II. SOLVABILISER LA PERTE D'AUTONOMIE PAR LA SOLIDARITÉ NATIONALE : UN IMPÉRATIF RÉPUBLICAIN À MAINTENIR MAIS À PARFAIRE
A. LES DÉPENSES PUBLIQUES DE LA PERTE D'AUTONOMIE PROCÈDENT DE PLUSIEURS LOGIQUES, QUI INTÈGRENT TOUTES UNE DIMENSION SOLIDAIRE
Bien qu'on désigne souvent la prise en charge financière de la dépendance comme relevant de la « solidarité nationale », il convient de soigneusement distinguer les différents éléments de cette prise en charge, qui revêtent certes tous une dimension solidaire, mais à des degrés divers.
Vos rapporteurs tiennent d'emblée à souligner l' ambiguïté de cette désignation. Le devoir de solidarité doit certes être au coeur de l'accompagnement de la dépendance, mais ne doit pas faire oublier qu'une personne âgée en perte d'autonomie est - surtout - attributaire de prestations contributives et de prestations de compensation.
La solidarité dans les différentes
logiques à l'oeuvre
dans le financement de la
dépendance
Logique contributive |
La prestation est attribuée en contrepartie d'une contribution préalable. La logique de solidarité n'est donc a priori pas prégnante. Elle se manifeste néanmoins de manière incidente lorsque la prestation reçue par un bénéficiaire est supérieure à la contribution acquittée, en raison du principe d'universalité de la couverture des risques. Il s'agit alors d'une solidarité horizontale. |
Logique de compensation |
La prestation est prioritairement attribuée en réponse à un besoin exprimé. Les ressources du bénéficiaire peuvent être éventuellement prises en compte, mais de façon subsidiaire. Là encore, l'attribution de la prestation répond à une logique de solidarité horizontale, potentiellement mâtinée de solidarité verticale lorsque les ressources sont prises en compte. |
Logique de l'aide sociale |
La prestation est exclusivement accordée en fonction des ressources du bénéficiaire. Il s'agit là d'une solidarité purement verticale. |
1. Le financement des prestations de soins : un financement solidarisé par le versement de dotations globales
La première source de dépenses liée à la perte d'autonomie concentre les soins médicaux apportés aux personnes âgées, le vieillissement se caractérisant notamment par une apparition plus fréquente et plus chronique de pathologies.
Ces soins médicaux sont très majoritairement financés par une fraction de l'Ondam, répartie entre les structures par les agences régionales de santé (ARS) en fonction d'un indicateur consolidé 17 ( * ) . À l'instar des soins délivrés dans le cadre de la médecine de ville ou de la médecine hospitalière, les soins apportés aux personnes âgées dépendantes sont donc financés par l'assurance-maladie . Ils obéissent donc à une logique de financement exclusivement assise sur le besoin thérapeutique du patient, et non sur des considérations de revenu ou de niveau de vie.
Cependant, malgré une source de financement identique, l'accompagnement thérapeutique des personnes âgées souffre dans l'opinion publique d'une confusion de finalité. Alors qu'il est indiscutable qu'une personne active voie sa couverture de soins partiellement ou intégralement assurée par les caisses de sécurité sociale et par ses assurances complémentaires, vos rapporteurs ont remarqué que cette même prestation de santé, lorsqu'elle est réalisée pour des personnes âgées, est perçue sous un angle sensiblement plus solidariste. On peut en déduire un trait marquant de psychologie collective, qui tend à associer la logique contributive du financement des soins à la seule qualité d' actif , et non à celle de la personne âgée inactive 18 ( * ) .
Ce biais est en grande partie renforcé par les modalités de financement des soins dans les établissements et les services chargés de la prise en charge, qui prend la forme de la dotation globale . Ce mode de financement, généralisé pour faciliter la gestion des structures, présente l'inconvénient de dissoudre le caractère quérable et individuel de la prestation de soins : cette dernière ne donne plus lieu à l'établissement d'une feuille de soins envoyée à la caisse d'affiliation de l'intéressé, mais se réalise dans les limites d'un budget global constitué ex ante .
La pratique de la dotation globale prête d'autant plus à confusion qu'elle est fréquemment concurrencée par l'intervention de prestations de soins extérieurs , essentiellement des hospitalisations d'urgence ou des interventions de prestataires externes. Ces prestations, non couvertes par la dotation globale des établissements ou des services d'accompagnement, donnent lieu à l'établissement de feuilles de soins et restent prises en charge par les caisses d'affiliation individuelles de chaque bénéficiaire. La couverture des soins des personnes âgées dépendantes se trouve donc concurremment assurée par des forfaits globaux versés aux structures d'accompagnement et des recours ponctuels et individuels à des soins extérieurs .
Cette cohabitation de deux modes de financement entretient un amalgame profondément dommageable aux yeux du public entre le soin prodigué par la structure, dont on s'imagine qu'il constitue une sorte de socle universel, et le soin externe, qui continuerait seul à relever de la logique contributive.
2. Le financement par compensation de la perte d'autonomie : renforcer la solidarité horizontale
Aux côtés des prestations de soins, la prise en charge de la dépendance comprend un ensemble de prestations humaines et techniques liées à la perte d'autonomie de la personne âgée, financées par l'APA. Ce sont ces prestations particulières dont le financement a donné lieu à des débats particulièrement vifs renvoyant à un fameux « cinquième risque ».
Cette appellation de « cinquième risque » entretient sur la prise en charge de la perte d'autonomie une certaine ambiguïté :
- elle suppose une proximité réelle avec les prestations de soins relevant de la logique contributive. En effet, toutes deux prévoient l'attribution de la prestation sur le seul critère de l'apparition d'un besoin, et non du niveau de vie 19 ( * ) . La couverture est donc universelle 20 ( * ) ;
- en revanche, la couverture du besoin en perte d'autonomie ne requiert pas d'avoir préalablement contribué. La socialisation du financement de la perte d'autonomie n'est donc pas réalisée par un mécanisme d'assurance préalable (système par répartition) mais par une prise en compte ex post des ressources du bénéficiaire dans le versement de l'APA.
Ainsi, le plan d'aide élaboré par l'équipe médicale du conseil départemental dans le cadre d'une demande d'APA est prioritairement évalué en fonction du degré de dépendance de la personne âgée ; lui est ensuite soustrait un montant proportionnel aux ressources de la personne.
La prise en compte des ressources de la personne âgée présente deux caractères qui éloignent résolument l'accompagnement de la perte d'autonomie de la logique contributive :
- les ressources ne comprennent pas les seuls revenus, mais également les biens (hors résidence principale) et capitaux non productifs de revenu. Ces conditions sont celles de l'éligibilité des postulants à l'aide sociale. Autrement dit, le financement de la perte d'autonomie, bien qu'assuré par une prestation universelle , ne correspond pas dans les faits à la couverture d'un risque socialisé mais à une intervention de la puissance publique sous condition de ressources ;
- les revenus du conjoint sont intégrés à la base ressources (les ressources des deux membres sont additionnées puis divisées par 1,7 pour l'APA à domicile, par 2 pour l'APA en établissement). Cette condition rend la solidarité publique subsidiaire par rapport à la solidarité familiale .
Aux yeux de vos rapporteurs, cette contradiction intrinsèque à l'APA - prestation universelle garantie au titre de la couverture d'un risque et attribution strictement conditionnée aux ressources du foyer - n'est politiquement et socialement plus tenable.
Les modalités d'attribution de l'APA reposent sur deux axiomes :
- l'un principal qu' à même degré de dépendance , la participation financière de la personne augmente à due concurrence des ressources de son foyer ;
- l'autre incident qu' à même niveau de ressources du foyer , la participation financière de la personne augmente à due concurrence du degré de dépendance.
Dans une société uniformément marquée par le vieillissement de sa population, il n'est par conséquent plus possible de calquer les modalités financières de l'accompagnement de la dépendance sur celles de l'aide sociale. La dépendance n'étant pas (ou peu) un phénomène socialement circonscrit, la logique de solidarité verticale ne semble pas devoir s'appliquer et le caractère universel et individuel de l'APA doit être renforcé .
L'issue la plus favorable à cette contradiction, par ailleurs partagée par la quasi-totalité des personnes auditionnées par vos rapporteurs, serait l'application au secteur de la perte d'autonomie de la logique contributive propre aux soins. Vos rapporteurs auront l'occasion de revenir sur cet arbitrage.
3. Le financement de l'hébergement par l'aide sociale : une solidarité verticale et subsidiaire
Le financement par l'aide sociale, contrairement au financement contributif ou au financement par compensation, adopte les ressources de la personne âgée comme premier critère. Le principe en est posé par l'article L. 113-1 du CASF, aux termes duquel « toute personne âgée de soixante-cinq ans privée de ressources suffisantes peut bénéficier soit d'une aide à domicile, soit d'un accueil chez des particuliers ou dans un établissement ». Il est important de noter que ce droit particulier n'est ouvert qu'à une double condition d'âge et de ressources, et non de perte d'autonomie ou de pathologie. Il participe donc bien d'une logique purement solidaire.
L'appréciation globale des ressources de la personne âgée diffère néanmoins de celle qui régit l'attribution des minima sociaux à deux égards : l'intégration dans les ressources des créances alimentaires et la récupération sur succession des sommes versées au titre de l'aide sociale .
• L'obligation alimentaire
L'obligation alimentaire envers les personnes âgées est régie par les articles 205 et suivants du code civil. Elle prévoit notamment que « les enfants doivent des aliments à leurs père et mère ou autres ascendants qui sont dans le besoin », mais également que les « gendres et belles-filles doivent [...], dans les mêmes circonstances, des aliments à leur beau-père et belle-mère ». Estimés « dans la proportion du besoin de celui qui les réclame, et de la fortune de celui qui les doit », ces aliments sont pleinement intégrés dans les ressources de la personne âgée, en plus de celles de son conjoint, pour la détermination de l'aide à domicile accordée par le département ou de l'aide sociale à l'hébergement.
Aux yeux de vos rapporteurs, l'obligation alimentaire des descendants se justifie pleinement. Le caractère subsidiaire de la solidarité publique par rapport à la solidarité familiale est ici renforcé par l'intégration des descendants (incluant enfants, petits-enfants et éventuellement arrière-petits-enfants) au cadre ordinaire du foyer. Il n'en demeure pas moins qu'elle soulève plusieurs difficultés :
- elle peut conduire à intégrer aux ressources de la personne une part non effective (puisque sont considérées les créances alimentaires dues, mais pas nécessairement acquittées) ;
- bien que le président du conseil départemental soit compétent pour l'attribution de l'aide sociale, il ne l'est pas forcément pour notifier leur dette aux débiteurs alimentaires 21 ( * ) ou pour exonérer les obligés alimentaires alléguant divers manquements, en raison d'une compétence exclusive du juge aux affaires familiales. Les délais qu'induit la récupération de l'obligation alimentaire sont donc susceptibles de rallonger les procédures d'admission à l'aide sociale et d'attribution de la prestation ;
- enfin, elle intègre un champ générationnel que vos rapporteurs estiment trop étendu. Il ne leur paraît pas normal que les descendants des enfants de la personne âgée dépendante se trouvent redevables de l'obligation alimentaire.
Aussi, bien que la matière relève historiquement de l'autorité judiciaire, rien ne s'oppose juridiquement à ce que l'obligation alimentaire, légalement constatée par le président du conseil départemental, fasse systématiquement l'objet d'une notification de sa part à l'intéressé , qui pourra éventuellement en contester le bien-fondé de façon gracieuse ou contentieuse.
• Le recours sur succession
L'article L. 132-8 du CASF prévoit que le bénéfice de l'aide-ménagère à domicile ou de l'ASH pour un résident d'Ehpad ouvre droit au recouvrement sur sa succession par le conseil départemental des sommes touchées à ce titre. L'article R. 132-12 précise que ce recouvrement sur la succession du bénéficiaire « s'exerce sur la partie de l'actif net successoral qui excède 46 000 euros ». Le recueil de nombreux témoignages rend compte de la profonde réticence des personnes âgées à demander le bénéfice d'un dispositif dont leurs héritiers auront à rembourser le montant. Ainsi, les résidents les plus modestes se verront contraints d'y recourir, mais on peut observer qu'à partir d'un certain niveau de ressources, très rapidement, les demandes d'ASH cessent.
Par ailleurs, on estime à entre 1 et 2 milliards d'euros les dépenses totales des conseils départementaux dues au titre de l'ASH, avec une proportion de récupération sur succession variant entre 3 et 6 % 22 ( * ) , soit entre 30 et 60 millions d'euros . Élever sensiblement le seuil au-delà duquel il est procédé à la récupération sur succession de l'ASH n'aurait donc pas d'incidence financière majeure.
Proposition n° 6 : |
- permettre au président du conseil départemental de constater, de moduler et de notifier l'obligation alimentaire des débiteurs afin de réduire les délais de définition de l'aide sociale à l'hébergement ; |
- retirer les descendants des enfants du champ de l'obligation alimentaire ; |
- relever le seuil au-delà duquel il est procédé au recouvrement sur succession de l'ASH. |
* 17 Il s'agit du GIR moyen pondéré soins (GMPS).
* 18 Ce trait est d'autant plus incongru que les dépenses d'assurance maladie sont pour près de la moitié aujourd'hui financées par des impôts et des taxes affectés, ce qui les fait en grande partie dépendre de la solidarité nationale.
* 19 L'article L. 113-1-1 du CASF précise bien que « la personne âgée en perte d'autonomie a droit à des aides adaptées à ses besoins et à ses ressources [...] quels que soient la nature de sa déficience et son mode de vie ».
* 20 Avec toutefois une condition d'âge (plus de 60 ans) pour l'attribution de l'APA.
* 21 Certains départements prévoient explicitement dans leur règlement départemental d'action sociale qu'il est à la charge de la personne âgée de réclamer à ses obligés alimentaires le montant de leur participation.
* 22 Construire le cinquième risque : le rapport d'étape , Rapport d'information n° 447 (2007-2008) de M. Alain VASSELLE et plusieurs de ses collègues, fait au nom de la Mission commune d'information dépendance, déposé le 8 juillet 2008.