PREMIÈRE PARTIE : HISTORIQUE ET FONCTIONNEMENT DES BLOCKCHAINS
I. AUX ORIGINES DES BLOCKCHAINS
A. UNE INNOVATION TECHNOLOGIQUE DANS LE SILLAGE DU MOUVEMENT POUR LE LOGICIEL LIBRE ET, SURTOUT, DE LA COMMUNAUTÉ « CYPHERPUNK »
1. Le projet d'une monnaie électronique chiffrée permettant de contourner les autorités publiques apparaît dans les années 1980
L'émergence des cryptomonnaies a partie liée avec le mouvement pour le logiciel libre , initié dans les années 1980 par Richard Stallman autour de la Fondation pour le logiciel libre ( Free Software Foundation ou FSF) et du système d'exploitation libre GNU, ainsi qu'avec la communauté « cypherpunk ». Cette communauté joue un rôle essentiel dans l'écosystème des cryptomonnaies depuis une trentaine d'années.
Le mot-valise « cypherpunk », inventé par Jude Milhon à Berkeley en 1992, est formé à partir de l'anglais cipher ou chiffrement et « cyberpunk », lui-même issu des mots cybernétique et punk et renvoyant à des oeuvres de fiction dystopiques basées sur les technologies. Les fondements théoriques de cette mouvance se situent chez Tim May, scientifique alors chargé de la recherche chez Intel, qui publie en 1992 un « Manifeste crypto-anarchiste » ( Crypto-Anarchist Manifesto) et chez Eric Hughes, jeune chercheur à l'université de Berkeley, qui le suit en 1993 avec son « Manifeste d'un Cypherpunk » ( A Cypherpunk's Manifesto ). Dans ce contexte, John Gilmore, salarié de Sun Microsystems puis de Cygnus Group et acteur important du GNU Project avec Richard Stallman, fonde en 1990 à San Francisco, avec Mitch Kapor et John Perry Barlow, auteur de la « Déclaration d'indépendance du cyberespace », l' Electronic Frontier Foundation , véritable annuaire des cypherpunks .
Les principaux acteurs de la communauté cypherpunk
Source : OPECST d'après Wired
La communauté cypherpunk est désireuse d' utiliser les technologies de chiffrement pour créer une monnaie électronique et garantir des transactions anonymes, contournant ainsi les autorités publiques , les États au premier chef, mais aussi les banques centrales.
En théorie économique, l'école de Vienne paraît précurseur de cette approche : ainsi Ludwig von Mises explique dès 1912 qu'il « est impossible de comprendre le principe de la monnaie saine si l'on ne comprend pas qu'il a été conçu comme un instrument de protection des libertés civiles contre les errements despotiques des gouvernements ».
En 1984, Friedrich Hayek déclare quant à lui : « je ne crois pas au retour d'une monnaie saine tant que nous n'aurons pas retiré la monnaie des mains de l'État ; nous ne pouvons pas le faire violemment ; tout ce que nous pouvons faire, c'est, par quelque moyen indirect et rusé, introduire quelque chose qu'il ne peut pas stopper ».
2. Les échecs des premières tentatives de création de monnaies numériques
La théorisation du projet de monnaie électronique fondée sur le chiffrement remonte aux années 1980. Dans un article paru en 1985, au titre évocateur (« Security Without Identification: Transaction Systems to Make Big Brother Obsolete »), David Chaum évoque déjà le concept de « cash numérique anonyme » et des protocoles de pseudo-réputation.
Dès 1982, dans l'article « Blind Signatures for Untraceable Payments », il avait posé le principe d'un système dans lequel une banque émettrait une unité de paiement, sorte de « pièce de monnaie signée en blanc » 6 ( * ) . Cette dernière comprendrait un numéro de série et une signature inconnus, y compris de la banque elle-même. Un tel dispositif devait permettre l'anonymat du client lors d'une transaction, mais aussi l'impossibilité de « retirer » plusieurs fois la même pièce, c'est-à-dire de créer de la monnaie.
En dépit de ces réflexions stimulantes, les premières tentatives de création de cryptomonnaies - David Chaum en 1983 avec e-cash puis en 1990 avec digicash, Wei Dai en 1998 avec b-money et, surtout, Nick Szabo avec bitgold - sont des échecs .
L'invention de hashcash par Adam Back en 1997, avait pourtant marqué un progrès avec l'idée de valider les transactions en utilisant les fonctions de hachage cryptographique, appelées « preuve de travail » 7 ( * ) .
L'objectif de ces technologies est de rendre inutile l'existence d'un « tiers de confiance » , en recourant à un système de confiance distribuée permettant de constituer une sorte de « grand livre comptable » infalsifiable.
Cette idée rejoint la définition générale d'une blockchain donnée en 2017 par le spécialiste d'ingénierie financière Cyril Grunspan : « un réseau quelconque où personne ne fait a priori confiance à personne, mais où tout le monde a la possibilité de prouver sa bonne foi ». Pour certains experts, il s'agit d'un progrès au moins aussi significatif que l'invention de la comptabilité en partie double.
* 6 Pour le chercheur Daniel Augot, il convient d'imaginer une enveloppe de papier carbone dans laquelle est insérée une feuille contenant le numéro de série - engendré par l'utilisateur - de la pièce. La banque met alors son tampon sur l'enveloppe sans en voir le contenu (« signature aveugle ») et débite une unité du compte de l'utilisateur. Puis, l'utilisateur sort le papier de l'enveloppe et a obtenu, grâce au papier carbone, un tampon de la banque sur son numéro de série. Il peut ensuite aller faire un achat chez un commerçant, ce dernier accordant sa confiance grâce au tampon de la banque et pouvant ensuite transmettre le papier tamponné à la banque, qui crédite son compte d'une unité. Puisque la banque ne connait pas le numéro de série, elle ignore qui a fait l'achat, ce qui permet de préserver l'anonymat de l'acheteur.
* 7 Les premières preuves de travail sont apparues dès 1992 avec les travaux de Cynthia Dwork and Moni Naor.