B. UNE RÉFORME DE L'EXPERTISE INTERNATIONALE INACHEVÉE

La loi du 7 juillet 2014 dispose qu'EF a vocation à rassembler au 1 er janvier 2016 l'ensemble des opérateurs spécialisés de coopération technique « selon des modalités adaptées à leurs missions et statuts » dont « elle assure l'ensemble des fonctions transversales ». Le DICTI était chargé de mener le rapprochement. Sa lettre de mission du 18 juillet 2014 indiquait ainsi qu'il s'agissait de rattacher au sein de la nouvelle agence les opérateurs spécialisés de coopération technique, et de garantir le caractère effectif de ce rattachement. Le CICID du 30 novembre 2016 précisait en son point 9 que le Gouvernement « charge le DICTI de produire un document d'orientation visant à poursuivre le rassemblement des opérateurs spécialisés de coopération technique, sous l'égide d'EF, selon des modalités souples et sur la base d'une démarche partenariale et conventionnelle, en vue de présenter une offre française compétitive et transversale ». Toutefois, seule une concertation des opérateurs au sein de l'« Alliance des opérateurs » a eu lieu, avec l'élaboration d'une « charte de bonne conduite et de compétitivité », à laquelle il convient d'ajouter un projet de plateforme de mutualisation d'achats et services, opérationnelle pour les seules prestations d'assurance et de voyages.

1. Le périmètre de la « deuxième vague »

Le périmètre initialement identifié pour la deuxième vague du regroupement des opérateurs d'expertise comprend les organismes suivant : Civipol, JCI, ADECIA, FVI, CIEP, SFERE, CFI (cf. encadré ci-dessous)

Le CIEP est un établissement public national opérateur du ministère de l'éducation nationale, de l'enseignement supérieur et de la recherche, principalement chargé de la diffusion de la langue française (délivrance de diplômes FLE). Il est composé de plus de 220 salariés et ne consacre que 10% de son activité à la coopération technique internationale. Une convention de partenariat a été signée en février 2016 avec EF et définit les modalités de coopération entre les deux organismes.

SFERE est une société anonyme au capital détenu à 83% par l'association Procope, héritière de IUT international. Elle intervient exclusivement en réponse à des appels d'offre. Elle n'a aucune relation actuellement avec EF.

CFI est une société anonyme, majoritairement financée par le MEAE, dont les actions ont récemment été rachetées par France média monde. Elle est dédiée à la coopération et le DG d'EF est membre de son conseil d'administration. EF a de très bonnes relations de coopération avec EF, la coopération s'effectuant à travers plusieurs départements opérationnels : sécurité en Syrie, justice en Ukraine, lutte contre les pandémies, etc. Une convention de partenariat tripartite (EF, CFI et FMM) est en cours de négociation afin de formaliser le partenariat.

Civipol est un opérateur adossé au ministère de l'intérieur et rassemblant environ 40 salariés. Il s'agit d'une SA détenue à 40% par l'Etat français, le reste du capital étant détenu pour l'essentiel par des actionnaires privés. Civipol est actif dans la coopération technique en matière de sécurité intérieure, protection civile et gouvernance, des champs également fortement investis par EF. Au delà de son activité de coopération technique, Civipol est le principal membre du GIE MILIPOL, qui organise des salons internationaux de la sécurité intérieure des Etats et génère une part prédominante de ses recettes, l'activité de coopération internationale ne produisant pas réellement de marges. Civipol développe également une activité de prestations de services sur le territoire français, en faveur d'entreprises du secteur privé. Civipol a été autorisée par son conseil d'administration, en mai 2016, à racheter Transtec, entreprise conseil pluridisciplinaire de droit belge de 45 salariés.

JCI a été créée en 2012 et a pris la suite de l'association Acojuris. JCI est un GIP rassemblant 17 salariés sous la direction d'un magistrat mis à disposition. JCI met en oeuvre une quarantaine de projets pour un chiffre d'affaires annuel de l'ordre de 8 millions d'euros. De par l'accréditation d'EF sur les PAGODA, les deux organismes coopèrent sur 4 projets pour un montant de 45 millions d'euros.

Adecia et FVI sont deux GIP adossés au ministère de l'agriculture et regroupent 15 salariés dont 9 cadres mis à disposition par le ministère. L'activité de coopération internationale de ces deux organismes est étroitement liée aux intérêts du ministère de l'agriculture à l'international et s'effectue en majorité sous la forme de jumelages.

2. Les raisons qui ont amené la fusion de 2014 sont toujours valables aujourd'hui

La volonté de rationaliser le dispositif français d'expertise internationale, de réaliser des économies, de promouvoir une offre multisectorielle et d'atteindre une masse critique pour devenir un opérateur de référence au niveau européen, susceptible de faire jouer l'effet de levier des financements multilatéraux au bénéfice des pays en voie de développement mais aussi de l'influence française, sont toujours d'actualité . De même, on assiste toujours à un développement croissant des appels à projets transversaux au détriment des petits programmes spécialisés, ce qui plaide pour les organismes ensembliers d'expertise de taille suffisante. Selon vos rapporteurs, aucun élément nouveau ne permet de remettre en cause cette analyse.

Ainsi, par exemple, les représentants de JCI (justice) et d'Adecia (agriculture), entendus par vos rapporteurs, défendent la vision, en soi tout à fait estimable, d'une coopération sur des projets d'ampleur modérée, bien adossée aux priorités des ministères (respectivement de la justice et de l'agriculture). Dès lors, ces opérateurs ne souhaitent pas étendre leurs activités à des projets de grande envergure . Il existe pourtant dans ces deux domaines d'expertise, tout particulièrement dans le champ de l'agriculture et du développement rural, une demande de plus en plus forte des bailleurs internationaux . Il a d'ailleurs été demandé à Expertise France, par le biais de son COM, de se développer dans ce secteur stratégique. Or, ces opérateurs sectoriels, qui ne souhaitent pas se développer davantage, exercent néanmoins un certain contrôle sur l'accès à l'expertise de leurs ministères respectifs.

La situation actuelle présente également d'autres éléments négatifs, comme une concurrence entre les différents opérateurs .

En effet, les thématiques d'interventions fixées par le COM d'EF recoupent nettement celles de certains opérateurs ministériels. Mais puisque EF est le seul opérateur de dimension européenne et le seul accrédité pour la gestion des fonds délégués, les opérateurs spécialisés sont conduits à coopérer avec lui sur certains projets, ce qui présente des inconvénients majeurs, tels que des coûts de transaction élevés et des réponses composites sous forme de consortiums aux appels d'offre, dont il découle une moindre lisibilité des propositions françaises pour les bailleurs internationaux . La coordination des différents opérateurs se fait également parfois au détriment de leur équilibre économique puisqu'elle nécessite un partage des frais de gestion, sans qu'une mutualisation des coûts ne soit menée par ailleurs afin de produire des économies.

Les auditions menées par vos rapporteurs avec JCI et avec ADECIA leur ont ainsi permis de constater que, si ces organismes coopèrent avec EF sur certains projets, les relations mutuelles ne sont pas parfaitement fluides. Les petits opérateurs estiment notamment qu'EF peut parfois être enclin, du fait même de son modèle économique, à faire passer la croissance de son chiffre d'affaires avant les intérêts des ministères donneurs d'ordre. La gestion des jumelages, délégués par FVI (mais repris en gestion directe par la suite) et ADECIA à EF, ne serait pas non plus pleinement satisfaisante.

Le projet EL PAcCTO (programme d'assistance contre la criminalité transnationale en Amérique du Sud) qui a démarré en avril 2017 et qui se monte à 19 millions d'euros, fournit un exemple particulièrement significatif des difficultés de coopération entre les différents opérateurs. Les relations entre Civipol et Expertise France, qui participent tous deux au projet aux côtés de l'opérateur espagnol FIIAP, ont en effet été émaillées de nombreuses incompréhensions et dissensions, notamment lors de la négociation sur les frais de gestion du projet, ceci au détriment de l'image française.

3. Les cas de JCI et de Civipol

Ces deux organismes ont comme point commun de se présenter comme agissant dans le champ du « régalien », ce qui leur conférerait une spécificité très forte et impliquerait un lien particulièrement étroit avec le ministère sur lequel ils sont adossés (respectivement de la justice et de l'intérieur).

Les représentants de JCI ont souligné lors de leur audition par vos rapporteurs que l'organisme était actif dans le domaine du judiciaire (refonte de la chaîne pénale, réforme du système judiciaire ou pénitentiaire), de l'état de droit et de la gouvernance et moins du juridique (par exemple droit des contrats, du foncier...). Comme ADECIA dans le domaine agricole, JCI insiste sur son activité en matière de jumelages entre ministères (par exemple pour la réforme de l'administration pénitentiaire algérienne). JCI intervient tout particulièrement au Maghreb et cherche à s'implanter dans les Balkans, zone qui constitue une des priorités du ministère. Les représentants de JCI ont également indiqué souhaiter diversifier l'activité de l'opérateur en direction du secteur juridique, par exemple dans le domaine du droit des contrats ou du droit du foncier.

Les représentants de JCI considèrent ne pas être sur le même « créneau » qu'EF, dans la mesure où leur opérateur privilégie les petits projets, les gros projets étant jugés trop lourds en gestion (ainsi les projets de l'Union européenne en gestion déléguée). Ils souhaitent ainsi continuer à mettre en oeuvre des petits projets, d'un montant inférieur à 5 voire à 3 millions d'euros, comme c'est le cas pour la plupart des jumelages. En revanche, JCI indique coopérer avec Expertise France sur des projets plus importants, par exemple dans le domaine du contre-terrorisme en Afrique subsaharienne, ou encore en Ukraine. Par ailleurs, les représentants de JCI estiment que les relations avec les juridictions et leurs magistrats relèvent d'un « artisanat » qu'un gros opérateur tel qu'EF serait incapable d'assumer de manière efficace.

Lors de leur audition par vos rapporteurs, les représentants de Civipol, ainsi que le représentant de la direction de la coopération internationale du ministère de l'intérieur, ont pour leur part encore davantage insisté sur la spécificité de leurs missions « régaliennes » , missions qu'un opérateur autonome et focalisé sur son équilibre économique comme EF ne serait pas, selon eux, bien placé pour remplir.

Civipol interviendrait ainsi sur tous les champs d'intervention du ministère de l'intérieur, avec qui l'organisme est conventionné, mais surtout sur ce que les représentants de Civipol ont appelé la « sécurité dure », en particulier au Sahel : appui aux appareils sécuritaires, de renseignement, lutte contre les trafics et contre le terrorisme. Cette activité ne serait pas d'abord ordonnée à une finalité d'influence, mais à un « retour de sécurité intérieure », c'est-à-dire à la protection des ressortissants français à l'étranger et sur le territoire national grâce à la coopération opérationnelle améliorée entre le ministère de l'intérieur français et celui du pays dans lequel s'est déroulé le projet. De même, en menant des projets permettant à ces pays de mieux contrôler les migrations, Civipol contribuerait à réduire la pression migratoire sur la France.

Civipol intervient ainsi sur des projets dont la sensibilité interdirait l'action des opérateurs de coopération classiques. Civipol travaille étroitement sur ces sujets avec Défense conseil international (DCI), opérateur du ministère des armées, mais aussi avec JCI. Inversement, les représentants de Civipol ne souhaitent pas a priori intervenir en Amérique du Sud comme le fait Expertise France dans la mesure où cela ne répond pas une priorité pour la sécurité intérieure française.

Civipol indique également avoir recentré son activité sur les marchés « semi-concurrentiels » pour être moins en concurrence avec des opérateurs privés et pour se rapprocher encore des priorités du ministère de l'intérieur.

Les représentants de Civipol ont enfin indiqué être favorables à un rapprochement souple entre les opérateurs , en suivant une stratégie globale mais en combinant avec clarté les responsabilités et les logiques d'actions (préparation de la coopération opérationnelle en vue d'un « retour de sécurité intérieure » pour Civipol et aide au développement pour Expertise France).

Toutefois, l'argument du « retour de sécurité intérieur » et des missions dites « régaliennes » ne paraît pas pleinement convaincant à vos rapporteurs .

Ils observent ainsi que le rapport de la Cour des comptes montre clairement que la stratégie de Civipol ne se réduit pas à la seule volonté d'offrir un « retour de sécurité » au ministère de l'intérieur.

D'abord, Civipol s'efforce justement de se diversifier au-delà des missions de « sécurité dure », précisément pour la même raison qui conduit Expertise France à chercher à obtenir le plus possible de financements internationaux . En effet, comme le montre le rapport de la Cour, les missions dites de « sécurité dure » ne permettent pas de dégager une bonne marge. Civipol ne peut donc assurer son équilibre économique en se bornant à ces seules missions. C'est pourquoi non seulement l'opérateur a toujours eu une interprétation très large de son objet social, mais en outre il s'est efforcé de se diversifier, notamment en rachetant Transtec 3 ( * ) , actif dans un champ qui va bien au-delà de la seule sécurité intérieure. Il en va de même pour l'activité qui consiste à organiser le salon de sécurité Millipol. En outre, la sécurité civile ou la gouvernance, domaines où Civipol intervient également, ne correspondent pas non plus à la « sécurité dure ».

Ainsi, le rapport de la Cour des comptes montre que les relations entre Civipol et le ministère de l'intérieur ne reflètent pas un parfait alignement de la stratégie de l'opérateur sur celle du ministère. Au contraire, avant 2013, selon la Cour des comptes, « la capacité de l'Etat à déterminer les orientations de Civipol a pu paraître assez faible ». En outre, dans ses plans stratégiques successifs, Civipol « a pu décrire comme une faiblesse le fait d'être dépendant des priorités du ministère ».

Ce n'est qu'en 2013 que le ministère de l'intérieur s'est doté d'un « Document d'orientation stratégique en matière européenne et internationale » susceptible d'indiquer ce qu'il attend de Civipol. Les priorités thématiques décrites par ce document correspondent bien au « retour de sécurité intérieure » (gestion des flux migratoire, protection des citoyens français à l'étranger) mises en avant par Civipol. En revanche, les priorités géographiques ne correspondent pas totalement . Pour le ministère, les priorités sont dans l'ordre, les membres de l'UE, les pays candidats (Balkans et Turquie), les pays du pourtour méditerranéen, et seulement ensuite les pays en post-crise de l'Afrique subsaharienne. Ainsi, selon la Cour des comptes, « alors qu'ils [les pays du Sahel] semblent moins prioritaires aux yeux du ministère, ces pays font partie du coeur de cible de Civipol et représentent la grande majorité de ses affaires en 2015 . » Selon la Cour « ces écarts s'expliquent essentiellement par le fait que Civipol doit concilier les objectifs stratégiques du ministère et ses objectifs propres de rentabilité économique et financière », c'est-à-dire cela même que Civipol reproche parfois à Expertise France.

Inversement, Force est de constater notamment que le « retour de sécurité intérieure » est bien pris en compte par Expertise France dans des projets comme PARSEC au Mali ou dans le soutien au G5 Sahel. Notons également que le département Sécurité/Sureté/Stabilité d'EF comptera à lui seul une cinquantaine de collaborateurs en 2018, soit autant d'employés que le siège de Civipol.

Rappelons par ailleurs que les missions de sécurité figurent en bonne place dans le contrat d'objectif et de moyens 2016-2018 d'Expertise France, approuvé par le Parlement , notamment : « Expertise France poursuivra son activité en matière de lutte contre le crime organisé, la piraterie maritime ou la traite des êtres humains ainsi qu'en matière de risques nucléaires, radiologiques, biologiques, chimiques et explosifs (NRBC-E) et de gestion des crises (protection civile). L'agence développera également son activité en matière de prévention et de lutte contre le terrorisme. »

Enfin, l'un des objectifs du rapprochement ou de la fusion d'Expertise France et de Civipol sera précisément de promouvoir des relations plus suivies et plus étroites entre Expertise France et le ministère de l'intérieur.


* 3 Ce rachat a permis à l'agence de doubler la taille de l'opérateur pour atteindre 52 millions d'euros de volume d'activité et bénéficier du caractère rentable de cet organisme.

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