta, de terminer la Révolution française en promouvant la laïcité qui vise à déconstruire la civilisation de l'hétéronomie, la civilisation de la dépendance que les régimes du XIX ème siècle ont maintenu (c'est en tout cas ce que disent Gambetta et Ferry), pour instaurer une cité de l'émancipation dans laquelle chacun vivrait à distance des énoncés dogmatiques, sur le fondement de la seule loi de la raison autonome.

À cette composante axiologique, primat donc de la raison sur le dogme, et très inspirée par l'universalisme de Kant, s'ajoute une composante institutionnelle. Comment se dissocier du dogme des religions établies - surtout d'ailleurs du dogme de la religion catholique, de plus en plus enfermé dans son intransigeance au XIX ème siècle ? Tout simplement en séparant : le grand thème de la séparation vient de là. Placer les institutions publiques à part des institutions religieuses. On le voit très vite dans le cadre de la législation scolaire des années 1880, mais aussi dans le cadre de la législation plus globale qui introduit la séparation des églises et de l'État en 1905.

Quelques précisions s'imposent pour fixer les idées, car nous allons voir que notre laïcité actuelle n'est plus celle de 1905, contrairement à ce que l'on dit souvent.

La loi de 1905 est conçue fondamentalement comme une loi de liberté, qui prolonge la loi de 1881 sur la liberté de presse, la loi de 1884 sur les syndicats et la loi de 1901 sur les associations. Cette loi repose sur deux grands principes, à partir desquels nous organisons généralement notre pensée sur la laïcité :

- le premier point, c'est l'affirmation de la liberté du sujet dans l'ordre des convictions et des croyances : liberté du sujet qui s'incarne dans la liberté de conscience, elle-même prolongée par la liberté de religion ;

- le second point, très important dans le cadre de notre système laïque, est l'affirmation de neutralité de l'État : l'État ne doit reconnaître, au sens philosophique comme au sens juridique du terme, aucun culte et donc ne favoriser, dans la société, explicitement, aucune communauté de croyance. L'égalité est au coeur de notre principe laïque.

Il faut préciser d'emblée - comme je le disais tout à l'heure - que cette loi s'impose contre des visions beaucoup plus restrictives de la laïcité. Deux écoles font obstacle à cette loi de 1905 tout en acceptant la séparation : une école de l'irréligion marquée souvent par des socialistes d'origine blanquiste, et puis une école du contrôle de la religion, du contrôle de l'Église, qui vise non son éradication mais sa contention. C'est l'école de Combes, qui n'est pas, contrairement à ce que l'on peut entendre, en contradiction avec les principes de la loi de 1905, même s'il en a été l'un des adversaires souvent les plus résolus. Notre loi de 1905 est donc une loi de liberté qui trouve à s'inspirer d'Aristide Briand, de la pensée de Jean Jaurès et qui défend une conception large et ouverte de l'accueil des religions dans la société politique.

Ce modèle, et j'en viens à notre question centrale, vise donc à détacher l'être politique de la norme religieuse. On aurait pu en attendre une remise en cause du statut de minorité dans lequel les gouvernements précédents, en lien avec la culture religieuse dominante, avaient fixé les femmes. Ce n'est pas en fait ce qui va se passer. Tout en faisant référence, contre la civilisation aristocratique, aux progrès de l'égalité, les républicains vont maintenir globalement le contrat sexuel antécédent fondé sur l'affirmation de la différence des sexes, sans reconnaître en droit leur égalité. Certains droits, assez inédits bien sûr, sont reconnus aux femmes, mais dans certaines limites. D'autres, en revanche, leurs sont totalement refusés.

Les droits reconnus aux femmes touchent principalement le domaine de l'éducation, sans qu'il faille d'ailleurs exagérer la part innovante de la République dans cette affaire car déjà Guizot, Falloux, Duruy avaient ouvert la possibilité d'une éducation féminine. Des textes très importants sont adoptés : les lois Jules Ferry, en 1882, rendant obligatoires l'instruction et l'enseignement public laïque mais aussi la proposition de loi de Camille Sée, adoptée le 21 décembre 1880, qui ouvre l'enseignement secondaire, et non plus seulement l'enseignement primaire, aux jeunes filles.

On pourrait trouver cela formidable, penser que c'est l'égalité qui se profile ! En réalité, lorsqu'on lit les textes des pédagogues de l'époque, on s'aperçoit que le modèle idéal de la femme tel qu'il est promu par le système éducatif de la III ème République reste finalement un modèle très traditionnel : il s'agit de former des femmes modèle de vertu, de probité, de sérieux, destinées au service du foyer, des enfants, du mari. On évite soigneusement de les positionner dans la perspective de l'insertion professionnelle, et encore moins dans la perspective de l'insertion politique. Il s'agit d'assurer les bases de la République à partir du foyer familial organisé autour du rôle traditionnel de l'épouse.

Si ces droits-là sont reconnus aux femmes, d'autres leur sont en revanche refusés. On pourrait parler des droits civils - la République ne remet pas en cause l'incapacité juridique des femmes, héritée du code Napoléon, des droits politiques - les femmes n'accèdent pas au suffrage. Il faudrait aussi évoquer, c'est un point particulièrement important aujourd'hui, les droits sexuels et reproductifs. On ignore souvent qu'à la fin du XIX ème siècle, il y a toute une école néo-malthusienne qui préconise la libre maternité.

Les républicains refusent de faire droit à cette revendication en estimant qu'elle conduirait, si elle se traduisait en normes juridiques, à fixer les femmes dans une sorte d'immoralité coupable et qu'elle pourrait porter atteinte - c'est le grand thème de la Nation - à la démographie de notre patrie, ce qui affaiblirait donc la place de la France dans le concert des puissances internationales.

Au total, la laïcité, dans la première phase de son histoire, laisse donc les femmes à l'écart du projet d'émancipation porté par la République. On continue - c'est je crois un point très important - de déléguer au catholicisme, dans une sorte de « catho-laïcité », la gestion de nos existences intimes, et en particulier le discours sur la distribution des qualités et des fonctions de « genre ».

Cette idée du partage entre le privé - délégué à l'empire de la religion - et le public - laissé finalement à l'empire de la raison - marque de manière très nette l'imaginaire social et la réalité juridique de la III ème République jusqu'aux années 1940.

Ce modèle va bientôt s'effacer. Tâchons d'en comprendre les causes : nous allons voir apparaître, après la « survivance du principe de hiérarchie », une deuxième phase que je qualifierai de phase de la « consécration du principe d'égalité ».

La république laïque change alors de régime et on entre, de manière très nette, à partir des années 1945-1950, avec une accélération dans les années 1960, dans un mouvement général de restriction des contraintes, d'affirmation des autonomies, sans remise en cause cependant de la liberté de choix des femmes attachées à leurs normes religieuses. L'égalité s'affirme alors, comme je le disais - c'est un second modèle - dans le respect de la différence, et notamment de la différence religieuse : égalité « et » différence.

Reprenons ici des choses bien connues à partir des rubriques déjà envisagées. S'agissant des droits civils : fin de l'incapacité civile en 1938, puis dans les années 1970, une ouverture très conséquente du droit civil culminant peut-être dans le partage de l'autorité parentale et dans le divorce par consentement mutuel, que la III ème République avait toujours refusé. Je n'insiste pas sur l'ouverture aux femmes des droits politiques : droit de suffrage et d'éligibilité prolongé par les lois sur la parité. Nous reviendrons tout à l'heure sur les droits sexuels et reproductifs, contraception et avortement, puis sur la dépénalisation de l'homosexualité et sur les lois bioéthique de 1994. S'agissant enfin des droits religieux, on constate là aussi une extension des autonomies avec l'ouverture de l'espace scolaire, qui était fermé depuis les circulaires Zay de 1936-1937, au port des signes religieux en 1989, à la suite de l'avis du Conseil d'État de novembre 1989.

Une question se pose, qui va nous permettre de dégager des généralités : pourquoi n'avons-nous pas pu entrer dans cette logique de l'égalité pendant la première phase, que j'ai qualifiée de « phase du principe de hiérarchie » ? La seconde question qui vient de manière logique est : pourquoi avons-nous pu le faire à partir des années 1960-1970 ?

Je commencerai par le premier point : pourquoi la laïcisation ne s'accompagne-t-elle pas, au tournant des XIX ème et XX ème siècles, d'une reconnaissance des droits des femmes ?

Il me semble que deux éléments ont joué : tout d'abord des motifs d'ordre stratégique. On estime souvent - ils l'affirment d'ailleurs eux-mêmes - que les républicains entendent maintenir un pacte implicite avec les catholiques, en espérant que cette législation restrictive sur le terrain de la famille contribuera à les enraciner dans la République. C'est le mot fameux de Jules Ferry dans une lettre à sa propre épouse : « Je suis l'élu d'un peuple qui aime ses processions et ses reposoirs ». Il estime précisément qu'il ne faut pas bousculer la conscience commune de la nation. Mais ce serait faire peu de cas de l'imaginaire culturel qui porte alors encore les républicains. La laïcisation française se fait dans le cadre d'une culture qui demeure, en son fond, profondément catholique. Ce n'est d'ailleurs pas simplement la société qui demeure catholique, mais les élites elles-mêmes. La sécularisation de la France n'est pas telle alors qu'on puisse en tout égaliser les statuts, et cela vaut en particulier pour ce qui concerne la question familiale.

Il est tout à fait intéressant de lire les textes de Ferry et de Gambetta sur cette question. On s'aperçoit alors que les catégories kantiennes, qui étaient elles-mêmes le prolongement des catégories thomistes du XIII ème siècle, qui elles-mêmes étaient les catégories d'Aristote au IV ème siècle avant Jésus-Christ, se prolongent dans la pensée des républicains français du XIX ème siècle. Séparation des sensibilités et des essences - l'homme est d'abord rationnel, la femme est d'abord sensible - correspondant à une séparation des espaces : puisque l'homme est rationnel, il a vocation à s'inscrire dans le cadre de l'espace public ; parce que la femme est sensible, on la maintiendra d'abord dans le cadre du gynécée, dans le cadre d'un espace dédié au service du mari et à l'éducation des enfants. C'est un point qui a été relevé par Hannah Arendt et qu'on voit particulièrement à l'oeuvre quand on lit les textes de nos républicains.

Une seconde question se pose : pourquoi le modèle laïque s'ouvre-t-il à partir des années 1950-1960 à cette évolution égalitaire dont je viens d'évoquer rapidement les traits ? Là encore, deux éléments me semblent jouer : il se produit tout d'abord un tournant lexical et, d'autre part, un tournant culturel que nous avons évoqué au début de cette réunion.

Quel est ce tournant lexical ? Surtout à partir des années 1970, la laïcité en tant que mot trouve une extension sémantique, un enrichissement conceptuel tout à fait inédit. On estime alors que la laïcité ne doit pas se référer simplement à une modalité de la séparation institutionnelle. La laïcité, ce n'est pas simplement la séparation entre un État qui veut s'affirmer dans sa souveraineté, et une Église qui lui contesterait cette autonomie. Lorsqu'on lit les textes des années 1970, on voit que la laïcité excède le thème de la séparation institutionnelle. On s'aperçoit alors que la laïcité prend une autre valeur dans le débat public français, y compris parmi nos parlementaires : la laïcité répond à un concept d'ordre culturel. Il y a laïcité lorsque la culture et les normes qui en résultent se détachent de la loi religieuse elle-même. Ce sont les valeurs, celles en particulier qui gouvernent les choix intimes, qu'il faut extraire du dispositif des censures religieuses, et pas simplement les institutions politiques. On va donc beaucoup plus loin dans l'exploration du concept de laïcité. Dans ce cadre, la laïcité peut apparaître comme une ressource au service de l'égalité des sexes.

Évidemment, s'il s'est produit ce tournant lexical, c'est parce qu'il s'est opéré un tournant culturel. Notre société des années 1960-1970 n'est plus celle des années 1880-1890. Elle a approfondi son processus de sécularisation. On touche là à un concept fondamental de sociologie des religions que l'on peut appliquer à la situation française à partir d'une périodisation. Les années 1880-1890 marquent une première phase de la sécularisation, c'est à dire une phase de perte de pertinence du référent religieux. Dans un premier temps, la sécularisation concerne l'ordre politique seulement : nous sommes en effet dans une phase de laïcisation où les institutions se défont de la tutelle de l'institution catholique. La sécularisation correspond, sur le terrain politique, à un processus de laïcisation.

À partir des années 1970, les choses deviennent plus sérieuses : ce ne sont pas simplement les institutions qui se détachent de la religion catholique, ce sont les cultures elles-mêmes. Les sociologues aiment parler, pour décrire cette période des années 1960-1970 qui trouve, comme l'a montré Henri Mendras, son point d'orgue dans cette année 1965 qui annonce 1968, d'un processus « d'exculturation ». L'ensemble des catégories mentales, l'ensemble des tissus culturels venus du plus profond de nos christianismes médiévaux, ce tissu-là, cet ensemble de normes implicites, se détache alors de la conscience commune qui trouve dans le seul principe d'autonomie de quoi attacher sa propre existence. On voit bien qu'il y a là une dissociation entre la société française en sa culture nationale et une culture catholique qui, jusque dans les années 1940-1950, marque encore l'ensemble de la culture nationale.

Un signe ne trompe pas : les rapports de sexe, on les plaçait hier dans l'ordre intangible des réalités naturelles. Tocqueville, par exemple, s'intéresse beaucoup dans les années 1840-1850 au processus d'égalisation des conditions, mais il estime toujours qu'il y a un élément, une sphère qui ne sera jamais touchée par le principe d'égalité des conditions, c'est la sphère de la famille.

Et voici précisément que dans les années 1950-1960, on estime que même la famille peut faire l'objet d'un processus de démocratisation. Peut-être avez-vous présent à l'esprit ce slogan des années 1960-1970, « privacy is political » : même l'intimité devient politique, c'est-à-dire susceptible d'entrer dans la sphère de notre délibération publique, c'est-à-dire susceptible de faire l'objet d'un travail législatif de reconfiguration de ses formes. Jamais les républicains de la III ème République n'auraient pensé à cela, tout simplement parce lorsque nous nous trouvions dans la sphère de l'intimité, nous étions liés à des réalités naturelles que nous ne pouvions remettre en cause. Dans les années 1960-1970, précisément parce que nous sommes attachés au principe d'autonomie, cette logique ne remet pas en cause la liberté des croyants et la liberté des croyantes.

Le thème de l'autonomie ouvrant sur l'admission de toutes les singularités, ouvrant sur l'admission de toutes les différences, selon d'ailleurs une logique que nous pourrions analyser, qui est une logique du désir davantage qu'une logique de la raison, le thème de l'autonomie donc, conduit l'État durant cette période à lui faire bon accueil, parallèlement à l'exhibition des particularismes religieux, non seulement dans l'espace social mais aussi dans l'espace public d'État.

C'est une deuxième phase dont on aurait pu penser qu'elle prospèrerait, car elle accomplissait le grand thème de la modernité : celui de l'autonomie. Cependant, la transformation de nos paysages intellectuels et politiques des dernières années a transformé ce schéma de « l'égalité dans la différence » et nous nous sommes ouverts alors à une troisième phase, où le principe de différence s'est trouvé contesté.

La laïcité accompagne dans les années 1960-1980 un mouvement général de réduction des contraintes. Elle s'identifie volontiers alors à un régime de reconnaissance des autonomies, y compris sur le terrain de la gestion de l'intime. Cette vision de l'indépendance n'empêche pas, à l'époque, d'accepter la liberté de choix de femmes attachées à leurs propres normes religieuses.

Au cours de ces dernières années, ce schéma s'est trouvé remis en cause. La laïcité s'est trouvée pensée désormais à partir de la polarité égalitaire davantage qu'à partir de la polarité différentialiste. Je voudrais essayer d'expliquer pourquoi et comment cette transmutation a eu lieu dans notre façon d'envisager le principe de laïcité.

Il faut tout d'abord décrire les contextes. On s'aperçoit alors que le contexte nouveau a fragilisé le modèle précédent, qui était celui d'une autonomie tous azimuts, intégrant même la dimension religieuse des existences. Ce contexte, je crois qu'on peut le présenter à partir de deux caractéristiques essentielles. On est confronté d'une part, à partir des années 1980 et surtout des années 1990, à une transformation de nos paysages religieux. Notre société actuelle est marquée par son caractère de post-sécularité, concept qui recouvre deux aspects. Nos sociétés - et ce n'est pas d'ailleurs sans poser problème pour vous qui avez à gérer des législations, en particulier lorsqu'il s'agit de législations à contenu moral - sont marquées par un mouvement contradictoire : il y a d'une part un détachement de plus en plus net des populations à l'égard de la norme religieuse, de la croyance, de la pratique, ce qui apparaît à la lecture du nombre des personnes sans religion au sein de la société française. Cette catégorie de la population est estimée aujourd'hui à plus de 40 % du total de nos compatriotes. Cette valeur, très importante et jamais encore atteinte, est le signe d'une perte de pertinence du référent religieux. Parallèlement se développe un mouvement de contre sécularisation dont nous voyons des effets à la fois du côté des groupes chrétiens - le « mariage pour tous » en a été un indicateur - mais aussi, et de manière plus nette encore, du côté de la communauté juive et de la communauté musulmane, avec des revendications tout à fait inédites à partir de la fin des années 1980 et montant en puissance dans les années 1990, touchant en particulier les habitudes alimentaires, les fêtes religieuses, les signes vestimentaires.

Les femmes ont contribué à cette affirmation identitaire, on le sait, à la faveur de deux séries d'événements qui ont accompagné cette réflexion sur l'identité, à partir d'une exhibition de tenues vestimentaires jusqu'alors inédites : voile simple dans les années 1980-1990, voile intégral à la faveur de la montée en puissance du salafisme dans les années 2000.

À mesure que s'affirmaient les identités religieuses se mettaient en place des discours de réaction. Ce sont nos paysages intellectuels aussi qui ont été bouleversés. Si l'on reprend les années 1960-1970, les discours de l'unité, de la rationalité englobante, de la rationalité normative se trouvent très largement déconstruits. Ils réapparaissent dans les années 1990-2000 à la faveur d'une double polarité, une polarité que j'appellerai volontiers « néo-rationaliste » autour de philosophes républicains. Alain Finkielkraut prend la parole dans ces années-là, mais aussi de manière plus significative Élisabeth Badinter par exemple, Catherine Kintzler, Élisabeth de Fontenay vont également dans ce sens et estiment qu'il faut, contre l'affirmation des singularités culturelles, faire valoir l'empire de la raison universaliste. À ce discours néo-rationaliste s'ajoute un discours néo-traditionaliste. Jamais les populismes d'extrême-droite n'avaient jusqu'alors utilisé le thème de la laïcité. Ils s'en emparent à la fin des années 1990, et de manière encore plus nette dans les années 2000, non point pour défendre l'empire de la raison, mais pour retourner à une « culture laïco-catholique » qui devrait s'imposer contre les volontés d'expansion d'un islam qui est, de leur point de vue, totalement insoluble dans la culture traditionnelle de la société française.

Comment le législateur a-t-il réagit face à cette nouvelle situation ? Sans reprendre la totalité des propositions de la laïcité assimilationniste, il en a tenu compte cependant et on peut dire qu'il y a eu un mouvement croisé dans nos législations et réglementations françaises. Une reconfiguration de la notion de laïcité a succédé à une reconfiguration de l'espace de la liberté.

On ne pense plus la laïcité aujourd'hui de la même manière qu'hier. Dans la reconfiguration de l'espace de la liberté, on n'a pas touché bien sûr aux revendications séculières : le législateur a persévéré dans sa politique d'extension des autonomies sexuelles et reproductives en y voyant, contre les institutions confessionnelles, un progrès pour les droits des femmes. On le relève en particulier sur les dossiers de la procréation médicalement assistée, de l'avortement et du mariage homosexuel. C'est un prolongement de la vague « d'exculturation » distinguant entre culture nationale d'un côté et culture catholique de l'autre.

Mais qu'en est-il des revendications religieuses, dont on a vu qu'elles s'affirmaient avec de plus en plus de force depuis les années 1980, et surtout depuis 1990 ? Il apparaît que le législateur a réduit le champ des possibles pour les femmes qui s'affirment dans leurs identités religieuses, deux interdits majeurs relatifs au port de certains vêtements étant apparus en 2004 et 2010, interdits que jamais les républicains de la III ème République n'auraient acceptés.

On assiste à une reconfiguration parallèle de la notion de laïcité. À la faveur de cette réflexion sur l'égalité hommes-femmes, plusieurs des fondements de la laïcité ont été repensés. Peut-être avez-vous présent à l'esprit ce rapport de M. Baroin en 2003. Il l'intitulait de manière significative Pour une nouvelle laïcité . La laïcité d'aujourd'hui n'est plus la même que celle d'hier ; on voit qu'elle a été bousculée à la faveur de cette réflexion sur les droits des femmes dans trois de ses assises principales concernant l'interdit religieux.

D'abord, quelles sont les cibles de l'interdit religieux ? Sous la III ème République et la IV ème , l'interdit religieux ne pesait au fond que sur les serviteurs du service public, sur ses agents. Avec la loi de 2004 sur les signes religieux dans les écoles publiques, ce ne sont pas simplement les agents du service public qui sont soumis à des restrictions sur le terrain des affirmations religieuses, ce sont aussi les usagers, et en particulier les élèves, qui avaient été autorisés dans la période immédiatement précédente à arborer des signes religieux tant qu'ils ne se traduisaient pas par du prosélytisme et par un trouble à l'intérieur des établissements en question. Les choses se restreignent sur ce terrain avec une extension des cibles de l'interdit : non seulement les agents, mais les usagers eux-mêmes, comme si la laïcité valait dans la société et pas simplement dans le cadre de l'État.

La loi de 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l'espace public indique un bouleversement de nos conceptions laïques, car si la neutralité ne touchait hier que le service public, c'était la grande thèse des juristes de droit public de la III ème République, des lieux qui étaient jusqu'alors ouverts à l'affirmation de la liberté religieuse se trouvent aussi en situation d'être neutralisés. Cette loi de 2010 considère que la voie publique, les commerces, les salles de spectacles doivent être protégés de toute affirmation religieuse qui remettrait en cause les conditions minimales du « vivre ensemble ».

Dernier point, enfin, et c'est peut-être le point le plus saillant de cette reconfiguration de la laïcité qui s'est produite récemment, interrogeons-nous sur les raisons de l'interdit religieux. Il y a un concept fondamental dans la société française qui est le concept d'ordre public. Peut-être vous souvenez-vous que l'article premier de la loi de 1905 précise que « la liberté de culte est loisible à ceux qui veulent l'exercer, à condition cependant qu'elle respecte les prescriptions de l'ordre public ». Le problème, c'est qu'on ne pense plus aujourd'hui l'ordre public juridiquement de la même manière qu'on le pensait en 1905.

En 1905, l'ordre public c'est la sécurité, la tranquillité, la salubrité. On donne une condition, une conception, une définition matérielle de l'ordre public. On est aujourd'hui confrontés à une conception immatérielle de l'ordre public où l'on fait référence - et Mme Jouanno a probablement croisé cette notion lorsqu'elle a traité de la question de la prostitution - aux conditions minimales du « vivre ensemble », au principe de dignité du sujet et au principe aussi de l'égalité hommes femmes. C'est à partir de ces éléments-là qu'on définit l'ordre public, ce qui permet évidemment d'accroître le champ d'expansion des interdits religieux.

Pour conclure, il me semble que (je reviens ici à l'interrogation de mon auditoire algérien que j'évoquais au début de mon propos), il me semble que l'on peut s'interroger sur la question de la neutralité française. Est-ce que la neutralité que nous défendons aujourd'hui en France ne se transforme pas, au bout du compte, en absence de neutralité et en promotion d'une nouvelle religion, qui serait celle d'une raison totalement autonome ?

Je voudrais tenter de répondre à cette question très rapidement en faisant référence au discours des partisans d'une laïcité inclusive, d'une laïcité pluraliste. Leur thèse mérite aussi intérêt. Je n'ai présenté ici que l'évolution du courant dominant. Je voudrais dire quelques mots de ce courant minoritaire qui, aujourd'hui, essaye de faire valoir une conception pluraliste ou inclusive de la laïcité. Cette conception vise à interroger les deux concepts à partir desquels on a forgé en France l'idée de laïcité.

Le premier concept, c'est le concept de liberté. Je vous disais tout à l'heure en effet que la loi de 1905 est d'abord une loi de liberté. Les inclusivistes nous disent que la liberté dans l'ordre constitutionnel se définit toujours par la liberté de choisir. Liberté de choisir face à un ordre externe, ou politique ou religieux, qui voudrait nous imposer sa normativité. On est donc, globalement, dans une liberté d'indifférence. Je peux déployer ma propre pensée, déployer mon propre agir, tant que je ne remets pas en cause la liberté d'autrui et les conditions normales, générales, du « vivre ensemble » définies restrictivement à partir du concept de sécurité. Liberté d'indifférence : n'est-on pas aujourd'hui dans la situation de passer à un autre concept de liberté qui serait au fond, pour parler comme Jacques Maritain, grand philosophe catholique, une liberté de perfectionnement ? C'est souvent un reproche qui est adressé aux nouvelles lois à la fois par les philosophes libéraux et par les philosophes féministes : on transforme notre liberté d'autonomie en liberté de perfection. Il faut vivre non point selon ses désirs, selon ses propres dilections, suivant sa propre réflexion, mais dans la conformité à un modèle préétabli d'existence, comme s'il existait au fond une conception unique de la dignité à laquelle nous devrions attacher nos propres existences.

Le second point sur lequel je voudrais attirer votre attention, c'est le concept de neutralité. Le monde moderne s'est construit, et la laïcité française tout particulièrement, sur l'idée que l'État doit toujours se tenir à l'écart de toute conception préalable du bien, ce qui nous entraîne, comme disait John Rawls, à organiser la société selon de simples procédures : je t'accepte dans ta liberté, je te considère comme mon égal, je ne vais pas au-delà dans les revendications que j'ai à t'adresser dans la conduite de ta propre existence. Voici ce que nous dit l'État moderne : tant que tu respectes l'égalité de l'autre, sa liberté profonde, je n'interviens pas dans la façon de conduire ta propre existence. Sa neutralité se définit de la sorte. Il semble bien que nous soyons aujourd'hui dans un autre modèle où, la liberté étant accolée à la notion de dignité, devenant donc une substance morale, l'État se fait - pour parler comme Barack Obama - de plus en plus paternaliste. Il impose des modèles d'achèvement substantiels au point d'ailleurs de présupposer ce que les femmes voilées, par exemple, ont dans leur propre conscience. C'est ce que dit très bien l'une de mes élèves - voilée - qui est par ailleurs animatrice du collectif Mamans toutes égales , en une inversion du slogan fameux des années 1970, « mon corps vous appartient ».

Je ne voudrais pas trancher cette question, qui relève de la représentation nationale, mais je terminerai en m'interrogeant sur l'inflexion non libérale de nos sociétés libérales, ce qu'un certain nombre de philosophes, et pas les plus exaltés, ont appelé la « vigilance sécuritaire » de nos sociétés.

Chantal Jouanno, présidente . - Merci beaucoup pour cette présentation de l'évolution historique de la conception de la laïcité qui va certainement considérablement éclairer nos réflexions.

Hélène Conway-Mouret . - Quand je participe à des débats en langue anglaise pendant lesquels je dois expliquer des concepts qui sont propres à notre histoire française, un problème sémantique se pose toujours pour traduire le terme « laïcité ». Si les anglo-saxons utilisent le terme secular , celui-ci revêt néanmoins une signification complètement différente de celle que nous lui attribuons en France. Nous aurions besoin de faire preuve de pédagogie, notamment pour expliquer notre position sur le port du voile, qui est toléré dans un certain nombre de pays où l'approche française est considérée comme exclusive et punitive. Aussi, comment pourrions-nous rendre compte, à l'étranger, de notre conception de la laïcité, l'une de ces valeurs que nous défendons avec force et qui fait partie de l'ambition universaliste de la France ?

Philippe Portier . - J'ai eu à exposer devant un public algérien ce que vous évoquez ; l'auditoire n'a cessé de m'interroger sur la conception restrictive de notre laïcité. Le même type d'interrogation revient donc constamment, tant dans les pays anglo-saxons que dans ceux du Sud. Tout d'abord un point sémantique : le concept de laïcité est difficilement exportable. Nous avons tenté de le faire avec un certain nombre de chercheurs, en essayant de « déshexagonaliser » sa signification et en lui donnant une acception plus large que celle que nous lui accolons ordinairement. L'idée est de définir la laïcité à partir de deux grands principes, liberté et égalité du sujet, la possibilité de croire et de ne pas croire, en privé et en public, définition retenue par la Déclaration universelle des droits de l'homme de 1948. Nous y ajoutons le principe de neutralité de l'État. On voit bien que liberté du sujet sur le terrain du croire ou du ne pas croire et la neutralité de l'État ne sont pas des spécificités françaises. Tous les pays qui ont embrassé la modernité démocratique défendent ces valeurs. La difficulté est moins une difficulté de substance qu'une difficulté de sémantique, et on le voit bien avec le terme « laïcité » que nous ne sommes pas encore parvenus à exporter dans les pays anglo-saxons. Si de nombreux textes y traitent de laicity , notre conception n'y est pas encore bien comprise. En revanche, les pays du Sud y sont très réceptifs, que ce soit en Espagne, en Italie ou en Amérique latine. J'assistais il y a deux mois à un colloque à Mexico portant sur la laicidad et j'ai pu constater que ce concept était repris par des universitaires de différents pays d'Amérique latine.

Il faut comprendre pourquoi le concept de laïcité fonctionne dans les pays du Sud et pas dans les pays du Nord, comme vous le disiez. Cela tient à une structuration du champ politico-religieux. Dans les pays du Sud, nous avons été confrontés à l'opposition entre un État qui représente les Lumières et une Église, l'Église catholique, qui la refuse absolument. Dans ces pays, il a fallu que l'État développe une véritable politique publique pour se débarrasser d'une Église qui restait renfermée dans son intransigeance. On l'oublie souvent, mais l'Église du XIX ème siècle n'a pas accepté de se réconcilier avec le progrès, la liberté, la civilisation moderne, dixit le pape Pie IX en 1864. On ne constate rien de tel dans les pays du Nord où la société s'est progressivement, sans heurts, avec l'accord des autorités religieuses, dissociée de la norme religieuse. S'y est imposé le mot de sécularisation qui traduit un mouvement beaucoup plus souple, progressif et dilué de sortie et de pertinence du religieux, le plus souvent avec l'accord des Églises, les Églises protestantes faisant cause commune avec la modernité. Cette explication historique rend compte de la différence sémantique que vous mettiez en évidence, l'idée que dans le Sud, le modèle de laïcité renvoie à une opposition frontale de l'Église à l'État. On ne constate rien de tel dans les pays du Nord, où l'on a préféré le modèle de sécularisation, avec une dérive progressive du religieux et du politique vers l'affirmation d'une société autonome par elle-même.

Qu'en est-il de la signification de notre laïcité ? Ainsi que vous l'avez indiqué, comment procéder pour faire comprendre à nos interlocuteurs que nous ne sommes pas nécessairement rivés à un syndrome ou à un tropisme nécessairement antireligieux. Un travail pédagogique demeure à effectuer, d'autant que nous n'aidons pas toujours nos interlocuteurs. Ce travail pédagogique peut débuter par une étude de l'histoire de notre laïcité, auquel je m'emploie comme beaucoup d'autres. Il faut expliquer que notre modèle de laïcité s'est construit sur une confrontation dure entre l'Église et l'État sous la III ème République, mais qui a débouché au bout du compte sur une loi extrêmement libérale. Si l'on compare la situation des Églises avant et après l'adoption de la loi de séparation des Églises et de l'État de 1905, le modèle de liberté est beaucoup plus affirmé après cette date. Le pape Jean-Paul II le disait d'ailleurs lui-même dans ses dernières interventions. Il faut ajouter qu'il y a eu en France, au cours de ces dernières années, des restrictions qui ont remis en cause une grande partie du modèle issue de cette loi de 1905. Je suis frappé de constater que la représentation nationale fait toujours référence à la loi de 1905 pour justifier des mesures qui vont à l'encontre de cette loi. J'ai évoqué tout à l'heure la question des cibles, des lieux et des raisons de l'interdit religieux. On voit bien que jamais Jaurès ou Briand n'aurait défendu, toutes choses égales par ailleurs à l'époque qui était la leur, les mesures que nous avons promues en France. Un seul exemple : en 1904, il y avait un courant antireligieux dans le camp républicain, et un certain Charles Chabert, proche du socialiste Maurice Allard, prend la parole devant la représentation nationale pour proposer un amendement visant à interdire le port de la soutane sur la voie publique. Il y a là une correspondance immédiate avec ce que nous avons vécu à propos des signes religieux, lesquels ne posent un problème en France que depuis la Révolution française. À l'instigation de Jaurès, Clemenceau et Briand, cet amendement a été rejeté non seulement par les groupes de la droite monarchiste ou catholique, mais aussi par la quasi-totalité du camp républicain, au motif qu'il convenait de ne pas transformer notre nation en une nouvelle congrégation assujettie à une nouvelle religion politique. Ainsi, en 1905, c'est un modèle de liberté qui prévaut, au service de la laïcité. Au cours de ces dernières périodes, sans qu'il faille non plus exagérer les choses, une série de discours et de dispositifs réglementaires et législatifs a remis en cause un certain nombre des principes libéraux qui avaient été posés par les fondateurs de la III ème République.

Lors de mes conférences à l'étranger, notamment dans les pays anglo-saxons, je mets en évidence le fait que, contrairement à ce que croient très souvent par exemple les anglo-saxons, c'est un principe de liberté qui se trouve au fondement même de notre législation sur la laïcité. Ce principe a été écorné par toute une série de discours et de normes au cours des vingt dernières années, à la faveur non seulement d'un changement de nos paysages intellectuels et politiques (pression des groupes d'extrême droite dans le cadre d'une opinion publique demandeuse de plus d'ordre et de sécurité), mais aussi à la faveur d'une radicalisation d'un certain nombre de groupes religieux susceptibles de choquer une partie de l'opinion publique qui n'est plus habituée à l'affirmation religieuse. Notre modèle s'étant progressivement sécularisé, cette affirmation religieuse peut provoquer dans l'opinion publique un sentiment de peur, récupéré par l'extrême droite, ce qui peut légitimer les législations et les discours restrictifs, même de la part de partis de gouvernement.

Hélène Conway-Mouret . - Le terme de restriction m'apparaît décalé avec ce que nous devons défendre, d'autant que notre tradition française n'est pas restrictive, la loi de 1905 étant fondée sur un principe de liberté.

Chantal Jouanno, présidente . - On constate deux mouvements contradictoires entre une partie de la population, dont l'importance, dites-vous, est croissante, sans religion, et une population qui, à l'inverse, affirme des exigences religieuses. Le débat sur l'IVG en a été un révélateur. Certains d'entre nous ont reçu de très virulents courriers affirmant que les femmes n'ont pas le droit de disposer librement de leur corps. Si la laïcité doit être conçue comme une liberté de choix, certaines femmes font appel à nous car elles estiment que l'espace public dans lequel elles vivent ne leur permet plus cette liberté de choix et qu'elles s'y sentent menacées dès lors qu'elles n'y arborent pas les signes religieux que l'on attend d'elles. C'est une question délicate pour le législateur de garantir cette liberté de choix dans les espaces publics. On peut certes la garantir en imposant la neutralité, mais il reste à proposer une solution alternative pour permettre véritablement cette liberté de choix dans l'espace public et favoriser le vivre ensemble des uns et des autres.

Philippe Portier . - Je conçois tout à fait la difficulté à laquelle est confronté le législateur. C'est beaucoup plus facile d'analyser les choses à distance que d'avoir à résoudre des problèmes concrets comme ceux que vous venez de mentionner. Pour régler ces délicates questions, il peut être utile d'évoquer des logiques juridiques sur la façon de régler les questions et de poser la question de la liberté et du rapport entre loi positive et loi morale dans nos sociétés démocratiques. J'ai analysé avec une collègue la mobilisation autour du mariage pour tous comme une sorte d'expression de cette guerre des cultures à laquelle vous venez de faire allusion, une partie de la société s'exculturant de la civilisation catholique alors qu'une autre partie de la société vit dans un mouvement de contre sécularisation. Notre analyse nous a permis de confirmer que la civilisation de l'hétéronomie était une civilisation protectrice, dont il faut tenter dans la mesure du possible de préserver les ultimes normes.

La société voit s'affronter deux conceptions de la liberté. Depuis les années 1960, la conception dominante est celle de la « liberté-autonomie » : l'État n'intervient pas dans les choix des individus qui obéissent à leur seule conscience subjective.

C'est sur cette vision de la liberté que reposent les droits sexuels et reproductifs, permettant ainsi les conquêtes progressives en matière de droits des femmes qui se sont succédé à cette époque. Se pose toutefois une difficulté, dans la mesure où cette conception de la liberté n'est pas conçue comme telle par les autres groupes. Au contraire, comme le soulignent les groupes catholiques, il s'agirait plus d'une « licence », voire d'une « corruption » de la liberté, que la liberté elle-même. À la faveur de la mobilisation contre la loi autorisant le « mariage pour tous », les catholiques ont trouvé le moyen, de façon tout à fait inédite, de constituer une sorte de « front religieux », non seulement avec les autorités juives, les groupes musulmans et, chose plus étonnante, avec les groupes protestants qui avaient pourtant accompagné les mouvements d'émancipation dans les années 1960.

Cette mobilisation est l'expression d'un « conflit des cultures », qui permet de penser l'une des fractures de nos sociétés : certains conçoivent la liberté comme affirmation de soi, la situant sur le terrain de l'horizontalité et de l'immanence, tandis que d'autres, au contraire, considèrent la liberté comme un rapport privilégié à l'hétéronomie, à la verticalité ; in fine , la liberté constituerait, selon eux, une norme extérieure et structurante.

Ce premier élément traduit un conflit culturel, pour l'instant sous-évalué, mais dont l'empreinte sera de plus en plus forte à l'avenir, dans les domaines relevant de l'intime.

Un deuxième élément concerne la difficulté pour le législateur de se confronter aux contraintes qui peuvent peser sur la liberté des uns et les autres. En la matière, j'opposerai deux logiques juridiques qui sont l'illustration de la mutation civilisationnelle que j'évoquais tout à l'heure.

La logique juridique qui s'opère sous la III ème république est celle d'un contrôle a posteriori : si la loi de 1881 encadre la liberté d'expression, elle contribue aussi à son élargissement. Alors que les régimes antérieurs étaient partis du principe « la censure est la règle, la liberté d'expression l'exception », les républicains introduisent une loi de liberté qui va inverser l'ancien principe : la liberté d'expression devenant la norme, la censure l'exception. Face à ce renversement juridique, comment se règlent les difficultés éventuelles d'application susceptibles de se poser ? Qu'il s'agisse de la liberté d'expression ou d'association, les républicains font le choix - sauf atteintes à la sécurité de l'État, où des mesures particulières peuvent être mises en oeuvre - du contrôle a posteriori de l'usage d'une liberté. Concrètement, cela signifie que l'usage d'une liberté est toujours octroyé, dans un premier temps, mais que le juge et la police peuvent être amenés à intervenir, dans un second temps, en fonction de l'exercice qui en est fait, pour sanctionner les fauteurs de troubles.

En revanche, ce que vous dites, Madame la présidente, est une inversion de ce principe. Poursuivre votre raisonnement reviendrait à devoir protéger a priori les femmes qui pourraient être soumises à des pressions de leur entourage, avant même que la preuve d'une contrainte ou de pressions puisse être apportée. C'est cette logique qui s'est développée au cours de ces dernières années, par exemple à l'égard du voile.

Cette logique marque la fin du modèle libéral de la III ème République, sur le fondement d'une « métaphysique du mal ». En 2003, la « Commission Stasi », commission de réflexion sur l'application du principe de laïcité, mise en place par le président de la République, Jacques Chirac, a procédé à un certain nombre d'auditions, afin de savoir s'il fallait interdire ou non le port du voile à l'école. Les résultats des travaux - sans qu'aucune véritable enquête sociologique ait été menée sur ce point - ont montré que des jeunes filles pourraient être soumises à cet égard aux contraintes de leurs familles.

Le législateur de la III ème République aurait adopté sur ce point une attitude réservée, s'en remettant à l'intervention a posteriori du juge. À l'inverse, la « Commission Stasi » a estimé qu'il fallait privilégier une logique d'interdiction, dans un objectif de préservation de la liberté. Il s'agit là d'un nouveau « paradigme sécuritaire » consistant à faire prévaloir la sécurité sur la liberté.

Hier, le paradigme de la liberté l'emportait sur la sécurité, aujourd'hui, peut-être est-il possible d'affirmer que la sécurité devient première dans nos imaginaires sociaux, au point qu'on puisse lui sacrifier une partie de nos libertés. Cela renvoie à deux façons différentes d'envisager l'ordre démocratique. Michel Foucault a d'ailleurs décrit, à partir de deux concepts, cette transformation de nos imaginaires et normativités, en opposant le « libéralisme » de la III ème République au « néolibéralisme » actuel. Si ces termes sont très proches, ils permettent de comprendre le processus d'inversion à l'oeuvre entre les principes de liberté et sécurité, le second l'emportant désormais sur le premier.

Hélène Conway-Mouret . - Les travaux sur les projets de loi relatifs à la lutte contre le terrorisme et sur le renseignement illustrent vos propos. Nous sommes confrontés, par exemple, à la question de savoir s'il faut ou non empêcher les jeunes de partir pour le djihad , afin de les protéger. Effectivement, on observe aujourd'hui que, dans ce débat qui oppose liberté et sécurité, le législateur obéirait plutôt à la tendance selon laquelle il est préférable de prévenir et de protéger.

Philippe Portier . - Il s'agit en effet d'un référentiel global, qui se construit à partir d'un imaginaire collectif, dans le cadre de la relation particulière entre sécurité et liberté. Ce référentiel s'applique à différents secteurs de production de la norme (écologie, législation alimentaire, etc.).

Chantal Jouanno, présidente . - Vous avez évoqué dans votre exposé un second mouvement de réaffirmation des identités religieuses à partir des années 1990. Pourriez-vous développer ce point ?

Philippe Portier . - Notre époque se caractérise par le « triomphe des identités » et par ce qu'on appelle, en France, le « communautarisme », qui n'est pourtant pas un concept courant à l'étranger et qui fait d'ailleurs l'objet de nombreuses critiques dans les pays anglo-saxons, dont le modèle diffère du nôtre.

La poussée des mouvements d'extrême droite traduit également un triomphe global de l'identité. La société démocratique libérale s'est structurée autour du paradigme de l'arrachement à l'ensemble des traditions, afin de pouvoir construire une cité émancipée sur le fondement de la délibération. Ce qui caractérise philosophiquement les mouvements populistes, c'est la remise en cause, précisément, de ce principe délibératif. Ces mouvements partent du postulat selon lequel une société se construit par son ré-enracinement dans des traditions préalables. Lorsque les mouvements populistes parlent du religieux, le plus souvent, ce n'est pas sa dimension spirituelle, mais culturelle, qu'ils évoquent. Ils font alors référence au religieux en tant que principe structurant de la nation à partir de laquelle doivent se construire les existences. Ce schéma remet en cause, de façon philosophique, la construction de notre modèle démocratique qui repose, depuis l'héritage des philosophes des Lumières et des républicains de la III ème République, sur le refus des identités et des traditions, en ce qu'elles contribuent à cloisonner les individus.

Les mouvements populistes affirment, au contraire, qu'un tissu culturel préalable serait nécessaire pour construire la société, dont le noyau dur résiderait dans la religion dominante. Au Danemark, par exemple, les partis populistes louent le caractère structurant du luthéranisme ;à l'Est de l'Europe, l'orthodoxie apparaît comme le fondement même de la nation, en particulier en Russie ; pour les mouvements populistes de la Mitteleuropa , c'est autour du catholicisme que la nation doit se reconstituer.

La France n'échappe pas à ce mouvement. L'extrême-droite, s'opposant au mouvement d'arrachement aux traditions, utilise, de manière paradoxale d'ailleurs, le principe de laïcité dans son combat en faveur du ré-enracinement de la nation. Cette logique du ré-enracinement est une forme de communautarisme national, en ce que la nation ainsi comprise est enfermée dans une culture préalable : ce communautarisme national s'oppose à d'autres identités, qui sont aussi des identités du repli autour d'une norme religieuse qui viendrait structurer la totalité des existences.

Enfin, j'ajouterai que des recherches théoriques fortes se font jour sur la nécessité de réinscrire la croyance dans les délibérations publiques. D'aucuns reprochent ainsi à la France de distinguer raison et croyance. Pourtant, sous la III ème République, prévalait l'idée selon laquelle la croyance serait l'« autre » de la raison.

S'il existe des « identités de repli », qui peuvent se former à partir de la religion, il ne faut pas oublier que, selon les thèses développées par Jean-Marc Ferry et Jürgen Habermas, les sociétés démocratiques peuvent se construire à la fois sur des aspects séculiers et sur des traditions religieuses.

Hélène Conway-Mouret . - Que pensez-vous, aujourd'hui, du débat sur l'interdiction du port du voile à l'université ?

Philippe Portier . - C'est un exemple typique des mutations du système de laïcité qui s'opèrent aujourd'hui dans notre société. Le concept d'« espace public » n'existe pas en droit, il a été inventé récemment par la loi de 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l'espace public. Il est significatif de noter que, si l'on évoquait auparavant le principe de « neutralité des services publics », la laïcité ne pouvant se développer que de façon restrictive, on n'hésite plus, aujourd'hui, à utiliser la notion d'« espace public », qui élargit considérablement la possibilité de faire valoir le principe de neutralité. Certains espaces échappent traditionnellement à l'obligation de neutralité : la rue, les espaces privés, etc. Or, des espaces qui étaient auparavant considérés comme privés deviennent publics avec cette notion.

Le principe de neutralité joue de façon limitée à l'université, et des deux côtés de la chaire. D'une part, l'indépendance des professeurs d'université est un principe affirmé par le Conseil constitutionnel ; d'autre part, les consciences des étudiants, personnes majeures, sont déjà formées. Parce que l'université est un espace de liberté de conscience et de liberté de connaissance, l'extension du principe de neutralité en son sein, reviendrait à remettre en cause ces valeurs, entraînant probablement une déconstruction de l'ethos universitaire, mais au-delà, une évolution restrictive et sécuritaire de la société.

Ces évolutions me conduisent à affirmer que des inflexions fortes remettent en cause, aujourd'hui, les principes établis par les pères fondateurs de la III ème République, donnant raison à François Baroin qui, en 2003, affirmait dans son rapport intitulé Pour une nouvelle laïcité , qu'« il arrive parfois que la laïcité nous conduise à remettre en cause des droits de l'homme ».

Chantal Jouanno, présidente . - Au nom de la laïcité, des exceptions au principe sont demandées. Comment répondre aux tendances contraires qui s'expriment dans la société ?

Philippe Portier . - Ce qui caractérise la situation contemporaine, c'est la remise en cause du partage entre le privé et le public. L'ordre démocratique en général repose sur ce que le philosophe Michael Walzer appelle la « séparation des domaines », à partir de laquelle s'est construite notre laïcité. Or, depuis les années 1960 et 1970, les frontières se brouillent ; le privé pénètre le champ du public avec la multiplication des délégations de service public et des contrats de partenariat public-privé ; à l'inverse, le privé est de plus en plus régi par de nouvelles normes de droit public. À titre d'exemple, à partir des lois Debré de 1959, le système d'enseignement privé va être investi par les règlementations de l'Éducation nationale.

Le modèle actuel combine à la fois surveillance et reconnaissance du religieux. L'apparition de mets de substitution dans les cantines, les autorisations d'absences pour fêtes religieuses et la création du Conseil français du culte musulman (CFCM) sont autant d'éléments de visibilité de cette reconnaissance du fait religieux. Il s'agit, dans ces cas de figure concrets, d'« accommodements raisonnables ».

La tension entre reconnaissance et surveillance du religieux dans notre système de laïcité s'explique notamment par le fait que l'État se trouve dans une situation d'« impotence symbolique et matérielle », si bien qu'il éprouve des difficultés à répondre aux défis qui sont les siens aujourd'hui, devant ainsi faire appel à la société civile pour rendre cohérent un ordre social qui lui échappe.

Toutefois, cette reconnaissance s'accompagne aussi d'une volonté de surveillance. La reconnaissance ne peut avoir lieu que lorsque les religions acceptent l'ordre constitutionnel leur permettant d'exister. C'est autour de ces deux points que peut s'expliquer l'ambiguïté que dessine notre système de laïcité.

Chantal Jouanno, présidente . - Monsieur le professeur, je vous remercie pour votre intervention très enrichissante, même si de nombreux points concernant la laïcité et les femmes restent extrêmement complexes pour le législateur que nous sommes, confronté aux difficultés des évolutions sociales et cultuelles actuelles dont vous avez expliqué l'origine.

Table ronde sur l'égalité entre femmes et hommes
contre les intégrismes religieux

(14 janvier 2016)

Présidence de Chantal Jouanno, présidente

Chantal Jouanno, présidente . - Bonjour à tous. Nous sommes réunis ce matin pour discuter ensemble de l'importance de l'égalité entre hommes et femmes dans la lutte contre les intégrismes religieux.

L'origine de cette table ronde est antérieure aux attentats de janvier 2015. La délégation avait alors souhaité intégrer à son programme de travail le thème « femmes et laïcité » pour approfondir le lien entre la laïcité telle qu'elle est conçue en France et l'émancipation des femmes.

Les attentats de janvier 2015 ont, c'est évident, donné une importance renouvelée à cette problématique. En mars-avril 2015, la délégation a procédé à une première approche du sujet « femmes et laïcité » en entendant des spécialistes de philosophie, d'histoire et de sciences politiques.

L'actualité nationale et internationale nous a très vite fait prendre conscience que cette réflexion, si elle se limitait à la problématique de la loi de 1905, allait rencontrer ses limites et qu'il nous fallait poser la question, non seulement de la place faite aux femmes par les différentes religions, mais aussi de la signification des revendications féministes portées par différents courants spirituels et religieux.

Nous avons donc été conduits à formuler ainsi le thème de notre réflexion : comment l'égalité entre hommes et femmes peut-elle contribuer à la lutte contre les intégrismes religieux ?

Si cette orientation de nos réflexions était à l'origine inspirée par la barbarie terroriste, et plus particulièrement de Daech, la question de l'« infériorisation » des femmes dans les religions, notamment par l'interdiction de l'accès au ministère religieux, concerne ou a concerné toutes les religions. Pour la plupart d'entre elles, la mixité ne s'impose pas naturellement.

J'adresse mes sincères remerciements, au nom de toute la délégation, à tous les intervenant-e-s qui ont accepté de venir jusqu'à nous pour nous aider à réfléchir à cette question très complexe.

Mesdames, Monsieur, vous représentez des courants de réflexion spirituelle très divers : religions, libres penseurs, franc maçonnerie.

Vous êtes très divers aussi par les fonctions que vous exercez : certains d'entre vous appartiennent au monde de la recherche, d'autres sont des militants associatifs, d'autres encore (pasteures, rabbins) exercent un ministère religieux qu'il est plutôt inhabituel de voir confier à des femmes.

Nous accueillons donc, ce matin :

- Frédérique Bedos , journaliste, fondatrice de l'ONG d'information Le Projet Imagine , qui va nous présenter deux extraits de son film Des femmes et des hommes ;

- Delphine Horvilleur , rabbin, rédactrice en chef de la revue Penou'a , auteure de En tenue d'Ève - féminin, pudeur et judaïsme et de Comment les rabbins font les enfants - sexe, transmission et identité dans le judaïsme ;

- Valérie Duval-Poujol , théologienne, docteure en histoire des religions, spécialiste des questions de traduction de la Bible ;

- Anne Soupa , co-fondatrice du Comité de la jupe et de la Conférence des baptisé-e-s francophones , co-auteure de Les pieds dans le bénitier ;

- Hanane Karimi , sociologue, doctorante à l'Université de Strasbourg (Laboratoire des dynamiques européennes), porte-parole du collectif Les femmes dans la mosquée et membre du collectif féministe Musulmanes en mouvement ;

- Sibylle Klumpp , pasteure de l'Église protestante unie de France (EPUF) à Avignon et Anne Faisandier , pasteure de l'EPUF à Marseille ;

- Églantine Jamet-Moreau , maîtresse de conférences à l'Université Paris-Ouest, co-fondatrice de l'association Succès égalité mixité , auteure de Le curé est une femme. L'ordination des femmes à la prêtrise dans l'Église d'Angleterre ;

- Nassr Edine Errami , co-fondateur de l'association Musulmans inclusifs de France et formateur « islam et droits des minorités et droits et des femmes » ;

- Marie-Thérèse Besson , présidente de la Grande Loge féminine de France (GLFF) , accompagnée de Guilaine Rochefort , présidente de la commission nationale des droits des femmes de la GLFF ;

- Martine Cerf , secrétaire générale de l'association Égale-Égalité, Laïcité, Europe .

Frédérique Bedos va donc tout d'abord parler de son documentaire, Des femmes et des hommes , résultat d'une enquête sur l'égalité entre les femmes et les hommes qui l'a conduite à constater que, dans ce domaine, il n'y a pas de progrès spontané vers l'égalité et que la question du rôle des religions dans cette situation se pose tout naturellement. Le passage que nous allons visionner porte spécifiquement sur le rapport entre femmes et religions.

Je voudrais, avant de donner la parole à Frédérique Bedos, saluer la présence à mes côtés de la sénatrice Catherine Morin-Desailly, présidente de la commission de la culture qui, dans sa grande clairvoyance, a reconnu très vite le talent de Frédérique Bedos et qui a attiré mon attention vers son film.

Frédérique Bedos . - Merci de m'avoir associée à cette réunion.

Je suis journaliste et réalisatrice. J'ai créé en 2010 une ONG d'information qui s'appelle Le Projet Imagine , dont le but est d'inspirer pour agir. Elle ne fonctionne que grâce aux dons et sa ligne éditoriale consiste à faire du « journalisme avec espérance ». Il s'agit de regarder les problèmes en face, mais avec un esprit constructif et l'envie de donner un coup de projecteur sur les possibilités qui nous sont offertes pour changer le monde.

Le film Des femmes et des hommes s'inscrit parfaitement dans cet esprit. Il a nécessité un an de tournage et les équipes techniques ont accepté de travailler bénévolement, ce qui garantit l'indépendance de notre travail. Ce film observe le problème de l'égalité entre les femmes et les hommes dans sa globalité, à l'échelle mondiale et à travers tous les sujets, que ce soit l'économie, l'histoire, la culture et bien sûr la religion, un sujet absolument incontournable. Je vais vous présenter ce matin un extrait qui aborde la religion et ses conséquences sur la situation et les droits des femmes lorsqu'elle est instrumentalisée. Un second extrait, beaucoup plus bref, évoquera les femmes et leur courage face au terrorisme.

Un premier extrait du film est projeté. On y entend les témoignages suivants :

Delphine Horvilleur, rabbin : « Ne nous demandons pas si les religions sont misogynes. Demandons-nous si les traditions religieuses sont misogynes aujourd'hui. [...] Malheureusement, il faut être honnête et admettre que bien souvent, ceux qui parlent au nom de ces traditions, leurs représentants officiels, le sont. [...] Pourquoi la synagogue, la mosquée, l'église, sont-elles les seuls lieux où l'on attendrait que rien ne bouge ? [...] Au nom de la pudeur, on fait des textes une lecture obscène. »

Marwa Shrafeldin, féministe égyptienne, chercheure à l'Université de Londres : « Arrêtez d'utiliser la religion pour priver les femmes de leurs droits ! »

Zainah Anwar, féministe malaisienne, co-fondatrice de Sisters in islam : « Sisters in islam a commencé en réponse aux nombreuses plaintes et aux problèmes auxquels les femmes musulmanes doivent faire face quand elles s'adressent aux tribunaux de la sharia, lorsqu'elles se rendent au service religieux pour se plaindre de leurs problèmes conjugaux. Leur mari a pris une deuxième femme, et on leur répond que c'est son droit en islam. Leur mari les bat et elles vont déposer plainte. On leur répond : « c'est son droit en islam de discipliner sa femme. Peut-être que vous avez été une mauvaise épouse [...] ». Le mari exige l'obéissance, il exige des relations sexuelles, et l'épouse [...] ne veut pas avoir des relations sexuelles avec lui. On lui dit : « c'est son droit en islam d'exiger des relations conjugales et vous, en tant qu'épouse musulmane, vous devez lui obéir ». Nous entendions le même message encore et encore, qu'un homme est supérieur à une femme. Alors tous ces messages misogynes et injustes prononcés contre les femmes au nom de l'islam... En tant que croyante, en tant que musulmane, [...], qui crois que ma religion est une religion juste... j'étais révoltée ! Donc une profonde croyance que tout ce qui est fait au nom de l'islam doit être juste m'a conduite à me demander : est-ce que c'est vraiment l'islam ? Comment Dieu peut-il être Dieu s'il n'est pas juste ? Nous voulions découvrir par nous-mêmes si ce que ces mullahs, ces ulémas - des hommes - disent - qu'ils ont le droit de battre et violenter leurs femmes - si tout cela est vraiment dans le Coran. Le résultat a été incroyable. Pour nous, ce fut vraiment l'expérience la plus libératrice que nous ayons vécue ! »

Frédérique Bedos . - Nous essayons d'aborder le problème en montrant jusqu'où peuvent aller ces interprétations fallacieuses des traditions religieuses. Dans cette démarche constructive, je m'attache à rester audible du public le plus vaste possible. J'ai donc choisi, pour évoquer cette question des religions et de la place qu'elles font aux femmes, de n'interviewer que des femmes de foi, des femmes qui croient en Dieu. Ces femmes, véritablement imprégnées de leur religion, sont scandalisées de constater l'usage qu'en font certains pour priver les femmes de leurs droits et les rendre, en quelque sorte, « invisibles ». Il ne s'agit pas de stigmatiser ou de rejeter la religion. Nous nous inscrivons dans une perspective humaniste.

Le deuxième extrait que nous allons voir dans un instant évoque la question du terrorisme. Scilla Elworthy, docteur en sciences politiques de l'université de Bradford en Angleterre, est une spécialiste de la résolution des conflits, des guerres et de l'arme nucléaire. Activiste pour la paix, elle a créé l'ONG Peace Direct pour repérer et aider les femmes qui militent activement et concrètement pour la paix à travers le monde. Elle nous parle de Gulalai Ismail, une compatriote de la lauréate du Prix Nobel de la paix, Malala Yousafzai - elles se connaissent d'ailleurs bien - et souligne à quel point les femmes font preuve de courage et peuvent jouer un rôle actif et constructif contre le terrorisme.

Un second extrait du film est projeté.

Chantal Jouanno, présidente . - Nous allons maintenant entendre Delphine Horvilleur, l'une des trois femmes rabbins de France. Vous appartenez, Delphine Horvilleur, au Mouvement juif libéral de France et vous êtes l'auteure de deux ouvrages qui concernent directement les questions que nous nous posons ce matin. J'invite chacun et chacune ici à prendre connaissance de ces analyses absolument passionnantes : En tenue d'Ève : féminin, pudeur et judaïsme et Comment les rabbins font les enfants .

Delphine Horvilleur . - Pour aborder le sujet très sérieux qui nous réunit, je commencerai par une courte blague juive qui me permettra de poser le décor et nous ramènera à la genèse de cette histoire d'inégalité entre hommes et femmes.

On raconte qu'un jour, au moment de la création du monde, Dieu a dit à Ève : « Tu sais quoi, Ève ? On va faire croire à Adam qu'il a été créé en premier, on va lui dire que tu as été fabriquée plus tard, à partir de sa côte. Cela va lui faire plaisir, cela va flatter son ego. Cela restera un secret entre nous, un secret entre femmes ».

Cette petite histoire situe bien le problème du féminin dans la pensée religieuse, dans la pensée en général. Le féminin est presque toujours le genre du secret, de la muette. Il représente la parole de la périphérie, en marge de la voix officielle. Il est toujours placé du côté de ce qui se tairait au nom d'un « masculin premier ».

Je parlerai plutôt de féminin et de masculin, plutôt que de femme et d'homme. Schématiquement, dans les pensées religieuses, le masculin se trouve du côté du contrôle et de l'autonomie, le féminin du côté de l'abandon, de l'accueil et de la vulnérabilité.

Or chacun d'entre nous, homme ou femme, fait dans son existence l'expérience de ces différents états et se trouve selon les circonstances en situation d'autonomie ou de vulnérabilité. Pourtant, les pensées religieuses traditionnelles éprouvent les pires difficultés à concevoir la femme autrement que dans l'expérience du féminin, autrement qu'entièrement inscrite dans la sphère de la domesticité, de la vulnérabilité et de la dépendance. Même quand ces pensées semblent encenser les femmes, à travers leur rôle de mère, c'est presque toujours pour les enfermer (élégamment, certes, mais pour les enfermer quand même) derrière les barreaux du territoire privé. Le féminin est encensé tant qu'il n'est pas trop visible ou audible au-dehors, et tant qu'il n'investit pas le politique - au sens premier du terme.

Investir le politique suppose toujours nécessairement, dans la pensée religieuse, d'accéder au texte, à l'étude et à l'interprétation. Celui qui n'a pas accès au savoir n'a jamais accès au pouvoir. Tant que les femmes seront écartées du texte et de sa connaissance, elles resteront muettes et continueront à croire qu'elles se situent du côté de la « côte », ce qui est en fait une mauvaise traduction de l'hébreu qui n'a jamais parlé de « côte d'Adam », mais, en réalité, du « côté d'Adam ». Tant que les femmes n'auront pas la possibilité de lire et de commenter les textes, il y aura toujours un os dans leur histoire !

On pourrait penser que lutter pour plus d'égalité entre les sexes est un combat pour rééquilibrer les forces en présence et pour rétablir les droits des femmes.

J'ai toutefois la conviction que l'enjeu est bien plus grand que cela. La place des femmes est toujours significative, en effet, de la capacité que possède ou non un système à faire de la place à l'autre. Le féminin constitue « l'autre » le plus évident du système. Mais cette altérité peut prendre bien des visages. Dans la pensée religieuse, cette altérité recouvre à la fois le non-croyant, le converti, le couple mixte, l'homosexuel, le mineur, le handicapé, etc.

L'incapacité d'un système à faire de la place au féminin est toujours révélatrice de son incapacité à faire de la place à « l'autre » en général. Cette problématique est directement liée à l'intégrisme. Dans une pensée intégriste, en effet, la structure se doit d'être intègre ; l'identité se conçoit toujours de façon monolithique, pure de toute contamination étrangère. Toute altérité est perçue comme une menace qui risque de fissurer le système. C'est la raison pour laquelle tous les fanatismes mettent en garde contre l'impureté des croyances, des idées et, surtout, du corps des femmes. L'objectif est toujours de conserver le contrôle intégral et « intégriste » - des frontières.

Faire évoluer le statut des femmes et leur donner une voix, c'est introduire une porosité dans le système et, potentiellement, l'inviter à entendre tous les « autres » du groupe. C'est en cela que cette question se révèle tellement critique !

Je souhaiterais également introduire dans nos réflexions un élément d'exégèse qu'il faut traiter avec précaution. Lors de l'écriture de mon dernier livre, Comment les rabbins font les enfants , je me suis intéressée aux personnages les plus violents de la Bible, ceux que le texte décrit comme étant incapables de contrôler leurs pulsions. Parmi eux, nous pourrions citer Caïn, Ismaël, Simon, Levy ou Absalom. Ces hommes ont un étrange point commun : ils sont tous fils de femmes mal aimées, abusées, que l'on a forcées à se taire ou dont on a banni la parole...

Loin de moi l'idée de « sociologiser » à outrance le recours à la violence. Mais il est intéressant de s'interroger sur les raisons pour lesquelles les textes religieux lient presque systématiquement la violence des fils et la douleur des mères...

Saurons-nous éteindre la violence des fils si nous ne nous penchons pas sur la douleur des mères ?

Peut-être devrions-nous rechercher la réponse à cette question dans le génie de la littérature arabe des Mille et une nuits , où Shéhérazade, par sa parole et son récit, éteint la soif meurtrière d'un tyran. Ce conte nous rappelle à sa manière cette vérité essentielle : tant que les femmes n'auront pas accès à la parole, à la possibilité de raconter leur histoire, peut-être qu'aucune fureur ne s'apaisera.

[Applaudissements.]

Chantal Jouanno, présidente . - Valérie Duval-Poujol, vous êtes docteure en histoire des religions et en théologie. Vous êtes spécialiste des questions de traduction de la Bible et présidente de la commission oecuménique de la Fédération protestante de France.

Valérie Duval-Poujol . - C'est avec gravité que j'aborde ce sujet des femmes contre les intégrismes religieux, car nous savons bien que les femmes sont souvent les premières victimes du fanatisme religieux, notamment celui exercé dans leur quotidien par des personnes ordinaires, qui nourrissent leur intégrisme par une lecture tronquée des textes religieux fondateurs.

J'orienterai mon intervention sur l'exégèse, l'interprétation des textes et je formulerai des pistes pour encourager une lecture moins sexiste. Je montrerai à travers trois exemples comment les traductions de la Bible - le texte religieux de référence pour ma confession, le christianisme - ont nourri une vision sexiste de la femme, alors que les textes, en eux-mêmes, ne sont pas misogynes.

Notre société occidentale a été influencée durant des siècles par la religion chrétienne et on a fini par confondre cette interprétation machiste avec le contenu réel de ces textes. On a de fait imposé une soumission de la femme, justifiant une inégalité entre hommes et femmes non seulement dans la sphère ecclésiale, mais aussi dans le couple, la famille, le monde professionnel, et en général dans la société.

Les textes bibliques sont certes nés dans la culture patriarcale propre au Moyen-Orient ancien, mais ils sont annonciateurs, porteurs de la légitimité de l'égalité. Pour paraphraser Martin Luther, le réformateur, on peut dire que, comme les langes portent le bébé, ces textes patriarcaux portent en filigrane le trésor de l'égalité entre hommes et femmes. Durant des siècles, les traducteurs de la Bible ont été des hommes, exclusivement. Or, sans nécessairement dire que « traduire, c'est trahir », traduire, c'est en tout cas toujours interpréter. Le contexte socioculturel dans lequel sont intervenus ces traducteurs, leur vision du monde empreinte d' a priori sexiste, les amenèrent à réécrire certains textes, ce qui influença la place de la femme dans la société.

J'ai choisi, parmi les très nombreux exemples que j'aurais pu citer ce matin, un passage de la Genèse qui est encore lu régulièrement lors de cérémonies de mariages.

« Le Seigneur Dieu dit : « Il n'est pas bon pour l'homme d'être seul ; je vais lui faire une aide qui lui corresponde ».

La plupart des traductions de la Bible évoquent ici « l'aide » que représente la femme pour l'homme. Mais de quelle « aide » s'agit-il ? En français, il s'agit d'un terme un peu fourre-tout, plutôt dévalorisant, qui souligne une différence de statut. Pourtant, dans la langue originale, en hébreu, le mot « aide » souligne le besoin dans lequel se trouve une personne dont la force se révèle insuffisante. L'idée est donc que c'est l'homme qui a besoin « d'aide ».

Littéralement, cette « aide » est décrite dans la Bible comme « en face de lui », comme « en front à front ». La théologienne France Quéré écrivait que la femme n'est « ni la servante ni l'ennemie de l'homme » ; l'homme et la femme sont deux sujets en position égalitaire. Ce « front à front » va toutefois entraîner par la suite l'idée d'altérité, qui entraînera elle-même des heurts ; des bonheurs ou des malheurs...

L'apôtre Paul, lorsqu'il écrit aux habitants de Rome, leur demande de saluer Andronicus - un homme - et Junia - une femme, qu'il appelle des « apôtres remarquables ». Or les traducteurs ont « transsexué » Junia, en l'appelant Junias. Il s'agit pourtant d'une femme ! C'est bien ainsi que le texte a été compris jusqu'au XIII ème siècle de notre ère. Tous les commentaires, toutes les homélies évoquent une femme. Mais à partir du XIII ème siècle, gênés par le fait qu'une femme soit désignée comme une apôtre, les traducteurs ont masculinisé ce prénom pour transformer Junia en Junias. Cela correspond à l'époque où les femmes sont interdites à l'Université qui commence à prendre le pas sur les monastères en matière d'éducation. C'est aussi l'époque où le Pape oblige les femmes religieuses à ne plus quitter le couvent.

Les traductions contemporaines conservent le prénom masculin (Junias), ou alors elles changent la fin du passage : Junia n'est plus, dans ce cas, une « apôtre remarquable », mais « remarquée par les apôtres » (tournure impossible dans la langue grecque). Vous apprécierez la différence !

Outre les problématiques de traduction, nous nous heurtons à des problématiques d'interprétation qui, dans un sens tout aussi sexiste, déforment et manipulent le texte.

Je citerai un seul exemple. Les Évangiles parlent de Marie de Magdala, « possédée par des esprits ». Ces textes rapportent que le Christ l'en délivre. Elle est aussi le premier témoin de sa résurrection. Je souligne au passage le caractère révolutionnaire du Christ dans ses relations avec les femmes, avec qui il partage des conversations théologiques... C'est pour cela que Marie de Magdala reçoit le titre prestigieux, durant plusieurs siècles, d'« apôtre des apôtres ».

Au VII ème siècle de notre ère néanmoins, nous assistons à une rupture. Le pape Grégoire le Grand décide d'identifier Marie de Magdala à une femme anonyme des Évangiles et à une autre Marie, toutes deux présentées comme des femmes peu fréquentables. La collision de ces trois femmes en une seule a pour effet négatif la disparition de l'« apôtre des apôtres » au profit de « Marie la pécheresse »... Comme le résume un philosophe humaniste du XVI ème siècle, « Rien pourtant dans les écritures ne légitimait ce coup de force » !

Ce sont donc bien les traductions et les interprétations des textes bibliques qui ont forgé l'inégalité entre hommes et femmes pour correspondre à la culture ambiante. Malheureusement, toutes les Églises ont nourri une compréhension machiste de textes bibliques qui ne l'étaient pas, en réalité !

Ces exemples confirment le théorème du mathématicien autrichien Gödel, qui considérait que la périphérie influence le centre. Les traducteurs sont aussi les enfants de leur époque. Aujourd'hui, qu'est-ce qui empêche encore une compréhension plus égalitaire de l'homme et de la femme de s'exprimer dans les textes bibliques, alors que la société a changé ? La libération ne se décrète pas de l'extérieur ; elle se construit par les personnes concernées, grâce à des prises de conscience personnelles. C'est cette prise de conscience qu'il faut favoriser désormais.

La République française, grâce à la laïcité qui garantit la liberté de conscience, a permis au protestantisme de développer une conception propre du rapport entre hommes et femmes, notamment dans les sphères pastorales. Il a fallu du temps aux exégètes pour mettre en évidence ce que nos prédécesseurs, avec leurs oeillères culturelles, refusaient de voir. L'évolution est encore en cours, mais de grands progrès ont déjà pu être réalisés, notamment grâce aux recherches bibliques.

Comment faire connaître et diffuser ces traductions porteuses d'égalité ?

Pour permettre aux jeunes générations d'expérimenter cette prise de conscience égalitaire, il me semble important d'agir sur deux niveaux complémentaires. D'un point de vue ponctuel, nous pourrions encourager l'organisation de conférences, colloques sur le thème des textes religieux fondateurs et du sexisme. La rencontre de spécialistes qui n'ont pas l'occasion d'échanger ensemble pourrait en effet favoriser l'émergence de réseaux qui stimuleraient une telle réflexion.

Les équipes de traduction des textes devraient également compter plus de femmes. Nous pouvons nous réjouir de la présence discrète, mais grandissante, de femmes traductrices. Cette évolution reste néanmoins modeste. Je viens d'être nommée cheffe de projet pour piloter la révision de la Bible en français courant et je m'efforce d'intégrer des femmes dans les équipes de traduction. Je constate toutefois combien l'exercice est difficile, tant le nombre de femmes francophones possédant les qualifications universitaires est faible. Ainsi, 10 % seulement des traducteurs pressentis sont des femmes.

Sur le plan pérenne, pour diffuser la connaissance des textes, il faut agir sur les lieux de formation. C'est, dans notre société, par l'école que se transmet la connaissance. Les cours d'histoire pourraient constituer le lieu où l'on enseignerait comment s'est construite au cours des siècles l'idée d'infériorité de la femme, l'histoire du machisme, et comment les textes fondateurs ont été manipulés au nom de cette prétendue infériorité des femmes. Nous pourrions aussi montrer le lien entre l'inégalité entre hommes et femmes et toutes les autres inégalités. Dans les facultés, nous pourrions également créer des départements, des chaires consacrées à l'étude du lien entre sexisme et textes fondateurs. Des bourses d'études pourraient être attribuées aux femmes souhaitant se spécialiser dans la traduction de ces textes.

À l'image de la société, l'Église est restée « hémiplégique » pendant des siècles et a limité la place de la femme. L'Église est en phase de rééducation, mais c'est un processus très lent, très progressif auquel nous souhaitons toutes et tous participer, j'en suis sûre.

[Applaudissements.]

Chantal Jouanno, présidente . - Nous allons poursuivre notre réflexion avec Anne Soupa, co-auteure avec Christine Pedotti du livre Les pieds dans le bénitier et co fondatrice du Comité de la jupe , association qui lutte contre la discrimination à l'égard des femmes dans l'Église catholique.

Anne Soupa . - Christine Pedotti et moi-même avons porté plainte contre le cardinal André Vingt Trois, qui avait déclaré le 6 novembre 2008 lors d'une interview radiophonique : « Il ne suffit pas d'avoir une jupe, encore faut-il avoir quelque chose dans la tête » 424 ( * ) . Nous avons été devant les tribunaux ecclésiastiques et Monseigneur Vingt-Trois a en retour présenté des excuses qui nous ont fait retirer notre plainte canonique. C'est à ce moment-là que je me suis rendu compte de l'importance de la militance dans l'Église catholique.

La situation des femmes dans l'Église catholique est profondément en retrait par rapport aux principes profondément égalitaires du christianisme : le paradoxe actuel est même qu'elle est aujourd'hui moins satisfaisante qu'il y a trente ans.

Le problème est né dans l'Église catholique au moment où s'est posée la question de l'émancipation des femmes. Auparavant, Église et société étaient à peu près au diapason et il n'y avait pas, sur ce point, de grand désaccord entre les deux. Aujourd'hui, l'Église, ayant raté le rendez-vous de l'émancipation des femmes, se trouve dans une position défensive qui l'amène à défendre des points de vue théoriques de plus en plus insoutenables. Ayant choisi le camp du refus, elle durcit aujourd'hui son discours. Nous avons pu, certes, constater quelques avancées. Ainsi, dans certains diocèses, des responsabilités sont confiées aux femmes. Mais ne nous leurrons pas : le plafond de verre est très vite atteint ! Les femmes restent les « petites mains » de l'Église catholique. Depuis cinquante ans, le catholicisme a réussi à générer un « sous prolétariat » féminin. Cela est difficile à concevoir, mais c'est pourtant la vérité...

La responsabilité essentielle de ce glissement revient à Jean-Paul II, qui a considérablement fait reculer la cause des femmes par une série de prises de positions qui, toutes, ont façonné une sorte de « contre-culture » sur la place des femmes dans la société et dans l'Église. Avant même d'être pape, il avait influencé le refus de la contraception dans l'encyclique Humanae vitae . Il a ensuite théorisé la place des femmes sur une base différentialiste. S'appuyant sur la parole de Dieu au chapitre 2 du livre de la Genèse : « Il n'est pas bon que l'homme soit seul, je vais lui faire une aide qui lui soit assortie », il en a déduit que là réside la vocation de la femme.

Mais considérer la femme comme cette « aide », ainsi que Valérie Duval Poujol l'a rappelé, est une surinterprétation, car au moment où l'« aide » est évoquée, ni l'homme ni la femme n'existent encore. N'existe qu'un « Adam », un être humain indifférencié. Affirmer que la femme a vocation à « aider » constitue une surdétermination. Celui qui a vocation à aider, c'est l'« autre », le « second », celui qui est différent, et non la femme !

À partir de cette fausse exégèse s'est construite la prétendue vocation de la femme pour la maternité. Benoît XVI est allé encore plus loin, en estimant que la femme avait la vocation des choses pratiques, concrètes, et qu'elle devait donc se tenir éloignée des abstractions.

Ce discours différentialiste a des conséquences dramatiques. Ontologiquement, la femme n'est pas par elle-même ; elle est « pour » quelque chose qui est la maternité. L'homme, au contraire, est libre, sans prédétermination. Les femmes sont ainsi placées dans une situation seconde. Cela signifie que la femme est femme avant d'être un être humain.

Ceci explique qu'à la Conférence de Pékin sur les femmes, en 1995, le Vatican soit resté en retrait par rapport à la majorité des pays représentés, rappelant que l'égalité entre hommes et femmes au regard des droits humains universels ne permettait pas d'oublier les différences essentielles entre hommes et femme liées à la maternité et aux devoirs qui en découlent. Or ce statut second fait aux femmes n'est pas un simple débat d'école : il a des conséquences pratiques considérables.

En France, du fait de la présence ancienne d'un courant maurrassien, l'Église catholique est plus que dans les pays voisins (Belgique, Suisse, Allemagne) sous l'emprise d'une idéologie « restauratrice », réactionnaire, obscurantiste à l'occasion. Quand le fondamentalisme et l'intégrisme gagnent, les femmes sont les premières touchées : les modèles proposés sont ceux du passé, patriarcaux, où les femmes sont invisibles.

Nous voyons poindre aujourd'hui dans l'Église catholique le retour d'un fondamentalisme scripturaire. Ce mouvement a été parfaitement visible lors du Synode sur la famille, où les textes fondateurs ont été considérés dans leur sens littéral, sans qu'il soit tenu compte des évolutions survenues au cours des siècles, qui auraient dû modifier leur interprétation.

Les exclusions qui touchent les femmes dans l'Église catholique sont connues. Elles ne peuvent exercer le ministère de prêtre, elles ne peuvent donner aucun sacrement, elles ne peuvent pas être diaconesses, elles ne peuvent même pas prononcer d'homélie. Elles n'ont pas de parole publique liturgique. Elles ne peuvent exercer aucun acte de gouvernement, car ceux-ci sont, depuis la réforme grégorienne de l'an mille, réservés aux prêtres. Leur parole n'existe pas !

Les femmes sont donc structurellement dans l'effacement et, ne nous leurrons pas, les quelques nominations de femmes qui sont intervenues sont cosmétiques ! D'autant qu'à ces exclusions traditionnelles s'ajoutent depuis les années 1990-2000 l'exclusion des fillettes du service des enfants de choeur. La mesure paraît dérisoire, mais elle ne l'est pas, en réalité. Les petites filles à qui l'on refuse cette possibilité éprouveront probablement par la suite des difficultés à exercer leur religion sereinement ou même à la conserver. Parfois, vous pouvez également rencontrer des exclusions phobiques de l'accès au choeur, considéré comme un espace sacré dans lequel les femmes ne doivent pas pénétrer, au motif qu'elles seraient impures... Les pratiques diffèrent selon les diocèses, la décision étant laissée à la discrétion de l'évêque. On trouve donc des situations très différentes.

Enfin, les religieuses sont très mal considérées dans l'Église catholique. Elles sont ignorées, souvent méprisées, leur travail n'est pas reconnu. Tous les honneurs vont aux prêtres et trop rarement aux religieuses, qui mènent pourtant des activités sociales et évangéliques fortement appréciées, notamment des pouvoirs publics.

À ces interdictions canoniques s'ajoutent les mille humiliations qui touchent les femmes. Voilà cinq ans, un ordre religieux féminin a été placé sous la tutelle de la branche masculine, ce qui est à mes yeux une honte ! Aujourd'hui encore, dans l'ordre dominicain, les religieuses contemplatives ne votent pas lors de l'élection du maître de l'ordre.

Conséquence de tout cela, les femmes s'en vont. Ne restent que celles qui cautionnent ces pratiques. De nombreuses femmes ont intériorisé les consignes de soumission et les reprennent à leur compte. Faire dire à celui que l'on a aliéné ce que l'on souhaite qu'il dise constitue, on le sait bien, le nec plus ultra de l'aliénation. Or cela fonctionne très bien dans l'Église catholique.

En tant que femme catholique, je regrette profondément que la République ne fasse pas appliquer ses lois dans la sphère religieuse. Les lois proscrivant la discrimination devraient pouvoir s'appliquer partout et s'imposer aussi dans le cadre religieux. Je regrette que la laïcité actuelle laisse faire sans intervenir, sous prétexte que le religieux relève du domaine privé. La lutte contre les discriminations entre hommes et femmes devrait traverser les différentes sphères de l'espace public et aussi atteindre la sphère religieuse.

Aujourd'hui, l'Église catholique représente une zone de non droit dans le territoire de la République. La République ferme les yeux sur une discrimination qui affecte profondément la vie des femmes catholiques et entrave les conditions sereines de l'exercice de leur foi. Or la loi sur la laïcité doit garantir à chacun l'exercice libre et serein de son culte.

Ajoutons que des exclusions similaires visent les personnes homosexuelles, que le droit canon exclut de la prêtrise du fait de leur orientation.

Cette situation regrettable affaiblit les chances que le catholicisme puisse évoluer dans un sens ouvert, libéral et éclairé. Elle augmente le risque de se retrouver demain face à une secte, ce qui serait vraiment préjudiciable pour tout le monde. Pour toutes ces raisons, je demande donc instamment votre aide. Nous, femmes catholiques, nous avons besoin de l'aide de la République !

[Applaudissements.]

Chantal Jouanno, présidente . - Je donne maintenant la parole à Hanane Karimi, doctorante en sociologie, porte-parole du collectif Les femmes dans la mosquée et membre du collectif féministe des Musulmanes en mouvement .

Hanane Karimi . - Mon intervention s'inscrira totalement dans la continuité des précédentes. Si les Musulmans ne se réfèrent pas directement à la Bible, nous constatons en France un phénomène que je nomme « la christianisation de l'islam » et nous retrouvons en islam les références à la côte évoquées précédemment qui justifieraient une prétendue infériorité des femmes.

Dans cette présentation, j'aborderai la question de la place des femmes dans les mosquées, les apports de la laïcité en termes d'émancipation et l'ingérence politique et étrangère dans l'organisation du culte musulman.

Les femmes dans la mosquée est un collectif né en octobre 2013, suite aux prêches de l'imam, qui dénoncent la promiscuité des hommes et des femmes au sortir de la salle de prières et qui accusent les femmes, placées derrière les rideaux qui délimitent l'espace qui leur est réservé, d'être à l'origine de « nuisances sonores ».

Cette relégation s'inscrit dans un long processus de ségrégation des femmes. Nous constatons ce phénomène dans les zones périphériques urbaines, dans les écoles sans mixité sociale comme dans les lieux de culte. La logique reste la même ; elle consiste en la mise à distance de l'indésirable. En l'occurrence, ici, il s'agit des femmes...

En 2013, Les femmes dans la mosquée ont mené une action simple : nous nous sommes placées derrière les hommes pour prier, sans rien pour nous séparer d'eux. Nous nous sommes heurtées à de la résistance et même à de la violence, et pour finir, nous avons été exclues de la mosquée. Après cette action, la Grande Mosquée de Paris, sommée de s'expliquer sur la violence qu'elle a opposée à notre demande d'inclusion, a précisé dans un communiqué de presse que la mosquée appartenait à La société des Habbous et des lieux saints de l'islam, une association loi de 1901 dont le siège est à Alger. À l'époque de l'adoption de cette loi, Alger était une ville coloniale française.

Lorsque nous avons été exclues, l'administrateur de la mosquée s'est justifié en nous expliquant : « Ici, c'est l'Algérie, c'est chez moi ». Dans le prêche de la semaine suivante, nous avons été qualifiées de « fauteuses de troubles ».

La religion s'inscrit toujours dans une culture. Sa transmission en est imprégnée. Lorsque l'imam a estimé qu'il était illicite pour nous de prier dans la mosquée, il ne s'est appuyé sur aucun texte, mais seulement sur sa culture.

Les groupes de femmes qui contestent de telles interprétations de la religion restent impuissants pour l'instant face à ces discours. L' « invisibilisation » des femmes et le manque de connaissance des musulmans de France, qui n'ont qu'un accès limité et biaisé au savoir religieux, n'aident pas !

Pourtant, la présence des femmes dans les mosquées est d'une importance fondamentale. L' « invisibilisation » constitue l'expression de structures mentales matérialisées par des rideaux, des paravents ou des mezzanines. Or ces séparations deviennent des habitudes et portent le message sous-jacent que les femmes peuvent être dangereuses pour la foi.

Le masculin et le féminin doivent être considérés comme constitutifs de l'être humain. Plus les hommes répriment la part féminine qui les constitue, plus ils répriment les femmes comme incarnation de cette partie d'eux-mêmes qu'ils méprisent et rejettent.

En janvier 2015, le Premier ministre a sollicité le Royaume du Maroc pour la formation des imams. Le fait que le Maroc soit sollicité par le Gouvernement français pour former les imams me paraît problématique et préoccupant. Cette décision est dommageable pour l'égalité entre hommes et femmes et pour la cohésion sociale. En outre, cette ingérence du politique dans les affaires religieuses représente, à mon sens, une entorse au principe de laïcité, comme le fut la création du Conseil Français du Culte Musulman (CFCM) . L'apprentissage, la transmission de l'islam sont intimement liés à la culture du pays et au contexte sociopolitique.

Au Maroc ou en Algérie, l'argumentaire religieux peut être mobilisé pour justifier des inégalités à l'encontre des femmes. Aujourd'hui, les mosquées en France constituent une zone de non-droit, car les imams sont « importés » et ne sont pas en cohérence avec la culture française.

La laïcité, telle que la loi de 1905 l'a conçue, est garante de l'égalité des cultes vis-à-vis de l'État. Elle a marqué la rupture de l'État avec un religieux puissant. L'État a pris son autonomie par rapport à une morale religieuse qui faisait jusqu'alors office de morale publique. La laïcité implique la liberté et l'égalité des individus. Elle recouvre aussi la liberté de conscience ; l'article 10 de la Déclaration des droits de l'homme sur le pluralisme religieux permet de répondre également à certaines demandes. On trouve toutefois aujourd'hui des résonnances d'anticléricalisme vis-à-vis de l'islam, qui n'a pourtant jamais tenu en France une position de religion puissante.

La loi de 2004, qui redéfinit le principe de laïcité, marquait une nouvelle orientation rompant avec ce que Jean Baubérot 425 ( * ) appelle les « seuils de laïcisation », qui devait aboutir à l'ancrage d'une laïcité apaisée. Mes recherches sociologiques portent sur le devenir des femmes musulmanes directement concernées par cette loi et qui, voilées, ont donc été exclues de l'enseignement secondaire. L'application de cette loi a infligé des épreuves, de la violence et beaucoup de renoncement et de résignation chez ces femmes. La laïcité n'a pas eu d'impact positif sur leur vie, au contraire.

Ce n'est pas la laïcité qui émancipe les femmes de quelque religion que ce soit, c'est la confrontation des idées, le savoir, les rencontres, l'ouverture, qui permettent l'émergence d'autres vies possibles. L'émancipation ne se fait jamais sous la contrainte, elle constitue un cheminement intérieur qui doit rencontrer les conditions effectives de sa réalisation. Or la façon dont est présentée la laïcité a cloisonné plus qu'elle n'a émancipé les femmes.

À présent, un mot sur le concordat. Tel qu'il est appliqué aujourd'hui en Alsace et en Moselle, il recouvre des situations très disparates. Il n'inclut pas l'islam et il n'a pas été remédié à ce déséquilibre flagrant. Étendre le régime à l'ensemble du territoire national ne résoudrait rien. En Alsace-Moselle, les établissements scolaires proposent des cours pour les enfants de confession juive, catholique ou protestante et pour les laïcs, mais rien n'est proposé aux enfants musulmans. En outre, le régime de subventionnement pratiqué en Alsace-Moselle n'empêche pas le financement étranger de l'islam. Ainsi, la grande mosquée de Strasbourg a été en grande partie financée par des investissements étrangers. Il en sera de même pour la future mosquée turque construite dans cette même ville. Ces financements s'accompagnent d'un contrat d'imamat étranger. Qui dit argent dit pouvoir religieux, et donc influence étrangère dans le culte musulman. Cela n'est pas souhaitable.

Je fais partie des rares femmes musulmanes en France qui essaient aujourd'hui de proposer l'inclusion et l'autonomie. Nous sommes néanmoins trop peu nombreuses à tenter de contrebalancer les discriminations auxquelles nous sommes sujettes au sein de la société, d'autant que le terrorisme accroît le manque de discernement dont les musulmans sont sujets et aggrave l'islamophobie. Lorsque nous avons mené notre action dans la mosquée, nous étions démunies sur le plan juridique. Il ne devrait pas exister de territoire dans la République où les citoyens ne peuvent pas saisir la justice pour défendre leurs droits.

[Applaudissements.]

Chantal Jouanno, présidente . - Je donne maintenant la parole à Sibylle Klumpp, pasteure de l'Église protestante unie de France. Vous exercez votre ministère à Avignon. Vous êtes accompagnée de Anne Faisandier, elle aussi pasteure de l'Église protestante unie de France qui exerce à Marseille.

Sibylle Klumpp . - Vous avez devant vous deux femmes pasteures qui disposent des mêmes droits et des mêmes possibilités que les hommes pasteurs. Dans le monde protestant, il existe différentes Églises. Nous sommes pasteures de l'Église protestante unie, c'est-à-dire l'Union de l'Église luthérienne et réformée. La place des femmes diffère toutefois selon les Églises. Certaines Églises ne permettent pas aux femmes de devenir pasteures. Dans notre Église, nous fêtons cette année les cinquante ans du droit des femmes d'être ordonnées au ministère du culte comme les hommes.

Quatre points me semblent essentiels lorsque l'on questionne la place des femmes dans la religion : le rapport à l'écriture, la question du corps, la formation et l'accès au ministère.

S'agissant des écritures, nous partageons les propos de Valérie Duval Poujol. Lorsque le protestantisme, dans sa tradition luthérienne réformée, a commencé une exégèse de textes et les a resitués dans leur contexte d'origine, ces textes n'ont plus constitué un obstacle pour les femmes, mais un appui.

Les réformateurs ont très tôt mis l'accent sur la formation et l'éducation des femmes. Dès le XVII ème siècle, les femmes protestantes ont appris à lire et à écrire. Elles étaient bien plus formées que les autres femmes de cette époque. Elles jouissaient d'une vraie liberté de pensée, même si leur rôle restait confiné à celui de la mère gérant sa famille. C'est bien la formation qui a donné aux femmes, au sein du protestantisme, une autre place que celle qui leur était faite dans la société de l'époque. Toutes les actions sociales menées dans notre mouvement au XIX ème siècle, que ce soit dans le domaine diaconal ou éducatif, leur ont toujours accordé une place fondamentale.

Je m'appesantirai davantage sur la question de l'accès des femmes à l'ordination, car il ne faut pas croire que cela se soit fait très facilement. Les premières facultés d'État de théologie de Strasbourg et de Genève, dans les années 1920, ont permis aux femmes de se former et d'acquérir le même niveau de connaissance que les hommes, même si elles ne disposaient pas encore des mêmes droits par rapport à l'accès au ministère. Une première femme baptiste, Madeleine Blocher-Saillens et une réformée en Alsace, Berthe Betsch ont été ordonnées en 1930. La France n'a pas joué un rôle précurseur dans ce domaine, contrairement aux pays nordiques ou à l'Allemagne.

Lorsque les femmes ont été ordonnées, des conditions leur ont été imposées. Elles n'avaient pas le droit de se marier, elles percevaient un salaire inférieur (70 % de celui des hommes) et ne pouvaient pas accéder à un poste à responsabilité. Quelles étaient les raisons de ce statut différent ? On les disait trop fragiles, on alléguait le fait qu'elles ne parlent pas assez fort, qu'elles ne savent pas organiser, qu'elles manquent d'autorité... Les femmes venaient donc seulement en complément, pour exercer les rôles dans lesquels, soi-disant, elles excellent : le social ou les personnes âgées. Le ministère féminin occupait ainsi un rang inférieur à celui des hommes.

À l'occasion des guerres, les femmes ont pris la place des hommes, absents ou morts au combat. Elles se sont mises à célébrer des mariages et à assumer le culte du dimanche. Elles ont pris des responsabilités beaucoup plus grandes. Après-guerre, lorsque les hommes ont souhaité reprendre leur place, il y a eu un nouveau recul de la place des femmes. Puis, dans les années 1960, les femmes protestantes ont milité pour l'émancipation de la femme et ont été engagées dans des mouvements comme Le Planning familial . Il faut le souligner, la tradition protestante réformée se situe dans la société dans laquelle elle vit.

La question de l'égalité entre hommes et femmes s'est posée dès 1965. Lors du Synode, le collège des pasteurs ne comptait quasiment que des hommes. Les opposants à l'égalité ont avancé - arguments traditionnels !- la fragilité et l'incapacité des femmes. Leur position ne l'a emporté qu'à la faveur d'un vice de forme. Un an après, en 1966, le Synode a finalement validé l'ordination des femmes. Nous devons aujourd'hui être reconnaissants à l'égard de cette génération de pionnières, car elles nous ont permis d'obtenir cette place sans avoir à lutter.

Puis, en 1968, nouveau progrès : le célibat a cessé d'être imposé aux femmes (il faut noter qu'il ne l'avait jamais été aux hommes...). Aujourd'hui, le corps pastoral de notre Église compte 33,5 % de femmes, et ce taux augmente. La moitié de nos étudiants sont des femmes, et elles sont même plus nombreuses que les hommes en dernière année. Néanmoins, dans les instances hiérarchiques, les postes à responsabilité sont occupés dans leur grande majorité par des hommes. Sur les neuf présidents de région, deux sont des femmes ; les femmes restent rares à présider des Églises.

Généralement, nos fidèles réagissent de manière très positive en voyant une femme officier. Dans le dialogue interreligieux, cependant, les représentants des autres religions éprouvent des difficultés à échanger avec des femmes. La présence des femmes représente un enrichissement, une chance pour notre Église. L'égalité n'est cependant pas un acquis, elle constitue encore un véritable défi.

Anne Faisandier . - Le protestant représente toujours « l'autre » du christianisme, en France en particulier. La femme protestante constitue donc « l'autre de l'autre ». Comme le soulignait Delphine Horvilleur, la femme occupe la place de « l'autre ».

Lorsqu'il n'existe pas de place pour les femmes, il n'existe pas de place pour les autres. L'histoire du protestantisme suit exactement ce parallélisme. Le durcissement vis-à-vis de l'oecuménisme et des relations avec les protestants suit exactement le durcissement vis-à-vis des femmes.

[Applaudissements.]

Chantal Jouanno, présidente . - Vous m'offrez une très belle transition pour présenter Églantine Jamet-Moreau, universitaire, dont l'ouvrage sur l'ordination des femmes dans l'Église d'Angleterre raconte l'histoire d'une vocation longtemps interdite et met en évidence combien les religions, en excluant les femmes du sacré, se privent des richesses qu'apporte la mixité.

Églantine Jamet-Moreau . - J'orienterai mon intervention sur la question du lien entre le discours religieux et les inégalités entre femmes et hommes dans la société. Le film que vous nous avez projeté montre bien à quel point les enjeux sont graves. Le discours religieux et la perception de la différence des sexes dans le religieux imprègnent encore grandement notre société. Les monothéismes n'ont pas inventé le patriarcat et la domination masculine, mais les religions ont justifié, légitimé et sacralisé ce système hiérarchique fondé sur la supériorité des hommes.

Les intervenantes précédentes ont déjà évoqué les origines religieuses de la construction d'un système hiérarchique où le masculin domine le féminin. Je m'intéresserai donc plutôt à l'androcentrisme et à l'essentialisme, extrêmement présents dans ce discours. Si le féminin constitue cet « autre » qui n'est jamais placé au centre du système, c'est que ce système a été créé par les hommes, pour les hommes. Ce paradigme explique le blocage auquel se heurte l'égalité. Il ne suffit pas de replacer les femmes « à côté » des hommes, comme nous y invite la traduction de la Genèse précédemment évoquée ; il faut repenser les notions mêmes de masculin et de féminin.

L'essentialisation des femmes est commune aux trois religions monothéistes. La croyance en une différence ontologique entre masculin et féminin, qui impliquerait des natures extrêmement différentes des hommes et des femmes, sous-tend la répartition des rôles, non seulement dans la religion, mais également dans la société. Pour conforter ce discours, on glorifie la complémentarité des natures masculine et féminine. On ne définit toutefois que l'essence féminine : inutile, en effet, de définir l'essence masculine, puisqu'elle recouvre tout ! La glorification d'une prétendue complémentarité entre les deux sexes est nécessaire pour assurer la permanence de cet ordre présenté comme naturel, voulu par Dieu. Elle permet aussi, il faut le relever, de garantir la permanence de l'ordre hétérosexuel.

Lors du débat sur le mariage pour tous, des alliances inédites se sont nouées entre Benoît XVI et le grand rabbin de l'époque, Gilles Bernheim, ou entre certaines mouvances catholiques traditionalistes et des associations musulmanes. Tous se sont unis pour nous enjoindre à ne pas brouiller les « genres » et souligner qu'hommes et femmes ont leur place dans une définition très précise de leur nature et de leur rôle. Or dans cette anthropologie essentialiste, c'est surtout la nature féminine que l'on délimite.

Le masculin se confond avec l'humain en général. La nature féminine, quant à elle, est toujours directement liée au corps et à la fonction reproductive. Avoir un corps qui peut produire des enfants aurait pu être considéré comme un privilège, mais c'est finalement devenu un handicap, puisque c'est ce qui définit le corps des femmes. Les femmes se retrouvent donc cantonnées à la maternité.

Pourtant, de manière très ironique, le pouvoir de donner la vie est quand même réinventé au masculin dans la sphère religieuse : c'est Dieu le père qui crée, la femme est créée à partir d'un corps masculin et ce sont les prêtres - des hommes - qui donnent la vie spirituelle à travers les sacrements.

Les auteurs du Déni 426 ( * ) , Maud Amandier et Alice Chablis, l'ont très bien résumé en avançant l'idée que les hommes sont « au pouvoir » et les femmes « au service ». L'Église catholique a même développé un véritable « marketing » du service. Elle attribue un rôle inférieur aux femmes, en leur expliquant en même temps que c'est le plus beau rôle qui existe, car le service des autres représente la vraie vocation du chrétien.

Pour sortir de cette logique, il faut changer de paradigme et arrêter de limiter les femmes à leur corps, sortir de cette logique binaire selon laquelle une nature qui serait définie par le sexe de chacun-e impliquerait forcément des qualités particulières. Non, les femmes ne sont pas nécessairement, de naissance, plus douces, plus enclines à l'écoute, au sacrifice, à l'empathie. Il n'existe pas de gène de la vaisselle, du shopping ou de l'accueil ! Cependant, l'éducation et la socialisation différenciée des filles et des garçons entraînent une stimulation de qualités différentes chez les unes et chez les autres. Ainsi, un fait construit vient justifier l'idée d'une nature différente. Il faut rappeler encore et encore que « la » femme n'existe pas. Beaucoup ne l'ont toujours pas compris, même le pape François qui entend élaborer une nouvelle « théologie de la femme ». Comme Anne Soupa l'a très bien montré, les qualités féminines dans lesquelles sont enfermées les femmes, que ce soit la douceur, l'empathie, l'accueil ou le sacrifice constituent des qualités christiques dans les Évangiles. Pourtant, on nous dit bien que Jésus était un homme. C'est même l'un des principaux arguments qui justifie l'exclusion des femmes de la prêtrise !

Le pendant de cet essentialisme qui cantonne les femmes à la sphère de la maternité et de la domesticité réside dans le deuxième visage que peut prendre le féminin. Dans un système androcentré où les femmes sont placées sous le contrôle des hommes, elles sont également stigmatisées comme objet de désir masculin. Ce désir incontrôlable des hommes exigerait des femmes qu'elles se couvrent et restent recluses afin de ne pas les faire succomber à la tentation. On voit ainsi que la dichotomie entre la « maman » et la « putain » se retrouve dans les figures de Marie et Ève, qui constituent les deux visages essentialisés du féminin.

Dans la société civile aussi, ce message reste extrêmement ancré. Ainsi, la mairesse de Cologne, après les agressions sexuelles survenues durant la nuit du 31 décembre, faisait valoir que les femmes devraient peut-être adapter leur tenue pour éviter d'être agressées, puisque le désir masculin est incontrôlable. In fine , qu'elles soient mères ou tentatrices, les femmes n'existent qu'à travers leur corps. Elles sont donc considérées comme des êtres reliés, qui n'existent pas de manière autonome. Il faut autant se méfier du discours qui glorifie le féminin maternel que de celui qui condamne le féminin tentateur. Dans les deux cas, en effet, les femmes sont réduites au biologique. Leur humanité est reniée.

Au lieu d'avoir peur de la notion de « genre », les religions devraient être le cadre d'une réflexion sur ce sujet. Les institutions religieuses devraient saisir la richesse qui découle de l'être humain dans sa globalité. Les femmes représentent plus de la moitié de l'humanité et leurs expériences de vie restent bien souvent différentes de celles des hommes, ce qui implique qu'elles portent un regard différent sur beaucoup de choses. C'est de cette diversité que naissent la richesse, le renouvellement et le rayonnement d'une société. Il faudrait réussir à sortir de ce système androcentré pour parvenir à une réelle égalité, où chacun-e pourrait trouver sa place selon ses envies, ses aptitudes, ses qualités, sa beauté d'être humain, et non seulement selon son sexe. L'éducation constitue la clé de cette évolution. Nous devons repenser tout le système pour intégrer l'égalité et les richesses de l'humanité.

Pour terminer, je vous inviterai à une certaine vigilance par rapport au discours qui tendrait à dire que les femmes seraient moins enclines à la violence que les hommes. Ne serait-ce pas l'éducation des garçons, plus qu'une tendance naturelle, qui les inciterait à la violence ? Tant que nous ne sortirons pas de ces clichés, nous ne parviendrons pas à éviter la violence.

[Applaudissements.]

Chantal Jouanno, présidente . - Nassr Edine Errami, vous êtes co-fondateur de l'association Musulmans inclusifs de France . Vous nous expliquerez ce que recouvre cette notion, et en quoi consistent les formations aux droits des minorités et aux droits des femmes que vous dispensez.

Nassr Edine Errami . - Je me réjouis d'être présent dans cet espace entièrement dédié au féminin. Je suis plutôt favorable à ce renversement du pouvoir.

Pour nous, le concept d'inclusivité doit être considéré dans un contexte de lutte pour la libération (ce que l'on pourrait appeler « self-libération » de la norme), comme une sorte de « décolonisation » vis-à-vis des lectures théologiques hétérocentristes et hétérogenrées 428 ( * ) et par rapport à l'idée que l'hétérosexualité patriarcale constituerait le dogme fondateur de l'islam.

Nous retrouvons dans les commentaires classiques exégétiques islamiques la même histoire présente dans le judaïsme et le christianisme autour de la création d'Ève à partir de la côte d'Adam, et cette vision d'un Dieu ayant les attributs masculins, « barbu assis sur un trône 429 ( * ) ». Dans l'interprétation qui s'est développée au fil du temps, les textes se sont masculinisés 430 ( * ) , entraînant une évolution de l'essence égalitaire de l'islam pour impacter la capacité juridique, le droit à l'héritage, le droit des successions, le mariage, le divorce et l'autonomie des femmes.

Mais au-delà de ces débats théologiques ancestraux internes, un des problèmes auxquels est confronté l'islam en France réside dans le manque de visibilité, de mobilisation et de structuration des mouvements féministes islamiques appelant à l'égalité dans les lieux de culte, dans les fonctions institutionnelles, « cléricales ». Le seul mouvement actif, Femmes dans la mosquée , n'a pas été largement soutenu dans les communautés musulmanes, ni mêmes dans les sphères médiatiques ou politiques.

L'absence d'études francophones sur le genre et les religions est un obstacle majeur. Je regrette d'ailleurs qu'il n'existe pas de chaire sur le genre qui aborderait aussi la diversité religieuse. La formation d'académicien-ne-s traitant des sujets d'égalité aurait un effet de levier donnant une tribune, au moins universitaire, à des initiatives appelant à réformer les pratiques musulmanes, s'agissant du leadership religieux au féminin. Dans les pays anglo-saxons, on voit se développer des mouvements progressistes, inclusifs et une féminisation du leadership , liée aussi à une certaine tradition d'affirmation de soi, naturelle pour les femmes dans ces pays.

En France, au contraire, c'est une vision culturaliste de l'islam qui se déploie. Plusieurs raisons l'expliquent. La représentativité du culte musulman en est une, tout comme la formation des imams. À la Mosquée de Paris, par exemple, la formation des imams est ouverte aux femmes. Cependant, au terme de leur formation, les femmes se voient certes délivrer un certificat, mais elles ne sont pas admises à officier dans les mosquées. Le fait que la France laisse faire cette discrimination est en contradiction avec le principe d'égalité entre hommes et femmes 431 ( * ) . Cela dit, loin de moi l'idée de me présenter comme l'« imam » libérateur des femmes.

In fine , l'indépendance des cultes et la non-intervention de l'État masquent en réalité l'institutionnalisation de la ségrégation. Presque toutes les mosquées en France agissent de manière non conforme à la loi de la République, puisqu'elles pratiquent systématiquement la ségrégation de l'espace et des fonctions. Cette séparation des hommes et des femmes nous est imposée par les pays qui « exportent » leurs imams vers la France 432 ( * ) . Ces contradictions nous interpellent sur l'incompatibilité actuelle entre l'organisation de l'islam en France et le désir d'émancipation. Il faut trouver une sortie théologique et législative courageuse à ce quiproquo pour que les jeunes filles puissent sortir de l'omerta un jour 433 ( * ) .

Malheureusement, le législateur n'a pas été selon nous à la hauteur du défi sur ces questions, et on a hérité de lois incomplètes dont l'application est laissée à la discrétion des établissements. En l'occurrence, la loi de 2004 encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics, a eu pour effet d'exclure de fait les filles de l'enseignement. Elle a délégué à leurs parents le pouvoir absolu. Et si nous nous positionnons en faveur d'une loi contre les signes religieux, nous demandons que cette loi soit appliquée de façon intégrale, en ne laissant aucune ambiguïté interprétative.

Sans vouloir me prononcer sur le voile (ou le foulard), je résume en disant que c'est une décision qui appartient aux femmes qui le portent, dans un processus d'appropriation alternative et autonome 434 ( * ) . Il est important de souligner tout de même que l'accès à cette éducation et à l'entrepreneuriat pour les filles et les femmes voilées devra être garanti.

De surcroît, si on vise le bien-être et l'autonomisation des jeunes filles par l'éducation et la citoyenneté, il faudrait qu'on s'affranchisse de l'approche purement prohibitionniste et réfléchir aux conséquences de cette loi sur l'apprentissage et l'indépendance, sur le rôle de l'autorité familiale et sur la construction identitaire de ces jeunes Françaises en marge. Sans caricaturer, même si l'exercice est difficile au regard de la tendance actuelle, les seuls endroits où l'on apprend les enseignements religieux sont des foyers de perpétuation des traditions. On aide des jeunes filles à intégrer ce mécanisme d'infériorité spirituelle et juridique, à assimiler cette conception de la pudeur qui se transforme en autocensure et, à terme, en processus d'auto-invisibilisation 435 ( * ) .

L'an dernier, des extraits de conférences d'associations musulmanes diffusés sur les réseaux sociaux défendaient l'idée que la femme qui hausse la voix serait « maudite par les anges ». Certains imams considèrent également que la mixité est totalement interdite dans l'islam et que les femmes qui seraient tentées par la mixité seraient maudites par Dieu. La montée en puissance de cette pensée dogmatique doit être combattue, car elle déforme la construction spirituelle et identitaire des femmes musulmanes 436 ( * ) . À force d'entendre ces discours, les femmes admettent leur oppression et intériorisent leur statut d'être inférieur, comme en témoigne le peu d'engagement dont elles font preuve pour développer des réseaux de résistance.

Je ne suis pas favorable à une tutelle complète de l'État sur l'organisation du culte, mais il existe aujourd'hui une sorte de hiatus entre la loi de la République et la loi prônée par des leaders religieux. Délivrer des permis de construire pour des projets qui relèguent les femmes dans les sous-sols revient à trahir les lois de la République 437 ( * ) , et la valeur de l'égalité entre hommes et femmes qui les sous-tendent, en contradiction avec les convictions des musulman-es défendant une lecture exégétique égalitaire.

La Mosquée de Strasbourg a été financée en partie par l'Arabie Saoudite 438 ( * ) . Nous sommes aujourd'hui pris en étau entre l'interprétation que font certains politiques de la laïcité, qui peut nous sembler agressive, et la surpuissance du dogme néo-salafiste.

Dans le Coran, la Bible et la Torah, certains versets feront toujours débat. Nous ne pourrons pas combattre le dogme en ne nous intéressant qu'à la question « théo-idéologique ». Nous devrions aider de manière concrète les femmes qui veulent agir.

J'ose espérer qu'en France, une génération de femmes musulmanes ira à la reconquête de ses droits dans les institutions et les lieux de culte. Il est crucial à ce moment de l'histoire d'interpeller la communauté musulmane sur l'importance de l'éducation à l'égalité dans la foi et d'alerter la société contre la montée des intégrismes. D'ailleurs, nous travaillons toujours sur le projet de la « mosquée pour les femmes » pour favoriser le changement des mentalités et nous espérons être accompagnés par toutes les bonnes volontés. Ce projet sera un signe d'espoir fort pour les femmes, en France et à l'échelle internationale. Après le lancement du concept de la « mosquée pour tous », nous espérons insuffler une autre dynamique au service de l'égalité 439 ( * ) .

Au sein de l'association Musulmans inclusifs de France , j'accompagne des femmes musulmanes qui souhaitent épouser des non musulmans et je regrette que les mosquées refusent les mariages interreligieux. Actuellement, seul un certificat de conversion de l'époux permet à la femme musulmane de l'épouser. Dans ma modeste expérience de l'accompagnement des couples mixtes, j'ai perçu une réelle « auto-infériorisation » de la femme. Même les plus émancipées dans leur cadre professionnel éprouvent les pires difficultés à s'affranchir de la tutelle familiale et religieuse pour décider elles-mêmes de de leurs choix de vie. Ces femmes ne sont qu'à mi-chemin de l'émancipation. Nous devons donc parvenir à créer, grâce à nos initiatives « théo-militantes », une indépendance vis-à-vis du culte musulman de France tel qu'il a été organisé par l'État.

Il existe dans l'interprétation coranique majoritaire ce que l'on peut qualifier une « masculinisation » de la foi et une volonté de faire des femmes des êtres inférieurs. Les femmes s'autocensurent dans leur prise de parole et dans leur questionnement du dogme, de l'organisation du culte musulman en France ou de la formation des imams. Des imams qui, pour une grande majorité d'entre eux, ont été formés en Arabie Saoudite, au Qatar ou au Koweït...

En conclusion, la République me semble faire preuve d'incohérence en souhaitant lutter contre l'intégrisme religieux et la radicalisation des jeunes, tout en permettant aux imams d'exprimer avec tant de liberté des valeurs qui ne correspondent pas à celles de la France. Il faut créer des brèches dans la façon dont l'islam est pratiqué, organisé et financé en France. Cela peut d'ailleurs concerner toutes les religions, notamment en Alsace-Moselle 440 ( * ) .

[Applaudissements.]

Chantal Jouanno, présidente . - J'observe une convergence de points de vue sur les relations entre la République et les religions que l'on n'a pas l'habitude d'entendre dans nos débats politiques. Je donne maintenant la parole à Marie-Thérèse Besson, présidente de la Grande Loge féminine de France (GLFF) . Vous êtes accompagnée de Guilaine Rochefort, présidente de la commission nationale des droits des femmes de la GLFF .

Marie-Thérèse Besson . - La Grande Loge féminine de France est une association de femmes regroupant 14 000 membres, réparties en 435 loges dans le monde entier. Elle constitue un grand rassemblement de femmes dans une organisation adogmatique, indépendante et souveraine. Elle représente, pour chacune de nous, un puissant levier pour la construction de notre identité et notre émancipation. Notre engagement consiste à combattre la haine et la violence qui sous-tendent toutes les formes d'atteinte à nos valeurs. Nous défendons la liberté absolue de conscience, la laïcité et la promotion de l'égalité des femmes et des hommes.

Plutôt que parler d'égalité, ne vaudrait-il pas mieux d'ailleurs parler de parité ? Un long chemin a été parcouru depuis l'ordonnance du 21 avril 1944 qui a donné aux femmes l'accès à la citoyenneté jusqu'à l'apparition de la parité, avec la révision constitutionnelle du 8 juillet 1999. Depuis plus de trente ans, les lois se succèdent pour abolir les inégalités entre les femmes et les hommes. La Constitution a été complétée à deux reprises (en 1999 puis en 2008) pour proclamer solennellement que « La loi favorise l'égal accès des hommes et des femmes aux mandats électoraux et aux fonctions électives, ainsi qu'aux responsabilités professionnelles et sociales. » 441 ( * )

La loi de la République ne peut donc a priori qu'être porteuse d'égalité. Néanmoins, dans un contexte de tensions économiques, sociales et culturelles, des revendications identitaires se font jour. Portés par les mouvements les plus radicaux, certains ne se définissent plus par leur appartenance à la République, mais par leur appartenance à telle ou telle religion. Ces positions modifient donc le rapport du religieux à la laïcité. Pour ces groupes intégristes, la loi religieuse est parfois supérieure à la loi de la République et le principe de laïcité est bafoué.

Le rempart contre l'intégrisme religieux ne serait-il pas la laïcité ? Depuis la loi de 1905 et jusqu'à ces dernières années, le principe de laïcité avait été plus ou moins intégré par les Églises, mais la situation évolue. La laïcité constitue une valeur fondatrice et un principe essentiel de la République. Elle ne représente peut-être pas le support unique de l'émancipation des femmes, mais elle y contribue, car elle fait obstacle aux pressions du religieux. La laïcité est la condition d'existence d'une diversité des options religieuses et philosophiques. Elle ne se désintéresse pas de la question fondamentale, du sens que chacun donne à sa vie ; elle favorise les engagements de chacun et crée les conditions d'un rassemblement pour que soit vécue une liberté individuelle compatible avec les libertés de tous.

Peut-être faudrait-il alors poser le thème de notre réflexion de ce matin autrement ? Ne pourrait-on se demander en quoi l'intégrisme religieux favorise l'inégalité entre hommes et femmes, plutôt que de poser la question de l'« égalité entre hommes et femmes contre les intégrismes religieux » ?

Les traditions religieuses, quelles qu'elles soient, entérinent toujours la subordination généralisée des femmes. Les textes religieux fondateurs ont toujours ménagé une place prépondérante aux hommes, mais nous pouvons en faire diverses interprétations. Tous ont été écrits par des hommes inspirés par leurs traditions et coutumes. Il faudrait donc revisiter ces textes.

Ce sont les hommes qui détiennent le pouvoir. Le Vatican est le règne des hommes. L'homme est toujours la référence. La femme ne peut exister, selon cette tradition, que dans la complémentarité. Dieu est père et fils ; Ève naît de la côte d'Adam. En Europe, l'avancée des droits des femmes au XX ème siècle a coïncidé avec le recul du religieux dans l'espace public. À de très rares exceptions, les religions se font largement le relais de la plus ancienne et intolérable des discriminations, celle qui frappe les femmes.

La philosophe Catherine Kintzler, parlant des femmes, nous dit : « Elles sont particulièrement visées par tous les intégrismes parce que, s'agissant des femmes, l'intégrisme exerce une uniformisation en rabattant l'ensemble de la vie et des moeurs sur leur assignation à la fonction d'épouse et de mère ». Dans les religions, seule la fonction de procréation des femmes est reconnue ; il n'existe pas de choix à la libre disposition du corps et la notion de plaisir n'existe pas.

Dans la franc-maçonnerie aussi, à une certaine époque, les femmes figuraient entre les esclaves et les fous : c'est le cas dans les constitutions d'Anderson de 1723. Dans la vie profane, des femmes furent brûlées comme sorcières au Moyen-Âge ; elles furent exclues de la Révolution française : souvenons-nous d'Olympe de Gouges ! Elles ont été stigmatisées comme hystériques au XIX ème siècle et maltraitées par la psychanalyse au XX ème siècle. Ce n'était pas tant les capacités intellectuelles qui leur étaient déniées, mais le fait qu'elles aient une âme, cette âme qui permet d'accéder à la forme la plus achevée de l'esprit qu'est la spiritualité.

Dans toutes les religions, la femme était déclarée impure, donc inférieure. Ainsi, l'ordre naturel associé à la volonté divine a légitimé le projet divin. Il impose que l'homme ait le pouvoir à l'extérieur du foyer, et que la femme soit neutralisée à l'intérieur de celui-ci pour s'occuper des enfants, cantonnée à sa fonction de reproductrice. Obéissance à Dieu et au mari, mutilations génitales pour la priver du droit au plaisir, lapidation des femmes adultères, répudiation et polygamie pour la soumettre étaient donc, dans cette logique, justifiées.

Selon les croyances religieuses, c'est Dieu qui donne la vie par le corps des femmes. Le droit à la contraception et à l'interruption volontaire de grossesse ne leur est donc toujours pas reconnu partout. Il est remis en cause dès que les forces religieuses reprennent de l'influence. L'intégrisme religieux favorise donc bien l'inégalité entre les femmes et les hommes.

Gisèle Halimi soulignait que « les sociétés, même officiellement laïques, sont consciemment ou inconsciemment construites dans leurs fondements antiféministes les plus importants par le substrat de la règle religieuse. L'histoire religieuse a nourri le patriarcat occidental de son idéologie antiféministe ». Nous, franc-maçonnes, nous nous revendiquons représentantes d'une laïcité militante et combative, car nous pensons que la laïcité permet l'exercice de la citoyenneté en conciliant la liberté de chacun avec l'égalité, la solidarité et la fraternité entre tous, dans le souci de l'intérêt général. Nous pensons que la laïcité constitue un ciment social indispensable. Courage politique, éducation et pédagogie sont nécessaires à sa mise en oeuvre. Nous avons pour ambition de fonder un espace social apaisé, reposant sur la confiance en soi et dans les autres. La franc-maçonnerie représente une institution adogmatique qui dégage un espace laïque créant les conditions favorables pour la mise en oeuvre de l'égalité homme femme.

[Applaudissements.]

Chantal Jouanno, présidente . - Notre dernière intervenante est Martine Cerf, secrétaire générale de l'association Égale Égalité, Laïcité, Europe . Nous avons fêté, en décembre dernier, les cent-dix ans de la loi de 1905 ; la Charte de la laïcité est au coeur de la refondation de l'école depuis 2013.

Martine Cerf . - Je vous remercie de votre invitation qui va me permettre d'exprimer la vision laïque de l'égalité entre hommes et femmes que nous défendons dans l'association Égale Égalité, Laïcité, Europe . J'avoue que les témoignages précédents ont renforcé mes convictions anticléricales, c'est-à-dire hostiles au pouvoir politique des clercs.

Les traditions religieuses monothéistes ont toutes établi des règles strictes concernant les femmes. La seule place qui leur est reconnue est celle d'épouse et de mère. Elles ont un statut de mineures, soumises à l'autorité d'un homme, que ce soit un père, un époux, un frère... Ces lois, que nous trouvons généralement d'un autre temps, sont encore invoquées par des responsables religieux qui cantonneraient volontiers les femmes à leur foyer, quand ce n'est pas sous un voile intégral qui les extrait de toute vie sociale extérieure à leur famille.

L'égalité légale entre femmes et hommes s'est construite pierre à pierre. Nous sommes loin, en France, d'être toujours exemplaires : que l'on pense à la reconnaissance tardive du droit de vote, au droit de gérer ses biens, d'avoir un chéquier (1965), ou à l'exercice de l'autorité parentale (1971).

Cependant, cette égalité portée par la loi peine à se traduire dans la réalité, tant les préceptes hérités des religions monothéistes restent prégnants dans les esprits. On peut citer comme exemple la différence persistante des niveaux de salaires entre hommes et femmes, même à travail égal, et plus généralement les effets du fameux « plafond de verre » dans la vie professionnelle, politique et associative. Le fait que la loi promulguée en août 2014 s'intitule « loi pour l'égalité réelle entre les femmes et les hommes » est significatif.

L'Église comme le judaïsme continuent de valoriser l'épouse et la mère. La première revendication des fondamentalistes musulmans est de voiler les femmes pour qu'elles reçoivent, selon l'ordre patriarcal, protection - très souvent théorique - en échange de leur soumission.

Le corps des femmes est toujours un enjeu, il obsède les autorités religieuses : leurs préceptes conduisent les femmes à avoir honte de leur corps et de leurs pulsions sexuelles, jamais reconnues comme naturelles. Je voudrais vous lire à cet égard un extrait d'une lettre écrite par une femme Saoudienne de 39 ans, adressée à l'écrivain Joumana Haddad, Libanaise et femme libre.

« ... Je m'adresse à vous simplement pour vous raconter ma réaction, la première fois que j'ai lu vos écrits. Ce jour-là, une amie m'avait clandestinement prêté l'un de vos livres [...]. Me retrouvant seule dans ma chambre, je décidai de le feuilleter. Aussitôt, une peur indescriptible m'envahit, une peur qui allait au-delà du choc de découvrir vos idées et votre façon de voir le monde. C'était la terreur de voir exprimées, rédigées, publiées, et donc accessibles à tout le monde, des choses que je n'osais même pas penser. Des choses qu'on m'avait toujours décrites comme mauvaises, honteuses et coupables, des choses à réprimer... à taire absolument... Moi qui étais seule à ce moment, sans aucun risque que quelqu'un vienne me surprendre en flagrant délit, j'ai tiré une couverture sur ma tête et j'ai continué ma lecture ainsi, à la lumière d'une lampe électrique, cachée aux yeux de moi-même. »

Cette lettre témoigne des dégâts que peuvent causer au psychisme d'une femme, pourtant manifestement instruite, une éducation et une vie sous extrême contrainte.

Régulièrement, des imams se permettent de faire des prêches dans lesquels ils justifient le fait, pour un homme, de battre sa femme. Ou alors, certains tiennent des propos que l'on pourrait comprendre comme des incitations au viol. Face à cela, l'État reste d'une passivité qui ne peut qu'encourager ces excès. Par exemple, en 2012, l'imam Houdeyfa de Brest avait publié sur Internet une vidéo où il enjoignait aux « femmes musulmanes de porter le voile «islamique» sous peine d'encourir les feux de l'Enfer dans l'au-delà et des agressions sexuelles en ce bas monde. » Le procureur de la République auprès du Tribunal de grande instance de Brest a estimé que « les propos que tient publiquement Rachid Abou Houdeyfa lors de ses prêches ne sont pas pénalement condamnables. » 442 ( * ) . D'autres juristes contestent vigoureusement cette interprétation, mais il y a là cette tendance naturelle à minimiser les atteintes aux droits et à la dignité des femmes. L'exemple des événements récents de Cologne montre aussi cette volonté de minimisation de délits, dès lors que ce sont des femmes qui en sont victimes.

Les intégrismes religieux nient que les femmes soient propriétaires de leur propre corps et seules décideuses de leur vie. Deux exemples : l'Église catholique combat toujours la possibilité d'avorter, sans jamais s'émouvoir de la quantité de femmes qui meurent dans les pays où l'avortement est interdit. Elle admet des exceptions quand la mère court un risque grave, comme en Irlande, mais la réalité du risque doit être attestée par des autorités extérieures, médecins ou psychologues, mais en aucun cas par la femme elle-même. Tout cela pèse évidemment sur les mentalités.

Les principales avancées ont été faites en matière de droits des femmes depuis la séparation des Églises et de l'État. Toutes les conquêtes récentes pour les femmes ont rencontré l'opposition d'autorités religieuses : on peut citer la légalisation de la contraception, la légalisation de l'IVG et le mariage pour deux personnes de même sexe... Sans la séparation de 1905, nous ne serions sans doute pas arrivés à faire voter ces lois. C'est par le jeu démocratique et l'expression des citoyens et de leurs élus que les libertés et la réduction des inégalités peuvent avancer et, peut-être, faire évoluer les responsables religieux, sous la pression de leurs fidèles.

Le débat concernant le contenu des règles et pratiques religieuses doit cependant rester interne aux religions ; il ne concerne pas l'État laïque. Celui-ci ne doit pas sortir de la neutralité qui lui incombe. Mais il lui revient de faire respecter ses lois et de ne jamais accepter d'y déroger sous des prétextes religieux. Les représentants de l'État ne doivent pas confondre la garantie de liberté des cultes qui leur incombe avec des accommodements avec la loi commune, dans l'espoir vain de préserver la paix sociale. En réalité, ces accommodements affaiblissent la loi et renforcent l'intégrisme et les pressions sur les femmes.

Indéniablement, la laïcité est un facteur d'émancipation pour les femmes, car elle affirme la suprématie de la loi civile sur toute loi religieuse. Il reste cependant que l'école ne suffit pas à émanciper des femmes soumises à un ordre patriarcal ou à des menaces et des intimidations de la part de leurs proches ou de leurs voisins. Il faut rappeler que les premiers actes des mouvements djihadistes, quand ils investissent de nouveaux lieux, sont de voiler les filles et de les retirer de l'école. L'exemple le plus éclatant est celui de Boko Haram (qui signifie « l'éducation est sacrilège » !) qui convertit les filles, les voile, les enferme, les viole ou les revend aux combattants comme esclaves sexuelles. Symboliquement, cela en dit long.

C'est pourquoi nous nous sommes toujours élevés contre des interprétations erronées de la loi de 2004 encadrant le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les collèges et lycées, selon lesquelles « on prive les filles de l'école », ou « c'est une loi raciste ». Tout montre, au contraire, que cette loi a apaisé l'école dans un moment où, à partir d'affirmations identitaires, on aboutissait à la contestation de cours, à des refus de participer aux activités de la classe, à la volonté de se diviser plutôt que de s'unir...

À propos du subventionnement des cultes, je voudrais ajouter les éléments suivants. Selon la loi du 9 décembre 1905, ce sont les fidèles qui doivent subventionner les cultes. Tous l'ont fait et, pour ce qui concerne l'islam, on peut écouter Anouar Kbibech, actuel président du Conseil français du culte musulman (CFCM) , lorsqu'il dit qu'une taxe sur les produits hallal réglerait la question du financement des mosquées manquantes. Des aides existent, comme les baux emphytéotiques, les garanties d'emprunt, la défiscalisation des dons pour les associations cultuelles de 1905... Ce sont des pistes qu'il ne faut pas ignorer, même si, pour notre part, nous souhaiterions une absence de financement rigoureuse. Les investissements étrangers, en particulier ceux du Qatar et de l'Arabie Saoudite, présentent un réel danger pour l'équilibre de nos sociétés, car ils financent l'installation d'un islam wahhabite ou salafiste qui déclare notre civilisation et nos moeurs impures. Ces investissements devraient être rigoureusement interdits, au même titre qu'on interdirait à un pays de financer des mouvements séditieux dans notre pays.

Pensons-nous que les régimes des cultes d'Alsace Moselle et de Guyane seraient préférables ? Vous ne serez sans doute pas étonnés d'entendre que nous ne sommes pas de cet avis. Pour ce qui concerne la Guyane, seuls les ministres du culte catholique sont payés par le département. Pour l'Alsace-Moselle, ce sont trois cultes qui émargent au budget de l'État. Dans les deux cas, ces régimes sont discriminatoires pour les cultes non subventionnés et la France court le risque d'être condamnée pour cela par la Cour européenne des droits de l'homme. Ces dépenses sont parfois insoutenables (c'est le cas pour le département de Guyane), ou faites au détriment d'investissements utiles à tous, comme l'enseignement et la réduction des inégalités à l'école. En ces temps de disette budgétaire, il nous paraît plus important de faire des arbitrages dans le sens de l'intérêt général.

L'accès à la connaissance des femmes est évidemment une condition de leur émancipation. Je crois qu'il est souhaitable de définir ce que nous entendons par émancipation. On pourrait comprendre qu'il s'agit de s'émanciper de sa religion d'origine. Ce n'est pas notre propos ni celui de la laïcité constitutionnelle. Il faut rappeler qu'on peut être un croyant convaincu et un laïc convaincu. L'émancipation dont nous parlons est l'utilisation des connaissances acquises pour pouvoir, dans sa vie d'homme et de femme, faire ses propres choix de vie, en connaissance de cause. Cela n'implique nullement de renoncer à ce qu'on a reçu en héritage, mais cela rend possible l'affirmation sereine de ce que l'on est, parce que c'est le résultat d'un choix délibéré et non pas celui d'une soumission à un ordre imposé par le hasard de la naissance. C'est bien là que réside la liberté individuelle conquise par la laïcité. C'est pourquoi il faut respecter la loi de 1905 et cesser de vouloir la contourner de mille manières, ce qui conduirait, de fait, à mettre fin à la séparation des Églises et de l'État.

Chantal Jouanno, présidente . - Je vous remercie et je vous propose de passer au débat.

Nous avons mis en ligne les comptes rendus des auditions que nous avions menées en 2015 sur la notion de laïcité, sa signification philosophique, son évolution historique et législative. Notre propos, dans cette délégation, n'est pas de défendre l'idée que les droits des femmes se sont développés grâce au recul des religions. De la même manière, nous ne portons pas l'idée qu'il existerait un lien nécessaire entre religion et pouvoir patriarcal. Le pouvoir religieux actuel peut s'avérer patriarcal, mais la religion ne suppose pas nécessairement cette vision patriarcale. Ce qui m'a frappée, pour ma part, dans vos interventions, c'est la volonté que certains d'entre vous ont exprimée de voir la loi de la République s'appliquer dans les lieux de culte pour respecter l'égalité entre hommes et femmes. Nous n'avions jamais osé aller jusque-là...

Hélène Conway-Mouret . - Vos présentations nous ont fait du bien. Vous développez une parole forte, claire, profonde, empreinte, de surcroît, de traits d'humour ! J'ai assisté la semaine dernière à une réunion qui ne comptait que des hommes, représentants des cultes et des loges maçonniques, pour débattre sur la définition de la laïcité en 2016, une définition qui a évolué dans la société française. Pensez-vous que le débat national aborde suffisamment aujourd'hui ce sujet fondamental de la laïcité et des religions ? Le fait de vivre dans un État laïque ne conduit-t-il pas, en France, à éluder le débat sur la place des religions ?

Michelle Meunier . - Je tenais à vous remercier pour ce moment exceptionnel que nous avons vécu en vous écoutant. Il est rare en effet que les cultes et les représentants du monde laïque, dans toutes leurs différences, se retrouvent réunis sur un tel sujet. J'ai relevé dans vos propos des sujets de préoccupation que nous partageons avec vous : l'émancipation, l'éducation, le vivre ensemble. Quelles ont été les réactions des institutions que vous représentez, de votre entourage, quand vous leur avez fait part de votre participation à notre table ronde ?

Laurence Cohen . - Nous passons avec vous une matinée passionnante. Cette occasion de voir sur un même plateau s'exprimer, avec courtoisie, sens de l'écoute et conviction, des femmes sur les religions et sur la place qui y est faite aux femmes reste rare. Dans la période extrêmement difficile que nous vivons en France et dans le monde, nous devons essayer d'offrir un tel espace de réflexion au plus grand nombre. En tant que féministe, vous entendre déconstruire l'interprétation des textes sacrés m'a particulièrement intéressée. Souvent, dans un souci de simplification, nous contestons ces textes, mais pas leur interprétation. Comment pourrions-nous renouveler cette expérience de ce matin, selon vous ? Je pense que nous devons absolument poursuivre ces échanges. Ils sont d'une richesse incroyable !

Monsieur Errami, vous avez évoqué le projet d'une mosquée dédiée aux femmes, construite pour les femmes. Or nous pensons plutôt qu'un lieu de culte devrait rester mixte. Pour porter l'égalité, il faut prier ensemble. Nous ne devons pas, à mon sens, exiger des lieux de non mixité.

Enfin, il est vrai qu'en tant que politiques, nous ne nous serions pas permis de formuler comme vous l'avez fait chacun à votre façon un besoin de République, y compris dans les lieux dédiés au culte. Cet appel doit nous amener à réfléchir.

Françoise Laborde . - Il est très important que des femmes témoignent de leur engagement religieux et de leur aspiration à l'égalité. La qualité et la profondeur de vos interventions sous-tend à la fois une étude approfondie des textes sacrés et une humanité exceptionnelle. J'ai entendu vos propos sur les contraintes, la violence que subissent les femmes, leur enfermement dans leur destin de mère, l'influence sur la vie future des enfants et, comme le soulignait Delphine Horvilleur, le thème de la violence qui se perpétue de mère en fils à travers certains textes sacrés. La question de l'espace dévolu aux femmes dans les lieux de culte m'a également interpellée. Sans aller aussi loin que l'intervention de l'État demandée par certains d'entre vous, nous pourrions au moins faire respecter la loi de la République par rapport aux prêches diffusés sur internet, puisqu'ils sont sortis de la sphère privée pour être diffusés sur la place publique. À cet égard, je suis scandalisée par le positionnement du procureur de la République de Brest dont parlait Martine Cerf.

Lorsque le Premier ministre évoque la question de la formation des imams, y a-t-il ingérence de l'État ? Le financement des lieux de culte constitue, lui aussi, une vraie problématique. Les imams estiment que la loi française n'a pas à interférer avec le contenu de leurs discours : ils sont chez eux, selon eux. Or ce n'est pas le cas ; ils sont en France. Nous atteignons ici les limites de la loi et de l'ingérence. Quant au concordat, je fais partie des législateurs qui rêvent de le remettre en cause. J'ai pris position, au sein de l'Observatoire national de la laïcité, à l'occasion des débats sur l'enseignement moral et religieux. J'ai manifesté un point de vue différent. Ne prenons pas exemple sur le concordat, car à mon avis il pratique la discrimination.

Corinne Bouchoux . - Je tiens à vous remercier pour la richesse de votre propos, pour l'analyse fine que vous nous avez fait partager et pour l'écoute et le respect mutuels qui se sont manifestés ce matin. Vos présentations nous intéressent, car nous aussi, en tant que législateur, nous produisons des textes. À notre manière, nous essayons de modifier le réel et nous pensons tous qu'en changeant les règles, la société va forcément évoluer dans le bon sens. Vous nous ramenez à la réalité en démontrant la distance entre les textes et le contexte dans lequel ils s'appliquent.

Dans un régime démocratique, il importe que puissent vivre en bonne entente des personnes qui n'affichent pas les mêmes idées politiques, les mêmes convictions, qui croient ou ne croient pas, qui pratiquent une religion ou pas, etc. Or paradoxalement, nous pouvons constater que nos voisins, la Belgique ou l'Allemagne, sans avoir une loi comparable à la loi de 1905 et sans être des États laïques, connaissent aujourd'hui les mêmes problèmes de vivre ensemble. Pourquoi, avec des histoires nationales aussi différentes, des rapports au spirituel aussi différents, rencontrons-nous les mêmes difficultés ? Le fil conducteur reste toujours le même : l'égalité homme femme existe en théorie, mais elle est de plus en plus mise à mal en pratique. Vous l'avez en effet bien montré : nous avons reculé dans ce domaine depuis trente ans et nous n'y changerons rien si nous n'arrivons pas à dénouer les relations entre les hommes et les femmes en développant - c'est bien le coeur du sujet - un autre rapport à l'altérité.

Jean-Léonce Dupont . - Je suis très sensible aux arguments que vous avez défendus, notamment l'idée qu'il ne faut pas opposer laïcité et spiritualité, car il existe aussi des « extrémistes de la laïcité » qui pourraient nous inciter à des prises de position extrêmes dans les lois qui sont soumises à nos votes. Je suis sensible aussi à ce que nous a dit Églantine Jamet Moreau sur les stéréotypes de « douceur » ou d'« empathie » associés aux femmes et à l'absence de « gène de la vaisselle ou du shopping ». J'entends aussi ses arguments sur l'importance de la formation et de l'éducation dans la construction d'une personnalité, que l'on soit homme ou femme. Les dispositions légales sur la laïcité forment un environnement favorable à l'égalité, mais je reste convaincu que la situation ne progressera véritablement qu'en évoluant de l'intérieur. J'aimerais savoir, par ailleurs, quelle est la nature de vos activités au sein des institutions que vous représentez. Vos réflexions correspondent-elles à des actions qui demeurent encore, à ce stade, individuelles, ou vous êtes-vous déjà organisés ?

Marc Laménie . - Nous vous sommes reconnaissants pour vos différents témoignages. Par la force et la diversité de vos convictions et de votre engagement, vous avez soulevé les questions du respect et de la tolérance de chacun. Avec beaucoup de passion, mais aussi avec un langage de vérité, vous avez dégagé les problématiques essentielles du combat que vous menez. Madame Besson, vous avez également mentionné la parité. Nous ne pouvons que regretter avec vous que les femmes restent aussi peu représentées dans les entreprises comme dans le monde politique. Certains d'entre vous ont évoqué la loi de 1905. Nous devons rester très humbles sur le sujet, car il s'agit d'un combat collectif. Aujourd'hui, le mérite vous revient d'avoir su poser des questions que l'on n'avait jamais entendues dans une institution comme la nôtre.

Frédérique Bedos . - Vos remarques soulignent la nécessité de rendre ces questions visibles. Or, par mon film, mon ambition est bien d'atteindre le grand public. Les sujets que nous avons abordés ce matin sont complexes. Nous y avons consacré une matinée, mais nous n'avons abordé que la surface des choses ! Il faut un peu de temps pour ne pas tomber dans une caricature qui fait mal, oppose et inspire la violence. Nous avons besoin de subtilité pour créer un espace de dialogue. Mon film s'intitule Des femmes et des hommes . Si nous voulons changer la réalité, il faut embarquer les hommes dans ce mouvement, car ils seront aussi moteurs, à nos côtés, de ce changement auquel nous aspirons. Ce film a été diffusé à l' ONU , à Genève et à New York, il a été diffusé sur TV5 Monde . J'ai conçu un outil pour le grand public. Or s'il est reconnu à l'international pour sa qualité, il n'a jamais été présenté en France sur une chaîne publique. Nous restons ainsi en cercle fermé... Or le changement vient d'abord de la base du tissu social. Les chaînes hésitent à montrer ce film, car ce sujet crée un malaise. C'est en travaillant dans la subtilité que nous allons désamorcer cette poudrière de la violence et de l'intolérance dont les femmes sont les premières victimes.

Chantal Jouanno, présidente . - Vous avez raison, le service public devrait se saisir de ce débat.

Anne Soupa . - En ce qui concerne l'utilité du débat public sur les religions, il me semble important de poursuivre et amplifier le travail de Régis Debray sur l'enseignement des religions 443 ( * ) .

Il faut effectivement, comme vous le dites, Monsieur le sénateur, travailler de l'intérieur pour que les choses changent. Je tenais à saisir l'occasion de notre débat pour proposer de lancer tous ensemble une plateforme de réflexion et de lutte concrète sur le machisme dans les religions. Le Comité de la jupe essaie d'engager cette réflexion depuis un an, mais nous ne possédons pas suffisamment de force pour cela. Pour autant, travailler de l'intérieur ne suffira pas. Vous n'imaginez pas à quel point la petite association que je co-préside est marginalisée dans la grande Église catholique. Nous avons besoin de la loi. La loi doit être appliquée dans la sphère catholique où nous voyons se développer des dérives intégristes. Ne laissons pas se développer ces phénomènes préjudiciables à tous ! Nous avons besoin d'une parole éclairée et ouverte. L'Église catholique, largement ancrée en France, pourrait jouer un rôle majeur dans ce processus. Si nous la laissons dériver vers un fonctionnement sectaire, nous pourrions tous subir les graves conséquences d'une telle évolution.

Chantal Jouanno, présidente . - Nous ne pouvons probablement pas prendre l'initiative de créer cette plateforme qui vous appartient, mais nous pourrions peut être organiser un colloque au Sénat sur cette question.

Guilaine Rochefort . - Nous organisons, le 12 mars prochain, dans le cadre des soixante-dix ans de la Franc-Maçonnerie, un colloque ouvert au public sur le thème « Droits des femmes et contenus théologiques : un conflit inévitable ? ». Parmi les personnes que nous avons invitées à y participer, je citerai Maud Amandier et Alice Chablis, les auteures du livre Le déni 444 ( * ) , Floriane Chinsky, rabbin, et Catherine Trautmann.

Anne Faisandier . - J'insisterai sur l'importance de donner une place aux religions dans le débat, car les religions représentent une composante qu'il est impossible de contourner de la société française. Ne confondons pas religion et obscurantisme ! Cette confusion ne nous aide pas, en interne, à combattre les préjugés et l'intolérance. Si nous avons besoin d'un soutien, c'est de celui-là. Ce n'est pas parce que nous sommes croyants que nous ne sommes pas républicains, laïcs, citoyens.

Hélène Conway-Mouret . - Je pense que combattre l'ignorance revient à combattre l'intégrisme. Aujourd'hui, les jeunes méconnaissent la laïcité ; les religions sont évoquées sous forme d'images, qui font toujours appel à l'émotionnel, notamment parce que les religions sont liées à des faits de violences.

Anne Faisandier . - Les obscurantismes s'expriment dans certains discours religieux. Nous ne pourrons donc pas les combattre sans développer d'autres discours religieux.

Églantine Jamet-Moreau . - J'ai le sentiment que la laïcité est noble et doit être préservée, mais peut-être faut-il en clarifier davantage la définition. Dans l'espace politico-médiatique, elle est devenue un terme fourre-tout, utilisé par les politiques dès qu'ils ont peur de s'exprimer. Le pouvoir politique est décrédibilisé et l'utilisation excessive de certains termes dont on se sert comme d'un paravent - la laïcité en fait partie - y contribue.

J'insisterai aussi une nouvelle fois sur l'importance de l'éducation. Les inégalités entre femmes et hommes sont présentes partout. Il n'existe rien de plus important qu'une réelle éducation à l'égalité. Il faut changer les qualités que l'éducation des petites filles et des petits garçons stimule. Je souhaiterais faire passer l'idée que le sexisme doit être combattu de la même manière, de sa forme la plus anodine en apparence jusqu'au crime d'honneur, car il témoigne d'une façon d'envisager les hommes et les femmes comme des êtres de valeurs différentes. Pour changer ce sentiment, la formation des enseignants et un travail de fond dans la société sont nécessaires.

Catherine Génisson . - Il faut également que les femmes s'approprient cette démarche.

Martine Cerf . - Le fait que les pays européens, malgré une organisation différente, soient confrontés aux mêmes problèmes prouve que l'organisation elle-même n'est en rien responsable de la montée des fondamentalismes. En revanche, l'organisation peut élever des barrières pour empêcher les responsables religieux de gagner un pouvoir politique. Cette logique de séparation empêche les lois religieuses d'entrer dans le champ politique et de nous gouverner. En cela, la laïcité constitue un bon rempart. En revanche, elle n'interdit personne de vivre sa spiritualité, tout au contraire, elle assure le respect de toutes les croyances et convictions.

Chantal Jouanno, présidente . - Je vous invite à relire les comptes rendus des auditions auxquelles nous avons procédé l'an dernier sur le thème « femmes et laïcité ». Ces interventions (d'une philosophe, d'une historienne, d'un spécialiste de sciences politiques) montrent qu'il n'existe pas une interprétation unique et univoque de la laïcité.

Nassr Edine Errami . - Je me suis peut-être mal exprimé sur le projet de mosquées pour les femmes que j'évoquais tout à l'heure. L'une de ses conséquences positives serait de développer le leadership féminin dans les mosquées. Nous avions lancé fin 2012 des mosquées « inclusives », dans lesquelles les homosexuels et les incroyants étaient les bienvenus. Nous revendiquons un droit au blasphème et nous pensons que les minorités, en s'exprimant, peuvent faire réfléchir la majorité.

Quant au concordat, la France reste le dernier pays au monde où le Président de la République nomme un évêque. Autre anomalie de ce régime, le concordat finance le judaïsme consistorial, mais pas le judaïsme libéral.

Hanane Karimi . - Si l'on ne veut pas dire que la loi de 2004 était une loi raciste, elle constitue en tout cas une loi sexiste, car elle vise exclusivement, dans les faits, les filles. Ces jeunes filles voilées sont renvoyées, si elles ne peuvent pas fréquenter l'école, vers les espaces domestiques dans lesquels elles sont supposées subir une autorité machiste. Le machisme n'implique pas nécessairement le voile. Or en France, à chaque fois que nous évoquons la laïcité, nous avons l'impression qu'une religion civile s'oppose en fait à une autre religion : l'islam. Les violences faites aux femmes ne sont pourtant pas l'apanage d'une seule religion, elles découlent de structures mentales que nos sociétés permettent.

Je travaille sur le terrain. Sociologue et musulmane, très impliquée dans cette question d'égalité entre femmes et hommes, je suis invitée à témoigner partout où des conservateurs font valoir leur pouvoir. Les femmes peuvent comprendre mon discours, mais ce n'est pas en leur opposant une laïcité intransigeante qui vient d'en haut que nous changerons la société. Le changement doit venir de l'intérieur. Comment une femme peut-elle concevoir de sortir d'une structure qui l'opprime si elle n'a pas d'autonomie financière, si elle est renvoyée chez elle sans diplôme ? C'est la raison pour laquelle je condamne la loi de 2004 ainsi que la proposition de loi qui visait les nounous de confession musulmane 445 ( * ) .

Valérie Duval-Poujol . - Pour conclure, je reviendrai à l'altérité que nous avons évoquée au début de cette table ronde. Je citerai le philosophe juif Martin Buber : « Par la grâce du « toi », le « je » advient ». Je vous remercie pour cette belle expérience d'altérité que nous venons de vivre.

Chantal Jouanno, présidente . - Très belle conclusion. J'espère que notre rencontre d'aujourd'hui, très riche, pourra se poursuivre dans un avenir proche, dans un contexte qui permette à un public plus large de s'enrichir au contact des idées que nous avons échangées ce matin.

Audition de Françoise Morvan, vice-présidente
de la Coordination française pour le Lobby Européen des femmes (CLEF)
et Annie Sugier, vice-présidente de la CLEF ,
présidente de la Ligue du droit international des femmes

(28 janvier 2016)

Présidence de Françoise Laborde, vice-présidente,
puis de Chantal Jouanno, présidente

Françoise Laborde, présidente . - Mes chers collègues, notre présidente Chantal Jouanno me confie la présidence de ce début de réunion et vous prie de bien vouloir excuser son retard.

Nous poursuivons aujourd'hui nos travaux sur le thème « femmes et laïcité » avec l'audition, sur les problèmes posés par le respect de la laïcité dans le sport féminin, de Françoise Morvan, présidente de la Coordination française pour le Lobby européen des femmes (CLEF) et Annie Sugier, vice-présidente de la CLEF , présidente de la Ligue du droit international des femmes et auteure de Femmes voilées aux Jeux Olympiques .

Ce sujet revêt une importance certaine à la veille des Jeux Olympiques (JO) de Rio et dans la perspective de la candidature de Paris à ceux de 2024.

Je précise que Françoise Morvan et Annie Sugier sont accompagnées de Linda Weil Curiel, secrétaire générale de la Ligue du droit international des femmes .

Mesdames, vous avez la parole.

Françoise Morvan, présidente de la Coordination française pour le Lobby européen des femmes (CLEF) . - La CLEF est la coordination nationale du Lobby européen des femmes, qui représente 2 000 associations en Europe organisées dans les vingt-huit pays membres, afin de défendre et promouvoir l'égalité femmes-hommes. À la CLEF , notre devise est « pas de démocratie sans les femmes ». Notre mission est de défendre les droits des femmes en France, de promouvoir la parité sur les plans juridique, politique, éducatif, culturel et sportif, et surtout de militer pour la laïcité en tant que principe émancipateur, par des actions exemplaires qui concernent notamment le domaine du sport. Défendre l'égalité professionnelle et promouvoir l'entreprenariat féminin, lutter contre les violences faites aux femmes, y compris la prostitution, et nous élever contre les intégrismes religieux : telles sont aussi nos missions. Nous allons fêter nos vingt-cinq ans d'existence. Notre commission de lutte contre les extrémismes religieux a plus de vingt ans également. Pour nous, laïcité et lutte contre les intégrismes religieux sont un débat constant et, malheureusement, toujours d'actualité. Nous défendons également la santé et les droits sexuels et reproductifs des femmes. Nous souhaiterions que ces droits puissent être inclus dans la Charte européenne des droits fondamentaux et que les droits des femmes migrantes soient reconnus. Nous mettons d'ailleurs à la disposition de nos associations membres une formation sur la situation des femmes réfugiées et demandeuses d'asile.

Annie Sugier, vice-présidente de la CLEF , présidente de la Ligue du droit international des femmes . - Je suis également présidente d'une commission de la CLEF , la commission « Femmes et sport », qui existe depuis six ou sept ans. Je suis convaincue que le sport est un sujet essentiel pour tout ce qui concerne l'émancipation des femmes, dans la mesure où c'est un domaine qui touche au corps dans l'espace public. Un ouvrage de Pascal Boniface et Denis Masséglia, publié en 2013, porte le titre Le sport, c'est bien plus que du sport . C'est bien cette question qui nous intéresse : le sport a une valeur éducative, dans la mesure où il repose sur deux piliers : les règles éthiques et les règles techniques, qui sont aussi importantes les unes que les autre. Ces règles sont appliquées dans le cadre d'une organisation autonome, hiérarchisée, avec à son sommet le Comité international olympique (CIO) et les fédérations internationales, et qui devrait donc avoir les moyens de faire appliquer ces règles éthiques et techniques. Or, lorsque nous arrivons au niveau national, il est déjà trop tard car ces règles peuvent avoir été détournées. Comment est-ce possible ? C'est la question que je voudrais poser dans cet exposé.

Je souhaiterais, à l'aune des recommandations 21 et 22 élaborées par votre délégation dans son rapport de 2011 ( Égalité des femmes et des hommes dans le sport : comme dans le marathon, ce sont les derniers mètres les plus difficiles ), poser la question suivante : les représentants français sont-ils encore convaincus de l'universalité des valeurs portées par le sport, ou privilégient ils une approche fondée sur le relativisme culturel ?

Même si la Charte olympique évolue régulièrement, on retrouve toujours quelques principes fondamentaux et universels : la non-discrimination, l'engagement pour l'égalité femmes hommes et, surtout, la règle 50 posant l'exigence de neutralité politique et religieuse. Même dans le serment olympique, on jure de « demeurer étranger à toute influence politique ou commerciale comme à toute considération de race, de religion... ».

Il est probable qu'à l'origine, l'idée de laisser ses convictions à l'entrée du stade afin d'être tous réunis dans la paix relève de l'idée de trêve olympique. On voit bien qu'il ne s'agit pas d'un principe secondaire, mais qu'il se situe bien au coeur de l'olympisme.

Le CIO étant au sommet de la hiérarchie, sa charte ne devrait pas faire l'objet de dérogation. De plus, dans la réglementation sportive de la Fédération Internationale de Football Association (FIFA) , il est clairement indiqué que « L'équipement de base obligatoire ne doit présenter aucune inscription politique religieuse ou personnelle » et que « L'équipe d'un joueur qui ne respecterait pas cette obligation sera sanctionnée par l'organisateur ou par la FIFA ».

Nous savons parfaitement que l'olympisme a été un élément déterminant dans la lutte contre l'apartheid en Afrique-du-Sud et que ce pays a été exclu pendant trente ans pour cause de non-respect de la Charte en raison de l'apartheid racial. Or, l'apartheid sexuel qui sévit en Arabie-Saoudite n'est pas du tout traité de la même manière. L'ambivalence que je vais développer dans cette présentation tient au fait que ces règles concernant la neutralité vont s'appliquer aux hommes mais non aux femmes. On va retrouver le même écueil que dans la Déclaration universelle des droits de l'homme - déclinée d'une manière plus précise dans la Convention pour l'élimination des discriminations à l'encontre des femmes de 1979 - qui fait l'objet du plus grand nombre de restrictions jamais observé, au nom des religions et des cultures. Nous regrettons que, dès lors qu'il s'agit des femmes, la notion d'universalité rencontre des limites.

Nous avons pensé, en nous saisissant de la question du sport, que cette thématique intégrerait le langage universel que promet la Charte de l' UNESCO et que nous pourrions directement, de ce fait, mettre en cause les pays qui ne respecteraient pas les droits des femmes. Lorsque nous avons lancé ce combat en 1992, il y avait 35 délégations sportives sans femmes !

À la fin de l'apartheid, l'Afrique-du-Sud revient enfin sur les stades avec une délégation mixte noire et blanche, mais au même moment, les délégations de l'Arabie Saoudite, du Qatar ou du Koweït se présentent sans femmes. Aujourd'hui, il n'y a plus de délégations sans femmes, mais un autre problème est apparu : celui des signes religieux et du voile islamique.

Le respect du principe de neutralité demeure fondamental, même si, en dépit de certains progrès, la question de la discrimination reste très importante car les femmes restent encore très marginales dans le monde du sport.

Cette question de la neutralité est cruciale, en raison notamment d'une actualité inquiétante dans le monde, y compris en France. L'outil (la règle 50) qui permettrait de régler ces difficultés n'est pas appliqué aux femmes musulmanes.

Nous allons donc tenter de comprendre ce qui s'est passé et pourquoi les instances internationales ont baissé la garde dans ce domaine. Nous allons voir comment un concept apparemment généreux, celui de l'inclusivité, a pu gommer le concept d'universalité qui nous est particulièrement cher. À qui peut-on imputer cette responsabilité ?

Comme je l'ai évoqué précédemment, l'actualité dans ce domaine est inquiétante. Dans son livre Dieu football club , le journaliste sportif Nicolas Vilas écrit « Hallal, casher, ramadan, kippour, prosélytisme, port du voile... Ces sujets qui animent nos penseurs et nos législateurs se sont déplacés sur le terrain. ». Par ailleurs, le sport amateur pourrait être un vecteur de radicalité, comme l'ont mis en évidence les services de renseignement territorial et comme les médias s'en sont fait l'écho. Personne n'aura oublié que le plus jeune frère Kouachi, Chérif, avait fait sa scolarité en sport étude et était titulaire d'un brevet d'éducateur sportif. Il serait bon de surveiller la pratique sportive, dans certaines circonstances.

Je tiens à rappeler qu'en 1968, aux jeux de Mexico, lorsque les athlètes Tommie Smith et John Carlos, sur le podium, avaient levé un poing ganté en signe de lutte contre la ségrégation et de solidarité avec les Black Panther , ils ont été radiés à vie et leur carrière sportive s'est arrêtée là ! Dans leur cas, il n'y a eu aucune hésitation à considérer que le non-respect de la règle 50 méritait l'exclusion et cela, sans la moindre compassion, alors que lorsqu'il s'agit de femmes porteuses de signes d'appartenance à une religion, on est facilement dans le compassionnel. Pourquoi une telle différence de traitement ?

Par ailleurs, lorsque des athlètes français à Pékin ont voulu porter un badge comportant une citation de la Charte olympique, « Pour un monde meilleur », qui remettait en cause le choix de Pékin de façon subliminale, cela leur fut refusé de façon catégorique au nom de la règle 50.

Ce que l'on sait moins, c'est que les JO de Londres en 2012 coïncidaient avec le mois du Ramadan qui, à la différence du port du voile, est un pilier de l'islam. Le CIO avait alors nommé l'Ivoirien Lassana Palenfo pour discuter ce point avec les comités nationaux olympiques. Il avait finalement tranché, en insistant sur le caractère apolitique et areligieux des JO, ajoutant que céder à la demande des pays musulmans encouragerait d'autres demandes d'aménagement.

Il faut rappeler aussi qu'avant les JO de Londres, il avait été décidé que les 193 aumôniers des diverses religions présents aux JO ne devraient pas porter d'insignes avec des symboles religieux spécifiques, et qu'ils devraient se contenter d'un badge sur lequel était inscrit le mot faith . C'est dire la rigueur dont on est capable sur le sujet !

Dans le football, si les joueurs font un signe de croix, ils sont sanctionnés. Un buteur qui avait porté une kippa a eu un carton jaune. Au moment du Mondial de 2010 au Brésil, une note du président de la FIFA proscrivait le geste consistant pour les joueurs à lever leur maillot pour afficher des slogans tels que « I belong to Jesus ». Ces exemples démontrent clairement une volonté de neutralité.

Pourtant, pour la première fois en 1996, le porte-drapeau de la délégation d'Iran, la seule femme de la délégation, apparaît voilée sans que cela suscite d'opposition.

En 2004, aux JO d'Athènes, une athlète égyptienne, Rania Elwani, reçut des menaces de compatriotes intégristes car elle nageait en maillot (mentionnons qu'elle est un modèle pour la jeunesse du monde entier, en tant que membre de la commission des athlètes du CIO). Pourtant, lors de la cérémonie de clôture de ces mêmes JO, elle apparaît complètement voilée... Aux JO de Pékin en 2008, le journal L'Équipe fait sa une avec la photo de la Bahreïnienne Rakia Al Gassra, titrant avec un humour contestable « Le voile fait sa force ». Malgré son échec, cette sportive est présentée comme une héroïne.

Il avait été acté, avant les JO de Londres, qu'il n'y aurait pas de délégations sans femmes. L'Arabie Saoudite a appliqué ce principe en envoyant deux femmes de la diaspora saoudienne, tout en posant trois conditions : les femmes devront être voilées, gardées sous le regard permanent de leurs gardiens, des hommes bien sûr, et ne participeront pas à des compétitions mixtes.

Est-ce une victoire de l'Arabie Saoudite ou une victoire des valeurs olympiques ? Aux JO de Londres, on comptait dix-sept délégations comportant des athlètes voilées... Le sport a une valeur émancipatrice, mais si l'on soumet cette émancipation à des conditions, cela perd son sens.

On pourrait penser que cette position permet au moins aux femmes de faire du sport, ce qui est déjà un progrès. Mais on serait alors dans une posture compassionnelle. Or, pour l'application de la règle 50, lorsqu'il s'est agi d'hommes, des décisions radicales ont été prises, sans scrupules ni questionnement sur leur avenir. Je pense aux athlètes dont je parlais tout à l'heure à propos des JO de Mexico en 1968. Je pense aussi aux athlètes sud-africains qui se sont trouvés exclus des JO du fait de l'apartheid, pendant de longues années. Personne n'y trouvait à redire et pourtant leurs carrières ont été sacrifiées. Le symbole que représente le non-respect de la règle par un homme est suffisamment grave pour ébranler le système. J'observe que l'on est moins regardant quand il s'agit de femmes : ne serait-ce pas parce qu'on considère implicitement qu'elles sont moins importantes ? Accepter ces entorses à la règle de la neutralité quand il s'agit de femmes est une régression par rapport aux conquêtes de pionnières comme l'Algérienne Hassiba Boulmerka.

Qu'avons-nous gagné face à l'Arabie Saoudite et à l'Iran ? La ségrégation reste totale, les femmes sont interdites de stade.

Les comportements que je dénonce reviennent aussi à mépriser la souffrance des athlètes. La nageuse iranienne Elham Asghari déclarait en 2013, à propos des tenues de natation qui lui étaient imposées : « Absorbant l'eau, ces tenues pèsent six kilos (...). Tout mon corps est blessé ».

Au nom du compassionnel, on affiche donc un mépris total à l'égard des sportives et on admet par ailleurs qu'il existe une loi supérieure à la loi olympique pour les femmes, celle de l'obligation culturelle et religieuse. Il s'agit bien là de relativisme culturel, alors même que les valeurs du sport sont porteuses d'universalité.

Ce constat se traduit aussi dans notre pays par des pressions spécifiques sur les jeunes filles musulmanes dans les cités. En 2004, Brigitte Deydier, actuellement directrice de la Ryder Cup à la Fédération Française de golf avait, dans son rapport Femmes et sports , commandé en 2003 par le ministre des sports et par la ministre de la parité et de l'égalité professionnelle, lancé un cri d'alarme vis-à-vis des instances sportives en parlant de ces « freins culturels d'ordre communautaire dans les quartiers urbains sensibles » et de la nécessité pour les responsables associatifs et politiques de s'interroger sur cette « lente exclusion des filles dans certains quartiers ».

Comment en est-on arrivé là ?

La loi de 1905 ne permet pas d'empêcher le voile dans l'espace public. Il a fallu, à cet égard, élaborer une loi spécifique pour les établissements d'enseignement primaire et secondaire. Cependant, le cas du sport est singulier dans la mesure où il existe déjà des règles claires sur la question de l'habillement. Que s'est-il passé pour que l'on se refuse à appliquer aux femmes la fameuse règle 50 ?

La situation actuelle est le résultat d'une stratégie de l'Iran où, contrairement à l'Arabie Saoudite, il y a une longue tradition de femmes sportives. Ce pays devait donc résoudre la contradiction entre le vêtement, exempt de signes d'appartenance religieuse, exigé par les règlements sportifs internationaux, et les prescriptions vestimentaires islamiques qui s'imposent aux femmes.

Deux actions ont été développées par l'Iran : l'instauration de jeux séparés et le lobbying pour modifier les règlements internationaux, le tout étant cautionné par le CIO et relayé par des réseaux internationaux, notamment dans le cadre de la commission des femmes dans le sport du CIO.

En 1993, en ouvrant les Premiers jeux de la solidarité pour les femmes des pays islamiques, le président iranien avait déclaré que ces jeux devaient « permettre d'éviter la corruption qui peut résulter de la présence simultanée d'hommes et de femmes athlètes dans un seul et même lieu ». Ces jeux furent présentés comme « un modèle pour les femmes libres du monde » ! Dans son rapport, la représentante du CIO se félicitait du bon fonctionnement de ces jeux, sans voir qu'il s'agissait en fait de ségrégation institutionnalisée. Ni photographe ni cameraman n'avait été admis pendant les épreuves. Les seules images dont on dispose concernent la remise des médailles. Vous conviendrez avec moi que, d'après la photo que je vous montre, l'ambiance semble lugubre...

On peut penser que ces pratiques ne nous concernent pas sous prétexte qu'elles demeurent nationales. Il n'en est rien ! Le but recherché, en fait, était d'entrer dans le monde olympique. En 1996, ce fut chose faite avec l'admission d'athlètes voilées aux JO d'Atlanta, sans que l'on sache comment cette décision avait été prise. Les grandes étapes de ce que je considère comme une défaite cuisante sont marquées par l'idée, en apparence généreuse, qu'il faut inclure ces femmes et non les rejeter.

Or, à nos yeux, le sport a une valeur éducative car il est soumis à une règle unique et universelle. Dès lors que cette règle devient à géométrie variable, on peut légitimement s'interroger sur la valeur éducative du sport. On oublie alors les valeurs éthiques pour ne plus s'intéresser qu'à la technique. On perd ainsi une dimension essentielle du sport.

Tout commence en mai 1994 à Brighton, avec la première Conférence internationale sur les femmes et le sport, organisée par le British sport council avec l'appui du CIO. Une démarche est alors entreprise pour dénoncer l'inaction des autorités sportives sur les questions d'égalité, en particulier pour l'accès des femmes aux instances dirigeantes. La déclaration de Brighton, avec ses dix principes, a été un tournant important pour corriger les situations de déséquilibre entre hommes et femmes dans les instances dirigeantes du sport. Mais à cette conférence ont participé des représentantes iraniennes qui militent auprès des instances nationales et internationales du sport pour que les règles internationales de compétition soient « inclusives » - c'est la première fois que le mot fut prononcé - plutôt qu'exclusives. Plus grave encore, la déclaration « Accepter et respecter » prise en 2008 lors d'un séminaire international à Oman sur « l'amélioration de l'intégration des jeunes filles et des femmes musulmanes dans l'activité physique » dit, dans sa recommandation n° 6 : « Nous pressons les fédérations internationales et nationales de montrer leur engagement en faveur de l'inclusion en s'assurant que les codes vestimentaires pour les compétitions correspondent aux exigences islamiques ».

Enfin, la brochure Gender equality in sport du Conseil de l'Europe de 2011 prévoit, parmi les bonnes pratiques à diffuser, des plages horaires spécifiques pour les femmes. Il préconise aussi de tenir compte des spécificités religieuses, d'aménager des zones réservées aux femmes, de désigner des entraîneurs de sexe féminin et d'accepter le port du voile.

En 2013, lors de la Cinquième conférence mondiale des ministres du sport de l' UNESCO (la « MINEPSY ») à Berlin, est adoptée à l'unanimité une déclaration par laquelle les ministres s'engagent, en vertu du point 1.25, à « offrir, dans le respect des législations nationales, des installations et des équipements appropriés ainsi que des possibilités d'opter pour des tenues adaptées aux capacités comme aux spécificités culturelles, en particulier pour les femmes et les filles ».

Cela démontre bien que seules les femmes sont visées par le relativisme culturel. La conférence de l' UNESCO de Paris en novembre 2015 va reprendre cette idée. On va mettre ensemble les groupes fragilisés, les handicapés, les personnes âgées, les jeunes enfants et, naturellement, les femmes et les filles. L'article 8 de la nouvelle charte internationale du sport de l' UNESCO , qui a révisé le texte original de 1978, prévoit que « Des espaces, des équipements, des matériels et des tenues appropriées et sans risque doivent être mis à disposition et entretenus pour répondre aux besoins des participants à l'éducation physique, à l'activité physique et au sport, dans le respect des différences, notamment en ce qui concerne le climat, la culture, le genre, l'âge et le handicap ».

Qui est responsable de cette trahison ?

Cette évolution est tout d'abord le fait de réseaux d'experts. Les plus anciens sont l' International Association of Physical Education and Sport for Girls and Women (IAPESGW) , créée en 1949 et l' International Council of Sport , Sciences and Physical Education (ICSSPE) , qui remonte à 1958. Ces deux organisations ont pour caractéristiques de compter parmi leurs membres des expertes universitaires (professeurs d'éducation physique, sociologues et parfois médecins), partisans du relativisme culturel. L'influence anglo-saxonne y est très importante. Après Brighton, d'autres réseaux vont se constituer pour promouvoir les femmes dans le sport : on retrouve des organisations comme Women sport international (WSI) , fondée en 1994.

À Brighton, on parlait déjà d'équité plutôt que d'égalité. Tous les quatre ans, l' International women group (IWG) va organiser une conférence sur le thème femmes et sport. Le CIO, ne voulant pas être en reste, va également créer sa commission « Femmes et sport » et organiser aussi une conférence tous les quatre ans. Il y a donc une multitude de réseaux qui organisent des conférences régulièrement. On y remarque des activistes anglo-saxonnes qui y jouent un rôle déterminant, comme la présidente de l' IAPESGW de 1997 à 2005, qui présida ensuite l' ICSSPE de 2009 à 2014.

Les positions que je défends sont parfois qualifiées de racistes. Nos brochures ont été mises en cause comme attaquant une religion - l'islam. Ce n'est évidemment pas le cas, nous nous contentons de questionner les raisons de la-non application d'une règle au nom de principes religieux.

On constate que lors de la conférence de Berlin de 2013, ces universitaires étaient présentes pour faire progresser les idées que je conteste au nom de l'universalité et de l'égalité entre hommes et femmes. L'une des critiques qui m'ont été adressées portait sur le fait que la comparaison établie par nos publications entre la cause des femmes et celle des victimes de l'apartheid en Afrique-du-Sud était une insulte au peuple noir !

Au sein de la FIFA , des voix se sont élevées pour promouvoir le port du voile islamique dans le football féminin. L'argumentation avancée reposait sur le fait que le voile est un signe culturel et non religieux.

Je vais maintenant conclure sur la position des représentants français.

Le président du Comité national olympique et sportif français déclare, dans Le sport, c'est bien plus que du sport , ce livre d'entretiens avec Pascal Boniface publié en 2013 dont je parlais tout à l'heure : « Notre notion de l'universalité doit forcément évoluer pour prendre en considération ce que d'autres peuvent aussi penser, et différemment de nous ». Pour moi, c'est du relativisme culturel.

J'ai attiré l'attention du ministre chargé des sports, après les attentats de janvier 2015, sur la question fondamentale de la laïcité dans le sport et sur l'importance du respect d'une règle unique garantissant la neutralité. Il s'agit pour moi d'une valeur essentielle de la République. Nous devons tous et toutes être très vigilants sur ce point.

Linda Weil Curiel, secrétaire générale de la Ligue du droit international des femmes . - Nous avons été alertées sur les débats de Brighton par l'athlète marocaine Nawal El Moutawakel, médaille d'or du 400 mètres haies à Los Angeles en 1984. Elle nous a expliqué qu'à cette conférence, elle avait tenté en vain de s'opposer à la position de l'Iran.

Françoise Morvan . - Ce qui se passe dans le sport se passe dans notre société : c'est tout l'enjeu de notre message.

Brigitte Gonthier-Maurin . - Ce n'est pas la première fois que nous recevons de semblables alertes. Je me félicite que cette réunion nous permette de reprendre ces discussions sur le thème femmes et sport. Que pouvons-nous faire sans plus tarder, pour essayer de remonter la pente ? Il n'est pas question que nous laissions faire. C'est avant tout un problème de démocratie qui nous est posé. L'égalité entre hommes et femmes est au coeur de notre démocratie, même si c'est un message que l'on entend bien peu...

Laurence Cohen . - Je fais la même réflexion que Brigitte Gonthier-Morin. Il faut réfléchir ensemble, c'est une bataille idéologique, et nous en avons perdu une partie. Comment mener cette bataille ? D'après votre exposé, on a l'impression que cela se passe ailleurs. Mais je veux souligner qu'en France, nous sommes confrontés à cette question, y compris parmi des élus convaincus des notions de laïcité. Je parle par exemple de la question des horaires de piscine...

En outre, les pressions internationales sont fortes, y compris auprès des parlementaires. Ainsi, il existe le lobbying des « Moudjahidines », ce sont des femmes iraniennes très organisées. Elles se prétendent féministes et disposent d'un réseau et de moyens financiers apparemment très importants. Le deuxième aspect de votre enquête, qui me touche depuis longtemps, est celui de ces femmes pionnières qui, envers et contre tout, ont mené ce combat dans leur pays et qui soit ont dû abandonner, soit sont laissées seules.

Présidence de Chantal Jouanno, présidente

Chantal Jouanno, présidente . - J'ai été confrontée à cette difficulté en tant que ministre des sports. La Fédération mondiale de karaté avait autorisé le port du voile dans des compétitions internationales. L'Iran qui, comme beaucoup de pays musulmans, est un grand pays dans le domaine du karaté, avait fait pression et avait obtenu l'autorisation du port du voile. J'avais été confrontée d'une deuxième manière à ce problème car le ministère des sports finance le développement du sport féminin, sans se préoccuper des conséquences en termes d'universalité. J'avais tenté d'inverser la règle en excluant d'aider les structures qui n'intègrent pas des femmes. Ma question est de savoir quelles sont les notions dont il faut se méfier. Vous avez parlé d'inclusion, d'équité, de relativisme, de différenciation et d'universalité. Quels sont les termes, lorsque l'on parle de sport, que l'on ne va pas immédiatement identifier à une approche différenciée des hommes et des femmes ?

Annie Sugier . - Il est vrai que la tentation de se laisser décourager est grande, mais si je viens vous voir, c'est parce que j'ai la conviction que nous pouvons agir. La recommandation 21 que la délégation du Sénat avait formulée dans son rapport de 2011 s'adressait au président du Comité national olympique Français . Nous devons demander à ces dirigeants s'ils croient encore aux valeurs universelles, car c'est leur devoir de les faire respecter. Il n'est pas concevable que nous nous lancions dans la candidature de Paris aux JO de 2024 si nous n'adhérons pas aux valeurs universelles. J'ai conscience du fait que les règlements se décident au niveau international, mais plusieurs voix sont néanmoins possibles.

Si les instances internationales du sport ont cédé, c'est parce que les Français n'ont pas défendu ces valeurs lorsqu'ils y étaient présents. Lorsque Mme Marie-George Buffet prit l'initiative d'organiser les premières Assises nationales du sport féminin en 2000, c'était pour remédier à la trop faible visibilité des femmes dans le paysage associatif sportif français. Elle encouragea dans cette logique la création de Femmes, Mixité, Sport (Femix'Sport) , seule association française dont l'objet porte exclusivement sur la thématique « Femmes et sport ». Lors de la conférence du CIO qui s'est tenue à Paris en 2000, ce fut une Française qui présida la conférence « Women and sport ». Cela témoigne du fait que lorsqu'il y a une volonté politique, il est possible de pousser une candidature française. Sauf que cette dernière n'a pas conservé son poste, contrairement aux Anglaises qui ont pu faire du lobbying sur la durée, en occupant leurs fonctions pendant plus de vingt ans. Nous sommes confrontés à un réel déficit de représentantes françaises à l'international.

Il faut tirer les leçons de ce qui s'est passé. En France, compte tenu des différents attentats qui ont touché le pays, il faut être très clair sur la transmission des valeurs de la laïcité à travers le sport, dans la mesure où nous avons la chance de pouvoir faire appliquer une règle très claire. J'ai été invitée à débattre sur une chaîne de télévision sportive avec un représentant du mouvement sportif et avec le propriétaire d'un club sportif en Bretagne, tous deux partisans du relativisme culturel. Ils m'ont fait remarquer que de nombreuses jeunes femmes n'étaient pas d'accord sur ce sujet avec moi.

Malheureusement, nous sommes face à problème de générations : la question de la laïcité n'est pas comprise par la jeune génération de la même manière que par celle à laquelle j'appartiens ; on retrouve ce problème y compris dans les mouvements féministes. La logique est compassionnelle ; on ne réalise pas que les agissements que je dénonce traduisent du mépris à l'égard des femmes. L'exclusion des athlètes noirs américains dont je parlais tout à l'heure était en quelque sorte un signe de respect et ils savaient ce qu'ils risquaient, ils ont payé cher leur geste et sont devenus des héros. Hassiba Boulmerka, la championne algérienne, est pour moi une héroïne, mais pas l'athlète du Bahreïn qui court voilée de la tête aux pieds et qui, de surcroît, perd !

Vous vous rappelez la polémique sur les combinaisons de natations. Or, ces maillots amélioraient les performances. Là, l'idée, c'est de faire porter à des femmes des maillots qui aident à perdre ! Encore une fois, il est indispensable que les femmes comprennent que, en adoptant une posture compassionnelle, on exprime le fait que la situation des femmes athlètes ne mérite pas d'être défendue. L'Afrique-du-Sud a été exclue des jeux pendant trente ans, et on ne s'est pas apitoyé pour autant sur les athlètes blancs sud-africains qui, même quand ils étaient opposés à l'apartheid, n'ont pas pu concourir. On jugeait que c'était le prix à payer pour mettre fin à l'apartheid. Il faut croire que la cause des femmes ne mérite pas ce sacrifice...

Défendons au moins l'égalité et la neutralité en France, et mettons les représentants du monde sportif face à leurs contradictions. Quel est l'intérêt du « Plan citoyen du sport » s'il n'y a pas de hiérarchie des valeurs ? Ne pourrait-on pas faire prendre conscience du danger que représente la radicalisation au sein des clubs sportifs ? Et que fait Femix'Sport sport sur ce sujet ?

Françoise Morvan . - Nous avons un devoir de vigilance. Moi-même, je siège à la Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH) et au Mouvement associatif , qui va sortir son manifeste et qui représente 1,3 million d'associations en France. Or j'ai dû me battre pour que figure dans ce manifeste une expression épicène et pas seulement le mot « citoyen »... Je n'ai toujours pas obtenu que l'égalité entre femmes et hommes y soit inscrite ! On m'a rétorqué que le terme de « diversité » satisfaisait mes demandes. J'ai également essayé de faire passer le mot « laïcité » dans ce manifeste, mais en vain...

J'ai fait une intervention auprès de notre secrétaire d'État, afin d'obtenir, tout du moins, que le mot « égalité » soit inscrit dans ce manifeste associatif. C'est incroyable comme il faut être vigilant à tous les instants et dans toutes les instances. Nous sommes intervenues auprès de la mairie de Paris dans la perspective de la candidature de Paris aux JO. Cette candidature ne peut pas se faire à n'importe quel prix et sacrifier les principes auxquels nous sommes attachées. On nous dit que le sport n'est peut-être pas le domaine essentiel de la cause féministe. Je suis convaincue du contraire, car comme je le disais, ce qui se passe dans les stades se passe également dans la société. À tous les niveaux du sport, nous retrouvons les mêmes enjeux de discrimination pour les femmes. Il est par exemple important que les enfants puissent jouer ensemble, garçons et filles, jusqu'à un certain niveau, au football, car cette mixité encouragera par la suite une perception égalitaire de l'autre.

Françoise Laborde . - Concernant la candidature de Paris aux JO, le questionnement de nos instances tient probablement au fait que si l'on affiche trop tôt notre volonté d'appliquer la règle de la neutralité, la France sera perçue comme trop stricte, ce qui pourrait à terme empêcher notre candidature d'être acceptée. J'aimerais pour ma part que l'on fasse une bonne communication sur nos principes, que Paris gagne ou que notre candidature perde, ce n'est pas le plus important...

Françoise Morvan . - Lorsque nous avons été reçues à la Mairie de Paris, la réaction des professionnels du sport a été de nous appeler à plus de discrétion, justement pour éviter de nuire à la candidature de Paris.

Brigitte Gonthier-Maurin . - Ne faut-il pas commencer à faire remonter nos idées sur ce sujet ? Il est important que nous adoptions une position claire à cet égard et que nous la fassions connaître.

Chantal Jouanno, présidente . - Dès qu'on s'en prend aux droits des femmes, cela a des conséquences sur le concept de laïcité, on le voit notamment dans le domaine des religions. S'agissant du sport, ce qui est intéressant c'est que, au moment où s'élabore la candidature française, nous devons organiser une interpellation de manière constructive autour de ce sujet et voir quelles réponses nous recevons. Il faut mettre la question à l'ordre du jour. Je suis également concernée en tant qu'élue régionale !

Brigitte Gonthier-Maurin . - Je ne suis pas certaine que la question du sport soit identifiée par l'Éducation nationale comme un sujet ayant des incidences en termes d'égalité. Peut-être conviendrait-il d'attirer l'attention des ministres compétents sur ce point. Mme Pascale Boistard, la secrétaire d'État aux droits des femmes, est sensible à ces questions, et il serait intéressant de savoir si la ministre de l'Éducation nationale voit aussi les choses de cette façon.

Françoise Morvan . - Mme Pascale Boistard a sur la laïcité un positionnement très ferme.

Annie Sugier . - Je pense qu'il est utile d'insister sur le lien entre laïcité et neutralité. Toutefois, la règle de neutralité n'est pas totalement assimilable à la laïcité à la française. La laïcité à la française est parfois mal comprise et mal perçue.

Françoise Laborde . - Le fait qu'au sein des associations on ne parle pas d'égalité mais de diversité me choque. Défendre les droits des femmes ne relève pas de la diversité ! Nous sommes des êtres humains et la moitié de l'humanité !

Annie Sugier . - Dans la charte de l' UNESCO , on se réfère à la diversité culturelle pour parler d'intégration des femmes. Je me demande comment une telle chose a pu être écrite et quels Français ont participé à la discussion sur la révision de cette charte.

Michelle Meunier . - Je vous remercie de nous avoir ainsi éclairés sur les enjeux de l'égalité et de la neutralité dans le sport. S'agissant des manifestations sportives, j'avais plutôt été alertée par les questions de consommation de sexe. Je m'interroge sur la façon dont nous pourrions agir, sur la violence symbolique que représentent les vêtements imposés à des sportives au nom d'une religion.

Annie Sugier . - Aux derniers JO, on comptait dix-sept délégations avec des femmes voilées. C'est un combat qui se joue au niveau international.

À la différence du CIO, la FIFA a suivi un processus de décision et a réaffirmé à plusieurs reprises sa loi n° 4 relative à l'équipement des joueurs, qui proscrit tout « slogan politique, religieux ou personnel ». Cependant, à cause de pressions du vice-président de la FIFA , le prince Ali de Jordanie, la FIFA a rassemblé un groupe de travail, d'où les Français sont encore une fois absents et, en juillet 2012, l' International Football Association Board (IFAB) a autorisé le port du hijab . Par la suite, cette décision a eu des conséquences sur l'admission du turban sikh. On voit bien que si on ne respecte pas la règle, les demandes d'exception se répandent. L'argument évoqué à l' IFAB était que le hijab serait un signe culturel et non religieux... De semblables évolutions, très regrettables, nous imposent d'être inattaquables au niveau national. Il s'agit de sport et non d'activité physique ! Le sport est quelque chose d'organisé, avec des règles à respecter. Il faut que les ministères des sports et de l'Éducation nationale se saisissent de ces sujets pour réaffirmer que le sport suppose le respect par tous d'une règle unique. Tant pis pour le compassionnel...

Linda Weil-Curiel . - Il faut être extrêmement vigilant lors de tous les congrès et conférences sur le sport, plus particulièrement au niveau international. Il est nécessaire que des instructions soient données pour qu'il y ait toujours quelqu'un qui réaffirme les valeurs d'universalité tirées de la Charte olympique et qui apporte la contradiction.

Françoise Laborde . - Je trouve la distinction entre sport et activité physique très pertinente, car il est vrai que le sport est très encadré par des règles, contrairement à l'activité physique qui se fait à titre personnel.

Laurence Cohen . - À la lumière des éléments qui nous ont été apportés, il faut voir comment nous pouvons, en tant que membres de la délégation, continuer à réfléchir sur ces sujets pour exprimer une position claire. La difficulté est liée au fait que notre opposition au port du voile peut être assimilée à du racisme. J'aimerais savoir ce qu'en pensent les sportifs et sportives de haut niveau, car pour combattre ce recul de la laïcité, il faut une large mobilisation. On pourrait aborder le problème que pose le port du voile, auprès d'eux, par la question de la rupture d'égalité, dans la mesure où ce vêtement peut représenter une gêne.

Annie Sugier . - J'ai évoqué le cas des combinaisons de natation qui amélioraient les performances. Ils ont été interdits. Or ici, ces vêtements aident à perdre, et ne sont pas supprimés... Pourquoi ?

Il n'y a pas de sensibilisation des grands athlètes aux valeurs universelles. Nous avons contre nous les réseaux « femmes et sport », voire les sportifs et sportives eux-mêmes. On a l'impression que les sportifs sont encouragés à s'impliquer uniquement dans le domaine caritatif.

Rencontre avec Nadia Murad Basee Taha, rescapée de Daech

(18 février 2016)

I. - Entretien entre la délégation aux droits des femmes et Nadia Murad Basee Taha

Chantal Jouanno, présidente, Michelle Meunier et Christiane Kammermann, vice-présidentes, Annick Billon et Anne Émery-Dumas , membres de la délégation aux droits des femmes , ont reçu au Sénat, le jeudi 18 février, Nadia Murad Basee Taha, jeune femme yézidie de 22 ans, enlevée par Daech puis retenue prisonnière pendant trois mois avant de parvenir à s'évader et de se réfugier en Allemagne.

Le témoignage de Nadia Murad Basee Taha a confirmé les constats formulés par la délégation aux droits des femmes dans le cadre de la préparation de son rapport d'information sur les femmes, victimes de la traite des êtres humains.

Comme tant d'autres prisonnières de Daech, Nadia Murad Basee Taha a été vendue à un homme dont elle est devenue l'esclave sexuelle.

Le 16 décembre 2015, Nadia Murad Basee Taha est intervenue devant le Conseil de sécurité des Nations unies pour évoquer le sort des femmes esclaves de Daech 446 ( * ) .

La visite au Sénat de Nadia Murad Basee Taha s'inscrivait dans un voyage au cours duquel elle a souhaité témoigner des massacres et tortures perpétrés par l'État islamique, son objectif étant de de mobiliser la communauté internationale pour le soutien de la communauté yézidie.

Son séjour à Paris, entre le 16 et le 19 février, a été organisé avec l'aide de l'association Yazda , basée aux États-Unis et dont la mission est de venir en aide aux victimes yézidis de Daech, et avec le soutien du Mouvement du nid , dont le secrétaire général, Grégoire Théry, était présent au Sénat.

On peut citer la ministre de l'Éducation nationale parmi les personnalités rencontrées à Paris par Nadia Murad Basee Taha. Le témoignage de celle-ci est en effet très important dans le cadre de la lutte contre la radicalisation et de la prévention des départs de jeunes Français tentés par le djihad .

Au cours d'une première réunion, Chantal Jouanno a réaffirmé que le principe d'égalité entre hommes et femmes devait être défendu désormais aussi en tant que rempart contre les intégrismes religieux et contre la barbarie et les violences terroristes qui lui sont associées, et dont les femmes sont trop souvent les premières victimes.

Dans son témoignage très émouvant, Nadia Murad Basee Taha a rappelé que depuis un an et demi, la communauté yézidie est la cible de Daech et, plus particulièrement, les filles et les femmes dont 5 800 ont été enlevées. Captives de Daech, elles subissent les traitements « les plus inimaginables ». Les victimes les plus jeunes ont entre dix et douze ans ; toutes sont emmenées dans des camps d'entraînement ; ceux-là même qui ont tué leurs frères leur infligent constamment viols et tortures.

Les captives ne sont pas enlevées pour être épousées ; parfois elles ne sont conservées qu'une heure ou un jour par un bourreau qui ensuite les « repasse » à d'autres hommes.

Nadia Murad Basee Taha a insisté sur le fait que ceux qui maintiennent ces femmes en captivité ont l'apparence d'êtres humains : il ne s'agit pas de « monstres tombés du ciel ». Ils sont en en revanche dénués de toute humanité.

Quelques femmes ont réussi à s'échapper par elles-mêmes, sans que personne ne vienne les sauver. Il y en a cependant toujours 3 000 aujourd'hui qui subissent ce sort terrible. Esclavage sexuel, viols collectifs et tortures continuent encore aujourd'hui.

Nadia Murad Basee Taha a raconté avoir été victime de viols collectifs après l'échec de sa première tentative d'évasion. Puis une famille musulmane opposante à Daech lui a permis de se sauver, prenant des risques immenses pour l'aider.

Ces viols sont infligés à des jeunes filles non mariées ; quant aux femmes mariées ayant eu des enfants, les hommes de Daech attendent quarante jours pour les violer car selon eux, passé ce délai, elles ne sont plus « impures ». Une victime a été enlevée avec son petit garçon de neuf ans, destiné à être enrôlé dans le djihad . Sa mère a voulu le garder avec elle, pensant que ses bourreaux auraient trop honte de la violer devant son enfant. Il n'en a rien été : la présence de cet enfant ne les a pas arrêtés.

Les bourreaux de Daech empêchent leurs victimes de concevoir des enfants en les faisant avorter.

Selon Nadia Murad Basee Taha, de toutes les victimes de Daech, qui s'attaque aussi aux Chrétiens et aux Chiites, ce sont les Yézidis qui subissent les traitements les plus inhumains. Contrairement aux autres victimes, qui ont le choix entre payer une taxe à Daech ou partir, les Yézidis ne font pas partie de la civilisation du Livre. Ils n'ont d'autres options que la mort ou la conversion ; encore celle-ci ne semble-t-elle pas empêcher leur exécution.

En ce qui concerne le sort à venir des 500 000 Yézidis qui restent sur leur territoire, trois options sont ouvertes, a relevé Nadia Murad Basee Taha : établir une zone sécurisée pour les protéger, les accueillir en Europe ou accepter l'idée que cette communauté disparaisse.

70 000 Yézidis se sont déjà rendus en Europe illégalement, généralement par la Grèce ou la Turquie ; des centaines sont morts sur la route.

Nadia Murad Basee Taha a précisé avoir perdu dix-huit membres de sa famille. L'un de ses frères a été sauvé, mais sa femme en revanche est toujours captive. En Allemagne où elle est maintenant réfugiée, Nadia Murad Basee Taha a bénéficié d'un programme d'accueil de femmes et d'enfants yézidis victimes de Daech.

Le sort fait aux Yézidis est selon elle le cas le plus manifeste d'esclavage sexuel. Ce crime a été perpétré à leur encontre à une échelle sans précédent. Nadia Murad Basee Taha a déclaré souhaiter la reconnaissance, par la communauté internationale, de ce qui constitue selon elle un génocide. Elle a affirmé solliciter le soutien de la France pour que la protection des Yézidis soit effective dans le dialogue international.

Le souhait exprimé par Nadia Murad Basee Taha est de rencontrer le ministre des affaires étrangères et le Président de la République française pour créer une véritable prise de conscience internationale de la cause yézidie.

Une autre de ses priorités, a-t-elle poursuivi, est de faire entendre des témoignages des victimes de Daech dans les pays musulmans pour montrer à l'opinion de ces pays ce que les hommes de Daech font au nom de l'islam. Selon Nadia Murad Basee Taha, de tels témoignages pourraient susciter un rejet susceptible à terme de briser la tolérance du monde musulman pour Daech.

En réponse à Chantal Jouanno, Nadia Murad Basee Taha a confirmé que les atrocités commises par Daech étaient bel et bien perpétrées au nom de la religion.

II. Entretien entre Gérard Larcher, président du Sénat, la délégation aux droits des femmes et Nadia Murad Basee Taha

Gérard Larcher, président du Sénat , a également souhaité rencontrer Nadia Murad Basee Taha. Ce second entretien a eu lieu, avec les membres de la délégation aux droits des femmes, dans le bureau du Président du Sénat, qui a tenu à marquer sa considération pour Nadia Murad Basee Taha et lui a exprimé sa reconnaissance pour le courage qu'implique le récit de telles souffrances.

Nadia Murad Basee Taha a déclaré solliciter l'aide de la France, indispensable selon elle pour faire progresser la reconnaissance internationale des souffrances du peuple yezidi, laissé « sans défense » face à la barbarie de Daech. « 10 000 Yézidis ont été tués, ont disparu ou sont victimes d'esclavage sexuel : pour un petit peuple comme le nôtre, c'est énorme. » ; « Ces faits doivent être reconnus, sinon pourrons jamais retourner chez nous », a-t-elle plaidé.

Nadia Murad Basee Taha a exprimé l'ambition que ses rencontres avec des personnalités officielles françaises lui permettent d'envoyer un « message symbolique » à Daech et de faire comprendre à ces hommes que « Nous ne sommes pas seuls, nous avons des soutiens, nous ne sommes pas abandonnés ».

Nadia Murad Basee Taha a affirmé parler également pour les communautés de Syrie et d'Irak victimes, elles aussi, de Daech : « Ces communautés ont, comme nous, tout perdu » ; pour elles, « le temps s'est arrêté, les frontières sont bloquées ». Or selon Nadia Murad Basee Taha, ces gens devraient avoir la possibilité de partir.

« Il faut trouver une solution pour que ces peuples puissent un jour à nouveau vivre chez eux dans la confiance et la sécurité. », a-t-elle conclu.

Comme Chantal Jouanno, le Président du Sénat a estimé que le témoignage des victimes de Daech pourrait envoyer un message clair à la jeunesse française afin de lutter contre la radicalisation et d'aider les parents dont les enfants sont tentés par le djihad .

Selon Gérard Larcher, président du Sénat, si d'autres communautés que les Yézidis subissent d'importantes menaces, celles qui pèsent sur la petite communauté yézidie sont probablement moins visibles. Il a jugé souhaitable d'adresser un message dans ce sens à l'Irak et aux gouvernements de la région, à laquelle le Sénat s'intéresse tout particulièrement, comme le montre l'aide financière récemment apportée par le Sénat à une ONG qui a créé à Mossoul une maternité accueillant des patientes de toutes les minorités. Il a également annoncé qu'il écrirait sans tarder à M. le Président de la République pour soutenir la demande d'entretien de Nadia Murad Basee Taha.

« Vous ne devez pas avoir le sentiment d'être seuls », a-t-il répondu à Nadia Murad Basee Taha, s'adressant à travers elle au peuple yézidi. « Nous vous avons reçue, écoutée et entendue. Nous allons en témoigner », a-t-il poursuivi, soucieux d'alerter les postes diplomatiques français du calvaire vécu par les yézidis et de leur isolement international. « Ce peuple, même s'il est peu nombreux, fait partie des richesses du monde ; il a été plus que tout autre victime d'un esclavage odieux ».

Audition de Dounia Bouzar, docteure en anthropologie, directrice générale du Centre de prévention contre les dérives sectaires liées à l'islam , ancienne personnalité qualifiée du Conseil français du culte musulman

(24 mars 2016)

Présidence de Chantal Jouanno, présidente

Chantal Jouanno, présidente . - Mes chers collègues, nous entendons aujourd'hui Dounia Bouzar, docteure en anthropologie, directrice générale du Centre de prévention contre les dérives sectaires liées à l'islam , ancienne personnalité qualifiée du Conseil français du culte musulman , dans le cadre de nos auditions sur le thème « Femmes et laïcité ».

Nous poursuivons donc ce matin un travail que nous avons commencé en mars avril 2015 en auditionnant sur l'actualité de la loi de 1905 une philosophe, un spécialiste de sciences politiques et une historienne.

Puis, le 14 janvier 2016, nous avons organisé une réunion intitulée « L'égalité entre les femmes et les hommes contre les extrémismes religieux ». Nous avons donné la parole à des femmes qui, engagées dans leurs confessions respectives, demandent qu'une place plus importante soit faite aux femmes dans leur religion.

Une telle évolution passe, nous l'avons vu, par une lecture critique de textes fondateurs, alors même que l'interprétation qui en est faite actuellement conforte un regard traditionnel et inégalitaire sur les femmes. Cette revendication concerne toutes les religions.

Nous avons tenu à vous entendre parce que vous concluez un documentaire diffusé en 2007 sur Arte, intitulé Le prophète et les femmes , par une phrase qui s'inscrit très bien dans notre recherche : « Ce sont les hommes qui ont fait parler l'islam pendant des siècles. Voyons ce que les femmes peuvent en faire ! »

Si vous le voulez bien, nous allons vous donner la parole pour une intervention introductive puis nous aurons un échange de questions réponses.

Dounia Bouzar, docteure en anthropologie, directrice générale du Centre de prévention contre les dérives sectaires liées à l'islam (CPDSI), ancienne personnalité qualifiée du Conseil français du culte musulman (CFCM) . - Je voudrais commencer mon propos en vous rappelant mon parcours, puis je vous parlerai de la radicalisation croissante des jeunes femmes et de leur engagement auprès de Daech. Je suis la seule chercheure aujourd'hui à avoir accès à l'ensemble du processus de radicalisation. Les autres chercheurs parlent aux jeunes djihadistes une fois qu'ils sont déjà sur zone, donc après que leur système cognitif a changé. Pour notre part, au CPDSI, de par notre fonction, nous avons accès à tous les petits pas, à toutes les étapes de l'engagement djihadiste, ce qui nous permet d'étudier comment s'opère le basculement dans la radicalité, pour les femmes notamment.

Je suis une « vieille » femme de terrain, avec dix-huit ans d'expérience, notamment comme éducatrice du ministère de la justice. Parallèlement, j'ai repris mes études après avoir élevé mes trois enfants. Je suis donc également une « jeune » universitaire, très attachée à conserver le lien entre la théorie et la pratique. J'ai d'ailleurs créé une méthodologie qui m'est propre, la « recherche-action » : elle consiste à toujours partir des gens du terrain pour leur faire dresser un état des lieux, leur faire préciser le changement auquel ils aspirent, et ensuite les faire travailler sur les concepts pour faire évoluer les choses.

J'ai quitté le ministère de la justice lorsque j'ai eu mon doctorat. J'étais alors chargée de laïcité auprès de la Protection judiciaire de la jeunesse, et j'estimais ne pas disposer de suffisamment de marges de manoeuvre pour exercer mon activité. Surtout, j'ai quitté la Protection judiciaire au moment où l'administration centrale avait édité une circulaire recommandant d'ôter le porc des repas collectifs des hébergements, parce qu'elle estimait qu'une telle évolution permettrait de contrer la revendication de viande hallal qui émergeait déjà à cette époque. La motivation était compréhensible, mais j'ai trouvé cette démarche contre-productive. Au contraire, je suis convaincue que maintenir le porc dans des établissements fermés est déjà une façon de gérer la laïcité au quotidien. Rien de tel qu'apprendre à un jeune qu'il peut ne pas manger de porc, mais que son voisin en a le droit, et réciproquement.

J'ai donc fondé mon propre cabinet, avec ma fille, pour travailler sur ces sujets de manière libre. Depuis huit ans, notre entreprise d'expertise prodigue ses conseils aussi bien aux institutions du public que du privé, en s'appuyant sur la méthode de « recherche action » dont je vous ai parlé.

J'ai beaucoup travaillé avec des femmes. Tous mes écrits ont beaucoup concerné les femmes, notamment les musulmanes socialisées à l'école de la République, et qui ont appris à passer de la culture du clan - celle du Maghreb à l'origine - à celle du « je ». Cette démarche fondamentale leur a permis de se forger leur propre compréhension des textes religieux. J'ai ainsi beaucoup étudié comment le fait de passer de la culture du clan à celle du « je » influait sur la compréhension des textes religieux. Je rappelle qu'un anthropologue ne fait pas de théologie, mais étudie la relation des hommes avec la compréhension de ces textes. Avec les femmes, j'étais au coeur de mon sujet puisque elles se sont réapproprié l'interprétation des textes musulmans au-delà de leur clan.

Le fait d'apprendre à dire « je » était pour ces femmes la source de deux changements :

- premièrement, ce n'était plus le clan qui définissait les prescriptions de l'islam. C'était donc les femmes, en tant qu'individus, qui commençaient à penser et à s'interroger par elles-mêmes sur ce qui était sacré et ne l'était pas. Elles comprenaient alors que l'interprétation humaine est influencée par le vécu et la culture. Ainsi, le passage de la soumission au clan au « je » apporte la dimension fondamentale de la subjectivité humaine pour la compréhension d'une religion, car ce qui mène à la violence, c'est d'imaginer que l'on détient la vérité. Or, la prise de conscience que toute interprétation est toujours humaine est décisive pour assoir la compatibilité entre modernité et religion ;

- deuxièmement, ces femmes ont pris conscience de la différence entre la subjectivité humaine de la compréhension et ce qui relève de la culture, ce qui leur a permis de se détacher de la culture maghrébine. Elles passaient ainsi par le religieux pour remettre en question les traditions passéistes de la culture maghrébine.

J'ai beaucoup accompagné ce travail, qui n'a malheureusement pas toujours été bien compris et soutenu par la société française, ni par les associations féministes, car ces femmes passaient par la religion pour remettre en cause la tradition. L'opinion française avait l'impression que tant qu'elles ne se détacheraient pas du religieux, elles ne pourraient pas revendiquer l'autonomie de penser. Elles se sont donc trouvées bien seules...

J'ai la nostalgie de cette époque, car aujourd'hui, ce genre de femme se fait beaucoup plus rare. Je crois que vous avez entendu récemment Hanane Karimi 447 ( * ) . Au contraire, ces femmes se trouvent isolées, peu nombreuses, et n'osent plus se montrer. Il me semble que c'est une époque que nous avons ratée au niveau sociétal. Il aurait fallu accompagner ces femmes plutôt que de les stigmatiser. Elles souhaitaient mener des études et jouer un rôle dans la société pour être de bonnes musulmanes plutôt que rester dans leur cuisine, elles ressortaient des hadith et des versets du Coran empoussiérés par les hommes pour revendiquer une vie plus indépendante.

J'ai quitté mon cabinet pendant un an, à la demande du ministre de l'Intérieur, et j'ai fondé le CPDSI. Cette association résulte au départ d'une initiative lancée par une soixantaine de parents, notamment issus de la classe moyenne, qui m'avaient contactée après la publication de mon ouvrage Désamorcer l'islam radical 448 ( * ) , dans lequel je tentais de comprendre pourquoi le discours radical faisait de plus en plus autorité, sur un public toujours plus nombreux, notamment féminin, après avoir été un phénomène isolé. Je partais de l'hypothèse que si un discours fait autorité, c'est qu'il fait sens à un moment donné.

L'idée était de créer une plateforme d'échanges avec les parents, dont beaucoup se préoccupaient du comportement de leurs filles, en rupture totale avec la société (études, école, anciens amis, activités de loisirs, culturelles et sportives) au nom de leur conversion à l'islam, et qui allaient jusqu'à renier leurs propres familles. Les parents m'appelaient à ce moment-là, sur ce constat de transformation, de désaffiliation. Il s'agissait dans bien des cas de jeunes filles éduquées, suivant par exemple des études de médecine.

Lorsque nous avons entamé notre recherche avec les parents, nous avons reçu une subvention du ministère de l'intérieur qui nous a demandé de produire un rapport pour tenter de comprendre ce phénomène. C'est à ce titre que nous avons institué les premiers indicateurs d'alerte, sur lesquels je travaillais déjà depuis deux ans. Ces indicateurs ont vocation à permettre d'opérer une distinction entre ce qui relève d'un islam compatible avec la liberté de conscience, la laïcité et les valeurs de la République, et ce qui s'apparente à un début de radicalisme.

J'ai eu l'occasion d'aborder toutes ces problématiques dans plusieurs ouvrages étudiant différents domaines. J'y montre notamment que quand il s'agit des Juifs et des Chrétiens, on sait grosso modo où placer le curseur de l'extrémisme, mais pas quand il s'agit des musulmans. Je dénonce ainsi, dans tous mes ouvrages, un double dysfonctionnement, à la fois laxiste, qui consiste à valider le comportement radical comme si c'était le produit de l'islam, en le banalisant presque, et discriminatoire car finalement on se montre plus exigeant envers des musulmans pratiquants, comme si la pratique de l'islam allait forcément dévier sur quelque chose de radical. Ce double dysfonctionnement, à la fois laxiste et discriminant, a eu pour conséquences d'autres dysfonctionnements dans toutes les institutions. Cela a suscité beaucoup de questions : à partir de quand sort on du champ de la protection de la liberté de conscience et de la pratique du culte ? À partir de quand cela devient-il dangereux ?

J'avais présenté le produit de cette recherche deux ans auparavant à Manuel Valls, alors ministre de l'Intérieur, mais cette question ne l'avait pas intéressé, contrairement à son successeur. J'ai donc transmis cette recherche, intitulée La métamorphose du jeune opérée par les nouveaux discours terroristes 449 ( * ) , à titre gratuit, au ministère. J'y définis ces fameux indicateurs d'alerte, qui sont aujourd'hui repris par toutes les institutions et par le site stop-djihadisme 450 ( * ) .

Ils fonctionnent très bien, puisqu'on compte actuellement 9 000 appels, dont 4 500 via le numéro vert et 4 500 via les préfectures. Ce numéro vert, installé et tenu par l'Unité de coordination de la lutte antiterrorisme (UCLAT), a énormément fonctionné. Je reviens d'une tournée internationale dans plusieurs pays (Australie, Canada, Belgique, Suisse, États Unis) au cours de laquelle on m'a demandé de transmettre la méthode de déradicalisation que l'on expérimente actuellement, car elle les intéresse beaucoup. Mes interlocuteurs disent qu'eux-mêmes n'ont pas su déradicaliser correctement, et encore moins signaler des jeunes avant qu'ils ne basculent dans le djihadisme. Nous sommes en effet le seul pays à avoir signalé 9 000 jeunes avant qu'ils ne tombent totalement dans la radicalisation.

Mais notre système pâtit en revanche d'un gros inconvénient : on ne touche pas de façon significative les classes les plus populaires. Cela tient à mon sens au fait que, lorsqu'un parent signale son enfant, il sait qu'il l'expose à une fiche de classement - pas une fiche S - avec une enquête préliminaire nécessaire pour vérifier sa radicalité et ses éventuels liens avec les recruteurs. Quand vous êtes un couple de professeurs éduqués, vous faites confiance aux institutions étatiques, et vous ne craignez pas l'injustice. À l'inverse, les gens des quartiers populaires, quelle que soit leur origine, se défient des pouvoirs publics et craignent une stigmatisation qui rejaillirait sur l'ensemble de la famille et qui pourrait se traduire par des injustices. Le bruit court en effet que les frères ou soeurs qui présentent les concours de la gendarmerie ou de l'éducation nationale sont systématiquement recalés s'ils appartiennent à une famille qui a composé le numéro vert.

Du coup, on ne touche que la partie émergée de l'iceberg : des quantités de familles n'osent pas appeler. C'est pourquoi je dresse un bilan positif de notre action, tout en estimant qu'elle doit encore être affinée pour toucher davantage les classes populaires. Il faut aussi renforcer la formation des travailleurs sociaux qui travaillent en banlieue, car il existe une difficulté à faire la différence entre islam et radicalisme, notamment de la part des acteurs de terrain (animateurs et éducateurs de rue, psychologues...). Faute de disposer des outils nécessaires, ceux-ci n'osent généralement pas diagnostiquer une radicalisation parce qu'ils ont souvent peur de stigmatiser certaines populations.

Dans ce contexte, le CPDSI a été le seul candidat à répondre à un appel d'offres pour une durée d'un an, destiné à transmettre des outils à toutes les équipes anti radicalité des préfectures, de façon à constituer un véritable maillage territorial et à les rendre autonomes dans la lutte contre la radicalisation des jeunes. J'ai donc quitté mon cabinet pendant un an pour accomplir cette mission.

Le dispositif a vraiment bien fonctionné, puisque le nombre de familles à nous contacter est passé de 300 en 2014 à 700 en 2015, soit 1 000 familles au total. Il s'agissait de saisines directes des familles mais, compte tenu de l'ampleur du dispositif, nous avons souhaité que les familles saisissent les préfectures. Nous avons donc arrêté les saisines directes des familles à partir des attentats de novembre, car nous avons été submergés d'appels, et nous voulions aussi que les familles comprennent qu'elles devaient désormais saisir directement les préfectures. Il faut que la saisine institutionnelle se mette en place et coordonne tous les cas de radicalité.

J'ai refusé les 600 000 euros que l'on me proposait pour prolonger cette mission d'une année (reconduction automatique de l'appel d'offres). Malgré ce budget qui paraît important, nous sommes une équipe de seulement six salariés pour couvrir toutes les préfectures de France, y compris dans les DOM-TOM. C'est un effectif bien limité pour suivre les 1 000 familles qui nous ont contactés depuis toute la France. Nous avons en particulier un très gros poste de dépenses de transport, car nous prenons en charge les déplacements des familles, et nous nous heurtons à des contraintes de sécurité très importantes, dans la mesure où nous sommes repérés par Daech qui cherche à nous atteindre.

C'est pourquoi nous faisons partie des dix personnes en France sous UCLAT 2, ce qui implique une présence permanente de six policiers. Nous n'avons pas le droit d'avoir des locaux fixes, nous devons en louer des différents chaque jour pour éviter d'être repérés, ce qui est forcément très coûteux, notamment à Paris. Normalement, on n'annonce jamais publiquement ma venue.

Je vais maintenant vous livrer les conclusions que j'ai retirées de l'étude des conversations avec les 1 000 jeunes qui nous ont été signalés, dont 600 filles. 60 % des parents appellent pour signaler la radicalisation d'une fille, et non d'un garçon. Sans doute cette proportion s'explique-t-elle parce qu'elles sont plus surveillées que les garçons, et parce que les signes de leur radicalisation sont aussi plus visibles que ceux d'un garçon : le jilbab , vêtement couvrant qui enlève les contours identitaires et qui est donc très voyant, en est le signe le plus visible, mais on peut aussi citer la baisse du niveau scolaire, ou l'arrêt de toute activité sportive ou artistique. En outre, la seconde hypothèse est que l'inconscient collectif pense qu'il est plus facile de déradicaliser une fille qu'un garçon. On le constate également au niveau du traitement en préfecture. Un garçon est ainsi plus facilement placé sous dossier DGSI en surveillance, sans que l'on nous mandate, partant du principe qu'il est impossible de le déradicaliser, ce qui est faux de mon point de vue : je pense que tout dépend du niveau de radicalité et de l'ancienneté du processus de radicalisation, plutôt que du genre.

L'étude des conversations des 600 jeunes filles avec leur recruteur ou leur groupe radical permet de comprendre comment le basculement s'opère, ce dont je vais maintenant vous parler.

On peut trouver certains de ces éléments dans notre rapport 2015, consultable en ligne, mais nous ne pouvons pour autant pas tout divulguer de nos travaux, car les gens de Daech s'en servent pour s'adapter et cela peut nous desservir dans ce combat acharné que nous livrons pour récupérer les jeunes, qui peut durer des mois et des mois.

L'une des grandes différences entre Daech et Al-Qaïda est que Daech possède un territoire, qu'il veut peupler : il recrute donc des jeunes femmes pour faire des enfants et des futurs soldats, mais pas dans un objectif de combat, alors que beaucoup de Françaises djihadistes voudraient combattre, comme si l'égalité homme/femme avait quand même laissé des traces... C'est aussi la première fois qu'un groupe terroriste attire des adolescents pour les entraîner précocement, et fait des vidéos de propagande expliquant aux jeunes qu'ils ne manqueront de rien dans le giron de Daech, et notamment pas des barres chocolatées telles que les Kit Kat ® qu'ils montrent à l'envi sur ces vidéos.

On assiste également à une individualisation de l'embrigadement. Du temps d'Al-Qaïda, il avait une grande cause unique qui justifiait l'engagement : l'imposition de la charia dans le monde.

Aujourd'hui, on constate un affinement des techniques d'embrigadement pour toucher des jeunes filles différentes, notamment celles qui n'ont pas vécu l'immigration. Ce phénomène est favorisé par Internet et les réseaux sociaux, qui facilitent la communication et permettent d'arriver masqué au moment de ce que j'appelle la phase d'hameçonnage.

Toutefois, contrairement à ce que l'on pourrait penser et à ce qu'elles racontent, les jeunes filles ne vont pas directement consulter les sites djihadistes. Leur embrigadement est beaucoup plus insidieux. Les recruteurs se présentent masqués, comme des amis, des séducteurs, des étudiants, des professeurs. Ils établissent un lien avec la jeune fille pour la faire parler d'elle et étudier son profil psychologique, ce qui est nouveau aussi. Les jeunes filles se confient facilement et, parmi les cas rencontrés, on constate qu'elles se trouvent souvent dans une situation de fragilité, à différents degrés. Cela peut être une simple rupture amoureuse, une baisse du niveau scolaire, ou bien des fragilités plus importantes passant par une dépression, de l'anorexie, une démarche de scarification ou le fait d'avoir été victime d'abus sexuels.

Dans tous les cas, le recrutement est permis par la rencontre entre un malaise passager et un discours adapté à ce malaise, car le recruteur va proposer un projet correspondant au besoin inconscient de la jeune fille.

J'ai distingué trois vecteurs principaux de recrutement pour les filles.

Le premier cas, celui que j'appelle le « mythe de mère Theresa », est celui qui passe par Facebook ou d'autres réseaux sociaux. La jeune fille affiche sur Facebook son intention de faire un métier altruiste (infirmière, médecin, assistante sociale, voire la haute administration), pour contribuer à remédier à l'injustice de la société.

Pour ces jeunes filles-là, le recruteur ne parle pas de l'islam. La technique de hameçonnage passe par le fait de montrer des vidéos plus ou moins truquées d'enfants gazés par Bachar el-Assad, ainsi que divers sévices et tortures subis par les enfants dans différents endroits du monde entier. L'accroche commence comme cela. L'idée est de placer la jeune femme dans un environnement anxiogène, avec des émotions négatives, en lui disant qu'elle ne risque pas d'améliorer le monde en devenant assistante sociale, dès lors que la communauté internationale ne bouge pas quand il s'agit de musulmans. On bascule vite alors dans la théorie complotiste : le recruteur explique à la jeune femme que des sociétés secrètes basées en Israël, telles que les Iluminati , ont acheté le monde entier, pris le pouvoir et endorment les gens de la société avec qui elle veut travailler. Il la convainc ensuite qu'elle a été élue par Dieu pour faire preuve de discernement, ce qui explique le décalage qu'elle ressent entre elle et les autres filles de son âge, superficielles.

L'étape suivante consiste à la persuader que seul l'islam véridique - pas celui pratiqué par les musulmans, endormis aussi - est capable de combattre les forces obscures des Illuminati qui nous envahissent de tous côtés. Les recruteurs parviennent ainsi à retourner les valeurs altruistes de ces jeunes femmes et à les enfermer dans un processus d'isolement et de dissolution dans le groupe. On constate alors, de la part de ces jeunes filles, des postures de rejet de leur entourage, de fuite et, enfin, le basculement dans la radicalité. Elles sont à ce moment-là convaincues que seule une confrontation finale pourra régénérer la société. C'est là que l'on bascule dans un projet d'extermination de tous ceux qui ne sont pas « élus ».

La deuxième accroche suit le même processus, mais de façon encore plus perverse. Elle vise les jeunes filles qui ont besoin de protection. Celles-ci ont souvent été victimes de violences physiques ou psychiques, d'abus sexuels, ou d'une simple agression dans la cour de récréation, mais qui aura laissé un traumatisme refoulé parce que d'autres événements familiaux graves l'auront occultée (par exemple, la énième crise cardiaque du père qui a mobilisé toute la famille). Dans ce cas, les recruteurs parviennent à convaincre les jeunes filles que les vêtements couvrants ( jilbab 451 ( * ) , niqab 452 ( * ) , sitar 453 ( * ) ) sont une protection contre le monde extérieur. Il s'agit en réalité de détruire les contours identitaires des jeunes femmes, afin que leur identité singulière soit dissoute par le groupe.

Au cours de mes entretiens, j'ai pu constater la difficulté de ces jeunes femmes à ôter ces vêtements couvrants qu'elles perçoivent réellement comme une armure, une carapace contre le monde extérieur, voire comme un « doudou ». Pour le remplacer par un simple foulard ( hijab ), cela nous prend plusieurs mois, avec des conséquences physiques pour elles. Si l'on pousse l'analyse psychologique un peu plus loin, on se rend compte que, au-delà de cette impression de protection, ce vêtement couvrant leur offre un sentiment de fusion à l'intérieur du groupe des femmes radicalisées. Elles ont l'impression d'être les mêmes, interchangeables tant elles se ressemblent. Elles voient dans l'autre un autre « moi ». Elles se sentent alors invincibles tant elles sont fusionnelles, elles disent n'avoir plus peur de rien.

Il ne faut pas négliger la puissance de ce sentiment, car c'est la nostalgie de cette fusion au sein du groupe qui peut les faire replonger, par exemple après un an et demi de séances de déradicalisation. J'en retire la conclusion que l'embrigadement relationnel, qui repose sur un sentiment d'exaltation du groupe, est presque plus fort que l'embrigadement idéologique. Bien sûr, les deux sont liés. Le risque de replonger peut être favorisé par le sentiment de solitude qu'elles peuvent alors ressentir.

J'appelle cela le « mythe de la belle et du prince barbu ». En effet, immédiatement, en plus du vêtement couvrant, le recruteur fait miroiter à la jeune fille un homme protecteur, un héros barbu qui va sacrifier sa vie pour remplacer l'impuissance de l'Organisation des Nations Unies (ONU) et sauver les enfants gazés par Bachar el-Assad. Enfin, le modèle de la non-mixité stricte la mettant à l'abri de toute violence lui est présenté comme la troisième forme de protection qui lui est offerte.

Il est surprenant de voir comment ces jeunes filles peuvent adhérer à une telle vision du monde. Or, elles se font toutes systématiquement berner, car, une fois qu'elles arrivent sur zone, elles se retrouvent parquées dans un maqar (maison fermée) avec des femmes de tous les pays, où elles n'ont ni à boire, ni à manger. Pour en sortir, elles sont contraintes d'épouser le premier venu, qui peut avoir quarante ans de plus qu'elles. C'est une véritable traite des femmes.

Si des couples ont réussi à s'échapper, aucune femme ne revient vivante, seule, des camps de Daech, car elles ne peuvent pas se déplacer sans être accompagnées. Il n'existe à ce jour, à ma connaissance, qu'une seule rescapée ayant réussi à s'échapper par ses propres moyens, par miracle. C'est la jeune Hanane, dont je parle dans mon ouvrage La vie après Daesh 454 ( * ) qui a été incarcérée cinq mois car elle a refusé le mariage. Elle attend son jugement depuis un an. Elle est devenue repentie 455 ( * ) pour expliquer le vrai visage de Daech aux filles radicalisées.

Une deuxième fille, la fameuse Sophie, a pu s'évader, mais avec un soutien extérieur. Son mari a payé 35 000 euros et elle a bénéficié d'une aide de l'armée syrienne et de plusieurs acteurs de terrain qui sont parvenus à l'exfiltrer.

Le troisième cas type de hameçonnage repose sur ce que j'appelle « Daechland », la recherche d'un monde utopique, sans voleur, ni violeur, avec une vraie justice sociale. Ils appellent cela la hijra . Dans ce cas, les recruteurs montrent des vidéos d'un monde idéal avec des manèges, des ballons et des enfants, univers copié sur Al-Nosra. Ils ont en effet compris que les recruteurs d'Al-Nosra attireraient davantage de candidats en affichant un monde utopique de fraternité plutôt qu'en exhibant des têtes coupées - même si c'est Daech, étant plus riche, plus visible et plus organisé qui récupère in fine les jeunes.

Ces trois mythes fonctionnent très bien. La jeune Hanane partait pour une communauté de substitution. Étudiante en droit économique, elle a subi plusieurs échecs dans sa vie. Le psychologue-expert qui a évoqué son cas au tribunal parle de « trou béant d'amour ». Les rabatteurs de Daech l'ont attirée en la réconfortant, en la valorisant. Mais elle s'est déradicalisée toute seule en arrivant sur zone, quand elle a subi les menaces de mort si elle ne se mariait pas, l'incarcération, sans même un Coran (il y a des Corans dans nos prisons françaises !), et la présence des rats pour seuls compagnons pendant cinq à six mois.

Ce qui est terrifiant, quelle que soit la technique de hameçonnage employée, c'est que la déshumanisation des femmes s'avère tout aussi forte que celle des hommes au bout du processus de radicalisation. La jeune radicalisée est convaincue, dans sa vision du monde paranoïaque, que tous les gens autour d'elle sont endormis ou complices de ces forces obscures. Elle rentre ainsi dans une double déshumanisation : celle d'elle-même et de ses victimes.

J'ai rencontré beaucoup de jeunes femmes qui demandaient à leur mari d'aller s'inscrire sur la liste des martyrs, les menaçant de divorcer s'ils n'allaient pas se faire exploser. Autrement dit, ces filles n'aiment plus leur mari car elles ne les perçoivent plus comme des êtres humains. Je pense en particulier à un jeune couple athée ; ils se sont radicalisés ensemble. Ce cas m'a marquée, car la jeune fille était très déshumanisée. On a échoué à la récupérer. Elle a aimé un homme pendant deux ans. Ils ont rejoint ensemble Daech. Lui était handicapé. Alors qu'elle était revenue en France mais que son mari était resté sur zone, j'ai essayé de la convaincre de persuader son époux de rentrer pour être incarcéré en France, car il se mourait là-bas d'une infection généralisée. Mais elle m'a répondu que, grâce à Dieu, elle l'avait convaincu de s'inscrire sur la liste des martyrs.

Je me suis heurtée à une femme qui n'aimait plus son mari en tant qu'être humain, mais qui aimait l'idée qu'il se sacrifie pour la cause. Elle n'avait plus aucun sentiment humain. Elle avait atteint ce stade de la radicalisation qui perçoit la relation humaine comme un parasite de la mission divine. C'est la définition du fanatisme : l'idéologie englobe les affects et l'entité de la personne qui n'existe plus. Seule la cause existe.

Car Daech ne fait pas que tuer. Il bouleverse aussi nos repères émotionnels et civilisationnels, puisqu'il coupe ses victimes en morceaux pour leur ôter tout aspect humain et empêcher tout sentiment de culpabilité à leur égard. Cette technique était déjà employée par les nazis, qui brûlaient leurs victimes. Et il ne faut pas penser que le fait d'être une femme protège de cette déshumanisation : j'ai entendu parler par des parents de plusieurs étudiantes, de familles athées qui, au bout de quelques semaines sur zone, brandissaient des têtes coupées et apprenaient à leurs bébés à peine âgés d'un an à jouer au foot avec ces têtes coupées, en arborant des sourires comme si elles étaient au septième ciel.

C'est vraiment terrifiant, parce qu'au début du processus de radicalisation, ces jeunes femmes souhaitaient être infirmières et disaient ne pas supporter de voir mourir des enfants par la faute de Bachar el-Assad. Or, quelques mois après seulement, elles brandissaient des têtes, comme s'il s'agissait de ballons. Comment passe-t-on de la volonté de sauver des enfants gazés par Bachar el-Assad à l'idée que tous ceux qui ne vont pas sauver ces enfants ne sont que de simples choses et qu'il faut les exterminer à notre tour, dans une vision paranoïaque du monde ? C'est cette bascule que j'étudie.

Daech n'est pas une secte, je n'ai jamais dit cela, n'en déplaise aux journalistes, mais bien un mouvement totalitaire avec un projet d'extermination externe et de purification interne. Je rappelle que sur leur monnaie, ils représentent le monde entier. Leur idée est bien de conquérir le monde et de le purifier en exterminant tous ceux qui ne font pas allégeance à Daech, musulmans compris.

En revanche, je maintiens que les rabatteurs francophones utilisent des techniques liées aux mouvements sectaires en matière d'embrigadement relationnel et idéologique, car ils isolent le jeune, dissolvent sa singularité dans le groupe et remplacent raison par répétition et mimétisme.

Mais, s'agissant des femmes, la principale difficulté à laquelle on se trouve aujourd'hui confronté concerne l'engagement de nombreuses jeunes filles dans les mouvements salafistes piétistes. Ceux-ci dénoncent Daech - et en sont aussi une cible - car ils n'acceptent pas la violence et interdisent de tuer les autres.

La question salafiste pose un vrai problème dans la lutte contre la radicalisation des jeunes. En effet, sur les 300 jeunes récupérés par la police à la frontière pour partir faire le djihad et que j'ai suivis de près dans le cadre de la méthode de déradicalisation, 50 % ont été sensibles au discours salafiste avant d'être recrutés par Daech. Force est de constater que le mouvement salafiste utilise l'embrigadement relationnel de la même façon que Daech : le discours complotiste et sur la non mixité, l'isolement du jeune, la désocialisation, la dissolution de son identité au sein du groupe, notamment à travers les vêtements couvrants pour ce qui concerne les femmes, la rupture avec le monde réel... Pourtant, si les méthodes sont comparables, l'embrigadement idéologique est différent.

La principale différence entre Daech et les salafistes tient à ce que le premier imagine le Prophète comme un homme conquérant et sanguinaire, imposant la loi de Dieu comme la seule loi possible pour le monde entier, quand les salafistes le voient comme un homme pieu, sage, non violent, même s'ils pensent aussi que seule la loi de Dieu doit régir le monde. Résultat : chacun pense être fidèle au Prophète et s'identifie à la représentation qu'il en a. D'où la différence entre la violence et la non-violence. Mais les autres processus précédemment décrits sont les mêmes.

Du côté salafiste, le fait d'habituer le jeune au suivisme du groupe favorise d'ailleurs le travail de Daech qui peut ainsi récupérer plus facilement des jeunes qui ne pensent plus, qui sont déjà en position d'automates, et dont l'individualité est absorbée au sein du groupe. Ensuite les rabatteurs retournent ces jeunes contre les salafistes en leur expliquant qu'il faut créer un pays par les armes, et que le hijra passe par le djihad .

J'en profite ici pour faire un aparté sur la problématique préoccupante des salafistes piétistes qui refusent de mettre leurs enfants à l'école publique, pour les inscrire dans des écoles salafistes, parfois situées à l'étranger : cela risque de nous éclater à la figure et la gestion en sera forcément très complexe le moment venu.

C'est un vrai problème, car ces groupes salafistes sont très nombreux mais les politiques, de droite comme de gauche, n'y ont pas prêté la moindre attention car ces groupes ne sont pas subversifs au niveau politique. On se fichait de ce qu'ils faisaient chez eux. Ils pouvaient prendre plusieurs femmes, ne pas voter, dire que la musique éloigne de Dieu... Ils ont ainsi eu la possibilité de s'installer et de réinterpréter l'islam sur la base des principes de non mixité et de communautarisme, ils ont banalisé le jilbab à la place du foulard.

Il y a eu un débat au moment de la loi sur le niqab . Si j'étais en faveur d'une loi pour interdire ce dernier, j'avais insisté pour ne pas la fonder sur le principe de laïcité, parce que cela revenait à valider le niqab comme un attribut religieux. Or, c'est un vêtement sectaire, totalitaire, et en le présentant comme un produit de l'islam, on valide l'interprétation des salafistes.

Quand les parents d'une adolescente m'appellent en disant « ma fille de douze ans est contre Daech, mais elle a arrêté l'école, parce qu'elle pense qu'on y enseigne le diable. Elle ne veut plus écouter de musique car elle pense que c'est le diable qui entre dans ses oreilles, elle ne veut plus regarder d'image, elle a arraché nos rideaux parce qu'elle voyait le diable dans leur motif, elle voit le diable partout, même dans les tableaux de Klimt car il y a des triangles, elle considère que nous ne sommes plus ses parents, on ne la reconnaît plus », cela pose un vrai problème pour nous tous.

En effet, ces jeunes salafistes sont coupés de tout, mais non violents. Ils ne rentrent pas dans les 9 000 appels, même si la police est très inquiète. Juridiquement, on ne peut rien faire contre eux tant qu'ils ne présentent pas un danger pour la société. Mais on garde un oeil sur eux malgré tout, car on sait qu'ils risquent de basculer dans la radicalité - pour une bonne partie d'entre eux si l'on en croit nos chiffres. Et s'ils ne basculent jamais dans la violence, que deviendront-ils ? Ils n'ont plus aucune valeur commune avec personne. Leur façon de vivre consiste à s'enfermer dans une bulle. Lorsqu'ils ont des enfants, ils refusent de les confier aux grands parents, quelle que soit la confession de ces derniers, de peur qu'ils ne « contaminent » l'enfant. Au mieux, je parviens à négocier une heure entre les grands parents et les enfants, en présence des parents. De même, les enfants des salafistes n'ont pas le droit d'aller au bac à sable, car leurs parents estiment qu'ils s'exposeraient alors à l'impureté au contact des autres enfants non véridiques...

Je ne parle pas de ce père musulman qui coupe la tête des poupées, des papillons qui ornent le mobile de ses enfants et de leurs « doudous », ce qui m'a valu des tensions avec le juge des enfants, ce dernier estimant que si cet homme est un musulman très pratiquant, la République garantit la liberté de conscience...

Pour toutes ces raisons, j'ai entamé une recherche sur le parcours de vie des enfants salafisés, avec l'aide de leurs parents, afin d'identifier des facteurs de risque et de protection et de pouvoir avancer sur cette question. Nous n'avons à l'heure actuelle aucune entrée juridique sur cette question.

Cette population salafiste est énorme. Elle ne pose pas de bombe, du moins pour le moment, mais il faut faire bien attention à ce qu'elle ne bascule pas dans la radicalité.

Chantal Jouanno, présidente . - Vous n'avez pas terminé votre propos sur les problèmes liés aux filles salafistes piétistes. Pourquoi visez-vous spécifiquement les filles en ce qui concerne ce phénomène ?

Dounia Bouzar . - Parce qu'elles sont très nombreuses, notamment parmi les familles athées, où il y a des anciens de mai 1968.

Chantal Jouanno, présidente . - Comment expliquer que, dans une société comme la nôtre, pourtant très marquée par la question de l'égalité entre les hommes et les femmes et les discours sur la laïcité, des jeunes filles basculent dans une radicalisation profondément inégalitaire ?

Dounia Bouzar . - Cela reste un mystère pour moi, car je ne vois pas le bénéfice secondaire qu'elles retirent de leur entrée dans le salafisme piétiste, où tout est strictement réglementé. C'est un monde totalement archaïque à tous les niveaux. Certaines sont privées de soins, de nourriture. Il y a différentes déclinaisons dans la privation pour que l'individu n'ait plus d'espace privé, qu'il s'agisse de son temps de sommeil, de sa façon de manger ou de se soigner. Les jeunes filles salafistes sont dans un fantasme de pureté et de régénération, de purification personnelle. En plus, cela concerne des filles très différentes. J'émets également l'hypothèse que la fusion dans le groupe les sécurise, les soulage.

Chantal Jouanno, présidente . - Cela pose un vrai problème.

Dounia Bouzar . - Je ne perçois que cela comme point commun entre toutes ces filles.

Chantal Jouanno, présidente . - Ne peut-on trouver une explication dans l'échec de l'école comme vecteur de socialisation ?

Dounia Bouzar . - Pas forcément, car on peut rencontrer dans ce cas des jeunes femmes très brillantes qui ont brusquement interrompu leurs études et qui ont basculé en quelques mois dans la radicalité. Je pense par exemple à une jeune fille, championne de sport, qui suivait un master de droit, et qui a basculé en quatre mois dans la radicalité, sans qu'aucun événement déclencheur n'explique une telle évolution. Cette jeune fille était pourtant l'exemple typique d'une future élite.

Au cours des entretiens, elle a parlé de renaissance. Il me semble déceler dans ces comportements, où l'on n'a plus besoin d'être un sujet qui pense, un besoin de régression infantile.

Annick Billon . - Merci pour cette intervention aussi intéressante que terrifiante. Dans les différents processus d'embrigadement que vous nous avez exposés, une tranche d'âge est-elle plus spécifiquement concernée ?

Quand vous avez évoqué votre statut et vos difficultés, j'ai réalisé que même en France, on a du mal à mener cette politique de déradicalisation de manière saine et au grand jour. Cela pose une vraie difficulté par rapport à l'État islamique.

S'agissant des moyens humains et financiers dont vous disposez, les estimez-vous suffisants pour faire face à ce phénomène de radicalisation croissante de nos jeunes ?

Ne peut-on incriminer aussi, dans ce phénomène, une actualité particulièrement déprimante et anxiogène pour la jeunesse, marquée par le chômage, les attentats, la question climatique, sans que l'on parvienne à inverser la tendance ? Cela peut nourrir un besoin de protection et de sécurité, la recherche légitime d'un monde meilleur, et il est donc d'autant plus facile pour Daech, dans ce contexte, de faire miroiter un nouvel Éden à ses cibles potentielles.

Dounia Bouzar . - J'ai expérimenté une méthode de déradicalisation grâce aux parents, auxquels je veux rendre hommage, car ils m'ont énormément aidée dans ce travail. Je n'ai finalement été qu'un trait d'union entre eux et le Gouvernement.

J'ai inventé ma méthode de façon empirique, sur la base du constat que Daech envoyait des émotions négatives et anxiogènes aux jeunes, pour les rendre paranoïaques et les conduire à la haine et à la méfiance de la société, avant de leur dire qu'ils sont élus et qu'ils ont une mission divine. Le propre du radicalisé est de penser qu'il détient la vérité, et que les autres sont endormis ou complices. Je me suis alors demandé comment rassurer ces jeunes et les sortir de cette vision anxiogène.

Les psychologues m'ont expliqué que ma méthode fonctionne, parce que je passe d'abord par une approche émotionnelle, avant d'aborder une étape cognitive. Par ce vecteur, le jeune redevient un individu à part entière, cela lui rappelle son enfance, qui renvoie à un monde sécurisé : la madeleine de Proust, en fait ! Ce n'est qu'après cette première étape que l'on s'attaque à l'approche cognitive. Cela explique d'ailleurs l'échec de beaucoup de pays en matière de déradicalisation, car ils passent directement à cette étape cognitive, en envoyant des imams faire des discours religieux alternatifs au lieu de travailler d'abord sur un mode émotionnel.

Je travaille sur ce sujet depuis 2006, et je voudrais vous mettre en garde contre le décalage entre ceux qui pensent et ceux qui font, notamment au niveau gouvernemental. C'est le principal handicap pour la gestion de la radicalité, dans différents domaines. Moi, je suis à la fois une actrice de terrain et une intellectuelle, et cela peut déranger. Les gouvernements ont du mal à faire ce lien.

J'ai écrit beaucoup d'ouvrages, mais je n'ai jamais été entendue, notamment sur le double dysfonctionnement laxiste et discriminatoire que j'évoquais précédemment. Il en a été de même lorsque j'ai expliqué que les classes moyennes étaient touchées par la radicalisation, il y a deux ans. On m'a traitée de folle. D'autres chercheurs commencent pourtant aujourd'hui à émettre cette hypothèse, ce qui fait que les médias commencent à la prendre au sérieux.

S'agissant du budget de 600 000 euros qui nous était attribué pour un an à travers un appel d'offres, si ces moyens nous semblaient corrects à l'époque, ils n'ont toutefois permis d'embaucher que six personnes au total. Pour couvrir le travail auprès des 1 000 familles, ainsi que nos déplacements (nous avons quatre à dix heures de train par jour pour nous rendre dans toutes les préfectures), cela n'était pas suffisant en fait. Mon équipe et moi n'avons connu aucun répit depuis que nous avons commencé. Certaines filles partent faire le djihad à douze ans ! Les efforts ne sont pas quantifiables, on fait la chaîne pour sauver des vies. Mais j'ai apprécié que le ministre de l'intérieur demande la transmission de notre « méthode émotionnelle » dans tous les territoires, car c'est la meilleure solution.

Il faut également construire des groupes de repentis dans chaque territoire, en faisant attention à la sécurité des personnes. Par exemple, si le préfet fait appel à des éducateurs de rue qui habitent le même immeuble qu'un groupe radicalisé, ils ne pourront pas exercer sereinement leur travail car ils craindront pour leur famille. Il faut bien comprendre l'ensemble de ces conditions de travail.

L'autre difficulté de mon équipe tient au mental, car on subit un risque permanent et l'on est sous tension quotidiennement avec la présence des démineurs, des policiers, des chiens, le risque d'infiltration et de géolocalisation des jeunes par Daech pour nous frapper. Pour ces raisons bien compréhensibles, certains membres de mon équipe ont craqué au bout de quelques semaines, y compris des bac + 6. La compétence et l'endurance du personnel pour faire ce travail sont rares.

Il y a également la sécurité psychique, le besoin de soutien par les pouvoirs publics, car nous avons été malmenés par les médias. C'est lourd pour des gens qui risquent leur vie. Nous avons par exemple subi trois infiltrations d'Al-Nosra, ce qui nous a obligés à déménager et à déscolariser nos enfants ou petits-enfants dans l'urgence. Pour ma part, je n'ai pas le droit d'habiter Paris et je suis interdite de train car je représente un danger potentiel pour les autres usagers, dans la mesure où Daech m'a géolocalisée. Il me semble qu'au regard de tout ce que nous avons enduré, nous n'avons pour le moment pas été suffisamment soutenus par les pouvoirs publics, alors que nous remplissons une mission publique de gouvernement à partir d'un statut associatif.

Vous savez par ailleurs que j'ai refusé le renouvellement de l'appel d'offres. Le débat sur la déchéance de la nationalité et les propos du Premier ministre qui a dit que « comprendre c'était excuser » ont représenté la goutte d'eau. C'était comme désavouer notre travail de deux ans passés sans dormir, sans vacances, comme si on n'existait pas. On est pourtant bien obligés de comprendre le mal pour déradicaliser et pour afficher les mensonges de Daech au grand jour ; il faut aussi transmettre ce savoir aux repentis pour qu'ils trouvent les bons mots pour déconstruire le mythe de Daech. Nous avons mis notre vie dans ce combat.

En outre, avec la déchéance de nationalité, le Premier ministre se rend il compte que cela aura probablement pour conséquence que les policiers seront inconsciemment très enclins au délit de faciès, mais qu'ils laisseront de côté les jeunes - Pierre, Paul, Louis - qu'ils n'auraient même pas eu l'idée de contrôler ? Or, nous avons désamorcé trois de ces « petits Pierre » en deux mois, qui planifiaient de se faire sauter avec des ceintures achetées sur Internet. Si l'on a à l'esprit le profil classique du terroriste potentiel, on passe à côté de ces jeunes et c'est une erreur.

Je sais que le profil classique, ce sont des immigrés en situation de fragilité. C'est d'ailleurs le cas de tous ceux qui ont frappé le territoire français pour le moment. Mais je mets en garde contre la radicalisation des jeunes Français non issus de familles immigrées, qui ne connaissent aucun problème d'intégration. Je parle ici d'enfants de professeurs, de fonctionnaires, et aussi de hauts fonctionnaires. C'est une véritable bombe à retardement qui, quand elle éclatera, sera destructrice pour la société française. Or, personne ne veut l'entendre pour le moment car cela fait trop peur.

En conclusion, le montage institutionnel et financier d'une mission comme la nôtre est très compliqué et implique beaucoup de danger. C'est pourquoi on ne pourra pas tenir dix ans comme cela. Le bruit court que nous pourrions bénéficier d'un soutien privé, nous verrons bien. Et si j'ai refusé le renouvellement de l'appel d'offres, je continuerai évidemment à aider les familles et les préfectures. On n'abandonnera personne, ni les pouvoirs publics, ni les citoyens.

Christiane Kammermann . - Je ne sais pas comment exprimer mon admiration devant votre courage et l'action que vous menez. S'il y avait plus de personnes comme vous, on pourrait aller plus vite et nous n'en serions pas là aujourd'hui, dans la situation catastrophique du pays que nous connaissons. Il faut être fort, il faut transmettre votre savoir et songer peut-être à vous retirer, car vous avez pris déjà beaucoup de risques.

Dounia Bouzar . - Il est vrai que plus nous serons nombreux, moins nous serons en danger.

Christiane Kammermann . - Quand vous indiquez que vous êtes la seule à avoir accès au processus de radicalisation des jeunes dans toutes les étapes que vous avez décrites, comment y êtes-vous parvenue ? Quel est le pourcentage de jeunes filles françaises dans les jeunes radicalisées que vous avez côtoyées ? Existe-t-il une différence de milieu très prononcée parmi ces différentes jeunes filles ? Appartiennent-elles à un milieu aisé et cultivé, ou bien, au contraire, sont-elles issues de familles démunies ?

Dounia Bouzar . - Je vous remercie pour vos encouragements, que je transmettrai également à mon équipe. Si nous avons été surpris et affectés par les attaques médiatiques, nous avons heureusement reçu beaucoup de témoignages de soutien et de propositions de dons de la part des Français, que nous avons d'ailleurs dû refuser car nous bénéficions de subventions publiques. Nous avons également reçu des propositions de bénévolat auxquelles nous n'avons pu donner suite au nom d'impératifs de sécurité et de confidentialité. En effet, lorsqu'elles prennent contact avec nous, les familles nous racontent toute leur vie...

Nous avons certainement raté notre communication, car je constate un énorme décalage entre le travail que nous avons accompli et la façon dont il a été perçu, notamment par les médias. Pourtant, il nous a semblé communiquer le plus possible. Nous avons même accepté quelques journalistes, nous avons élaboré des conventions écrites avec eux. Ces derniers ne se rendent pas compte des implications de leurs demandes, quand ils requièrent par exemple l'identité des personnes avec qui je travaille. Or, il y a plusieurs dangers ou difficultés quand on fait témoigner des personnes : le risque de les exposer à la vengeance de Daech, mais aussi la réticence d'une partie des juges qui ne supportent pas les témoignages des jeunes ou des parents, car ils craignent la manipulation de faux repentis. D'autres au contraire apprécient beaucoup qu'un jeune témoigne pour mettre à jour le décalage entre les mensonges de Daech et la réalité. Il faut donc toujours faire attention aux questions d'anonymat, vis-à-vis des voisins et des futurs patrons aussi.

Pour les jeunes qui sont en attente de jugement, je voudrais signaler que certains d'entre eux ont vu leur nom divulgué par la presse. Résultat, ces personnes ne trouvent pas de travail car elles sont stigmatisées.

Plus généralement, je voudrais souligner que, quand tous ces jeunes sortiront de prison les uns après les autres, on risque de connaître de réelles difficultés pour les recaser et les resocialiser. Là non plus, personne n'y pense.

S'agissant des conversations avec les jeunes radicalisés, je voudrais vous décrire avec plus de précision le déroulé d'une séance au stade de l'étape 2 de la méthode de déradicalisation (approche cognitive). La première fois, le jeune radicalisé ne sait pas qu'il vient nous voir. Il ne peut y avoir de volontaires en ce domaine : un radicalisé n'a pas conscience de sa radicalisation, il ne peut donc pas être volontaire pour une séance de déradicalisation. L'alliance thérapeutique ne peut se faire qu'avec ses proches, jamais avec lui en personne... C'est la difficulté et la spécificité de la déradicalisation : on ne peut pas compter sur « sa demande ». Les parents l'attirent en inventant un scénario crédible. Nous avons nos codes. Je compare notre système à celui des « alcooliques anonymes ». Je commence toujours par faire parler un ou plusieurs repentis, avant même l'entrée dans la salle du jeune. Je choisis des repentis qui ont vécu des expériences comparables à celles du jeune radicalisé, et qui poursuivent à travers ce travail bénévole leur propre travail de guérison et de reconstruction. Nous passons plusieurs heures à préparer ce témoignage.

Généralement, le jeune commence par essayer de fuir lorsqu'il me reconnaît, car il sait qui je suis, mais il finit toujours pas s'assoir et rester, car il entend parler de choses familières qui résonnent en lui. Le témoignage du repenti est parlant pour le jeune, car il porte sur le décalage entre les promesses de Daech ou d'Al-Qaïda et la réalité. Le jeune reconnaît son propre parcours dans la bouche de l'autre. Sur 1 000 cas, je n'ai connu qu'un échec, mais peut-être que ses parents s'y étaient mal pris pour le ramener à nous.

En général, le jeune radicalisé finit toujours par craquer, au bout de deux heures à deux heures et demie d'écoute des repentis, c'est presque automatique. C'est long, il faut généralement deux témoignages de repentis pour qu'il craque. Au début, il nous perçoit comme le diable, d'autant qu'aucune femme de notre équipe, très féminisée, n'est voilée.

Lorsqu'il craque, le jeune nous livre toute sa vie de radicalisé : des noms, des filières, des adresses IP , des pseudonymes, une véritable aubaine pour la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) ! J'enregistre la conversation et je prends des captures d'écran, car je sais que, une dizaine de jours après la confession, viendra le processus de régression, ce que j'ignorais lorsque j'ai commencé les premières séances, et qui m'a valu des déconvenues. On pense au début que lorsqu'ils restent pendant des mois dans l'ambivalence, ils sont schizophrènes mais pas du tout, car ils passent tous par cette phase de remords et de retour en arrière.

Pour garantir la pérennité du processus de déradicalisation du jeune, on le prive d'Internet. Dans certains cas, on va même jusqu'à demander des centres éducatifs fermés au juge pour le désintoxiquer totalement de sa tribu numérique, quand l'embrigadement relationnel est trop fort. Les parents jouent aussi un rôle important dans ce processus, en payant des hackers pour récupérer des données informatiques dans l'ordinateur de leur enfant.

Chantal Jouanno, présidente . - Pourriez-vous nous donner davantage de chiffres sur les profils des jeunes radicalisés ?

Dounia Bouzar . - Je vous transmettrai le rapport officiel, qui contient beaucoup de données chiffrées, mais je vous invite également à lire mon ouvrage La vie après Daech 456 ( * ) , qui rend compte de l'enregistrement des séances de déradicalisation. Je vous offre également aujourd'hui en avant-première mon dernier ouvrage, qui paraîtra d'ici quelques jours, intitulé Ma meilleure amie s'est fait embrigader 457 ( * ) , que je perçois comme un outil pour les jeunes femmes. Il s'agit d'un roman à deux voix - celles de la jeune radicalisée et celle de sa meilleure amie - qui donne les clés du processus d'embrigadement et de la sortie de la radicalité.

Du point de vue des statistiques, les jeunes radicalisés appartiennent majoritairement à la tranche 12-25 ans ; on peut aller jusqu'à 28 ans dans certains cas.

Sur la question des convictions des familles concernées, on a une moyenne de 30 % de familles de référence catholique, une moyenne de 50 % de familles de référence athée et une moyenne de seulement 20 % de familles diverses, y compris de référence musulmane.

Mais je pense que ces chiffres ne sont pas représentatifs, dans la mesure où ils ne prennent en compte que les familles qui nous appellent, alors que, comme je vous l'ai déjà dit, on sait très bien que les familles musulmanes de classe populaire nous appellent très peu ou trop tardivement, parce qu'elles ne font pas confiance aux institutions et préfèrent se tourner vers les imams en pensant qu'ils pourront maîtriser le problème.

Les familles qui appellent sont toutes françaises de papier, les grands-parents sont français également. En tout état de cause, on ne peut constater aucun lien entre la radicalisation et les problèmes d'intégration - c'est même le contraire - puisque 48 % des jeunes radicalisés que nous avons traités sont issues des classes moyennes, 42 % des classes populaires - qui ne représentent comme je l'ai déjà dit que la partie émergée de l'iceberg, et même 10 % des classes supérieures, qui m'ont beaucoup aidée.

Chantal Deseyne . - Je vous remercie pour votre exposé passionnant. Vous parvenez à mettre des mots sur une perception que nous avions du phénomène de radicalité. Vous avez répondu à un certain nombre de questions, notamment sur le profil sociologique des jeunes radicalisés, et vous nous avez expliqué les différentes étapes de la radicalisation. D'après votre expérience très riche, quels moyens pourrait-on mettre en oeuvre pour lutter plus efficacement contre cette radicalisation croissante ?

Roland Courteau . - Pourriez-vous nous donner plus de précision sur les rabatteurs et le phénomène d'emprise qu'ils exercent sur leurs victimes ?

Dounia Bouzar . - Il est important en effet de revenir sur les rabatteurs, avant de parler de la prévention et de la déradicalisation. Les rabatteurs représentent un public très large et peuvent revêtir plusieurs visages. Certains sont payés par Daech ou Al-Nosra. Ce sont par exemple des gens qui ne peuvent pas partir au combat, par exemple parce qu'ils souffrent d'asthme ou d'un handicap. Ils ne sont pas forcément sur zone. Je citerai l'exemple d'un fameux rabatteur tchéchène aux yeux verts, implanté en Tchétchénie mais rémunéré à la tâche par Daech, qui est parvenu à recruter vingt ou trente adolescentes. Il séduisait les jeunes filles en leur faisant croire qu'il était combattant en Syrie et qu'il sauvait des enfants tous les jours. Il y a ainsi des rabatteurs professionnels à différents niveaux.

Mais il y a aussi les jeunes eux-mêmes. Je pense par exemple à une adolescente de quinze ans qui a recruté ses meilleures amies, dont une plus jeune qu'elle. Alors qu'elle s'est fait arrêter et n'a pu passer la frontière, son amie a été jusqu'au bout et a sans doute péri dans les camps de Daech, suscitant une culpabilité sans fin pour la jeune femme rabatteuse. Quand les jeunes basculent dans le radicalisme, avant d'être en rupture amicale - premier indicateur d'alerte que j'ai conçu - ils ont tendance à vouloir entraîner avec eux ceux qu'ils aiment. Ils deviennent alors tous des rabatteurs en puissance sur les réseaux, bénévoles, officiant 24 heures sur 24, ne dormant plus, passant leur temps à parler aux autres et à essayer de les convaincre.

Sur la question de la prévention, au risque de me répéter, il me paraît fondamental que les acteurs sociaux de terrain soient mieux outillés, partout, pour savoir distinguer l'islam du radicalisme. Il faut être en mesure de diagnostiquer précocement les signes de la radicalité (repli sur Internet, port du jilbab , fin du monde notamment). Si l'on disposait d'une chaîne humaine capable d'identifier les signes de début de radicalité, on pourrait sauver plus de vies.

Je citerai ici l'exemple d'un père qui m'a appelée parce qu'il avait vu le sourire de sa fille à l'évocation du massacre du musée juif à Bruxelles. Son intuition s'est révélée juste, car il a trouvé trois niqabs cachés dans la chambre de la jeune fille, sous son matelas, constat qui l'a bouleversé à tel point qu'il avait du mal à me parler. Nous avons ainsi pu sauver sa fille qui, depuis lors, est redevenue athée... (c'est rare, mais cela arrive). Il faut faire confiance aux parents, car ils connaissent leurs enfants et sont en capacité de détecter les comportements suspects.

Il faut également arrêter les polémiques inutiles, qui nous font du mal et entravent notre action.

Il faut aussi pouvoir transmettre notre savoir à tout le monde. Dès que les jeunes rejettent leurs amis, tombent dans la théorie du complot ou perçoivent les adultes comme des ennemis, il faut les rassurer pour les désamorcer. Mais on ne peut agir qu'en les repérant.

Enfin, arrêtons de véhiculer l'interprétation des radicaux comme s'il s'agissait du message de l'islam. C'est insupportable et, surtout, contre-productif, puisque cela valide l'interprétation des intégristes !

Chantal Jouanno, présidente . - Sur ce point, que pensez-vous de l'action du Conseil français du culte musulman (CFCM) ?

Dounia Bouzar . - S'agissant de la lutte contre la radicalisation et l'embrigadement des jeunes par Daech, il n'y a pas grand-chose à faire, sinon les former et les outiller comme les autres citoyens.

Sur l'islam de France, vous connaissez mes positions : si j'ai quitté le CFCM, c'est simplement que j'estimais qu'on ne laissait pas assez la place aux jeunes socialisés en France, de culture française, ayant appris à dire « je », et qu'on faisait au contraire trop de place à des gens, certes respectables, mais qui ont la culture du clan et un rapport affectif et économique avec les pays d'origine. Pour ma part, je crois à la culture française, à l'évolution des religions basée sur le « je », et je pense qu'on ne peut faire évoluer la compréhension d'une religion qu'en étant un individu qui pense.

On ne peut pas construire l'islam de France avec les gens qui sont restés ancrés dans la culture maghrébine. On en voit les résultats aussi aujourd'hui : l'interprétation de l'islam par les salafistes est banalisée, normalisée, y compris par des non-musulmans. Je pense notamment au journaliste David Thompson, qui travaille beaucoup sur les djihadistes et qui reprend leurs définitions comme s'il s'agissait de l'islam. Il a ainsi affirmé dans une interview que les djihadistes ne supportent pas que les gens votent en France, parce que voter pour une loi non divine est contradictoire avec l'islam, comme s'il validait l'incompatibilité entre le fait d'être musulman et de vivre en République.

C'est la même chose lorsqu'un jeune arrache une affiche représentant une silhouette humaine dans un collège. Au conseiller principal d'éducation (CPE) qui en faisait un acte religieux et tenait au gosse des discours sur la laïcité, j'ai dit qu'il fallait punir celui-ci de quatre heures de colle pour dégradation de matériel scolaire. Il ne faut surtout pas valider les interprétations radicales de l'islam, que ce soit à l'école, à l'hôpital, dans les discours politiques ou dans les médias.

Annick Billon . - Pour revenir à la question de la prévention, vous avez parlé de la communication de Daech, mais que faisons-nous, nous, pour communiquer sur la déradicalisation ?

Dounia Bouzar . - Il est vrai que nous communiquons très peu ou mal, mais il est toujours fort compliqué de faire de la contre-propagande, même si le Gouvernement a essayé. En la matière, je crois beaucoup plus à l'efficacité de la transmission de l'approche émotionnelle dont je vous ai parlé plutôt qu'à celle des contre discours. Les radicaux envoient des émotions anxiogènes pour que les jeunes se coupent des adultes : envoyons des émotions rassurantes pour les garder dans le monde réel avec nous.

En revanche, peut-être serait-il utile de vulgariser le témoignage des repentis, mais il faudrait dans ce cas en sortir quelques-uns de prison, car ils se font rares, la plupart étant aujourd'hui incarcérés. Le Gouvernement craint par ailleurs que ces personnes souhaitent faire un dernier coup en m'instrumentalisant.

Annick Billon . - C'est aussi les exposer aux représailles de l'État islamique.

Dounia Bouzar . - En général, les repentis ne craignent pas pour leur vie, même s'ils savent qu'ils s'exposent dans leur démarche. Ils disent qu'ils en ont besoin pour leur propre résilience, et ils assument une approche frontale contre Daech. Ce qui les ébranle, c'est quand notre société imagine qu'un ancien pro-Daech ne peut jamais s'en sortir et qu'il ne deviendra jamais un vrai repenti...

Jacky Deromedi . - Existe-t-il des cas de repentis frappés par Daech ?

Dounia Bouzar . - Pour le moment, Daech n'a pas réussi à les frapper sur notre territoire.

Chantal Jouanno, présidente . - Il nous reste à vous remercier pour ces échanges passionnants, ainsi qu'à vous adresser tous nos encouragements dans votre lourde tâche. La délégation est très attachée à l'égalité entre les hommes et les femmes. Sur ce point, nous avons bien entendu votre message sur l'utilisation extrêmement prudente à faire de la laïcité, en tant qu'elle peut se retourner contre l'objectif que nous poursuivons.

Dounia Bouzar . - Oui, je n'ai peut-être pas suffisamment développé ce sujet, mais je vois que vous l'avez entendu. Pour moi, en effet, ce n'est pas en renforçant la laïcité que l'on combattra la radicalité. Il n'y a pas de lien direct. Les personnes qui se radicalisent ne sont pas des gens qui n'ont pas intégré la laïcité. En revanche, il existe bien des gens qui n'ont pas intégré cette notion fondamentale et il faut travailler également sur ce sujet, mais c'est une autre bataille, parallèle à celle que nous menons contre la radicalisation des jeunes.

Chantal Jouanno, présidente . - Mes chers collègues, avant de nous quitter, je voudrais vous proposer que les travaux que nous avons commencés sur ce thème majeur de notre société se concluent par un rapport de la délégation que je porterai, et qui sera rendu public, avant la fin de la session ordinaire.

Ce principe est donc validé.

Je vous remercie.

Entretien avec Maud Amandier et Alice Chablis,
auteures de « Ils sont au pouvoir, elles sont au service »
Le déni, enquête sur l'église et l'égalité des sexes

(15 avril 2016)

Chantal Jouanno, présidente . - Merci pour votre présence. Nous poursuivons avec vous nos travaux sur les femmes et la laïcité. Nous avons abordé cette question sous différents aspects, notamment dans le sport. Nous avons aussi choisi d'envisager ce sujet à travers la place des femmes dans les religions, domaine plus difficile à traiter, le politique n'étant pas nécessairement très à l'aise lorsqu'il parle de la religion.

L'ensemble des auditions que nous avons menées fera l'objet d'un rapport d'information qui permettra à la délégation aux droits des femmes d'exprimer clairement ses positions sur ces différents sujets.

Notre but n'étant pas de nous focaliser sur une religion en particulier, nos entretiens et recherches concernent tous les cultes ; la table ronde que nous avons organisée le 14 janvier 2016 réunissait des personnes soucieuses de défendre la place des femmes et qui étaient issues de différentes religions.

Alice Chablis . - Au cours du travail que nous avons conduit pour comprendre quelle était la place des femmes dans la religion catholique, nous avons enquêté auprès des femmes. Leur parole nous a paru contrainte : elles ne voulaient pas parler ou bien nous demandaient de ne pas faire état de leurs propos. Leur parole ne pouvait pas être publique.

Maud Amandier . - Nous avons interrogé des femmes catholiques de différentes générations et nous avons fait le même constat. Leur parole était compliquée. Certaines sont passées, pour répondre, par un prêtre. C'est pourquoi nous avons lu et analysé un corpus de textes très important - les textes du Magistère (écrits des papes, textes des conciles), le catéchisme de l'Église catholique et le droit canon - dont se dégagent une cohérence et une structure qui séparent les sexes.

Alice Chablis . - Deux canons déterminent la structure sociale de l'Église. Le canon 1024 dit que « seul un homme baptisé reçoit validement l'ordination sacrée » et le canon 129 que « seuls les ordonnés sont capables d'exercer le pouvoir de gouvernement dans l'Église ». Les femmes n'ont donc pas la capacité de gouverner, de parler, ni de célébrer. L'institution catholique est un monde d'hommes qui vivent entre eux. L'homme est la norme du droit de l'Église.

Le problème est que la puissance de l'Église dépasse le cadre de son institution. Par sa puissance politique, son aura médiatique et sa force de lobbying , elle influence encore énormément nos sociétés au plan national comme international, jusqu'à l'ONU. Les stéréotypes qu'elle a façonnés sont capables encore aujourd'hui d'influencer les politiques.

Maud Amandier . - Tous les textes que nous avons consultés sont des écrits d'hommes. Cela fait deux mille ans et quatre-vingt générations de chrétiennes que les hommes disent aux femmes la place qu'elles doivent avoir.

Brigitte Gonthier-Maurin . - Les femmes n'ont-elles pas du tout écrit ?

Maud Amandier . - Pas dans le registre officiel. Il y a quelques femmes docteurs de l'Église, depuis peu de temps. Le Magistère est constitué par les écrits des papes, le catéchisme et le droit canon. De plus, les 1 752 canons du code de droit canonique concernent principalement les hommes et les clercs. Il faut en faire une lecture intégrale pour voir le système qui en découle.

Alice Chablis . - Dans l'Église catholique, le genre féminin est décrit essentiellement par des récits et des mythes. Curieusement, il est intéressant de constater que les représentations des femmes par l'Église catholique rejoignent des stéréotypes que l'on retrouve, par exemple, dans la publicité. Sont mises en avant les mêmes différences entre hommes et femmes, les mêmes qualités « essentielles » qui seraient « naturellement » féminines comme la douceur, la disponibilité, l'intuition, le dévouement... L'Église continue donc d'exercer une influence plus importante que l'on ne pense dans le domaine sociétal.

À titre d'exemple, rappelons que le Saint-Siège, autorité morale souveraine, indépendante des États, a le statut d'observateur international permanent à l'Organisation des Nations Unies (ONU), avec un statut particulier qui lui permet de ne pas ratifier les conventions internationales. La diplomatie vaticane met l'accent sur la « dignité » de la personne humaine comme fondement du droit international. Elle élude les notions de liberté et d'égalité qui fondent pourtant la Déclaration universelle des droits de l'homme du 10 décembre 1948 : « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits ».

Maud Amandier . - Un enjeu politique essentiel pour l'Église aujourd'hui, sur les plans national et international, là où elle exerce toute son influence, c'est le contrôle du corps des femmes et la sexualité. Du fait d'une certaine obsession de la sexuation et du corps des femmes, on trouve dans les écrits et la politique du Magistère une double injonction permanente : être vierge et mère à la fois, ce qui est impossible.

Ne pouvant plus nier les avancées en matière de droits des femmes, l'Église les contre d'une autre manière, notamment en utilisant une rhétorique flatteuse : les femmes seraient particulièrement serviables, plus sensibles, auraient une meilleure capacité d'écoute. Mais c'est une fausse valorisation, car la complémentarité des sexes est sans cesse mise en avant, ce qui permet de masquer l'état d'infériorité dans lequel les femmes sont maintenues. Ce sont les femmes qui sont complémentaires des hommes et non l'inverse. Le « génie » féminin, que vantent les papes successifs, est en réalité celui du service des autres et du ménage. Tout ce discours se focalise sur le corps des femmes, et non sur leur tête.

Le Pape François, s'adressant à une assemblée des représentantes de 700 000 religieuses, leur a demandé de ne pas être des « vieilles filles infécondes », tout en ayant une « chasteté féconde ». Ces femmes, qui dirigent pourtant des communautés, sont ramenées encore une fois à leur corps. L'expression de « vieilles filles » renvoie à une image assez méprisante. Plutôt que de mettre en valeur leurs responsabilités, le pape les maintient dans des images sexuées : la vierge, la mère, la vieille fille.

Le Pape a également comparé l'Union européenne à une « grand-mère inféconde » à plusieurs reprises. L'image est encore une fois méprisante, car les grands-mères ont par définition été fécondes. Cette comparaison renvoie en réalité à une femme ménopausée. Les mots parlent d'eux-mêmes. Ce discours n'est jamais tenu envers les hommes. En effet, pourquoi ne pas comparer l'Union européenne à un grand-père infécond ?

Quand le Pape François décrit en 2014 la famille idéale, c'est à l'image de la famille des années 1950 : le papa travaille, la maman fait la cuisine et s'occupe de toutes les choses de la maison, repasse les chemises... À une femme qui lui demandait conseil pour que son fils se marie, le Pape a répondu : « Arrêtez de repasser ses chemises, vous verrez, il se mariera. » Personne ne relève ce genre de propos. Il y en a même que cela fait rire...

On n'ose plus trop le dire aussi clairement, mais la conclusion s'impose : la place des femmes est quand même à la maison.

De retour d'un voyage aux Philippines, le 19 janvier 2015, le Pape, après avoir rencontré une femme enceinte de son huitième enfant malgré sept césariennes, a confié à des journalistes : « Certains croient, excusez-moi du terme, que, pour être de bons catholiques, ils doivent être comme des lapins ». Mais le Magistère interdit la contraception : on est là encore dans une double injection paradoxale.

Le contrôle du corps des femmes est devenu un enjeu du corps clérical. Depuis l'encyclique Humanae vitae de 1968, la contraception et l'avortement sont interdits par l'Église. Rien ne bouge. Il y a en ce moment au Brésil 1,5 million de personnes touchées par le virus Zika. Le Pape, de retour de son voyage en Amérique Latine, a affirmé dans des propos très culpabilisants et violents pour les femmes : « L'avortement n'est pas un mal mineur, c'est un crime, c'est un mal absolu. Tuer pour faire disparaître l'autre, c'est ce que fait la mafia ». Le représentant permanent du Saint-Siège aux Nations Unies a, pour sa part, rappelé que l'abstinence sexuelle était le meilleur moyen d'éviter la contamination. Mais cela n'a pas d'utilité pour protéger les femmes quand les violences sexuelles sont monnaie courante et qu'on estime que le quart des demandes d'avortement est consécutif à des viols.

L' « affaire de Récife », qui remonte à 2009, est emblématique de la position de l'Église sur cette question. Les médecins ont pratiqué un avortement sur une fillette de neuf ans pour lui sauver la vie. Elle était enceinte de jumeaux suite aux viols répétés de son beau-père. L'archevêque de Recife et d'Olinda a excommunié publiquement l'équipe médicale et la mère a rendu publique cette excommunication. Le cardinal Ré, alors préfet de la Congrégation des évêques, a justifié cette excommunication en disant que « le viol est moins grave que l'avortement », considérant que « l'excommunication pour ceux qui ont provoqué' l'avortement est juste ». Le vrai déni est là : l'indifférence à la vie-même des filles et des femmes.

Chaque fois qu'elle le peut, dans les enceintes internationales, l'Église lutte contre les droits des femmes. En 1993, la législation polonaise est revenue sur l'avortement en le durcissant, dans la continuité des prises de position du Pape polonais Jean-Paul II qui pratique un lobbying extrêmement fort, à travers notamment le mouvement pro-vie soutenu par le Vatican. Cette trouvaille linguistique s'est révélée d'une grande habilité : personne ne peut affirmer être contre la vie. Ces mouvements sont actifs et puissants, ils ont essaimé en particulier en France.

Dans la même année, après la Conférence du Caire de 1994, et en vue de celle de Pékin, Jean-Paul II publie une exhortation, Evangelium vitæ (25 mars 1995), sur « la valeur et l'inviolabilité de la vie humaine », une Lettre aux prêtres à l'occasion du Jeudi saint (25 mars 1995) et une Lettre aux femmes (29 mars 1995). Notre livre, Le Déni, les commente en détail. Ces textes sont hostiles à la contraception. Prétendre contrôler le corps des femmes est la définition la plus archaïque du patriarcat.

Chantal Jouanno, présidente . - Depuis quelques années, on assisterait donc selon vous à une radicalisation du discours catholique sur les questions concernant notamment les femmes. Comment expliquez-vous la montée en puissance de cette tendance ?

Alice Chablis . - Jean-Paul II a entrepris une rupture totale avec l'esprit de Vatican II, qui symbolisait l'ouverture de l'Église au monde moderne et à la culture contemporaine. J'ai connu cette ouverture. Mais j'ai vu la régression de l'Église qui a commencé avec l'élection de Jean-Paul II. Il a beaucoup travaillé avec les prêtres, il a changé leur formation et a promu un point de vue différentialiste sur les femmes. À l'écouter, il y aurait deux humanités, une humanité masculine et une humanité spécifiquement féminine, avec des caractéristiques propres. Depuis quarante ans, les forces réactionnaires ont gagné dans l'Église. On observe une attitude d'obéissance au Magistère, sans questionnement ni débat possible. Le Pape François, bien qu'ayant un discours plus pastoral, reste fidèle à cette logique différentialiste. Nous ne croyons pas qu'il fera avancer la cause des femmes.

Chantal Jouanno, présidente . - Pouvez-vous en dire plus sur la situation en France ?

Alice Chablis . - Les Journées mondiales de la jeunesse (JMJ) et le soutien aux communautés nouvelles ont changé les choses. Parallèlement, les mouvements d'action catholique ont perdu beaucoup d'audience. Comme aumônier auprès des jeunes, j'ai pu constater l'évolution après la création des JMJ : les jeunes qui venaient étaient moins ceux des banlieues que ceux des quartiers chics. Ils réclamaient des pratiques comme le chapelet et le rosaire ; la réflexion ne les intéressait plus vraiment.

Maud Amandier . - Il n'y a plus en France de grandes voix de théologiens comme ceux qui ont inspiré le concile Vatican II. On a l'impression qu'il n'y a plus vraiment de pensée.

Alice Chablis . - La France a pourtant été un lieu de réflexion très important entre 1945 et le concile Vatican II.

L'Église aujourd'hui défend la famille, les valeurs morales. Si l'Église est contre l'avortement et la contraception, c'est donc qu'elle souhaite protéger la vie des enfants. Pourtant, elle a du mal à situer le problème moral que constitue la pédophilie. Il faut la renvoyer à ses contradictions. Elle souhaite préserver la vie des enfants, mais pourquoi ne protège-t-elle pas les enfants victimes de la pédophilie ? Or c'est l'un de ses problèmes récurrents depuis au moins quarante ans.

Sous le pontificat de Jean-Paul II, il y a des plaintes pour pédophilie, notamment aux États-Unis, qui causent à l'Église des torts financiers considérables - faillite de sept diocèses, ainsi que des torts moraux. Jean-Paul II a alors fait appel au cardinal Ratzinger (futur Benoît XVI) afin qu'il centralise tous les dossiers de pédophilie pour gérer cette crise. Mais rien n'a été géré, à l'image du scandale de la congrégation des Légionnaires du Christ, qui bénéficie de nombreux appuis à Rome. Le déni de la sexualité est l'une des clés de l'autisme des clercs, comme le sont la culture du secret et l'impunité.

L'Église n'a réagi récemment que sous la triple pression médiatique, financière et judiciaire. Elle vient d'annoncer la création d'un organisme censé écouter les victimes de pédophilie. Je me demande si cette organisation permettra d'apporter aux victimes l'écoute dont elles ont besoin. Je pense qu'il faut être formé pour ça.

Maud Amandier . - L'enjeu de l'Église n'est pas tant la défense des enfants que le contrôle du corps des femmes et de leur sexualité, de la sexualité des couples et celle des homosexuels. La sexualité « illégitime » n'est acceptée que cachée. Si les couples de divorcés remariés posent autant question, c'est bien parce que leur sexualité apparaît au grand jour.

Alice Chablis . - Un mouvement comme celui de La manif pour tous , qui a été encouragé par les évêques de France, reflète l'importance cruciale, pour l'Église, de la famille et du mariage tels qu'elle les pense, « naturels » et « voulus de toute éternité », mais en réalité issus de constructions sociales assez récentes. Le mariage et la famille restent en effet des thèmes récurrents du discours ecclésial. C'est ce qui a permis aux lobbys catholiques de s'organiser pour créer un mouvement de désinformation.

Chantal Jouanno, présidente . - Quelles ont été les réactions lors de la parution de votre livre ?

Maud Amandier . - Le magazine Le Point a consacré au Déni , dans son numéro du 9 janvier 2014, un dossier de trois pages, publiant des extraits du livre assortis d'une tribune à charge, qui est parue quelques jours avant la sortie du livre. Les librairies religieuses ont refusé de mettre en place notre ouvrage. Nous avons été plusieurs fois censurées. Deux émissions de radio ont été déprogrammées et plusieurs articles qui devaient présenter notre livre ne sont pas parus. Malgré tout, le livre s'est bien vendu. Il a bénéficié d'un écho important dans la société civile, relayé dans plus d'une cinquantaine d'émissions et de critiques. Il a été réimprimé plusieurs fois.

Pour réagir à la violence de la tribune du Point , nous avons écrit à Mme Najat Vallaud-Belkacem, alors ministre des droits des femmes, pour dénoncer les attaques sexistes insupportables contenues dans cette tribune et le dénigrement intellectuel apparaissant derrière des expressions telles que « les lèvres qui bougent ». Jean Moingt, grand théologien, qui signe notre préface, y est présenté comme un simple « jésuite, grand défenseur de l'égalité des sexes devant le trône de Saint Pierre ».

Brigitte Gonthier-Maurin . - Comment le livre a-t-il été reçu par La Croix ?

Alice Chablis . - Le journal a publié un article dénigrant sur notre soi-disant mauvaise foi. Citons La Croix : « À de trop nombreuses reprises, elles cèdent à une lecture quasi fondamentaliste des textes du Magistère qu'elles ont retenus, isolant une phrase ou une expression de leur contexte et forçant l'interprétation dans leur sens. Il en ressort une vision plus que caricaturale de l'Église catholique, qui minimise aussi le rôle qu'elle a joué historiquement dans l'émancipation des femmes. La juste cause d'une plus grande égalité des sexes dans l'Église méritait mieux ».

Maud Amandier . - Il nous a été systématiquement opposé, après la parution du livre, l'argument selon lequel nous n'avions pas mentionné le fait que l'Église aurait émancipé les femmes. Un évêque nous a reproché de ne pas avoir écrit « une étude sur les pratiques concrètes de l'Église à travers les âges, en faveur de la promotion des enfants, des filles et des femmes ». Mais dire que l'Église a libéré les femmes est un story telling qui évite de comprendre que ses structures et ses lois les discriminent. L'Église a combattu des lois qui donnaient une autonomie aux femmes. Et elle continue de le faire s'agissant des droits sexuels et reproductifs. Quand l'institution se donne le beau rôle en matière d'émancipation des femmes, elle est dans le déni de ce qu'elle pratique concrètement : la séparation et la hiérarchisation des sexes.

Alice Chablis . - Nous avons eu la surprise de découvrir, en 2015, avant le synode, dans L'Osservatore Romano , le journal officiel du Vatican, une page entière sur notre livre. Celui-ci n'a pas été traduit en italien : cette réaction prouve qu'il les a quand même dérangés. Là encore, on a pointé notre manque de raison, d'analyse historique, une reconstruction de « l'affaire de Récife ». La conclusion de l'article est donc que, sûrement, nous voulions être prêtres, et que ce livre reflétait notre frustration. L'accusation selon laquelle nous serions frustrées de ne pas être prêtres nous a régulièrement été renvoyée, car l'égalité est un impensé dans l'Église. Notre demande est la reconnaissance d'une commune humanité et d'un droit à l'égalité pour tous et toutes.

Brigitte Gonthier-Maurin . - Si les réactions ont été si violentes, c'est que cela faisait probablement écho...

Maud Amandier . - Voilà ce qu'écrit la journaliste de L'Osservatore Romano : « Il s'agit là d'un féminisme assez stéréotypé, totalement dépendant des idéologies laïques féministes ». Elle conclut son article par « La seule raison pour laquelle Amandier et Chablis se sentent encore catholiques est l'aspiration des femmes à la prêtrise, qui est considérée comme le seul moyen pour les femmes d'améliorer leur situation dans l'Église ».

Alice Chablis . - Ce « féminisme » catholique se fonde sur une ultra-différencialisation des rôles féminin et masculin. Pour l'Église, si vous êtes une femme et que vous parlez de tous ces sujets, vous êtes obligée de valider cette répartition différentialiste des rôles.

Maud Amandier . - En direct sur RCF, le directeur du pôle Recherche du Collège des Bernardins, après que j'ai pris la parole pour présenter notre travail de recherche, a commencé par dire : « Je ne sais pas si ces dames ont beaucoup réfléchi ». Voici ce que j'ai répondu : « Je voudrais vous rassurer, nous avons beaucoup réfléchi et nous n'avons pas mis notre cerveau dans notre tablier ». En off , il a ajouté « Madame, vous m'avez agressé au lieu d'élever le débat plus haut ».

Alice Chablis . - Nous avons pu, à l'occasion de débats sur notre livre, relever à quel point l'Église est un lieu où il n'existe plus aujourd'hui aucun questionnement. Si vous n'êtes pas en accord avec la pensée générale, vous êtes mis à l'écart.

Après le rejet du livre, nous avons pu constater qu'il y avait une diffusion et une reprise de nos idées, sans que pour autant nous soyons citées. Heureusement, il y a quand même eu beaucoup de réactions très positives lors de la parution. Nous avons été invitées à parler devant des protestants.

Maud Amandier . - Pour les catholiques, la légitimité vient du prêtre, ce qui complique la prise de parole de ceux qui ne le sont pas, et donc surtout des femmes.

Il faut renvoyer l'Église à la question du droit, qui institue une discrimination profonde des femmes : le Dictatus papæ du XI ème siècle, le Concile de Trente, le Concile Vatican I, puis celui de Vatican II. L'égalité reste un impensé dans l'Église.

Chantal Jouanno, présidente . - Pouvez-vous parler de l'attitude du Saint-Siège à l'égard du droit international concernant les droits des femmes ?

Alice Chablis . - Le Saint-Siège ne ratifie pas la Convention sur l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes de 1979 ni celle d'Istanbul sur la prévention et la lutte contre la violence à l'égard des femmes et la violence domestique, sinon il devrait changer son droit. Il combat les droits sexuels et reproductifs. L'avortement est selon lui le mal absolu.

Chantal Jouanno, présidente . - Nous avons constaté à la délégation que la question de la place de la femme se pose partout, quel que soit le culte. Merci beaucoup d'être venues jusqu'à nous.

Entretien avec Isabelle Lévy,
auteure de Menaces religieuses sur l'hôpital
458 ( * )

(15 avril 2016)

Chantal Jouanno . - Merci pour votre présence. Nous poursuivons nos travaux sur les femmes et la laïcité, qui ont conduit à une réflexion sur la place des femmes dans les différentes religions, sans viser une religion en particulier.

Nos travaux avaient été centrés au départ sur la définition de la laïcité et son évolution historique. Mais définir aujourd'hui la laïcité constitue quasiment un choix politique, tant il en existe de définitions et de nuances.

Nous avons poursuivi nos travaux en nous intéressant à la laïcité dans le sport. Aujourd'hui, nous interrogeons les religions. Nous avons à cet égard organisé, le 14 janvier dernier, une table ronde sur le sujet de l'égalité entre femmes et hommes contre les intégrismes religieux, table ronde qui s'est révélée passionnante.

Le sujet que nous allons aborder aujourd'hui avec vous fait souvent polémique, puisqu'il concerne l'influence du religieux à l'hôpital.

Nos travaux feront l'objet d'un rapport d'information. La question se posera alors pour nous de savoir s'il y a des dispositions législatives à modifier.

Isabelle Lévy . - Je peux témoigner que les médias s'attachent plus aux polémiques qu'aux réalités du terrain. Dans les établissements de santé, les textes légaux et réglementaires ne sont pas toujours appliqués ou tardent à l'être, faute de moyens financiers ou de volonté directoriale.

Mon ouvrage n'est pas une enquête journalistique ponctuelle. Depuis plus de vingt ans, je suis conférencière et formatrice dans les hôpitaux, cliniques, maisons de retraite. Des laboratoires font appel à moi lors de colloques ou de congrès... Je n'ai aucune « casquette » politique, je ne fais que défendre les lois françaises en vigueur et leur application dans le milieu sanitaire et social.

Je ne rencontre aucun souci avec les représentants des différentes religions. Les chefs religieux, y compris les imams que je consulte, appuient mes positions, notamment celles relatives aux soins aux femmes. Ils considèrent que l'interprétation des textes que je propose est exacte.

J'ai, avant d'exercer mes fonctions actuelles, travaillé pendant quinze ans à l'Assistance publique des Hôpitaux de Paris (AP-HP). Si j'y ai débuté en qualité de secrétaire médicale, j'ai très rapidement accédé par le biais de concours à des postes dans les équipes de direction. Je m'intéressais déjà aux différentes cultures et j'ai eu l'occasion de côtoyer de plus en plus de patients originaires de divers pays du monde qui venaient se faire soigner en France. Leurs cultures et leurs croyances entraient avec eux dans nos hôpitaux. Le corps médical et paramédical, à l'époque, prenaient en charge les pathologies des patients, rarement leurs croyances de tout ordre ou si peu.

Jusqu'en 1995, le sujet de la religion à l'hôpital n'avait jamais été abordé. Il n'existait pas de document écrit sur la façon d'aborder les cultures et les religions avec les patients, les familles et les collègues à l'hôpital public.

Au vu de mon engouement pour cette thématique, un pasteur, aumônier de l'hôpital Paul Brousse où j'exerçais à l'époque, m'a un jour incitée à m'y intéresser plus encore.

Lors de mon activité professionnelle hospitalière, j'avais constaté que les personnels étaient surtout avides de connaissances autour de la spiritualité : qu'est-ce que le jeûne du Ramadan, le Yom Kippour, le Carême ? Pourquoi certains sont croyants, d'autres pas ? Si la curiosité des professionnels de santé était réelle, ils reconnaissaient ne rencontrer pas ou peu de difficultés sur le terrain pour la prise en compte des pratiques religieuses et/ou culturelles pour exercer leur métier.

Aujourd'hui, c'est très différent. Les professionnels de santé font état d'un véritable « ras-le-bol », ils rapportent qu'ils n'arrivent plus parfois à suivre sereinement les protocoles de soin, les malades et les familles s'y opposent quelquefois violemment, notamment physiquement.

Très souvent, lorsque les patients arrivent à l'hôpital, avant d'expliquer quel est leur problème de santé, ils précisent quelle est leur religion. Même si les patients ont le droit de pratiquer leur religion à l'hôpital, le rôle des soignants est avant tout de s'occuper de la pathologie. Cette mise en avant de la religion pose problème, car les soignants sont quasiment contraints à parler de la religion plus que du soin.

Ce phénomène est inquiétant car il est de plus en plus récurrent au fil des années ! Le directeur d'une agence spécialisée dans l'intérim médical m'a confié que beaucoup d'associations de soins à domicile exigent désormais d'embaucher strictement des femmes : des personnes nécessitant pourtant des soins infirmiers n'ouvrent pas la porte de leur appartement à des hommes...

J'ai rencontré dernièrement un jeune homme étudiant infirmier qui, voulant exercer en libéral, avait décidé de parfaire sa formation en effectuant un stage auprès d'une infirmière libérale. Bien souvent, ce jeune homme est resté sur le palier, il n'avait pas accès aux patientes et il n'a quasiment rien appris de son futur métier lors de ce stage.

Sans vouloir stigmatiser quelle que religion que ce soit, il faut reconnaître que 95 à 98 % des problèmes liés à la religion à l'hôpital sont en lien (de près ou de loin) à l'islam.

Bien entendu, des questions me sont posées autour des autres religions, plus par curiosité que par nécessité professionnelle : le bouddhisme, l'hindouisme, le Pentecôtisme, l'orthodoxie, etc., mais aussi sur le judaïsme (leur tenue vestimentaire, leurs interdits alimentaires très stricts). Les personnels de santé reconnaissent rencontrer rarement de réelles difficultés de prise en charge de leur part, tous les interdits devant être levés pour respecter la vie d'une personne ou son intégrité physique ou mentale. Il en est ainsi selon toutes les religions, y compris l'islam.

Récemment, un rabbin, qui pourtant ne serre pas la main des femmes pour leur dire bonjour, m'a confié que lorsqu'il avait dû recevoir des soins après une opération chirurgicale, il n'avait vu aucun inconvénient à ce que ce soit des personnels soignants féminins qui les lui prodiguent. Pour les juifs, le soin passe avant tout. Le refus de soin, pour un homme ou pour une femme, n'existe pas. Ils font la part des choses entre la religion et le soin. Des imams m'ont fait les mêmes confidences. L'islam comme le judaïsme n'interdisent pas le soin entre des personnels du sexe opposé du patient. Les refus proviennent souvent de personnes nouvellement converties à l'islam. Ce type de situation ne se rencontrait pas (ou fort rarement) voici une quinzaine d'années !

La conversion à l'islam est possible sans formation préalable, en un temps record, lors d'un simple entretien avec un imam. Pour les autres religions, un temps de préparation est exigé avant la conversion : généralement huit à dix ans pour le judaïsme, deux ans ou plus pour le catholicisme ou chez les baptistes... Dans tous les cas, les « postulants » font l'objet d'une information préalable ; ils sont encadrés par les religieux et les fidèles. Pas dans l'islam.

Trop de personnes se déclarent musulmanes sans rien connaître de l'islam : ni ses pratiques, ni ses croyances. Aussi, à l'hôpital, les exigences de ces patients ne s'appuient pas sur une véritable connaissance de leur nouvelle religion mais sur des ouï-dire rarement confirmés par les textes de références ou les avis religieux.

Beaucoup de musulmans refusent systématiquement une prise en charge masculine pour les femmes (et l'inverse). Pourtant, l'islam ne s'y oppose pas formellement. Dans les pays musulmans, la majorité des personnels médicaux sont des hommes. Cela ne pose aucun problème. Pourquoi cela en pose-t-il en France ? Sans doute, ces demandes tirent-elles leurs origines d'une volonté politique bien plus que religieuse.

Le cas des femmes voilées, dont le visage est dissimulé, pose un grand problème à l'hôpital. Il faut reconnaître que la loi de 2010 n'est absolument pas appliquée.

Pourquoi légiférer pour ensuite ne pas appliquer la loi ? La France est certes le pays des droits de l'homme et de la femme, mais avoir des droits implique également d'avoir des devoirs.

Lorsqu'une femme en burqa vient chercher un enfant à l'hôpital, comment pouvons-nous savoir si l'enfant que nous lui remettons est bien le sien ? Elle nous présente une pièce d'identité ou une carte de séjour mais il nous faut bien voir son visage pour vérifier son identification ! Il en est de même pour parer aux exigences de l'identito-vigilance avant toute consultation médicale ou examen, vérifier que le dossier médical est celui de cette patiente. En cas d'homonymie, par exemple, les conséquences d'un échange de dossier peuvent être dangereuses. De plus, des femmes en burqa se présentent à l'hôpital pour rendre visite à des proches parents, pour laver des défuntes...

Chantal Jouanno . - Comment faites-vous ?

Isabelle Lévy . - Le plus souvent, ces femmes pénètrent dans l'établissement de soins librement parce que le personnel n'est pas habilité à leur en interdire l'accès. Et puis, est-ce aux personnels hospitaliers ou aux fonctionnaires de police de faire respecter la loi ? L'hôpital doit rester un lieu de soins ouvert à tous - patients, visiteurs, bénévoles - mais la législation doit y être respectée, ici comme ailleurs. « La République se vit à visage découvert. » C'est loin d'être le cas dans de trop nombreuses villes de France. Je peux en témoigner pour l'avoir observé lors de mes déplacements professionnels sur notre territoire. Il est important de souligner que l'islam n'exige pas des femmes qu'elles s'habillent ainsi. La burqa est une tenue d'origine culturelle (Arabie Saoudite) et non pas religieuse. Dans le Coran, il est écrit qu'une femme (mariée ou non) peut présenter son visage et la paume de ses mains à quiconque.

À l'hôpital, ces femmes dont le visage et le corps sont voilés ne veulent pas se dévêtir pour une consultation, un examen, un soin, une intervention chirurgicale. Je n'exagère pas, c'est malheureusement la stricte vérité.

Avant de passer au bloc opératoire pour subir une intervention chirurgicale, il faut respecter un strict protocole : se doucher à la Bétadine, revêtir un vêtement en intissé, être transporté par un brancardier (le plus souvent de sexe masculin) jusqu'à la salle d'opération.

Les maris refusent que leurs épouses prennent une douche à l'extérieur de leur domicile, qu'elles se dévêtissent... Pourtant, ils ont été informés lors de la consultation préalable de la procédure à observer.

Des médecins, las d'argumenter et de négocier, refusent d'être contraints. Ces femmes repartent chez elles avec leurs douleurs et leurs souffrances sans être ni examinées ni soignées. Cela n'est évidemment pas sans poser des problèmes de conscience aux soignants.

Dans les cabinets de radiologie du secteur privé, on affiche clairement qu'il est exigé que tout patient doit retirer voile, bijoux, piercing, etc. pour tout examen de la tête. En cas de refus, l'examen ne sera pas effectué.

Pourquoi le secteur privé se donne-t-il le droit d'afficher son règlement et de le respecter alors qu'il n'en est pas de même dans le secteur public ?

Afin d'éviter d'éventuels ennuis, des directeurs d'hôpitaux refusent d'apposer sur les murs de leur établissement l'affiche publiée par le ministère de l'Intérieur « La République se vit à visage découvert » et la Charte de la laïcité des services publics. Si les directeurs d'établissement, comme les personnels d'encadrement, sont incapables de prendre leurs responsabilités et de faire respecter la loi dans l'enceinte de leur propre établissement, cela pose problème aux personnels médicaux, soignants, administratifs et techniques.

Le patient a le droit de choisir son praticien à l'hôpital. En situation d'urgence, il doit accepter d'être pris en charge par le praticien de garde. Cette règle n'est pas toujours respectée : des patientes pour des pathologies relevant de diverses spécialités (pneumologie, gastroentérologie, obstétrique, etc.) exigent d'être prises en charge par un personnel strictement féminin. Ceci n'est pas toujours possible. Surtout, ne proposez pas dans votre rapport de doubler chaque poste, l'hôpital n'en a pas les moyens, ni financiers ni humains.

Très souvent, le problème provient plus du mari ou de la famille que de la patiente. Conformément à la loi française, les soignants s'adressent à la patiente. Pourtant, c'est le mari qui refuse la prise en charge par un praticien masculin. Quand ils interrogent la patiente, elle ne se prononce pas. Le mari prétexte alors que sa femme ne parle pas français. En fait, la femme ne s'exprime pas en public car son mari ne l'y autorise pas. Tout cela n'est pas en conformité avec l'islam !

Selon les recteurs de mosquée, c'est un véritable suicide que de refuser un soin pour soi-même ou un meurtre de le refuser pour quelqu'un d'autre. Le suicide et le meurtre sont interdits par les religions, y compris l'islam, le refus de soin, y compris par une personne du sexe opposé, en situation d'urgence ou pas. Pourtant, de nombreuses patientes repartent sans soin. Aucune loi républicaine ne peut contraindre à changer cette mentalité.

Dans une situation de non-urgence, vous pouvez choisir le praticien qui gère votre dossier. Mais ce praticien n'est pas présent 24h/24. Aussi, d'autres médecins ainsi que d'autres soignants prendront le relais et vous soigneront.

Selon l'islam, la femme n'a aucune autorité parentale sur ses propres enfants. L'islam lui interdit de signer quel que document que ce soit qui engage la responsabilité de la femme sur ses enfants et sur elle-même : seul son mari peut signer une autorisation de soin ou de vaccination, par exemple. Les femmes doivent au préalable interroger leur mari : « si je ne lui demande pas, il va être fâché ».

Des soignantes musulmanes travaillant à l'hôpital me confient : « Chez moi, cela ne se passe pas du tout comme ça, mon mari me laisse prendre des décisions ». Je leur réponds que pour elles le fait de travailler à l'hôpital indique que leur mari applique un islam ouvert.

Chantal Jouanno . - Comment cela se passe-t-il quand les hommes doivent être soignés par des femmes ? Les difficultés sont-elles les mêmes ?

Isabelle Lévy . - Des hommes refusent d'être soignés par des femmes, en effet.

Un patient musulman très âgé a été reçu voici quelques mois aux Urgences par une infirmière. Au vu de son état, elle a demandé une prise en charge médicale très rapide. Il a refusé que le médecin de garde, une femme, accompagnée de ses deux internes, des femmes également, le touchent. En dépit des efforts déployés pour le persuader, il a refusé les soins : il est resté sur un brancard toute la nuit et il est mort avant d'avoir pu être examiné. Il n'avait signé aucune décharge car il ne savait ni lire, ni écrire.

Brigitte Gonthier-Maurin . - La responsabilité de l'hôpital est-elle engagée dans ce cas ?

Chantal Jouanno . - Y a-t-il une procédure dans ces circonstances ?

Isabelle Lévy . - Tous les témoins présents signent un document pour attester que tout a été mis en oeuvre pour persuader le patient d'accepter les soins. Recueillir les signatures prend du temps. Par ailleurs, la mort d'un patient dans ce genre de situation est particulièrement traumatisante pour les soignants.

C'est ainsi que, même en cas d'urgence, des femmes refusent d'être soignées par des hommes et, inversement, des hommes refusent d'être soignés par des femmes. La question que l'on voudrait poser aux hommes est : pourquoi ? Une femme soignante est-elle moins intelligente que son homologue masculin ? Si elle est médecin, c'est qu'elle en a autant la capacité qu'un homme. Les femmes médecins sont parfois plus diplômées que les hommes mais ces patients font plus confiance à des internes, si ce sont des hommes, qu'à des femmes qui sont chef de service !

Il y a même des cas où des pédiatres, des hommes, exerçant dans les maternités ou dans les services de réanimation néonatale, se sont vu interdire par les mères d'examiner des petites filles de quelques jours !

Si vous interrogez un imam, il vous répondra que tout cela n'a rien à voir avec l'islam. Mais c'est pourtant comme cela que les choses se passent actuellement.

Nous rencontrons également des difficultés avec les visiteurs de toutes cultures et religions qui ne respectent pas le règlement : visiteurs en nombre, visites interdites aux enfants de moins de quinze ans, irrespect des horaires, apport de nourriture extérieure... Le personnel soignant est majoritairement féminin dans les hôpitaux. Aussi, les ordres provenant de femmes, ils ne sont pas toujours suivis d'effet.

Il m'est arrivé d'interroger des personnels originaires de pays du Moyen-Orient sur les consignes données dans leurs hôpitaux : une infirmière originaire du Maroc m'a répondu : « Chez nous, à Casablanca, c'est très strict, on ne déroge pas aux règles sur les horaires et si les visiteurs ne veulent pas obtempérer, ils ne peuvent plus entrer dans l'hôpital ! ». Alors pourquoi en France ces mêmes personnes n'acceptent-elles pas les consignes qu'elles admettent au Maroc ?

Chantal Jouanno . - Ce que vous nous dites, c'est que, en France, les règles et les lois existent, mais qu'elles ne sont pas appliquées.

Isabelle Lévy . - Absolument. Nous n'avons pas besoin de nouveaux textes législatifs à l'hôpital mais du respect par tous des lois déjà en vigueur. Lorsque j'ai reçu le guide « La laïcité et la gestion du fait religieux dans les établissements publics de santé » édité par l'Observatoire de la laïcité, j'ai constaté que ce document nous rappelait une fois de plus les textes que nous connaissons déjà : circulaire du 2 février 2015 relative au respect de la laïcité à l'hôpital, la charte du patient hospitalisé. Aucune sanction n'est proposée si la législation n'est pas respectée par tous les intervenants : direction, personnels, patients, visiteurs, bénévoles, aumôniers... Des formations des personnels sont souhaitées mais aucun budget n'est mis à la disposition des établissements pour leurs réalisations.

Autre chose : les directions des établissements hospitaliers ne portent jamais plainte lorsque leurs personnels sont victimes de violences verbales ou physiques de la part des patients ou de leurs familles. Le plus souvent, le personnel est également incité à ne pas déposer de plainte à titre individuel. Du reste, la crainte d'être victime de violences en représailles incite au silence.

Le ministère de la Santé et l'AP-HP prétendent qu'il n'y a aucun problème à l'hôpital. En fait, ils sont nombreux, réglés plus ou moins en interne et la hiérarchie en est rarement informée.

Le plus souvent, les personnels de directions et d'encadrement n'assistent pas aux formations ou aux conférences que je donne dans leur propre établissement autour du respect de la laïcité à l'hôpital. Ce n'est pas aux infirmiers, aides-soignants ou aux diététiciens de faire respecter les règles qui encadrent le soin, mais à leurs supérieurs.

Chantal Jouanno . - Que font les forces de sécurité ?

Isabelle Lévy . - Le plus souvent, il n'y a pas d'équipe d'agents de sécurité (autre qu'incendie) dans les établissements de santé. Dans les hôpitaux, un vigile est chargé de vérifier tous les sacs à l'entrée, mais cela est insuffisant. Il ne dispose d'aucun matériel de détection, ni de portique de sécurité. Et puis quand il y a foule, le plus souvent, il laisse passer sans contrôle. Que faire lorsqu'on est seul face à une foule ? Quant aux forces de l'ordre, elles ne peuvent intervenir que sur demande du directeur de l'hôpital.

Brigitte Gonthier-Maurin . - Qu'en est-il de l'autorité de la hiérarchie en ce qui concerne les consignes de sécurité ?

Isabelle Lévy . - L'hôpital doit rester un lieu ouvert à tous et les moyens de respecter les consignes de sécurité en matériel et en personnels sont moindres. Quant aux personnels en contact avec les malades, les effectifs sont en berne : deux aides-soignantes par étage pour quarante malades la nuit, une infirmière pour quatre étages et j'en passe. Je devais avoir hier douze personnes en formation ; seulement sept sont venues car les autres ne pouvaient pas quitter leur service. Les personnels sont épuisés par leurs horaires, leurs conditions de travail. D'où le cumul des arrêts de maladie.

Selon la législation en vigueur, les étudiants en médecine peuvent porter des signes religieux en faculté de médecine. En revanche, lorsqu'ils sont en stage à l'hôpital en qualité d'externe ou d'interne, une neutralité religieuse absolue est exigée. Dans les faits, cette règle n'est pas toujours respectée : kippa, voile islamique, croix, manches longues, etc. Ce dernier point signifie que les règles d'hygiène élémentaires ne sont pas toujours respectées.

Un soignant qui ne veut pas laisser sa religion au vestiaire est-il capable de neutralité face au patient et à sa famille, dans ses paroles et dans ses actes ? Va-t-il proposer tous les antalgiques, toutes les interventions que, peut-être, sa religion réprouve mais qui vont soulager ou sauver le patient ? Que dire des personnels qui refusent de soigner le sexe opposé ou s'absentent régulièrement de leur service pour faire leurs prières, ou qui refusent de servir des plateaux repas proposant un plat à base de porc ; de ces sages-femmes refusant de parler contraception avec leurs patientes, etc. ? Quant au prosélytisme dans les actes et les paroles, il est bien présent dans le milieu hospitalier. Les directions et les personnels d'encadrement sont souvent informés mais se considèrent le plus souvent dépassés par les faits.

Chantal Jouanno . - Il y aurait donc un renoncement permanent ?

Isabelle Lévy . - En 1989, lorsque le voile a fait son apparition dans les collèges, le gouvernement d'alors n'a pas réagi. L'important était que les filles aillent à l'école. Lors de la création de la commission Stasi, en 2004, quinze ans après, il était déjà trop tard.

Récemment, le secrétaire d'une association d'étudiants infirmiers m'a avoué qu'il ne comprenait pas pour quelle raison la réglementation interdisait le port de signes religieux aux futurs professionnels de santé à l'école et en stage. Je lui ai rétorqué que plutôt que de se battre pour imposer le port des signes religieux, il aurait plus intérêt à se battre pour obtenir de meilleures conditions de travail, d'apprentissage ou de salaire pour les infirmiers.

Brigitte Gonthier-Maurin . - S'il n'est pas d'accord, il faut qu'il fasse autre chose.

Isabelle Lévy . - Je me souviens d'une jeune secrétaire d'une mosquée, voilée de la tête aux pieds. Elle m'avait posé beaucoup de questions sur mon travail. Elle m'a expliqué qu'elle était française, titulaire d'un diplôme d'éducatrice spécialisée, mais qu'elle ne trouvait pas de travail dans le service public car elle ne voulait pas quitter sa tenue. À la question que je lui posais de savoir comment elle avait fait, pendant cinq ans, pour étudier habillée ainsi, elle m'a répondu qu'elle s'était toujours débrouillée, qu'on l'avait laissé faire aussi bien dans son école que sur ses différents lieux de stage. L'État a donc payé sa formation pour rien ! Finalement, elle a pris la place d'une autre étudiante et elle s'ennuie dans son travail.

Nous rencontrons également de nombreux problèmes au moment du Ramadan qui, à l'hôpital, a des conséquences particulières. Pendant le Ramadan, on ne peut rien absorber du lever au coucher du soleil, on ne peut donc pas prendre de médicament, de nourriture ou de boisson. Normalement, le jeûne doit s'interrompre quand on est malade, quand il a des mauvaises répercussions sur la gestation, voire sur l'allaitement. On doit récupérer ces jours d'interruption avant le Ramadan suivant, si l'état de santé le permet. Beaucoup de femmes musulmanes à l'hôpital ne veulent pas arrêter le jeûne, car elles avouent que cela est plus compliqué pour elles de le faire seules que soutenues par toute la communauté.

Dernièrement, j'ai été interpellée, dans un hôpital de Seine-Saint-Denis, sur le cas d'une agent d'accueil d'un service d'admission qui appelle ses collègues à interrompre leurs tâches pour faire leur prière sur le lieu même de leur travail. C'est un véritable abandon de poste. Lorsque l'on m'a demandé ce qu'il était possible de faire, j'ai répondu : interdire ce comportement ! L'évidence même. Pas pour le cadre qui se considère dépassé et surtout que cela ne relève pas de son rôle. Cette situation n'est pas rare dans les services de soins comme dans les services d'urgences.

Brigitte Gonthier-Maurin . - C'est inquiétant !

Isabelle Lévy . - Cela fait vingt ans que je m'acharne à attirer l'attention des pouvoirs publics sur ces problèmes. Rien ne bouge...

Dernièrement, une infirmière m'a demandé si elle pouvait faire ses prières la nuit, pendant son service à l'hôpital : cela l'arrangeait car ainsi, elle pouvait se coucher tout de suite après être rentrée chez elle. Les gens font passer leur religion avant leur mission de service public au détriment de la santé des patients mis sous leur responsabilité. Et les cas se multiplient au fil des années dans les grandes villes comme dans les plus petites.

Chantal Jouanno . - Cela veut dire que pour ces gens, la laïcité n'existe pas. C'est inquiétant !

Isabelle Lévy . - Beaucoup de gens me disent : « À chacun sa définition de la laïcité. » Je réponds : « non » ! Il n'y a qu'une seule définition de la laïcité. En ce qui concerne l'hôpital, l'ensemble du personnel se doit d'afficher une neutralité absolue dont le patient ne doit pas pouvoir douter. Quant au patient, il peut pratiquer sa religion, dans la mesure où elle ne gêne pas l'organisation des soins. Or je peux vous assurer que certains personnels sont loin d'être neutres... Et avec la bénédiction de leur hiérarchie et de leurs collègues puisqu'ils laissent faire. Donc ils sont complices.

Nous recevons des demandes d'aménagement de postes pendant le Ramadan ou de repos hebdomadaires tous les vendredis, les samedis (pour les juifs) ou les dimanches (pour les chrétiens). En cas de refus, les personnels n'hésitent pas à se mettre en arrêt de maladie pendant trois jours, délai trop court pour qu'un contrôle soit effectué par la Sécurité Sociale. On sait parfaitement que la personne n'est pas malade et que ce sont des arrêts de confort. Les responsables me répondent : « que faire ? » et restent sans réaction.

Un mot en ce qui concerne le recours à la langue arabe à l'hôpital. On peut y parler une langue étrangère quand on ne peut pas se faire comprendre en français par un patient ou par sa famille. En revanche, la règle veut que tous les personnels parlent français entre eux, de manière à ce que tout le monde se comprenne, que l'on parle d'un dossier médical ou de ses dernières vacances. Si les médecins parlent en arabe d'un patient devant une infirmière, elle ne comprend pas ce qui se dit et ne peut pas donner d'explication au malade sur ses soins. Comment savoir s'ils parlent réellement de leur patient et de ses soins si l'on ne comprend pas l'arabe ?

La Charte du patient hospitalisé du 6 mai 1995 n'est pas toujours appliquée. Quant à la circulaire n° 2005-57 du 2 février 2005 relative à la laïcité dans les établissements de santé, elle est inconnue d'une grande majorité du personnel, y compris du personnel d'encadrement. C'est un comble !

La circulaire du 21 avril 2011 du ministre de l'Intérieur prévoyait la désignation d'un « référent laïcité » dans chaque établissement de soins. Ces référents ne reçoivent aucune formation spécifique pour assurer leur mission et doivent exercer celle-ci en plus de toutes leurs autres attributions.

Dans mon ouvrage Menaces religieuses sur l'hôpital (2011), j'ai présenté les propositions suivantes :

- les administrateurs sont responsables du respect de la laïcité à l'hôpital par les patients et par les visiteurs ;

- tous les professionnels de santé doivent obligatoirement respecter une neutralité absolue et s'abstenir de tout signe religieux. Les piercings sont interdits à l'hôpital - pour des questions d'hygiène essentiellement - mais nous avons beaucoup de personnels - hommes et femmes - qui portent des tatouages. À mon époque, c'était interdit. Or cela pose parfois des problèmes car les tatouages ne sont pas toujours neutres. De la même façon, les tatouages au henné frais peuvent être jolis mais après quelques jours, ils semblent sales ;

- les directeurs doivent intervenir pour que tout prosélytisme soit exclu à l'hôpital. Lorsque je travaillais à l'AP-HP, nous avions des surveillants de soins dans chaque service qui étaient chargés de gérer les problèmes avec les patients ou les familles. Aujourd'hui, nous avons des cadres dont la fonction est d'encadrer. Or ils sont accaparés par des réunions, ce qui les empêche d'exercer leurs responsabilités dans leur service. Quand il y a un problème, ils n'interviennent pas. Les directeurs ne sont pas les seuls en cause dans ce non-respect de la laïcité à l'hôpital, il y a aussi des problèmes avec les personnels d'encadrement. C'est ainsi que s'installe une omerta totale ;

- en application de la loi de 1905, il devrait y avoir dans tous les hôpitaux publics des équipes d'aumôniers représentant toutes les confessions. Ce n'est pourtant pas le cas. Très souvent, à l'hôpital public, il n'y a qu'un aumônier catholique, car les aumôniers des autres religions ont parfois du mal à se faire accepter par certaines directions.

Les hôpitaux publics connaissent également des problèmes avec les aumôniers musulmans. La Mosquée de Paris a pris en charge la formation des imams et des aumôniers. Mais les imams ne sont pas employés par les mosquées et les aumôniers, soit parce qu'ils ne sont pas assez nombreux ou qu'ils ne se font pas connaître, ne sont pas recrutés en nombre assez significatif par les hôpitaux publics. Pourtant, en cas de refus de soin pour des raisons religieuses, on pourrait faire appel à l'aumônier pour qu'il rappelle au patient la règle de sa religion. La Fédération protestante de France forme les aumôniers protestants, le diocèse forme les aumôniers catholiques, le consistoire forme les rabbins mais nous ne savons pas à qui nous adresser pour la formation des aumôniers musulmans. Je ne vois pas que Conseil français du culte musulman ait, jusqu'à maintenant, formé des imams.

Par ailleurs, en application de la loi de 1905, les hôpitaux publics devraient disposer d'un lieu de culte polyvalent. Or bien souvent, le seul lieu de culte est une chapelle ;

- le manque de chambres individuelles dans les services ne facilite pas l'accompagnement religieux pour les malades en fin de vie, pourtant autorisé par la loi ;

- beaucoup de patients parlent des langues étrangères : l'hôpital devrait pouvoir disposer d'un budget lui permettant de traduire en plusieurs langues les documents remis aux patients. Tous les patients ne parlent pas l'anglais !

- Il faut absolument qu'en formation initiale et continue, l'ensemble des personnels soit formé aux règles qu'implique la laïcité à l'hôpital ; cela figure dans les statuts en ce qui concerne les aides-soignants et les infirmiers, mais ce point n'est pas respecté dans la majorité des cas. En ce qui concerne les médecins, ça ne fait pas partie de leur programme de formation ;

- les nouvelles embauches constitueraient un bon moment pour rappeler les règles par le biais de la signature d'un engagement écrit ;

- nous avons de plus en plus de problèmes qui concernent l'alimentation des patients. Certains se font apporter leur nourriture de l'extérieur ; la chaîne du froid n'est pas respectée, les régimes médicaux non plus : certains patients mangent alors qu'ils ne le devraient pas. La mise en place de cuisines pluriculturelles aiderait peut-être à résoudre les problèmes ;

- je suis également favorable à la création d'une cellule ministérielle d'information sur le respect de la laïcité pour les établissements publics de santé. Cette cellule pourrait répondre aux questions des soignants.

Chantal Jouanno . - Les règles, justement, vous paraissent-elles suffisamment claires ? Existe-t-il des contentieux ?

Isabelle Lévy . - Très peu. Des cas concernent des refus de soins ou le port de signes religieux. Les sanctions sont rares.

Chantal Jouanno . - Avez-vous connaissance de problèmes émanant des sectes ?

Isabelle Lévy . - On ne m'a pas rapporté de problèmes émanant de sectes autres que les Témoins de Jéhovah .

Chantal Jouanno . - Les problèmes sont-ils localisés essentiellement dans les établissements hospitaliers de la région parisienne ?

Isabelle Lévy . - Il y a quelques années, je n'allais que dans les villes desservies par les lignes de TGV : Paris, Lyon, Marseille, etc. Désormais, le phénomène s'étend à toute la France. On fait appel à moi dans toutes les régions. Je travaille beaucoup, ce qui indique bien qu'il y a un problème ; le besoin d'information sur le terrain est important. Il m'arrive de faire quatre sessions de formation par an dans certains hôpitaux.

Chantal Jouanno , présidente . - Dans quel contexte intervenez-vous ?

Isabelle Lévy . - Les institutions me contactent directement ou j'interviens en tant que sous-traitant, dans le cadre de marchés publics, par le biais d'organismes de formation.

Chantal Jouanno , présidente . - Au cours de vos formations, apportez-vous un éclairage spécifique sur les questions concernant les femmes en tant que patientes ?

Isabelle Lévy . - Autrefois, les thèmes de mes formations étaient précis : les rites funéraires, les femmes, l'alimentation, etc. Désormais, les demandes concernent l'approche multiculturelle du soin - on peut tout mettre sous cette dénomination - et je réponds aux attentes. Je consacre une journée, sur les deux jours de la formation, à répondre aux questions autour de la laïcité. Les questions portent essentiellement sur les tenues vestimentaires, sur les soins tant pour les hommes que pour les femmes, sur la prise en charge de la femme et de l'enfant.

Je tiens à préciser que depuis les attentats du 11 septembre 2001, la demande de formation a augmenté, ce que je trouve inquiétant. Et elle est de plus en plus importante d'année en année. Depuis septembre 2001, la physionomie de nombreuses villes a changé.

Chantal Jouanno . - On ne peut que constater que l'islam, tout comme la religion catholique, est de moins en moins modérée, surtout chez les jeunes.

Isabelle Lévy . - Mais, très souvent, ces jeunes me posent des questions sur leur propre religion, car ils n'en ont aucune connaissance ou presque ! Immanquablement, lors des journées de formation que j'anime dans des institutions publiques, je suis obligée d'en interdire l'entrée à tous ceux qui refusent de ranger leurs signes religieux, car j'exige que les tenues vestimentaires soient neutres pendant ces sessions. Je m'entends souvent répondre : « Je fais ce que je veux ! » On m'appelle aussi pour intervenir dans des crèches municipales auprès d'assistantes maternelles voilées qui prient devant les enfants...

Chantal Jouanno . - Pourquoi les équipes municipales n'interviennent-elles pas elles-mêmes ? Parce qu'elles n'osent pas ?

Isabelle Lévy . - Les parents non musulmans se plaignent que leurs enfants se mettent à prier à la maison, pour faire comme la nounou ! Les parents n'apprécient pas que ces nounous promènent les enfants en étant voilées de la tête aux pieds. C'est à moi que l'on fait appel pour résoudre le problème. Je pense que ce serait plutôt aux équipes municipales chargées de la petite enfance de mettre les choses au point... Les contrats d'embauche ne précisent pas que le port du voile est interdit. Passer par mon intermédiaire permet le plus souvent aux équipes de se dédouaner, de ne pas aborder la question de face, en somme, de ne pas prendre leurs responsabilités.

Chantal Jouanno , présidente . - Pouvez-vous nous parler des réfections d'hymen ? Que pensez-vous des certificats de virginité que l'on demande à des médecins, parfois pour de très jeunes filles ?

Isabelle Lévy . - Beaucoup de médecins ne veulent plus ni pratiquer de réfection d'hymen ni établir des certificats de virginité. Ceux qui pratiquent les réfections d'hymen les codifient de manière à ce que la Sécurité Sociale rembourse les patientes. Il arrive aussi que les médecins pratiquent des réfections d'hymen ou établissent des certificats de virginité pour « sauver » les femmes qui viennent le leur demander tant la pression exercée par leur futur mari, leurs frères, est forte...

Par ailleurs, la loi interdit de pratiquer l'excision. Pourtant, au motif qu'ils sont tenus au secret professionnel, des chirurgiens se demandent s'ils ne pourraient pas s'autoriser à la pratiquer... Trois sages-femmes exerçant dans des hôpitaux publics situés dans des zones géographiques très éloignées les unes des autres ont eu à pratiquer des accouchements pour des femmes originaires du Mali et du Sénégal. Ces femmes avaient subi une infibulation. Pour mémoire, une infibulation est une suture qui ne laisse qu'une petite ouverture pour que l'urine et les menstruations puissent s'écouler. Elle est habituellement pratiquée sur une adolescente pré pubère dans le but de lui empêcher tout rapport sexuel vaginal. L'infibulation constitue une mutilation génitale féminine au même titre que l'excision clitoridienne et des petites lèvres qui l'accompagnent souvent. Elle est illégale dans la plupart des pays du monde.

Pour leur permettre d'accoucher par voie basse, il faut qu'un médecin intervienne pour défaire préalablement la suture. Une fois que l'accouchement est terminé, les patientes demandent à être recousues, par peur de ne pas pouvoir avoir d'autres enfants ou par peur de leur mari. Dans les trois cas, les médecins ont accepté de recoudre la patiente. Aucune des sages-femmes ayant assisté à l'intervention n'a prévenu la hiérarchie de l'hôpital ou son ordre professionnel. Pourtant, le risque encouru par ces soignants est réel car tout médecin ayant à examiner une de ces femmes lors d'une prochaine grossesse ne pourra que constater que la suture a été faite par un professionnel ; il lui sera ensuite facile, avec la carte Vitale de la patiente, de retrouver son collègue...

Chantal Jouanno . - Avez-vous été inquiétée ou agressée ?

Isabelle Lévy . - Non. Je ne suis jamais véhémente dans mes propos contre l'islam comme pour les autres religions. Néanmoins, tous les fidèles doivent respecter le cadre légal français.

Chantal Jouanno . - Nous vous remercions d'être venue jusqu'à nous.

Audition de Houria Abdelouahed, psychanalyste,
maître de conférences à l'université Paris-Diderot

(2 juin 2016)

Présidence de Chantal Jouanno, présidente

Chantal Jouanno , présidente,rapporteure . - Mes chers collègues, nous recevons maintenant Houria Abdelouahed, psychanalyste, maître de conférences à l'université Paris-Diderot et traductrice.

Houria Abdelouahed, vous avez publié en 2015 un livre d'entretiens avec le poète syrien Adonis, qui s'intitule Violence et islam . Vous êtes aussi l'auteure du livre Figures du féminin en islam , publié en 2012. Votre dernier ouvrage s'intitule Les Femmes du prophète . On note également dans votre bibliographie des titres sur le voile et la féminité. Il était important que nous vous entendions.

Votre audition s'inscrit dans le travail qu'effectue notre délégation depuis mars 2015 sur le thème « Femmes et laïcité ». Notre recherche portait initialement sur les effets émancipateurs de la laïcité, spécialement pour les femmes. Notre réflexion nous a progressivement poussés à nous interroger sur la place des femmes dans les religions et sur l'influence que ces représentations exercent sur la situation faite aux femmes dans les sociétés humaines.

C'est donc avec un grand intérêt que nous allons vous écouter. Après votre intervention, nous aurons ensemble un temps d'échanges.

Houria Abdelouahed, psychanalyste, maître de conférences à l'université Paris-Diderot . - Je vous remercie de votre invitation qui me permettra de préciser certains sujets, notamment concernant le voile qui est une question épineuse sur le plan psychologique, sociologique, anthropologique, historique et politique.

Je suis psychanalyste : je vous propose donc de commencer par un cas clinique.

À peine âgée de quelques mois, Mme C. perdit son père. L'épouse du défunt était enceinte de son second enfant. Énorme fut l'enjeu de cette grossesse car, selon la tradition et les lois du partage et de l'héritage, seule la naissance d'un enfant posthume mâle pouvait préserver sa mère et les siens de l'errance hors la demeure familiale. La mère accoucha d'une fille et se vit donc dépossédée de ses biens par le clan du mari. Au fil des années, Mme C., petite, fut amenée à changer de domicile au gré de la volonté des membres de la famille maternelle, notamment de ses oncles. À l'âge de 13 ou 14 ans, elle se verra donnée en mariage à son cousin, le fils de l'oncle qui les avait délogées, sa mère et elle, du foyer paternel.

À les entendre, ces femmes expriment la même plainte. Le sujet s'évanouit au profit d'événements qui dépassent le cadre de la structure familiale pour se confondre avec le fait social. Cette histoire qui m'a bouleversée pose des questions épineuses. Si le travail de l'analyste consiste à permettre au patient de construire son histoire et de donner un sens à l'héritage de son passé, comment travailler lorsque l'individuel est si lié au collectif, lorsque le sacrifice n'est pas seulement l'histoire d'une famille, mais d'une généalogie historique ? Comment aider la patiente à se réconcilier avec son histoire lorsque le travail de remémoration et de construction se heurte à l'héritage collectif et aux assises culturelles ? Comment construire, alors, face à ce qui continue à constituer les assises culturelles et religieuses, voire identitaires ? Peut-on, et de quelle manière, dissocier le passé individuel du présent collectif, le présent psychique du présent historique qui est toujours actuel ? Comment dissocier le passé traumatique de ce qui ne cesse d'être traumatisant ? L'analyse ou le travail clinique butte sur le roc du culturel, sur le contexte anthropologique et sur les conditions historiques.

En fait, cette histoire de Mme C. rappelle celle de Fatima, la fille de Mohammad, qui n'aura pas l'héritage du père et qui sera battue par Omar - celui qui deviendra le deuxième calife - qui n'a fait qu'appliquer à la lettre le verset coranique.

Lorsque l'on parle de l'islam, il faut dissocier l'islam théologico-religieux des autres mouvements intellectuels qui ont fait la grandeur de la civilisation dite arabo-musulmane. Je parle ici de mystique, de poésie, de philosophie, de science, de traduction, etc. Par exemple, le mystique Ibn Arabi, qui vivait au XIII ème siècle en Andalousie, écrit : « Stérile est tout lieu qui n'accepte pas le féminin. » (littéralement : on ne peut pas compter sur lui). Il dit aussi : « L'humanité n'est pas la masculinité. » Une manière de déconstruire l'idée de la domination phallique.

Or lorsque nous nous penchons sur le texte religieux, celui qui nous gouverne, nous saisissons vite que la Fondation islamique, telle qu'elle a été écrite et transmise, c'est-à-dire telle qu'elle a été historisée, a été commandée davantage par des mouvements pulsionnels que par un véritable renoncement à la pulsion.

Que nous disent les textes 459 ( * ) ?

Citons le cas d'Hafsa, fille d'Omar, épousée après Aïcha qui fut elle-même épousée à l'âge de huit ans, alors qu'elle jouait encore à la balançoire. Un jour qu'Hafsa rentrait chez elle, elle découvrit enlacés, dans sa chambre, Mohammad et Maria, la concubine. Elle s'écria : « En mon jour, dans ma chambre et sur mon lit ? » Le Prophète jura alors qu'il renoncerait à Maria, mais l'ange Gabriel le réprimanda : « Ô Prophète, pourquoi t'interdis-tu ce que Dieu a rendu licite ? ».

Hafsa fit part à Aïcha de cet événement. Gabriel dit : « Lorsque le Prophète confia un secret à l'une de ses épouses et qu'elle le communiqua à sa compagne ...» 460 ( * ) .

Celle-ci se pressa de le raconter aux autres co-épouses, et Gabriel, aux aguets, s'empressa de révéler au Prophète la traîtrise de ses épouses. Il dira également aux femmes ceci : « Si vous vous soutenez mutuellement contre le Prophète, sachez que Dieu est son maître [...]. S'il vous répudie, son Seigneur lui donnera en échange des épouses meilleures que vous, soumises à Dieu, croyantes, pieuses, repentantes. ». 461 ( * )

La femme bafouée deviendra la gardienne et la dépositaire du Livre Saint. Elle apprendra par coeur et portera à la postérité les versets qui la condamnent. Et Aïcha, l'épouse-petite fille, deviendra alors la Mémoire des musulmans.

Oum Salam, une autre épouse, interrogea le Prophète un jour sur l'inégalité des sexes devant l'héritage. Pourquoi le Coran attribue-t-il deux parts au garçon lorsque la fille n'en a qu'une seule ? « Parce les hommes participent à la guerre », lui répondit Mohammad. Elle exprima alors le souhait d'avoir des droits similaires : « Nous souhaitons livrer bataille comme les hommes ! », mais l'ange Gabriel l'apostropha : « Les hommes ont autorité sur les femmes en vertu de la préférence que Dieu leur a accordée sur elles. » 462 ( * )

Je souhaite également revenir sur l'histoire de Zaïnab, cinquième femme du Prophète et sixième épousée après Khadija, dont l'histoire sera accompagnée par le verset sur le voile et le statut de l'adoption en islam. Mohammad avait un fils adoptif, Zaïd, qui choisit de demeurer avec Mohammad, l'instituant ainsi comme père symbolique, ce qui arrachait la filiation aux lois de la consanguinité. Devant ce choix, Mohammad proclama devant toute la communauté : « Soyez témoin que Zaïd est mon fils. J'hérite de lui, il hérite de moi. » Comment pouvait-il en être autrement ? N'avait-il pas choisi le Prophète aux dépens de sa propre famille ? N'avait-il pas arraché la filiation aux liens de la chair pour l'instituer comme filiation symbolique ?

Mohammad choisit Zaïnab comme épouse pour son fils adoptif. On affirmait qu'elle était la plus belle femme de la Mecque. Mais cette dernière exprima sa réticence. Et Gabriel de la réprimander par ce verset : « Lorsque Dieu et son Prophète ont pris une décision, il ne convient ni à un croyant ni à une croyante de maintenir son choix sur cette affaire » 463 ( * ) .

Elle se plia à l'injonction divine. Mais l'histoire ne s'achève pas là. En fait, elle se poursuit ainsi.

Un jour, Mohammad entra dans la maison de son fils adoptif Zaïd, qui était absent. Son regard tomba sur Zaïnab qui était en train de se laver les cheveux. Le Prophète fut foudroyé par cette beauté surnaturelle qu'il ne connaissait pas. Il recula alors en disant : « Seul Dieu détient la puissance. »

Mais comment épouser la femme de son fils adoptif ? Ne se nommait-il pas Zaïd ibn (fils de) Mohammad ? Comment lui ravir sa femme alors qu'il a été parmi les premiers à croire en lui ? Peut-il, lui, le Prophète, se défaire d'une parole donnée ? Et comment se défaire d'une parole lorsqu'on est le Messager de la parole divine, sans se délégitimer et sans discréditer la parole ?

En guise de réponse, Gabriel intervint : « Tu cachais en toi-même, par crainte des hommes, ce que Dieu allait rendre public ; mais Dieu est plus redoutable qu'eux. » 464 ( * ) .

Ce verset fut révélé à Mohammad alors qu'il se trouvait dans la chambre d'Aïcha, l'épouse petite fille. Celle-ci dit : « Je vois que Dieu se hâte à satisfaire tes désirs. ». Mais lorsqu'elle questionna : « Peux-tu prendre la femme de ton fils ? », Gabriel fit cette réponse : « Quand Zaïd eut cessé tout commerce avec son épouse, nous te l'avons donnée pour femme [...]. Il n'y a pas de faute à reprocher au Prophète au sujet de ce que Dieu lui a imposé. » 465 ( * ) .

Ce n'est donc pas ce que souhaite Muhammad mais l'injonction divine. Et lorsqu'elle dit que son époux n'avait pas le droit de dépasser le nombre autorisé pour les musulmans, l'Ange réapparut : « Vous, les femmes du Prophète ! Celle d'entre vous qui se rendra coupable d'une turpitude manifeste, recevra deux fois le double châtiment. Cela est facile pour Dieu. ».

Depuis, la filiation est celle du sang et l'adoption, jusqu'à aujourd'hui, est interdite dans les pays arabo-musulmans.

Jusque-là, les femmes n'étaient pas voilées. La scission entre espace privé et espace public ne faisait pas l'objet d'un texte de loi. Mais le désir de protéger Zaïnab fit dire à Gabriel : « Ô vous, les femmes du Prophète ! Vous n'êtes comparables à aucune autre femme. Restez dans vos maisons, ne vous montrez pas dans vos atours comme le faisaient les femmes au temps ancien de l'ignorance ( jâhiliya oulâ ) » 466 ( * ) .

Les théologiens d'aujourd'hui relient directement ce verset - qui s'adresse aux épouses du Prophète - à un autre demandant aux croyantes de « rabattre leur voile sur leur poitrine, de ne montrer leurs atours qu'à leur époux ou à leur père... » 467 ( * ) .

Cependant, ce qui a été traduit par « poitrine » est en fait la « fente ». Le verset coranique dit qu'il convient de rabattre le voile sur juyub (pluriel de jayb ), c'est-à-dire la fente. On peut donc entendre qu'il s'agit de la fente sexuelle ou anale ou, effectivement, de l'espace entre les deux seins, mais il ne s'agit pas de couvrir les cheveux. Le terme « cheveu » ne figure pas dans le texte. Ce verset va confiner jusqu'au vertige le moi et la parole dans la littérature religieuse. Afin d'éviter la loi du Talion (qui frapperait celui qui mésuse de son oeil), il vaut mieux voiler la femme que perdre la vue.

Laissez-moi vous conter une autre histoire, celle d'Oum Habiba. Arrivant à Médine, Oum Habiba, la future mariée, s'écria : « Où est mon époux ? ». On lui apprit que le Prophète était parti avec son armée pour une expédition contre les juifs de Khaybar. Dans l'attente de son arrivée, son époux avait déjà pris Safiya bint Huyay, dont le père et le mari furent décapités. Le Prophète avait donc pris Safiya, ordonnant le mariage sur le champ, sans attendre le délai de viduité.

Je n'ai cité en exemples que les histoires les plus poignantes, mais les livres d'histoire et d'hagiographie s'avèrent une véritable fabrique de la servitude de la femme.

Non seulement la femme était asservie sur décret divin, mais on lui attribuait les paroles qui consignent cet asservissement pour la postérité. Par exemple, Aïcha, l'épouse petite fille, est devenue la Mémoire des musulmans et récitera pour la postérité : « Vos femmes sont pour vous un champ de labour, allez à votre champ, comme vous le voudrez. » 468 ( * ) . C'est un verset appris par coeur sur les bancs de l'école. Je l'ai appris comme toutes les autres musulmanes sur les bancs de l'école, qui n'a jamais été laïque, à un âge où les enjeux identificatoires sont si importants. Je m'identifiais donc à la femme battue tandis que mon camarade garçon s'identifiait à l'homme qui battait...

Je cite un autre verset sur la polygamie : « Épousez comme il vous plaira deux, trois ou quatre femmes. » 469 ( * ) . Ici, le terme arabe est « inkahû », qui signifie « prenez », au sens charnel du terme, voire « accouplez-vous », plutôt qu'« épousez ». L'accent n'est pas placé sur le mariage comme institution symbolique, mais sur la possession sexuelle.

Cet autre verset : « Si elles sont indociles, reléguez-les dans des chambres à part et battez-les. » 470 ( * ) .

Notre grande référence, Tabarî, va, dans son grand commentaire du Coran, établir une échelle dans cette taxinomie de la punition des femmes : d'abord les réprimandes, ensuite l'abandon (« les reléguer dans leurs chambres ») puis les frapper si elles persistent dans la désobéissance. À quoi ? À Dieu et à leurs maris, répond-il.

L'homme, dans cette taxinomie du châtiment, adopte ce qu'il considère comme « la plus grande des humiliations » : posséder la femme charnellement dans un mutisme voulu et absolu.

Et Tabarî de continuer : « Persister à ne pas lui adresser la parole et la posséder, est très dur pour elle (wa dhâlika ashaddu `alayha) . » Ou encore, l'homme la délaisse et refuse de partager sa couche jusqu'à ce qu'elle revienne vers lui, « soumise et fasse ce qu'il désire (hattâ tarji'a ilâ mâ yuhibb) » , ou encore « jusqu'à ce qu'elle respecte l'impératif divin de se soumettre à vos droits » (il s'agit des droits des époux).

Le corps est ainsi pris dans les méandres d'un pouvoir qui s'exalte et se renforce de l'injonction divine. Le système punitif est à placer dans une certaine économie politique qui assujettit le corps féminin et opère sur lui une prise immédiate, autant physique que psychique. Le mari jugeant de l'âme de sa compagne a le droit de la punir, sur décret divin. À ce moment, châtier devient un droit souverain, transformant le pouvoir de l'homme en « surpouvoir ».

Le Texte fondateur aussi bien que les commentaires cultivent chez la femme le masochisme, ou la mélancolie, ou d'autres destins du traumatisme.

C'est dans la sourate des femmes que nous trouvons ce verset : « Nous rejetons dans le feu ceux qui ne croient pas à nos signes. Chaque fois que leur peau sera consumée, nous leur en donnerons une autre afin qu'ils goûtent le châtiment. » 471 ( * ) . Attaque de l'enveloppe (la peau) : cruauté perpétuelle, éternelle...

Face à de cette cruauté se dresse le tableau d'un Janna (le Paradis), ou ce qui est permis aux hommes dans l'au-delà. Le Janna s'avère une surenchère de sensualité, levée de tous les interdits. Le sexuel devient une orgie interminable et une jouissance masculine illimitée. Suyûtî (né en 849/1445), l'un des plus grands théologiens du monde arabe, dépeint une verge qui ne se repose jamais, faisant de l'homme du Paradis le frère d'Ouranos. L'image paradisiaque d'une jouissance masculine à l'infini et d'une virilité absolue trouve son répondant dans une langue d'une richesse sémantique extraordinaire, mais qui demeure néanmoins prisonnière d'une société encore gérée par une conception tribale et archaïque de la vie et de la société.

Par exemple, le mot vierge ( adhrâ ) ne désigne que la jeune fille. Il ne se dit jamais au masculin, comme si l'homme était soustrait à tout devenir, à toute évolution et à toute historisation. On naît homme, on ne le devient pas. De même, nous ne disposons pas encore de mot en arabe pour désigner une attitude machiste, par exemple. Il serait très difficile de traduire Le deuxième sexe de Simone de Beauvoir. De même, la femme divorcée se dit toujours al-mutallaqa , « la répudiée », même si c'est elle qui demande le divorce ! La forme grammaticale de la langue est telle que la femme est l'objet d'une répudiation : sur elle s'abat l'action du mari.

Je souhaite également parler de la burqa , qui revient dans le discours sur le voile. Le terme burqa renvoie, dans la langue arabe, à la fois à la femme (bédouine) et à la bête de somme : la femme bédouine travaille comme une bête de somme.

Jusqu'à aujourd'hui, l'inégalité devant l'héritage (l'homme a le double de la part de la femme), devant le témoignage (la parole d'une femme vaut moins que celle d'un homme) et l'impossibilité de l'adoption sont en lien direct avec les premiers moments de la Fondation islamique et la transmission par écrit, en l'absence d'une vision laïque, de ces profondeurs effrayantes de la Fondation. En l'absence de laïcité, cette histoire est devenue sacrée. Elle échappe ainsi à un travail de pensée.

Nous devons donc réfléchir aux assises pulsionnelles de la religion musulmane. Ne s'agit-il pas, dans le désastre que nous connaissons aujourd'hui, d'un retour de ce qui n'a jamais été refoulé, d'un retour du clivé, c'est-à-dire cette violence qui, depuis le commencement de la Fondation, n'a pas été pensée et qui reste enkystée par la politisation de la religion et la sacralisation des premiers textes ?

De façon générale, qu'est-ce que la femme pour que l'homme fasse appel au ciel pour la vaincre ou la dompter ? S'agit-il seulement de l'angoisse de la castration ou des angoisses plus primitives ?

Si la religion a toujours été du côté de l''impensable qui fait penser, l'interdit qui, au nom de l'identité, pèse sur une autre écriture de l'histoire devient l'impensable qui reste enkysté. C'est cet enkysté, me semble-t-il qui revient aujourd'hui sous forme de symptôme nous interroger sur notre rapport au religieux, à la laïcité et à la construction de l'identité. Question qui nécessite une vision plurielle, une approche pluridisciplinaire.

Chantal Jouanno , présidente, rapporteure . - Je vous remercie de nous avoir éclairés. À vous entendre, il semblerait qu'il soit quasiment impossible ou très difficile, en tout cas, de penser un féminisme ou de penser la laïcité dans une culture musulmane.

Houria Abdelouahed . - Il faut résolument oeuvrer pour créer la laïcité et mener ce combat. Nous pouvons, à ce titre, citer le cas de la Tunisie. Bourguiba s'était en effet efforcé d'amorcer une rupture entre la religion et l'espace public, pour que la religion soit du domaine des croyances individuelles : c'était quelque chose d'inouï. Pendant le mois de Ramadan, par exemple, devant les médias, il avait bu un verre d'eau. Cependant, s'il a lancé un appel à la société civile, la Tunisie n'a jamais renoncé à la loi islamique. La loi sur l'héritage en est un exemple.

Qu'est-ce qui explique que rien n'ait changé en quinze siècles ? C'est que les textes ont été sacralisés, non seulement le texte fondateur, non seulement la parole du Prophète, mais aussi tous les textes des premiers théologiens qui ont commencé à émerger à partir du second siècle de l'Hégire, c'est-à-dire à partir du IX ème siècle de l'ère chrétienne.

On peut avoir l'espoir qu'un combat politique puisse être mené pour faire entendre que la société a fortement évolué et que le contexte du passé ne correspond pas à celui d'aujourd'hui. Tous les textes sur l'héritage, l'adoption et le voile sont liés à la vie du Prophète.

De manière générale, la religion est fondée sur des assises symboliques (l'interdit de l'inceste, du meurtre, du vol, etc.). Dans le jargon des psychanalystes, c'est le renoncement à la pulsion, c'est-à-dire le renoncement à la satisfaction immédiate et brutale de la pulsion pour permettre à l'homme de devenir un homme de culture et de civilisation. Les Dix commandements reprennent d'ailleurs tous ces interdits qui font l'homme de culture.

En revanche, quand on lit les textes des hagiographes, qui sont constitutifs de notre mémoire collective, on peut s'interroger sur la place qu'y tient la spiritualité. On peut même être effrayé par l'ampleur de la victoire du pulsionnel dans ces textes. L'histoire de Zaïnab qui amène le voile et le renoncement à l'adoption est, à ce titre, extrêmement éloquente. L'islam apparaît ainsi en régression par rapport au droit romain qui autorisait la filiation symbolique.

J'aimerais revenir sur l'apparition du voile. Lorsque Mohammad prend Zaïnab, la femme de son fils adoptif, il convie ses amis à partager le repas nuptial, selon la tradition. Tabarî, la référence en matière de texte coranique, dit que les convives ne veulent pas quitter sa demeure et que le Prophète s'impatiente. Une fois le dernier convive parti, Mohammad descend un rideau : « C'est un voile entre vous et moi ».

Mais il y a des compléments à cette histoire. D'autres textes précisent que c'est Omar qui a demandé au prophète de voiler ses femmes : il estimait cela nécessaire parce que la maison du Prophète accueillait tous les musulmans désireux de poser des questions et de s'instruire. Mohammad a écouté Omar après ce mariage. Le Prophète était aussi un homme : la sacralisation des textes a conduit à ignorer cette dimension.

J'ai beaucoup travaillé sur la mystique et mes recherches m'ont conduite à travailler aussi sur la théologie. Il y a une grande différence, en ce qui concerne la femme, entre les textes mystiques et les textes sacrés. Ces derniers montrent la femme comme un objet que l'on promène d'un homme à l'autre...

Je m'interroge sur la possibilité de faire émerger un féminisme dans l'islam.

Tout d'abord, il faut dire que les musulmans ne connaissent pas leur corpus. Dans le monde arabo-musulman, des hommes de culture connaissent la philosophie occidentale, se réfèrent par exemple couramment à Kant, à Hegel, mais ils ne réussissent pas à s'immerger des textes fondateurs modestes, voire médiocres du point de vue du cheminement de la pensée.

De plus, les musulmans de France ne connaissent pas l'arabe. Or les textes fondateurs ne sont pas traduits, ou alors partiellement. Ce sont essentiellement les textes mystiques qui ont été traduits, grâce à des orientalistes réputés, comme par exemple Henry Corbin ou Louis Massignon. Les textes de la mystique ont été traduits par des érudits allemands, français, anglais et américains. Mais ce sont des textes subversifs...

Il existe, selon moi, une incompatibilité entre le texte musulman et la société civile. Les textes qui nous gouvernent sont des textes théologiques. Les règles qui s'imposent au moment de l'héritage en témoignent. Certains proposent de laisser ces versets de côté pour qu'ils ne s'imposent plus à la société civile.

La religion, qu'elle soit musulmane, juive ou chrétienne, est une histoire d'individus. Chaque individu doit pouvoir gérer son rapport à la foi ou à la croyance comme il l'entend. On ne peut se référer à ces textes vieux de quinze siècles pour régenter la vie publique et sociale d'aujourd'hui.

Prenons l'exemple du Ramadan. Jeûner du lever du jour au coucher du soleil est incompatible avec la vie moderne. Le pilote, le chirurgien ne peuvent respecter ce jeûne. Moi-même, en tant qu'enseignante, je ne me vois pas arrêter mon cours pour rompre le jeûne. L'évolution sociale rend certains versets caducs.

On observe aussi une présence importante de Gabriel - alors qu'il est peu cité dans les Évangiles - dès lors qu'il s'agit de réprimander les femmes. Il autorise d'ailleurs Mohammad à avoir neuf épouses, sans compter les concubines et les captives. Omar, qui lui succèdera, aura également neuf épouses, pour égaler le Prophète. Le Coran fixe pourtant un nombre maximum de quatre épouses...

Nos difficultés proviennent d'une sacralisation de l'histoire politique. Elles viennent aussi du fait que l'on n'a jamais fait la coupure entre la société civile et un système tribal extrêmement primitif.

Rappelons aussi qu'à l'époque préislamique, les femmes en Arabie étaient beaucoup plus libres. Il existait des femmes chefs, certaines femmes ont même fait la guerre, et la polyandrie existait. La polygamie a permis de dompter les femmes et d'effacer la polyandrie.

Je vous invite également à lire l' Introduction à la théologie musulmane - Essai de théologie comparée de Louis Gardet, qui est un excellent ouvrage. L'une des difficultés du travail du chercheur sur l'islam tient à l'absence de fouilles archéologiques en Arabie saoudite.

Il ne faut pas oublier non plus que La Mecque était un carrefour commercial qui embrassait juifs, chrétiens et païens. Aujourd'hui, quand on parle du voile, de la radicalisation, il y a une méconnaissance de l'islam, une méconnaissance de la langue et une méconnaissance de l'histoire. Si je peux émettre une proposition, c'est donc que l'on enseigne l'histoire et l'islam différemment. Combien d'enseignants connaissent vraiment Avicenne et Ibn Arabi ?

Lorsque je séjourne au Maroc, cela m'intéresse de discuter avec des jeunes femmes voilées pour comprendre les raisons de leur choix. Elles me répondent systématiquement que le voile est imposé par le Coran. Si je demande de me citer le verset qui l'impose, ces jeunes femmes en sont bien incapables ! Alors je prends le temps d'expliquer. Mais il faut reconnaitre que beaucoup d'imans répandent aussi un islam très obscurantiste.

Corinne Bouchoux . - Je vous remercie pour votre exposé à la fois brillant, lumineux et très accessible. Lors des cérémonies que nous organisons à l'occasion de la remise de la nationalité française, on chante La Marseillaise mais on est en quelque sorte dans un modèle plaqué. Il est certes utile que les personnes que notre pays accueille aient une bonne connaissance de la société française, mais peut-être serait-il précieux aussi de transmettre des informations de qualité sur ce que n'est pas l'islam. Aujourd'hui, je vois des hommes qui prennent leur certificat de nationalité mais refusent, au cours de cette cérémonie, de serrer la main d'une parlementaire, parce que c'est une femme ! Vos analyses sont donc très précieuses et je souhaiterais que vous puissiez intervenir pour former aussi nos préfets, car le regard que vous portez est vraiment très important actuellement dans notre société.

Houria Abdelouahed . - Je ne peux pas comprendre ceux qui refusent de serrer la main de celle qui représente le pays où ils vont vivre, alors qu'accepter la nationalité française signifie que vous épousez aussi les lois du pays. On ne peut pas prendre la nationalité française et imposer une loi archaïque à la société qui vous accueille. De tels agissements ne peuvent que nous laisser perplexes et doivent être condamnés. Refuser de serrer la main d'une femme n'est pas dans le Coran, mais dans les textes de l'hagiographie et ne concernait que les femmes du Prophète. Perpétuer cette tradition témoigne donc d'une méconnaissance totale de l'islam. Il faut redoubler d'efforts pour lutter contre ces attitudes qui pénalisent les filles et les femmes. Aujourd'hui, des petites filles refusent de faire du sport, d'aller à la piscine, de suivre des cours d'anatomie, ce qui ne peut que nous inquiéter.

Mais par ailleurs, je me souviens que quand j'ai demandé la nationalité française, on m'a demandé si je voulais changer de prénom. J'ai bien entendu refusé et décidé de garder mon prénom, Houria, qui est celui que mon père m'a donné. Mais j'ai vécu cela comme une sorte de violence.

Marie-Pierre Monier . - J'ai été confrontée en tant qu'enseignante à des situations comme celles que vous nous décrivez, auprès de filles qui ne faisaient pas de sport soit parce qu'elles le refusaient, soit parce que leurs parents le leur interdisaient. J'ai appris qu'il s'agissait d'une interprétation des textes, mais ce que cette interdiction ne figurait pas dans le Coran.

Houria Abdelouahed . - Le sport n'existait pas à l'époque. Il n'y avait pas non plus d'examens scolaires et universitaires. Il faudrait donc soit adapter les textes, soit les rendre caducs. On peut croire au message divin tout en respectant la société civile où l'on évolue.

Roland Courteau . - Vous affirmez que l'évolution sociale a rendu caducs certains versets. Selon vous, existe-t-il vraiment des possibilités de faire évoluer l'interprétation de ces textes ? Êtes-vous optimiste pour l'avenir ?

Houria Abdelouahed . - Comme pour le judaïsme et le christianisme, il faut une séparation entre l'Église et l'État, entre le politique et le religieux pour l'islam.

Roland Courteau . - Pensez-vous que cette évolution pourrait intervenir rapidement ?

Houria Abdelouahed . - Non, malheureusement. Dans le site arabe de Wikipédia , par exemple, tout renvoie au Coran. Si je souhaite consulter la page du Sénat et que je tape la lettre « S », apparaît aussitôt un verset coranique commençant par la lettre « S ». Il en est de même pour toutes les autres lettres et toutes les autres recherches. Ce que nous vivons aujourd'hui, je ne l'ai pas vécu dans ma jeunesse. Pourtant, je ne suis pas si vieille que cela ! Ma mère portait des jupes, et même des mini-jupes, ainsi que des pantalons ; c'est mon grand-père qui m'a appris à nager : il fallait donc bien que je porte un maillot de bain devant lui ! Depuis, la révolution iranienne - qui n'a rien de spirituel - a conduit à voiler les femmes.

Les versets coraniques ont des conséquences sur le fonctionnement de la société civile. Le contexte d'origine de ces versets - qui datent d'il y a quinze siècles - n'a rien à voir avec le moment que nous vivons. En Norvège, par exemple, compte tenu de la durée du jour, les versets relatifs au jeûne ne peuvent être appliqués. Il faudrait poursuivre le combat de Bourguiba en le poussant jusqu'à son extrême, par exemple en imposant un héritage égal entre les hommes et les femmes. À Carthage, en Tunisie, où je me suis rendue en début d'année pour un congrès sur les femmes et la Méditerranée, j'ai été effrayée de constater un basculement. Cependant, je garde espoir. Nous assistons à une prise de conscience progressive du fait que l'islam théologique n'est pas l'islam spirituel. Si l'on redouble d'efforts, cette prise de conscience peut s'élargir. À l'Université Paris VII, nous travaillons sur la radicalisation, le voile, le djihadisme. La psychanalyse n'a pas à se défaire de l'espace politique et public. Les psychanalystes doivent entendre qu'il n'existe pas que l'histoire individuelle, mais qu'il existe aussi l'histoire d'une culture et d'un contexte politique.

Chantal Jouanno , présidente, rapporteure . - Je vous remercie infiniment pour cette audition.


* 424 Mgr Vingt-Trois répondait à une question sur la possibilité d'ouvrir aux femmes le « ministère » de la lecture des textes sacrés pendant la messe (note du secrétariat de la délégation aux droits des femmes).

* 425 Loi n° 2004-228 du 15 mars 2004 encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics.

* 426 Voir les travaux de Françoise Héritier. Cette idée est développée notamment dans Masculin/Féminin II - Dissoudre la hiérarchie , Paris, Odile Jacob, 2002, p. 202 : « Ainsi, le privilège confisqué est devenu un handicap. Pour que la confiscation soit irréversible, les femmes ont partout été cantonnées dans un rôle de procréatrices domestiques, exclues de l'usage de la raison, exclues du symbolique. » (note d'É. Jamet-Moreau).

427 Maud Amandier et Alice Chablis, Le déni - Enquête sur l'Église et l'égalité des sexes , Paris, Bayard, 2014.

* 428 Note complémentaire de Nassr Edine Errami : ces lectures centralisent le pouvoir aux mains de « pater familias » détenant des « patria potestas » sur des possessions objectifiées, dont sa (ses) femme(s). Il s'agit pour nous de redonner la voix aux femmes et aux minorités « queer » notamment. Ce travail a un effet d'entraînement sur la conscientisation des jeunes générations et l'invalidation des pratiques religieuses traditionalistes ayant intronisé l'inégalité entre citoyen-ne-s/croyant-e-s.

* 429 Note complémentaire de Nassr Edine Errami : cette vision est immortalisée dans les pensées salafistes-wahabites et autres courants.

* 430 Note complémentaire de Nassr Edine Errami : il existe dans l'exégèse coranique « mainline », majoritaire, une masculinisation de la foi et une volonté d'infrahumaniser les femmes. La jurisprudence islamique (Fiqh) s'est même substituée au divin dans son élan d'invisibilisation des femmes. Le remplacement du Fiqh (construction jurisprudentielle) par le terme Sharia (Orientation divine du message coranique, notamment son souci d'égalité et de bien-être) a été d'une grande nocivité dans la conception de la foi et sa pratique. Les jurisconsultes et théologiens ont insufflé cet amalgame pour s'arroger un pouvoir céleste. Leurs lois allaient devenir la gouvernance divine indiscutable. Mais en sus du détournement sémantique du texte, il existe un machisme plus sournois, une supériorisation de l'homme dans la tradition et le droit coutumier et les constructions socio-culturelles identitaires. Ce machisme culturel se légitime, en France, par une incursion agressive de la misogynie théologique et une libération de cette parole inégalitaire en matière spirituelle et civile. Je fais référence notamment à toutes les organisations religieuses qui prônent ce discours « viral » dans les écoles religieuses, dans les mosquées et associations qui leurs sont affiliées.

* 431 Note complémentaire de Nassr Edine Errami : nous pensons qu'il y a collision entre l'idéologie d'un clergé, institutionnalisé par l'organisation étatique du culte, qui disqualifie les femmes en instaurant cette discrimination incompréhensible, et le principe d'égalité entre hommes et femmes garanti par la laïcité et la foi (selon les mouvements musulmans réformateurs - inclusifs).

* 432 Note de Nassr Edine Errami : ces pays détiennent bizarrement un quota de « Mourshidates (Théologiennes, conseillères auprès des femmes) mais autorisent encore la polygamie, pour citer l'exemple du Maroc.

* 433 Note de Nassr Edine Errami : nous demandons un peu plus de volontarisme politique sur ces questions, par prévention et par anticipation, contre les incursions agressives consécutives des idéologies fondamentalistes. La loi devrait agir contre ces prêches publics sur les réseaux sociaux, ces rassemblements néo-salafistes en plein jour brandissant des traditions religieuses rétrogrades que nous ne pouvons accepter en tant que musulman-e-s profondément laïques, conscient-e-s des ravages de tels propos sur l'équilibre psycho-social des femmes et des personnes « Queer »-LGBT.

* 434 Note de Nassr Edine Errami : L'approche complémentaire serait de désacraliser cette tradition (imposée de façon discriminatoire depuis le deuxième calife Omar) au niveau théologique et d'accompagner les filles dans cette pédagogie. Il faut, en parallèle, lutter contre un signe devenu l'expression d'un repli, d'une frustration et d'une rébellion politique contre les acquis sociétaux pour l'égalité d'un côté et des lois stigmatisantes de l'autre. Je parle notamment de la circulaire Châtel sur les mères voilées s'agissant des sorties scolaires, puis des récentes tentations laïcistes sur le voile à l'université. On assiste de temps à autre à un braquage sémantique laissant le libre arbitre à des sensibilités et des syncrétismes éducatifs qui peuvent être stigmatisants et contraires selon moi à l'esprit de la laïcité.

* 435 Note de Nassr Edine Errami : l'an dernier, des extraits de conférences d'associations musulmanes diffusés sur les réseaux sociaux défendaient l'idée que la femme qui hausse la voix soit « maudite par les anges ». Certains imams considèrent également que la mixité est totalement interdite dans l'islam et que les femmes qui seraient tentées par la mixité seraient maudites par Dieu. La montée en puissance de cette pensée dogmatique doit être combattue, car elle déforme la construction spirituelle-identitaire des musulmanes et des femmes des autres religions, notamment au sein de l'église catholique et du judaïsme orthodoxe. À force d'entendre ces discours, les femmes musulmanes admettent leur oppression et intériorisent leur statut d'être inférieur, comme en témoigne le peu d'engagement dont elles font preuve pour développer des réseaux de résistance.

* 436 Note de Nassr Edine Errami : ce point peut concerner les femmes des autres religions, notamment au sein du judaïsme orthodoxe et du catholicisme .

* 437 Note de Nassr Edine Errami : comme c'est le cas quand, dans certains lieux de culte, des imams marient des couples religieusement sans contrat de mariage civil. Bien des jeunes filles sont les victimes de ces pratiques d'un autre âge que nous ne pouvons tolérer.

* 438 Note de Nassr Edine Errami : le régime concordataire présente des anomalies en termes d'égalité entre les cultes et il présente en l'occurrence ce danger lié aux financements provenant des pays exportateurs d'idéologies radicales comme l'Arabie saoudite, ce qui est en conflit avec les valeurs laïques inclusives que nous défendons.

* 439 L'accompagnement, la promotion de l'imamat féminin et l'accès aux femmes à la direction des communautés religieuses est un projet ambitieux, connaissant l'état des mentalités actuelles. C'est un travail délicat, certes de longue haleine, mais ô combien nécessaire.

* 440 Note de Nassr Edine Errami : l'islam est, en effet, encore exclu du concordat, malgré le dernier avis du Conseil constitutionnel sur la validité de celui-ci, ce que je regrette fortement. Le culte juif libéral n'est pas financé non plus, contrairement aux fonctionnaires du judaïsme consistorial majoritaire et plutôt conservateur. Finalement, le Président de la République française est le dernier chef d'État au monde à nommer des évêques catholiques. Je passe sur les questions liées au blasphème, encore pénalisé, et le financement des mouvances catholiques intégristes. Ces constats sont pour le moins labyrinthiques s'agissant d'une République qui se veut et se doit défenderesse d'une laïcité inclusive et égalitaire. Il est important de se ressaisir de ces questions et d'être force de proposition législative sans ambages pour canaliser l'expression cultuelle publique quand il s'agit de paroles et discriminations. Dans un climat de tensions géopolitiques et religieuses en gestation qui nous exporte ses influences, il est vital de responsabiliser les dirigeants politiques et religieux quant au respect des valeurs qui constituent le socle de notre société.

* 441 La loi constitutionnelle du 8 juillet 1999 a complété l'article 3 de la Constitution par un alinéa ainsi rédigé : « La loi favorise l'égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et aux fonctions électives ». La loi constitutionnelle du 23 juillet 2008 a supprimé cet alinéa et l'a ajouté à l'article 1 er , dans la rédaction suivante : « La loi favorise l'égal accès des hommes et des femmes aux mandats électoraux et aux fonctions électives, ainsi qu'aux responsabilités professionnelles et sociales. » (note du secrétariat de la délégation aux droits des femmes).

* 442 Déclaration citée par Ouest France et reprise par l' Obs avec Rue89 . Voir l'article de Maître Demetz sur le site village-justice.com (note de Muriel Cerf).

* 443 Régis Debray, L'enseignement du fait religieux dans l'école laïque . Rapport au ministre de l'Éducation nationale, février 2002.

* 444 Maud Amandier et Alice Chablis, Le déni, enquête sur l'Église et l'inégalité des sexes , Préf. de Joseph Moingt, Bayard, 2014 .

* 445 Il s'agit de la Proposition de loi visant à étendre l'obligation de neutralité aux structures privées en charge de la petite enfance et à assurer le respect du principe de laïcité (n° 26 rect., 2011-2012, de Mme Françoise Laborde et plusieurs de ses collègues). À l'Assemblée nationale, une proposition de loi d'objet comparable, de M. Roger-Gérard Schwartzenberg et plusieurs de ses collègues, déposée le 16 janvier 2013, était intitulée Proposition de loi visant à étendre l'obligation de neutralité à certaines personnes ou structures privées accueillant des mineurs et à assurer le respect du principe de laïcité (note du secrétariat de la délégation aux droits des femmes).

* 446 L'objectif de cette audition était d'appeler les États membres à se mobiliser contre la traite des êtres humains. Il s'agissait de la première réunion de cette instance consacrée à ce sujet aujourd'hui décisif de l'actualité internationale. Au cours de ce témoignage, Nadia Murad Basee Taha a appelé le Conseil de sécurité à saisir la Cour pénale internationale de ce qu'elle qualifie de génocide.

Au cours de cette réunion du Conseil de sécurité, d'autres intervenants, parmi lesquels le directeur exécutif de l'Office des nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC), ont souligné le lien entre traite des êtres humains et expansion des théâtres de conflit. À l'issue du témoignage de Nadia Murad Basee Taha au Conseil de sécurité, celui-ci a adopté une déclaration recommandant aux États membres de mieux s'acquitter de leurs obligations pour « incriminer, prévenir et combattre de toute manière la traite des êtres humains » et de redoubler d'efforts pour la détecter et la désorganiser.

Le Conseil de sécurité a ainsi appelé les États à ratifier la convention de Palerme et son protocole additionnel, principaux outils du droit international public de lutte contre la criminalité organisée. La déclaration du 16 décembre 2015 « déplore tous les actes de traite des personnes » auxquels se livre l'État islamique notamment à l'encontre des Yézidis [...] à des fins d'esclavage sexuel, d'exploitation sexuelle et de travail forcé [...] et souligne que certains actes liés à la traite des êtres humains en temps de conflit armé peuvent constituer des crimes de guerre ». De surcroît, le Conseil de sécurité relève dans cette déclaration « les effets particuliers que la traite des êtres humains en situation de conflit armé a sur les femmes et les enfants ».

Cette déclaration ne limite pas sa dénonciation à Daech ; elle met en cause également Boko Haram et rappelle le texte de la résolution n° 2242, de 2015, qui rappelait les actes de violences sexuelle et sexiste s'inscrivant parmi les « objectifs stratégiques » et « dans l'idéologie » de certains groupes terroristes.

Le directeur exécutif de l'ONUDC a par ailleurs commenté le plan élaboré par l'office pour assister les États membres face à l'afflux de migrants traversant la Méditerranée, de manière à renforcer les victimes de la traite et contribuer à la lutte contre les flux financiers illégaux qui bénéficient aux groupes criminels.

* 447 Hanane Karimi, sociologue doctorante à l'Université de Strasbourg (Laboratoire des dynamiques européennes), porte-parole du collectif Les femmes dans la mosquée et membre du collectif féministe Musulmanes en mouvement a été entendue le 14 janvier 2016 par la délégation aux droits des femmes dans le cadre d'une table ronde sur l'égalité entre les femmes et les hommes contre les intégrismes religieux.

* 448 Désamorcer l'islam radical. Ces dérives sectaires qui défigurent l'islam . Les Éditions de l'Atelier, 2014.

* 449 La métamorphose opérée chez le jeune par les nouveaux discours terroristes. Recherche-action sur la mutation du processus d'endoctrinement et d'embrigadement dans l'islamisme radical , Centre de prévention des dérives sectaires liées à l'islam (CPDSI), Dounia Bouzar, Christophe Caupenne, Sulayman Valsan, avec l'aide de l'équipe du CPDSI, des familles et des partenaires, novembre 2014.

* 450 www.stop-djihadisme.gouv.fr

* 451 Vêtement en forme de longue robe large et ample, qui cache les formes de la femme, couvrant les cheveux et tout le corps hormis les pieds et les mains (mais qui peut être porté avec des gants fins).

* 452 Voile intégral couvrant le visage à l'exception des yeux.

* 453 Voile qui complète le niqab en couvrant les yeux d'un voile assez fin pour que la femme ainsi couverte puisse voir par transparence, sans que ses yeux puissent être vus des autres.

* 454 La vie après Daesh , les Éditions de l'Atelier, 2015.

* 455 Par le terme de « repenti », nous parlons simplement d'un jeune qui est sorti de l'idéologie de Daech (note de Dounia Bouzar).

* 456 Opus cité.

* 457 Ma meilleure amie s'est fait embrigader , éditions de La Martinière, avril 2016.

* 458 Presses de la Renaissance, 2011.

* 459 Al-Bukhârî né en 810, mort en 870 ; Muslin né en 206 à Nishapour, Tabarî né en 224, mort en 310/839-923 ; Al-Nusâî né en 215/829-915 sont la Référence en matière de théologie et de jurisprudence.

* 460 Coran 66:1-5

* 461 Coran 66:1-5

* 462 Coran 4:34

* 463 Coran 33:36

* 464 Coran 33:37

* 465 Coran 33:36-37

* 466 Coran 7:31

* 467 Coran 24:31

* 468 Coran 2:223

* 469 Coran 4.3

* 470 Coran 4.34

* 471 Coran 4.56

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page