B. QUELQUES PISTES POUR AMÉLIORER LA COHÉRENCE D'ENSEMBLE
1. L' « armée européenne », un projet utopique, voire contreproductif
L'idée d'une armée européenne a été évoquée au plus haut niveau, par les dirigeants de l'Union européenne, à plusieurs reprises :
- par le président de la Commission européenne Jean-Claude Juncker en 2015 ;
- par le président de la République française Emmanuel Macron le 6 novembre 2018 (« On ne protègera pas les Européens si on ne décide pas d'avoir une vraie armée européenne ») ;
- par la Chancelière allemande Angela Merkel le 12 novembre 2018 (« Nous devons élaborer une vision nous permettant, un jour, de parvenir à une véritable armée européenne ») ;
- par le Premier ministre espagnol Pedro Sanchez, le 16 janvier 2019.
Or l'analyse des dispositifs existants montre qu'on est bien loin d'une utopique « armée européenne », idée cartésienne sans doute séduisante pour certains mais irréalisable à moyen terme, car une telle armée serait le signe d'une unification politique très avancée, qui a peu de chances d'advenir rapidement.
L'armée européenne est « un rêve, qui pourrait se terminer en cauchemar », écrit le général Pierre de Villiers, ancien chef d'état-major des armées 78 ( * ) . Vos rapporteurs partagent ce sentiment. A quel chef obéirait une telle armée européenne ? Selon quelles règles d'engagement ? Les Européens sont-ils prêts à payer collectivement le prix du sang, dans le cadre d'une telle armée ? Ne risquerait-on pas de créer une entité plus bureaucratique qu'opérationnelle, en raison des divisions de l'UE ?
S'il s'agit d'encourager les coopérations, et de les expliquer au grand public en des termes simplifiés, mieux vaudrait ne pas employer des termes tels que ceux d' « armée européenne », qui inquiètent à l'étranger , comme vos rapporteurs ont pu le constater puisqu'ils ont été interrogés à ce sujet par leurs interlocuteurs dans tous les pays visités.
Par essence fédéraliste, l'idée d'une armée européenne inquiète tous les Européens attachés à la souveraineté des nations. Mais, au-delà, ces termes inquiètent car ils engendrent la crainte qu'une protection jugée effective, celle de l'OTAN, ne soit progressivement remplacée par un dispositif mal défini . La crainte d'un désengagement américain virtuel ne risque-t-elle pas, in fine , de rendre ce désengagement réel ? C'est, implicitement, la question que plusieurs de nos interlocuteurs nous ont posée.
2. De possibles améliorations de l'existant
Le foisonnement des initiatives est aujourd'hui positif ; il serait illusoire de vouloir fondre l'ensemble au sein d'un dispositif unique totalement cartésien. Il convient de privilégier une approche pragmatique progressive, dans des cadres diversifiées (UE ou hors UE), en parlant à tous nos partenaires.
a) Un nouveau traité de défense et de sécurité européen ?
L'idée d'un traité franco-germano-britannique a été lancée, après le référendum sur le Brexit, afin notamment d'arrimer la défense britannique au moteur franco-allemand de l'UE, et dans l'objectif non pas d'exclure mais d'entraîner les autres pays européens.
Un traité franco-germano-britannique pour relancer la défense européenne ? M. Jean-Dominique Giuliani, président de la Fondation Robert Schuman, fait la proposition suivante : « La présente proposition de traité suggère trois innovations que pourrait introduire un traité franco-germano-britannique pour la défense et la sécurité de l'Europe : - Renforcer la solidarité effective des trois premières puissances européennes qui, devant montrer l'exemple, restent ouvertes à ce que d'autres Etats européens les rejoignent pour se porter une assistance mutuelle en cas d'engagement de leurs forces armées, - S'engager concrètement à accroître leurs efforts de défense pour éviter toute instabilité découlant de leur désarmement, - Dépasser l'opposition OTAN-UE en reconnaissant la liberté de chacun de s'organiser comme il l'entend sur le plan bilatéral ou dans le cadre de l'Union européenne. » Source : Fondation Robert Schuman |
L'association du Royaume-Uni aux projets de l'UE dans le domaine de la défense doit, en tout état de cause, être réglée dans le cadre d'un traité. Ce traité constituera, avec celui qui régira la relation sur le plan économique, l'un des deux piliers de la relation future UE-Royaume-Uni.
Ce traité pourrait créer le Conseil de sécurité européen , appelé de leurs voeux tant par la Chancelière allemande que par le Président de la République française, qui aurait le grand mérite d'associer le Royaume-Uni au traitement des questions de politique étrangère et de défense. Les modalités de fonctionnement d'un tel « Conseil de sécurité » restent toutefois à définir. Comment associer tous les pays de l'UE intéressés, sans susciter des blocages, c'est-à-dire en laissant avancer ceux qui le peuvent et le souhaitent ? Telle est la question à laquelle ce « Conseil de sécurité » devra répondre.
b) Des éléments de rationalisation possibles
Il s'agit tout d'abord de réaffirmer que les ambitions de l'OTAN et de l'UE ne sont pas contradictoires mais complémentaires, qu'elles se renforcent mutuellement. Cela passe notamment par une réflexion sur la complémentarité de l'art. 42 § 7 (traité UE) et de l'art. 5 (traité OTAN) , qui permettrait d'éviter des incompréhensions.
Outre leur champ géographique différent (22 membres de l'UE sont membres de l'OTAN), l'UE et l'OTAN ont vocation à intervenir dans des situations différentes ou en complémentarité, ce qui doit être clairement établi et expliqué , pour ne pas laisser penser que l'UE souhaiterait assumer une responsabilité qu'elle ne peut pas, pour le moment, assumer, ou que la défense européenne se construirait contre les Américains, ce qui serait absurde.
Parmi les éléments de différenciation des rôles respectifs de l'UE et de l'OTAN, on notera par exemple :
- Les menaces du « haut du spectre », notamment la défense collective du continent, semble relever logiquement de l'OTAN, tandis que l'action de l'UE paraît plus appropriée pour la gestion de crise ;
- Les situations où les États-Unis souhaitent intervenir appellent logiquement une action de l'OTAN tandis qu'une action de l'UE sera non seulement dans l'intérêt des Européens mais aussi dans celui des Américains, lorsque ces derniers ne souhaitent pas intervenir.
Les enjeux de la sécurité en Afrique intéressent, par exemple, plus spécialement les pays européens, où ces enjeux ont des conséquences directes (terrorisme, migrations). L'UE dispose, qui plus est, d'une forte valeur ajoutée pour intervenir en Afrique , du fait de sa capacité à mettre en oeuvre une approche globale, intégrant non seulement une dimension militaire mais aussi des dimensions diplomatique, économique, d'aide au développement etc.
D'un point de vue capacitaire, il faut mieux articuler les planifications de défense de l'OTAN et de l'UE , la première étant un processus structuré établi de longue date ( NATO defence planning process ou NDPP) tandis que la seconde se met en place progressivement, mais manque d'une directive politique d'ensemble .
Les processus OTAN et UE doivent être mieux articulés. C'est une préoccupation ancienne que Madeleine Albright, lorsqu'elle était secrétaire d'État des États-Unis, avait exprimé en déclarant vouloir éviter les « trois D » pour « découplage », « duplication » et « discrimination ».
La planification européenne demeure régie par une logique ascendante ( bottom-up ) plutôt que descendante ( top-down ), c'est-à-dire qu'elle répond d'abord aux besoins des États membres, plutôt que d'organiser méthodiquement le comblement des lacunes capacitaires européennes. Cette planification européenne n'est du reste pas cyclique à ce jour : elle doit le devenir, en cohérence avec les cycles de planification de l'OTAN 79 ( * ) .
Entre la Stratégie globale, les processus capacitaires et les dispositifs opérationnels existants dans l'Union européenne, il manque à l'évidence un chaînon pour assurer un minimum de cohérence d'ensemble. Cette étape indispensable, c'est celle d'un Livre blanc, que vous rapporteurs appellent de leurs voeux. Ce devrait être l'une des priorités du nouvel exécutif européen.
* 78 « Qu'est-ce qu'un chef ?”, Pierre de Villiers, Fayard, 2018.
* 79 « Défense de l'Union européenne : le processus de mise en oeuvre du Livre blanc », étude de M. Frédéric Mauro, réalisée à la demande de la sous-commission « sécurité et défense » du Parlement européen, décembre 2018.