II. LES NOVATIONS DU FUTUR PROGRAMME-CADRE
Comme il a été dit, la Commission européenne n'a pas prévu de révolutionner la politique de recherche et d'innovation. Toutefois, face au manque d'impact, notamment dans le secteur économique, elle propose trois évolutions importantes qui méritent une attention approfondie. Il s'agit du soutien à l'innovation de rupture, de la planification stratégique pour une action par missions, et de la participation accrue des pays tiers qui pose la question de l'association future du Royaume-Uni au programme-cadre.
A. UNE AGENCE DÉDIÉE À L'INNOVATION DE RUPTURE : LE CONSEIL EUROPÉEN DE L'INNOVATION
1. La logique différente du soutien à l'innovation de rupture
L'agence américaine pour les projets de recherche avancée de défense, la DARPA dans son acronyme anglais, fait l'objet d'une certaine attention des acteurs européens. Le soutien qu'elle a apporté à la recherche américaine s'est avéré décisif dans les dernières évolutions technologiques et en premier lieu, l'Internet (avec les moteurs de recherche ou les assistants à la navigation par satellite). Or, c'est par un soutien public à l'innovation de rupture que ces évolutions ont été possibles.
C'est la raison pour laquelle l'innovation de rupture intéresse tout particulièrement les acteurs européens. Outre le rapport Lamy, on peut citer le récent rapport 6 ( * ) de la commission des affaires européennes de l'Assemblée nationale qui y est intégralement consacré.
L'innovation de rupture s'est, en effet, avérée déterminante dans les dernières évolutions technologiques tant elle utilise les nouvelles technologies et le numérique. Sa caractéristique est sa radicalité, qui consiste à rompre avec une lignée technique pour permettre un saut technologique non atteignable jusque-là. Et au-delà, de la seule technologie, elle entraîne des transformations fondamentales dans l'économie et la société, à l'image du smartphone qui révolutionne à peu près tous les champs d'activité. Elle se définit aussi par son caractère non prédictible par nature, le risque qu'elle constitue dans sa phase d'expérimentation qui fait que beaucoup de projets doivent être abandonnés, et son fort potentiel de création de valeur.
Du fait de ces caractéristiques, le soutien à l'innovation de rupture varie sensiblement du soutien traditionnel à la recherche et à l'innovation. Comme le résume M. Bruno Sportisse, président de l'INRIA, qui a travaillé sur la future agence européenne, une politique de soutien à l'innovation de rupture implique la rupture des politiques d'innovation.
Une politique de soutien à l'innovation de rupture passe par trois grandes lignes qu'il conviendra de respecter. Elle se fonde sur une participation de masse à des appels d'offre avec l'idée sous-jacente que de la quantité naîtra la qualité, et peut-être pas là où on l'attend.
Une politique d'innovation de rupture, pour bien fonctionner, doit se fonder sur un problème donné qui ne doit pas être trop précisément défini pour attirer un maximum de candidatures de disciplines diverses. Elle passe donc par une intervention du politique pour poser le problème qu'il souhaite résoudre. Sur le nombre de réponses, il y aura la ou les idées qui permettront de résoudre ce problème.
Elle implique donc une certaine échelle pour attirer une masse critique de réponses. C'est la raison pour laquelle l'Union européenne est le bon niveau d'action en Europe. Séparément, les États membres auront moins, voire pas de chance de réussite. En outre, une action européenne permet aussi de partager le risque.
La prise de risque est en effet plus importante dans l'innovation de rupture que dans l'innovation traditionnelle où on soutient souvent des technologies pratiquement matures à arriver sur le marché. Pour l'innovation de rupture, il faudra accepter l'échec. Tous les projets soutenus initialement n'aboutiront pas. Mais en raison du caractère imprédictible inhérent à cette notion, il ne peut en être autrement. Au-delà de l'échec, il faudra accepter l'idée que les pouvoirs publics vont soutenir financièrement des projets qui n'aboutiront pas et dépenser cet argent à perte.
Par conséquent, la gestion des fonds devra obéir à une logique nouvelle : accepter de mettre beaucoup d'argent au départ, lorsque les réponses aux appels d'offre sont faites ; couper les subventions aux projets dont on voit qu'ils n'aboutiront pas ; soutenir les projets les plus prometteurs jusqu'au bout.
C'est sur la base de ces évolutions cruciales, qui répondent à une logique différente, que le soutien à l'innovation de rupture pourra rencontrer le succès en Europe. C'est en ce sens que la Commission européenne propose de créer une agence dédiée et répondant à ces critères.
2. Le Conseil européen de l'innovation
Dans leur rapport précité, les députées Christine Hennion et Sophie Auconie décrivent précisément comment le Conseil de l'innovation a été préfiguré et comment il devrait fonctionner :
« Un projet pilote de Conseil européen de l'innovation (EIC pilot) mis en place au début de l'année 2018 devrait être poursuivi jusqu'à la fin du programme-cadre actuel. Son budget s'élève à 2,7 milliards d'euros. Pour l'année 2018, au terme de la première campagne d'appels à proposition, la Commission a annoncé le 9 août 2018 (48) qu'elle allait soutenir 14 projets de premier plan pour accélérer la mise sur le marché de leurs innovations. Chaque projet recevra environ 2 millions d'euros du volet « Fast Track to Innovation » du projet pilote CEI. Les 14 projets impliquent 59 partenaires, y compris des petites et moyennes entreprises, des partenaires industriels, des universités et des organisations à but non lucratif, originaires de 18 pays. Les projets sélectionnés pour le financement comprennent notamment une technologie de recyclage pour introduire le caoutchouc des pneus « en fin de vie » dans les lignes de production comme substitut de caoutchouc vierge, un système pour traiter la fibrillation auriculaire persistante, un outil d'intelligence artificielle qui améliore la qualité vidéo et limite le trafic internet lié au streaming vidéo...
Il s'agit d'une réallocation de fonds déjà prévus dans le cadre financier et le programme Horizon 2020 en cours, les nouveaux financements, proposés pour la période 2021-2027 à hauteur de 10 milliards d'euros par la Commission européenne, étant en effet conditionnés par l'adoption du nouveau cadre financier pluriannuel et du neuvième programme-cadre.
La structure définitive de ce Conseil européen de l'innovation est contenue dans le projet du neuvième programme-cadre. Les projets soutenus seraient susceptibles d'émaner de divers acteurs du milieu de la recherche, de grandes entreprises, de PME, la Commission européenne privilégiant des projets transdisciplinaires et multisectoriels. La méthode de sélection des projets s'inspirerait en grande partie d'une démarche ascendante, dite « bottom-up » , de telle sorte que les innovateurs bénéficieraient d'une grande latitude pour proposer leur idée.
Le Conseil européen de l'innovation s'appuierait sur deux outils majeurs : d'une part, l'Éclaireur pour la recherche avancée et, d'autre part, l'Accélérateur pour les actions d'innovation et le déploiement commercial. Le premier instrument, destiné à subventionner les projets de recherche appliquée à haut risque comportant des innovations radicales, s'inspirerait en réalité du volet « Technologies futures et émergentes » du septième programme-cadre et de la phase 1 de l'instrument destiné aux PME dans Horizon 2020. Soutenant les premières étapes de la recherche et du développement, soit l'early stage , il aurait vocation à porter les projets jusqu'au stade de développement de prototype ou de réalisation d'études commerciales. En pratique, l'outil se voulant ascendant, la mise en oeuvre de l'Éclaireur se traduirait par un appel à propositions ouvert en permanence. Les projets sélectionnés pourraient être par la suite regroupés au sein de portefeuilles liés par un objectif commun afin de structurer une communauté de recherche disciplinaire autour d'une mission. Enfin, le développement commercial - l'Accélérateur - serait encouragé par le biais de subventions supplémentaires pour élargir le champ d'action, la réalisation d'études de faisabilité ou encore la collaboration poussée avec d'autres partenaires au sein du portefeuille. Cet Accélérateur accompagnerait les projets jusqu'au stade où la réduction des risques les rend acceptables par les investisseurs privés - les projets étant alors redirigés vers InvestEU.
De son côté, pour remédier au manque de financement privé, l'Accélérateur allouerait, en un guichet unique, en phase de scaling up , des financements mixtes combinant subventions et investissements en capitaux propres. Il fournirait un appui financier aux entreprises ayant pour ambition de déployer des innovations radicales sur les marchés européens et internationaux en tirant parti de l'expérience du fonctionnement des phases 2 et 3 de l'instrument PME précité. Le versement des aides serait conditionné à des contrôles lors d'étapes intermédiaires. Il est à noter que les projets intégrant de la deep tech pourraient bénéficier de subventions supplémentaires.
De plus, tout comme l'outil précédent, l'Accélérateur fonctionnerait selon le principe d'un appel à propositions ouvert en permanence dans une approche ascendante. Un appui particulier serait apporté aux innovateurs jeunes et aux femmes.
La Commission européenne entend dynamiser la gestion des projets en la confiant à des personnes expertes issues de milieux divers tels que les universités, les laboratoires, les centres de recherche et les entreprises. Ces gestionnaires de projets bénéficieraient de l'autonomie nécessaire à la définition de stratégies de portefeuille de projets, à la gestion de budgets importants, à l'évaluation régulière et planifiée des projets soutenus au sein des deux outils Éclaireur et Accélérateur afin de décider de leur poursuite, leur réorientation, voire leur abandon. S'agissant de projets à haut risque, la Commission européenne s'attend à un taux élevé d'échecs et d'abandons, ainsi qu'en témoigne l'expérience de la DARPA. »
Des informations complémentaires recueillies par vos rapporteurs, il apparaît que certaines actions obéiront à une logique descendante ( « top down » ). Elles concerneraient des domaines où les innovations seraient plus prédictibles, comme l'intelligence artificielle.
S'il convient d'être prudent et attentif quant à la mise en oeuvre des propositions, vos rapporteurs soutiennent la création du Conseil européen de l'innovation, qui correspond en grande partie à une demande française.
* 6 Rapport d'information n° 1293 du 4 octobre 2018 sur la politique européenne en matière d'innovation de rupture de Mmes Christine Hennion et Sophie Auconie.