B. L'ABSENCE DE SUIVI

Malheureusement, et de manière assez incompréhensible, ces deux instructions n'ont fait l'objet d'aucun processus de suivi, comme le confirme le Secrétariat général du Gouvernement. On ne saura donc pas si ces textes ont conduit les préfets à modifier leurs pratiques, combien de projets et d'actes ont été concernés, quelles marges de manoeuvre ont été dégagées par les préfets ni, à l'inverse, combien de blocages définitifs ont été rencontrés. On ne saura pas davantage si des « interprétations préfectorales facilitatrices » ont généré du contentieux. On saura encore moins si les collectivités territoriales et les porteurs de projet ont été satisfaits de ce dispositif.

On relèvera que cette absence de suivi concerne aussi l'échelon local, et en particulier les préfectures, privé ainsi de toute mémoire sur le sujet et d'une capacité d'assurer une certaine égalité entre des situations comparables.

Recommandation 1 : Pour l'avenir, systématiser les mécanismes de suivi, aux niveaux national et local, des dispositifs de simplification.

C. UN IMPACT LIMITÉ ?

L'instruction de 2013 était une application directe d'une préconisation du rapport de la mission de lutte contre l'inflation normative d'Alain Lambert et Jean-Claude Boulard publié le 26 mars 2013. Ceux-ci notaient : « Face au stock de normes, il n'existe qu'un seul outil pour, sans délai, desserrer les contraintes, redonner des marges d'initiatives et alléger les charges : L'Interprétation Facilitatrice des Normes : IFN.

Toute norme a vocation à être interprétée, son interprétation fixant sa place sur l'échelle des contraintes.

Entre la lettre de la norme et son esprit se trouve la marge d'interprétation. Cette question du rôle susceptible d'être joué par l'interprétation dans l'assouplissement des normes n'a jamais été traitée. Elle est pourtant essentielle face à la montée de l'intégrisme normatif. En effet, ce n'est pas seulement l'accumulation des normes qui fait problème, mais la tendance à leur application stricte et bureaucratique . »

La rédaction laconique de l'instruction de 2013 a néanmoins laissé perplexe bien des services. En premier lieu, nombre de préfets ont pu considérer qu'ils faisaient déjà régulièrement usage d'une réelle souplesse, fondée sur leur capacité de compréhension des circonstances locales, sans avoir besoin d'une circulaire pour cela. Comme le souligne le secrétaire général adjoint, directeur de la modernisation et de l'action territoriale du ministère de l'Intérieur : « Avant même les circulaires, la relation entre les élus et les préfets permettait des échanges étroits pour favoriser une application intelligente d'un certain nombre de réglementations. Le rôle facilitateur des préfets est, à cet égard, bien ancré. » .

Par ailleurs, la restriction relative aux « normes touchant à la sécurité » a pu soulever des interrogations ; parle-t-on de sécurité publique, de sécurité civile, de sécurité technique ? Vise-t-on les risques technologiques, sanitaires, naturels ? Cédric Groulier le souligne : « La question de ce qui touche ou ne touche pas à la sécurité reste (...) entière, et dépend elle aussi de l'interprétation des textes ! » 3 ( * ) .

La notion de « marges de manoeuvre autorisées par les textes » est aussi sujette à interprétation. De fait, cette marge peut être extrêmement réduite par des textes souvent très précis. L'autre difficulté d'interprétation porte sur l'affectation équitable de ces « marges de manoeuvre ». Comment s'assurer que leur usage ne rompt pas l'égalité entre les citoyens ? Ces marges peuvent, du reste, être extrêmement variables en fonction des secteurs concernés, des services compétents et des agents saisis. Dans son étude menée au sein d'une direction départementale des territoires et de la mer (DDTM), Gilles Jeannot relève : « Les entretiens menés avec les agents instructeurs ont mis en évidence des relations contrastées à la règle qui semblent tout autant liées aux parcours de ces agents qu'à leur service d'appartenance. Certains construisent une satisfaction professionnelle associée au fait d'être "carré". Satisfaction d'assurer de manière stricte le respect de l'égalité des citoyens (par exemple n'autoriser aucun passe?droit dans l'affectation des droits de mouillage très demandés), satisfaction liée à une application précise de la règle associée à un sentiment de désaveu lorsque la hiérarchie remet en cause la décision ou de valorisation lorsque le juge finalement valide leur proposition ; satisfaction aussi de mener une enquête permettant de déjouer les plans pour déroger à la règle. Mais d'autres instructeurs, de manière contrastée, expriment une forte insatisfaction de devoir appliquer une règle qu'ils perçoivent comme formelle ou kafkaïenne lorsque deux textes de lois entrent en contradiction. Ils expriment alors leur satisfaction lorsque la règle a du sens et que son application ajustée conduit à une évolution plus protectrice de fait de la nature ou de soutien à l'agriculture. Les mêmes expriment leur intérêt pour le travail pédagogique avec les requérants ou l'intérêt de réfléchir sur la variabilité acceptable au sein de la règle. Ils sont également sensibles à la possibilité de faciliter la vie de personnes en difficulté économique ou sociale (...) La comparaison des différences d'attitudes tant entre services différents qu'entre personnalités différentes d'instructeurs fait ressortir l'importance de la capacité d'action dans l'ouverture d'une possible "interprétation facilitatrice des normes". Il semble bien que ce sont les cadres des services qui sont le plus soumis à des contraintes externes qui investissent le plus activement les arguments légalistes stricts et ceux qui disposent de marges de manoeuvre qui mettent en avant une conception stratégique de l'usage du droit. À un autre niveau, il semble bien que ce sont les agents qui disposent cognitivement ou pratiquement le moins de capacité de faire varier le droit qui valorisent l'intérêt d'être "carré" et l'importance du respect sans restriction de la forme de la règle . » 4 ( * )

Enfin, la véritable marge de manoeuvre des textes est potentiellement fixée par le juge administratif. En ce sens, une rupture dans la culture administrative, telle que souhaitée par Alain Lambert et Jean-Claude Boulard, exigerait une rupture analogue dans les tribunaux amenés à juger de la légalité des actes de l'Administration. Il s'agit ici de l'un des angles morts de la politique de simplification des normes. Si l'origine commune des administrateurs et des membres des tribunaux administratifs, par exemple via l'ENA, a longtemps été un élément mis en avant pour justifier et espérer une capacité de dialogue entre l'Administration et les tribunaux, il n'est pas sûr que cette vision reste pertinente. Faut-il s'en tenir là, en étant paralysé par un principe absolutisé de séparation des pouvoirs ? Ou faut-il, par la loi, selon les domaines et leur importance pour la vie économique et sociale et/ou pour le tissu local, encadrer la nature du contrôle du juge administratif, par exemple en favorisant le contrôle de l'erreur manifeste d'appréciation ou le contrôle normal et en cantonnant le contrôle maximal (bilan coûts-avantages) à certains cas spécifiques ? Il y a là un vaste sujet juridique qui mériterait d'être approfondi.

Bien sûr, les deux instructions avaient le mérite de se placer non tant sur le plan du droit que sur celui du management en voulant insuffler au sein de la fonction publique une nouvelle culture professionnelle susceptible de faire prévaloir l'esprit sur la lettre. C'était l'espoir des auteurs de la proposition initiale. Cependant, faire évoluer une culture professionnelle fondée sur la règle de droit, très ancrée dans notre histoire, est affaire de temps et de ténacité, mais aussi d'organisation. Après les frémissements initiaux, une telle évolution ne peut s'enraciner que si les objectifs poursuivis sont très régulièrement rappelés, non seulement auprès des préfets mais aussi auprès des directeurs interrégionaux, régionaux ou départementaux, s'il est souligné leur importance auprès de chaque fonctionnaire d'autorité nouvellement nommé, si sont prises en compte leur bonne compréhension et l'audace dans leur mise en application dans les processus de nomination et de promotion, et encore si l'esprit de la mesure et ses déclinaisons deviennent un axe des programmes de formation des fonctionnaires...

De la même façon, une évolution de l'organisation interne des services déconcentrés et de leur processus de décision est indispensable pour assurer une continuité de l'action facilitatrice. À cet égard, les textes n'ont rien prévu. Certains préfets semblent avoir mis en place des processus simples pour la faire prospérer. À la publication de l'instruction de 2013, le préfet de Gironde, préfet de la région Aquitaine, a ainsi adressé à tous ses chefs de services régionaux et départementaux une note soulignant « l'importance majeure » du texte et leur demandant, d'une part, de communiquer chaque mois, selon les cas, au secrétaire général aux affaires régionales (SGAR) ou au secrétaire général de la préfecture, la liste des dossiers pour lesquels une interprétation facilitatrice aura été retenue et, d'autre part, de le saisir personnellement des éventuelles interrogations sur la possibilité de mise en oeuvre de l'instruction. Mais, il ne semble pas que cette démarche managériale, fut-elle réduite, se soit vraiment diffusée.

À la proposition centrale d'Alain Lambert et Jean-Claude Boulard étaient ajointes plusieurs recommandations connexes, dont une concernait l'instauration auprès du préfet de département d'une instance composée de représentants de collectivités locales pouvant être saisie de tout différend sur l'interprétation d'une norme. Chargée de contribuer au dialogue État-collectivités, d'un rôle de conseil en matière d'interprétation des normes, l'instance préconisée aurait par ailleurs pu être chargée du suivi des instructions dont on a vu qu'il était inexistant.

Il est regrettable que cette idée n'ait pas été suivie d'effet, alors même que constats de terrain 5 ( * ) et études montrent que le dialogue entre collectivités et services de l'État s'est affaibli depuis plusieurs années 6 ( * ) . Plusieurs raisons peuvent l'expliquer : retrait de l'État du domaine de l'aide aux collectivités en matière d'ingénierie, transfert des compétences en matière de routes aux collectivités alors que cette attribution était une occasion forte de coopération État-Collectivités, mise en place d'agences type Agence nationale de l'habitat (ANAH) dans des domaines où le dialogue de l'administration déconcentrée avec le public était important, renforcement des contrôles administratifs et des obligations de « reporting » qui conduisent à durcir les conditions locales d'application des règles, développement du rôle de l'échelon régional, en particulier du préfet de région et de la direction régionale de l'Environnement, de l'Aménagement et du Logement (DREAL), qui limite d'autant l'autonomie de l'échelon départemental, contrôles pointilleux de la part de la Commission européenne.

Dans son rapport de juin 2016 intitulé Droit de l'urbanisme et de la construction : l'urgence de simplifier 7 ( * ) , la délégation avait constaté les difficultés du dialogue entre collectivités territoriales et services de l'État, en particulier pour les projets d'urbanisme et d'aménagement. Pour remédier à cette situation, les rapporteurs François Calvet et Marc Daunis proposaient de créer une conférence d'accompagnement des projets locaux, en lieu et place de l'actuelle commission départementale de conciliation des documents d'urbanisme, aujourd'hui pratiquement en sommeil. Ils notaient : « Cette conférence revitalisée deviendrait ainsi une véritable instance de concertation entre l'État et les collectivités, collectivités, le cas échéant accompagnées des porteurs de projets. Présidée par le préfet, elle aurait un rôle de consultation ou de concertation en amont sur les projets locaux qui lui seraient transmis par le maire ou le président de l'établissement public de coopération intercommunale (EPCI) de la commune d'implantation. À cet égard, elle pourrait notamment être l'instance de cadrage et de dialogue préalable, lorsqu'il s'avère nécessaire, des procédures d'autorisation unique ou du futur permis environnemental unique. Un récent rapport d'inspection générale en a montré le besoin 8 ( * ) . Elle comprendrait les services de l'État susceptibles d'être concernés par le projet présenté et devrait renforcer la capacité d'arbitrage du préfet entre les services de l'État. Cette commission rénovée favoriserait également la culture de travail "en mode projet" des services de l'État, appelée de ses voeux par le rapport Duport. Cette conférence aurait également un rôle de remontée des difficultés relatives à l'application des normes d'urbanisme et de construction, permettant de pallier la fragilité existante en la matière signalée par le Gouvernement. »

« Cette instance pourrait par ailleurs avoir un rôle d'examen des difficultés locales en matière d'application des normes et de proposition de simplifications. Sur la base de ce travail, et des contacts constants qu'il a vocation à entretenir avec les élus, le préfet serait chargé de remettre au Gouvernement un rapport annuel en matière de simplification, exposant les difficultés rencontrées et les propositions de simplification afférentes. S'appuyant sur une analyse de ces rapports départementaux, le Gouvernement pourrait nourrir sa démarche de simplification. Tout cela paraît si naturel ! Mais il s'agit de combler un vide surprenant, signalé notamment par le Secrétariat général pour la modernisation de l'action publique (SGMAP) en matière de "remontées du terrain" vers l'administration centrale. »

Il paraît aujourd'hui impératif de renouer ce lien entre collectivités territoriales et services de l'État au travers d'un dialogue régulier sur des dossiers concrets permettant d'avancer en matière de simplification . C'est pourquoi il nous semble nécessaire de reprendre la recommandation de nos collègues et de l'élargir, conformément au voeu d'Alain Lambert et Jean-Claude Boulard, à l'ensemble du champ de la simplification. La création d'une telle instance, à laquelle il conviendrait d'associer les fonctionnaires territoriaux, présenterait l'intérêt non seulement de faciliter le dialogue à l'échelon local, mais aussi d'assurer un semblant de continuité dans la démarche locale de simplification et de contrebalancer les effets, souvent dévastateurs, en ce domaine comme dans d'autres, d'une rotation trop rapide des préfets. Pour jouer ce rôle de mémoire absolument essentiel, pour permettre aussi l'échange avec l'administration centrale, gage indispensable d'une prise en compte des difficultés locales par les ministères, cette instance devrait impérativement bénéficier d'un secrétariat stable, de bon niveau hiérarchique et, pourquoi pas, partagé entre représentants des collectivités et représentant de l'État.

Recommandation 2 : Instituer une instance départementale auprès du préfet, compétente en particulier pour donner un avis sur des cas complexes d'interprétation des normes, les dérogations sollicitées au titre décret du 29 décembre 2017, pour identifier les difficultés locales en matière de mise en oeuvre des normes, pour porter ses difficultés à la connaissance de l'administration centrale et faire des propositions de simplification des normes, des processus et des procédures.

Recommandation 3 : Cette instance départementale serait composée de représentants des services de l'État et des collectivités territoriales et devrait disposer d'un secrétariat stable de bon niveau hiérarchique, le cas échéant partagé entre représentants des collectivités et représentant de l'État.

En tout état de cause, il est fort difficile, en l'absence de tout suivi, de mesurer l'impact des instructions de 2013 et 2016. Gageons qu'elles ont pu, dans les mois suivant leur publication et dans certains départements, inciter les préfets et leurs services à une certaine souplesse. Il est néanmoins tout aussi probable que cette évolution n'a pas été perceptible partout sur le territoire national, et qu'elle n'a pas duré.


* 3 Cédric Groulier, « À propos de l' « interprétation facilitatrice des normes », Revue du Droit public , n° 1, janvier 2015 .

* 4 Gilles Jeannot, « Facilitation de la mise en oeuvre du droit et capacité d'action des fonctionnaires » , Revue française d'administration publique, 2016/1 N° 157.

* 5 L'association des collectivités territoriales aux décisions de l'État qui les concernent : la codécision plutôt que la concertation, rapport d'information n° 642 (2015-2016) de M. François Grosdidier et Mme Nelly Tocqueville, fait au nom de la délégation aux collectivités territoriales, déposé le 26 mai 2016.

* 6 Gilles Jeannot, ibid.

* 7 Droit de l'urbanisme et de la construction : l'urgence de simplifier, rapport d'information n° 720 (2015-2016) de MM. François Calvet et Marc Daunis, fait au nom de la délégation aux collectivités territoriales, déposé le 23 juin 2016.

* 8 Rapport inter-inspections , Évaluation des expérimentations de simplification en faveur des entreprises dans le domaine environnemental, décembre 2015.

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