SECONDE
PARTIE
LES OUTRE-MER DANS L'AUDIOVISUEL PUBLIC : PIONNIERS MAIS PAS
COBAYES
Le Gouvernement a décidé d'engager à l'été 2018 une vaste réforme de l'audiovisuel public. Au nombre des transformations systémiques annoncées figurait la fin de la diffusion TNT de la chaîne France Ô au profit d'une nouvelle offre numérique et d'une meilleure présence de contenus dédiés aux outre-mer sur les autres chaînes publiques.
Si les rapporteurs ne nient pas des évolutions certaines des usages et consommations de l'audiovisuel, ils considèrent qu'une telle modification de l'offre ne peut se faire selon les modalités et le calendrier précipités proposés par le Gouvernement, au risque d'une fragilisation du réseau des stations La 1 ère d'une part et, globalement, d'une amélioration de la représentation des outre-mer dans l'audiovisuel public qui pourrait n'être que très provisoire, à l'aune de l'histoire, d'autre part. Aussi, les sénateurs proposent un projet de transformation progressive et raisonnée .
I. LA RÉFORME ENGAGÉE : VERS UNE INÉLUCTABLE DISPARITION DES ÉCRANS ?
A. LA CONCERTATION APRÈS LA DÉCISION, « MÉTHODE » À RÉCUSER
1. Une mission de concertation aux conclusions prédéfinies
a) Un « Livre bleu » sonnant le glas
Les orientations de la réforme de l'audiovisuel retenues au mois de juillet 2018 ont été précédées de signaux annonciateurs, alors qu'aucune phase de consultation n'avait été entreprise, parmi lesquels la présentation du Livre bleu des outre-mer. 134 ( * )
Le Livre bleu des outre-mer tire ainsi le constat d'une trop faible visibilité des outre-mer dans l'audiovisuel dont le seul ressort est l'offre dédiée du service public, que le document considère insuffisante. Deux conclusions sont alors tirées : la nécessité d'un renforcement des stations La 1 ère d'une part et, d'autre part, des objectifs chiffrés de programmation sur le service public, dont le CSA serait garant . L'intégration des outre-mer aux bulletins météorologiques précédant le journal de 20 h est également attendue.
L'audiovisuel dans le Livre bleu La visibilité des outre-mer dans l'audiovisuel public sera renforcée. Les chaînes et les stations de radio premières verront leurs moyens de production renforcés et leurs lignes éditoriales complétées par la prise en compte de la dimension océanique des territoires. Des objectifs chiffrés de diffusion de contenus concernant les outre-mer ainsi que des indicateurs de résultat précis et vérifiables figureront dans le cahier des charges que l'État élabore pour l'audiovisuel public ainsi que dans les contrats d'objectifs des médias du service public , contrôlés par le Conseil supérieur de l'audiovisuel. *** Ambition 5 : Renforcer la visibilité des outre-mer La place des outre-mer dans les médias, dans les espaces publics métropolitains, dans les lieux culturels, les programmes scolaires et même les cartographies nationales mérite d'être questionnée. L'absence des outre-mer alimente un sentiment d'éloignement, participe de la méconnaissance des outre-mer et accroît le sentiment d'une citoyenneté à deux vitesses. En télévision et en radio, l'exposition spécifique des outre-mer se cantonne principalement aux offres dédiées du service public, dont la faible diffusion et densité ne permettent pas une valorisation suffisante des contenus . L'actualité des outremer y conserve une tonalité dramatique (crises, événements climatiques) ou folklorique . La représentation de la France dans les cartes nationales, par exemple dans les bulletins météo, est riche d'enseignement : dans leur immense majorité, les Français ont à voir chaque soir à 20h00 une France qui se limite aux frontières de l'hexagone et de la Corse. Ces questions, récurrentes lors des Assises, appellent des réponses. - Initier le « réflexe outre-mer » et les médias du service public de l'hexagone en contractualisant des objectifs chiffrés de diffusion de contenus concernant les outre-mer , contrôlés par le Conseil supérieur de l'audiovisuel - Sanctuariser les moyens de production des chaînes premières dans le cadre de la réforme de l'audiovisuel public pour garantir leur rôle de principaux pourvoyeurs de contenus sur l'ensemble de leur bassin régional - Assigner aux médias du service public la nécessité de prise en compte systématique des outre-mer dans les bulletins météo. |
Source : Extrait du Livre bleu
Lors de la présentation du Livre bleu, le Président de la République a ainsi déclaré vouloir « avoir un mot pour les Ultramarins de l'hexagone. J'entends les préoccupations sur l'audiovisuel public. Il y aura un débat et une concertation sur France Ô . Il s'agit de ne pas être indûment conservateur. Est-ce que ça marche bien aujourd'hui ? Je vous le dis franchement, ce n'est pas vrai. Il faut qu'il y ait une présence ultramarine au plus haut, au meilleur de notre audiovisuel public ». Une position assez éloignée de celle d'Emmanuel Macron en 2017 puisque le candidat d'alors déclarait devant des associations ultramarines réunies que « France Ô sera maintenue, il n'y aura pas de suppression de France Ô . Je l'ai dit, je pense qu'il y a une multiplication de chaînes qui parfois ne se justifiaient pas, mais France Ô a un programme et a une justification pleine et entière ».
b) Une mission de concertation à marche forcée
(1) Les outre-mer, un des enjeux affichés de la concertation
Après une première réflexion réunissant à partir de décembre 2017 les sociétés de l'audiovisuel public, la ministre de la culture, Françoise Nyssen, a présenté le 4 juin 2018 le « scénario de l'anticipation ».
S'ouvrait alors une nouvelle phase, de concertation cette fois, avec une mission chargée de la mener et de restituer ses conclusions à la ministre le 15 juillet 2018, soit en un peu plus d'un mois.
À ce stade, donc, si la suppression de la chaîne jeunesse France 4 était déjà annoncée, il était bien déclaré qu'aucune décision n'était prise quant à l'avenir de la chaîne France Ô.
Il était indiqué dans le dossier de presse que « la mission sera chargée d'approfondir, en lien étroit avec les sociétés concernées, la réflexion dans trois domaines :
- comment optimiser la contribution des sociétés audiovisuelles publiques au rayonnement culturel et diplomatique de la France et de la francophonie ?
- comment renforcer les programmes de proximité et mettre concrètement en oeuvre la complémentarité et les collaborations entre France 3 et France Bleu ?
- comment mieux mettre en valeur les programmes et la vie des outremers, et au-delà la dimension ultramarine de la communauté nationale, dans l'offre du service public ? »
Les outre-mer étaient ainsi une des trois questions majeures que la mission était chargée d'approfondir.
La concertation qui a suivi a quelque peu surpris les parlementaires que nous sommes. Ainsi, s'il ne nous appartient pas de commenter les personnes entendues par la mission et mentionnées en annexe de son rapport, les liens avec le Parlement ont été dans cette phase peu orthodoxes. Alors que, à la demande de la personne chargée de mener cette mission, une réunion de la délégation a été organisée en juillet 2018 135 ( * ) , celle-ci ne s'y est pas présentée et aucune justification n'a été apportée aux sénateurs.
(2) Des conclusions non tranchées
(a) « Un statu quo intenable »
Les membres de la commission concluent à une situation insatisfaisante en matière de visibilité des outre-mer, dans un schéma qu'ils considèrent comme non viable. « Les personnalités des Outre-mer ne sont pas satisfaites de la représentation de ces territoires sur le service public audiovisuel », écrit la commission.
Si la commission fait état de la reconnaissance apportée aux chaînes « la 1 ère », elle est beaucoup plus réservée sur France Ô. Ainsi, selon la commission, la chaîne « a trop souvent été perçue comme un moyen d'exonérer les autres chaînes nationales de leur mission de représentation des Outre-mer ». Cependant, si les membres considèrent que « France Ô n'a pas permis d'élargir cette représentation sur les programmes nationaux », la commission fait état d'une chaîne « pleine d'énergie, qui produit à coûts raisonnés et qui apporte un vrai soutien à la création ».
(b) « Des garanties à donner »
La commission considère que « la mission historique de continuité territoriale - assurer aux Ultramarins de l'hexagone un accès aux programmes des Outre-mer - n'a, aujourd'hui, plus guère de raison d'être », soulignant la disponibilité d'une variété de programmes des chaînes « la 1 ère » sur internet et la faible reprise des programmes de ces chaînes sur France Ô.
Afin de « restaurer la confiance entre les Ultramarins et l'audiovisuel public », la commission souligne la nécessité d' « engagements pour davantage de programmes dédiés aux Outre-mer sur les chaînes nationales, et par davantage de présence des Ultramarins au sein des entreprises et à l'antenne », des « exigences quantitatives, mesurables et vérifiables » pourraient alors, selon la commission, être fixées par les pouvoirs publics dans les cahiers des charges.
La commission souligne la nécessité de « conforter » le pôle outre-mer « ex-Réseau France Outremer RFO) » sur la création et notamment le volume des investissements de France Ô, qui doit être « clairement garanti » selon elle.
Des pistes d'évolution sont présentées, au rang desquelles un passage à la haute définition des chaînes « la 1 ère » ainsi qu'un portail numérique basé sur les contenus de ces chaînes, qui pourrait « devenir le média numérique de référence des cultures ultramarines, et contribuer à l'ouverture de l'hexagone sur la diversité des Outre-mer ».
2. Une décision intempestive, au mépris des consultations logiquement préalables
Dans le communiqué conjoint du Premier ministre et de la ministre de la culture en juillet 2018, la fin de la diffusion hertzienne de France Ô a été annoncée à l'horizon 2020 « au plus tard ».
Si un doute a pu planer durant plusieurs semaines sur le maintien d'une diffusion linéaire dorénavant limitée aux services de câble, box, ou satellite, les annonces suivantes ont bien précisé l'arrêt d'une diffusion linéaire de la chaîne, la diffusion assurée aujourd'hui sur le canal 19 de la TNT devant être remplacée par une plateforme numérique de contenus à la demande.
Le communiqué annonce également la sanctuarisation de l'enveloppe dévolue aux coproductions ultramarines ainsi qu'une entité éditoriale dédiée au sein du groupe France Télévisions.
Communiqué de presse du Premier ministre et de
la ministre de la culture
Les conclusions de la mission de concertation conduisent également à considérer que l'organisation actuelle du service public audiovisuel ne permet pas de donner la visibilité nécessaire aux territoires ultramarins et à leurs habitants. La représentation des territoires et des habitants ultramarins doit en effet trouver sa juste place au sein de l'audiovisuel public, non pas à la périphérie - comme c'est le cas aujourd'hui à travers la chaîne France Ô dont l'audience reste encore trop confidentielle, mais par une intégration au sein de la programmation de l'ensemble des autres chaînes de France Télévisions : information et météo, documentaires, magazines, émissions politiques, fiction. Cette juste représentation doit passer par des engagements de programmation chiffrés et mesurables, qui seront finalisés par France Télévisions et intégrés dans son cahier des charges et dans sa feuille de route stratégique dès 2018 . La construction des indicateurs de suivi de cette plus grande visibilité donnera lieu à la rentrée à un groupe de travail associant des parlementaires membres des délégations aux outre-mer. Une meilleure visibilité doit également passer par le développement d'un portail numérique enrichi sur les Outre-mer , permettant de valoriser les programmes des Outre-mer 1 ère . France Télévisions maintiendra l'enveloppe budgétaire de 10 millions d'euros allouée aux coproductions ultramarines . Le réseau des Outre-mer 1 ère , qui a déjà anticipé le « média global » (intégration de la radio, de la télévision et du numérique), sera renforcé. Le passage à la haute définition, attendu depuis longtemps et souvent reporté, des chaînes des Outre-mer 1 ère sera réalisé. Une entité éditoriale dédiée aux outre-mer sera maintenue avec les équipes de France Ô . Cette entité aura notamment pour vocation de jouer le rôle de « tête de réseau » dans le groupe. Et les équipes des Outre-mer 1 ère auront aussi pour mission de renforcer les liens avec les pays de leur bassin régional, des Caraïbes au Pacifique, afin de couvrir l'actualité de ces pays et d'alimenter ainsi les programmes d'information internationale du service public audiovisuel. Cette amélioration très significative de la visibilité des Outre-mer dans les programmes à forte audience des chaînes de France Télévisions, couplée à la création d'un portail numérique de programmes beaucoup plus riche, et à une ambition renforcée pour les Outre-mer 1 ère , permettra de libérer le canal hertzien de France Ô au plus tard en 2020 . |
Le directeur exécutif de France Télévisions rappelait en mars que « l'annonce de la suppression de la diffusion de France Ô sur la TNT a été un véritable choc à la fois pour la direction et pour le personnel de cette petite chaîne dédiée à la visibilité des outre-mer » 136 ( * ) . Cette décision a été un choc bien au-delà pour de nombreux ultramarins ou Français intéressés par les outre-mer , comme le montrent les contributions à l'enquête participative initiée par la délégation 137 ( * ) .
Si l'initiative de tels projets relève bien du domaine réglementaire et ne nécessite pas d'aval législatif, il aurait été bienvenu de consulter de manière officielle les instances parlementaires concernées et, à ce titre, les délégations aux outre-mer, et ce sur la base d'un projet clair sur lequel un avis aurait pu être formulé. Or, devant la Délégation sénatoriale aux outre-mer, les membres de la commission de concertation ont bien déclaré qu'aucune position n'était alors retenue 138 ( * ) .
Surtout, la mobilisation récurrente des parlementaires ultramarins, par le biais de questions orales ou écrites adressées au Gouvernement , aurait pu être naturellement interprétée comme un intérêt pour la question que ne satisfait pas une réunion sollicitée hors session ordinaire pour une mission dont les conclusions semblaient déjà écrites.
Ainsi, six questions écrites de sénateurs ont été adressées au Gouvernement sur ce sujet entre la fin de l'année 2017 et juillet 2018.
La délégation aux outre-mer de l'Assemblée nationale avait en outre, à la fin du mois de juin 2018, publié une « motion » appelant à conserver la chaîne France Ô.
3. La précipitation comme maître mot : un calendrier resserré pour une mise en oeuvre à marche forcée
À l'issue de la décision du 19 juillet et présageant sans doute des réactions que celle-ci susciterait, a été annoncée la mise en place d'un « groupe de travail composé de parlementaires » dont la mission, selon le courrier commun des ministres de la culture et des outre-mer en octobre, est d'aboutir à la « construction des indicateurs de suivi » de la visibilité renforcée des outre-mer sur les chaînes de France Télévisions, les ministres considérant que « la représentation des territoires et des habitants ultramarins doit trouver sa juste place au sein de l'audiovisuel public, non pas à la périphérie mais par une intégration au sein de la programmation de l'ensemble des autres chaînes de France Télévisions ».
Si la « concertation » préalable aux annonces du mois de juillet 2018 a duré moins de six semaines , la mise en oeuvre du changement de périmètre de France Télévisions dont la fin de la diffusion de France Ô est demandée d'ici à 2020, soit en moins de deux ans.
Les conclusions de ces travaux, dont l'aboutissement était annoncé pour le mois de janvier 2019, n'ont pas à ce jour été publiés. De la même façon, aucune annonce complémentaire n'a depuis été formulée par le Gouvernement, si ce n'est une position « d'attente », comme devant les maires ultramarins réunis à l'Élysée le 1 er février dernier.
En avril 2019, à moins d'un an de ce profond changement, les contours réels de mise en oeuvre semblent encore flous.
4. Depuis 2018, des ministères sans ambition plus précise
Interrogés sur les modifications législatives, réglementaires ou conventionnelles qu'ils jugent nécessaires ou entendent proposer et défendre afin de rendre effective la présence des outre-mer sur les antennes nationales, les ministères de la culture et des outre-mer ont fourni des réponses au mieux évasives, au pire inquiétantes.
Le ministère des outre-mer fait ainsi savoir que « les ministres de la culture et de la communication et des outre-mer n'envisagent d'aborder les réponses normatives en la matière, (notamment cahiers des missions et des charges et contrat d'objectifs et de moyens de France Télévisions), qu'après avoir relevé l'ensemble des avis politiques et techniques sur ce domaine ».
Le ministère de la culture indique pour sa part que « le Gouvernement entend a minima faire évoluer par décret le cahier des charges de France Télévisions en vue d'y faire figurer les engagements et indicateurs de suivi les mieux à même de garantir une visibilité renforcée des outre-mer sur les antennes nationales . Si des évolutions législatives s'avéraient nécessaires, elles seraient incluses dans le projet de loi audiovisuelle qui sera présenté par le ministre de la culture à l'été 2019 ».
En avril 2019, aucun des deux ministères concernés n'a donc d'idée précise des propositions normatives qui pourraient être celles du Gouvernement en la matière. Symptomatiques d'une certaine gêne sur ce sujet, ces réponses montrent surtout soit un manque de préparation, soit un désintérêt total pour la question. Les outre-mer, une priorité ?
* 134 Dans ce contexte, un collectif baptisé « Sauvons France Ô » s'est ainsi constitué en juin 2018.
* 135 Audition de Mme Isabelle Giordano et de M. Frédéric Lenica, membres de la commission de concertation sur la réforme de l'audiovisuel public, du 5 juillet 2018.
* 136 Audition de M. Wallès Kotra, directeur exécutif en charge de l'outre-mer de France Télévisions, le 26 mars 2019.
* 137 Analyse de la consultation à la fin de ce rapport.
* 138 Audition de Mme Isabelle Giordano et de M. Frédéric Lenica, membres de la commission de concertation sur la réforme de l'audiovisuel public, du 5 juillet 2018.