ANNEXE 5 : COMPTE RENDU DE LA TABLE RONDE ORGANISÉE À STATION F PAR LA DÉLÉGATION SÉNATORIALE AUX ENTREPRISES SUR L'ACCOMPAGNEMENT DE LA TRANSITION NUMÉRIQUE DES PME
Mme Élisabeth Lamure , présidente de la Délégation aux entreprises . -- Bonjour à tous et merci de votre présence. La Délégation aux entreprises a engagé cette année des travaux sur la numérisation des PME. Notre rapporteur, Pascal Gruny, doit ainsi présenter son rapport au début de l'été. Cette visite à Station F est une façon de compléter ces travaux, qui visent à déterminer comment aider les PME à accélérer leur transition numérique.
Mme Pascale Gruny , rapporteur . - Nous sommes allés rencontrer la Commission européenne à Bruxelles. Nous avons étudié les fonds et les aides qui pouvaient exister en France. Nous nous sommes aussi rendus à Berlin pour voir comment se passait la transition numérique des TPE/PME en Allemagne. Nous sommes enfin allés à Copenhague, puisque le Danemark est en première position du classement DESI ( Digital Economy and Society Index ) de 2018, alors que la France était dix-huitième. La conclusion de ces déplacements est que la transition numérique est compliquée pour les TPE/PME, y compris au Danemark. Nous voyons bien qu'un changement complet est en cours, même en termes de vocabulaire. Nos PME traditionnelles sont obligées de rentrer dans le monde dans lequel vous vivez. Cette transition est nécessaire.
Par ailleurs, nous sommes un peu perdus entre toutes les entités qui se superposent dans le monde du numérique (Conseil national du numérique, Industrie du Futur, French Tech, etc.), même si nous avons rencontré beaucoup d'acteurs. Je suppose que pour des personnes extérieures, il est encore plus compliqué de savoir à quelle porte frapper.
M. Romain Bonenfant, Sous-directeur des réseaux et usages numériques à la Direction générale des entreprises (DGE - ministère de l'Économie et des Finances et ministère de la Cohésion des territoires). -- Je vais commencer par vous présenter France Num, l'initiative nationale dédiée à la transformation numérique des TPE/PME.
La transformation numérique est un enjeu de compétitivité pour les TPE/PME. En effet, être présent en ligne permet d'augmenter son chiffre d'affaires. Il s'agit également d'une potentielle source de réduction des coûts : utiliser des systèmes numériques permet de gérer plus efficacement son entreprise et de gagner en excellence opérationnelle. La transformation numérique constitue aussi un enjeu à l'export : plusieurs études montrent qu'une entreprise qui possède un site internet est beaucoup plus présente à l'export et capable de mieux vendre.
Aujourd'hui, les Français sont très connectés. 83 % d'entre eux utilisent internet tous les jours. 37 millions de Français effectuent des achats en ligne, ce qui représente un fort potentiel pour les TPE/PME. Or plus les entreprises sont petites, moins elles sont présentes en ligne. Seulement une TPE sur trois possède un site internet et seulement 16 % des PME vendent leurs produits en ligne. Cette faible présence en ligne des TPE/PME leur fait perdre des opportunités de marchés en France et à l'export.
Cette question occupe l'État depuis plusieurs années. Différents programmes ont été lancés pour stimuler la transformation numérique des TPE/PME. Cependant, ces programmes, qui suivaient une logique assez classique, avec des financements accompagnant une sorte d'injonction adressée aux chefs d'entreprise de se transformer, n'ont pas réussi à provoquer une prise de conscience et n'ont pas eu d'effets vraiment significatifs sur le terrain.
France Num tire les conclusions de cette expérience. Cette initiative, qui découle du rapport Croissance Connectée produit par le Conseil national du numérique en 2017, a été co-construite avec un certain nombre de partenaires et avec les régions. Il s'agit donc d'une initiative en réseau, ce qui la distingue des initiatives classiques de l'État : sa spécificité est de s'appuyer sur les énergies et sur les différents acteurs de la transformation numérique pour les rassembler autour d'une marque commune et chercher à atteindre le public des TPE/PME. Comme les entreprises visées ne sont pas connectées, nous ne pouvons pas les toucher avec le numérique, ce qui implique d'aller les chercher dans toute la France. L'État ne peut pas y arriver tout seul, ce qui explique le parti pris de France Num de développer une approche en réseau avec un ensemble de partenaires. Cette initiative a été lancée en octobre 2018 par Bercy, avec les régions et elle est maintenant en déploiement. Nous sommes à la fin d'une campagne de publicité à la radio et sur internet, visant à accroître la notoriété de la marque. Le 5 juin 2019, nous avons organisé le premier comité de pilotage national France Num avec l'ensemble de nos partenaires, ce qui nous a amenés à réfléchir à nos différents rôles dans cette initiative.
Notre premier objectif est de sensibiliser l'intégralité des TPE/PME de France d'ici octobre 2021. Un dispositif de soutien financier est par ailleurs en discussion avec la Commission européenne. Ce dispositif va nous permettre de mettre en place des prêts spécifiques pour la transformation numérique des TPE/PME. Sur ce point, nous visons 1 milliard d'euros de prêts distribués d'ici octobre 2021.
France Num est tout d'abord une bannière commune, associée à une plateforme opérée par la DGE. Cette plateforme rassemble des contenus inspirants sur la transformation numérique des TPE/PME, comme des reportages dans des entreprises qui ont fait le choix du numérique. À terme, nous envisageons des dispositifs visant à mettre en avant, au travers d'un label, des TPE/PME championnes qui pourront servir de référentes sur les territoires. La plateforme rassemble également nos différents comptes sur les réseaux sociaux, où nous relayons l'ensemble des publications de nos partenaires sur la transformation numérique des TPE/PME.
Cette plateforme s'inscrit dans une logique de plateforme numérique : nous y connectons les entreprises qui veulent passer au numérique avec des partenaires susceptibles de les y aider (partenaires institutionnels, CPME, Ordre des experts-comptables, entreprises fournissant des services de proximité pour accompagner la transformation numérique des TPE/PME, etc.). Nous sommes en partenariat avec Régions de France et l'ensemble des régions. Certaines d'entre elles ont déjà mis en place des dispositifs, voire des plateformes relativement proches de France Num. Nous associons les régions à notre dispositif de pilotage régional d'initiatives. Nous relayons également sur notre plateforme les événements qui peuvent être organisés par nos partenaires sur la transformation numérique des TPE/PME. Le portail France Num est donc le point d'accès des TPE/PME à tout le réseau d'accompagnement que nous pouvons imaginer. Dans votre introduction, vous faisiez observer qu'il pouvait être compliqué pour les TPE/PME de savoir à qui s'adresser, entre le Conseil national du numérique, Industrie du Futur, etc. Sur notre plateforme, nous rassemblons tous les acteurs.
Industrie du Futur est aussi une initiative qui pousse à la transformation numérique, mais elle vise un autre public que France Num, un public déjà relativement éduqué au numérique. Il s'agit en effet d'apporter aux entreprises des outils numériques très concrets. Cette initiative concerne la partie industrielle du numérique, qui nécessite une forme de maturité importante. France Num vise les éloignés du numérique, c'est-à-dire notamment les artisans et les commerçants, qui n'ont pour le moment aucune présence en ligne et qui ne gèrent pas leurs systèmes de manière numérique.
Dans le cadre de France Num, nous souhaitons mettre en place une offre de prêt d'ici la fin de l'année. Le montage est assez complexe : la Commission européenne, le FEI et la BEI vont intervenir en conjonction avec Bpifrance pour instaurer une forme de garantie bancaire, qui va permettre à des banques de détail disposant de réseaux de proximité de mettre en place des prêts pour la transformation numérique des TPE/PME. Ces prêts n'émergent pas spontanément car cette dernière repose souvent sur des actifs immatériels, qui ne peuvent pas servir de collatéral en contrepartie du prêt, ce qui constitue un vrai obstacle au financement de la transformation numérique des TPE/PME. Il s'agit pourtant de prêts de l'ordre de quelques dizaines de milliers d'euros. Le dispositif que nous allons mettre en place va « dérisquer » les banques de détail, ce qui va permettre de diffuser des prêts adaptés à la transformation numérique des TPE/PME sur le terrain. Nous allons le faire au travers des réseaux existants, car nous avons besoin de pénétrer profondément les territoires pour toucher toutes les entreprises.
Mme Élisabeth Lamure . - Avez-vous identifié le nombre de TPE/PME que vous ciblez ?
M. Romain Bonenfant. -- La France compte environ 4 millions de TPE/PME, dont un tiers seulement dispose d'un site internet. Votre question rejoint celle de l'évaluation de ce programme, qui n'est pas évidente, car la cible n'est pas bien connue. Nous disposons de statistiques de l'INSEE sur la numérisation des TPE/PME, mais elles ne sont publiées que tous les quatre ans, et les dernières datent de deux ans. Nous allons lancer une étude avec un partenaire externe pour définir des indicateurs de performance pour France Num. Nous comptons nous appuyer sur nos partenaires pour obtenir des données. En agrégeant les différentes données, nous souhaitons composer des indicateurs et nous donner une connaissance plus précise du tissu des TPE/PME.
Mme Élisabeth Lamure . - Les chambres consulaires ne font-elles pas partie de vos partenaires directs ? Elles connaissent parfaitement les entreprises et mènent des actions de proximité sur le terrain.
M. Pierre Bonis, Directeur général de l'Association française pour le nommage internet en coopération (AFNIC). -- Tous les dispositifs d'accompagnement à la numérisation des PME qui ont été inventés au cours des 25 dernières années se sont appuyés exclusivement sur les Chambres de commerce et d'industrie (CCI), à la différence de France Num, qui s'appuie sur d'autres acteurs, ce qui est bienvenu, car les dispositifs précédents n'ont pas été révolutionnaires, comme le prouve le fait que nous sommes très en retard. Les CCI sont impliquées dans France Num, mais elles ne sont pas seules. L'AFNIC a beaucoup travaillé avec elles. Elles visent un certain type de public, laissant sur le côté tout un pan, que nous essayons justement d'atteindre. Aussi bien en tant que partenaire de France Num que dans ses propres ateliers, l'AFNIC essaie de rassembler des professionnels susceptibles d'accompagner les TPE/PME, plutôt que de s'appuyer uniquement sur des dispositifs essentiellement descendants, quelle que soit la qualité de ce qu'ils offrent.
Mme Anne-Catherine Loisier . - Je ne partage pas du tout votre analyse. Les CCI et les Chambres de métiers et de l'artisanat (CMA) sont très présentes sur les territoires, avec des animateurs de terrain. Elles ont été très actives au cours des 18 derniers mois. De plus, tous les commerçants et les artisans ont des interlocuteurs identifiés dans les chambres consulaires, qui représentent un maillage très précieux du territoire. Au lieu de dire qu'elles sont mauvaises et que vous n'allez pas travailler avec elles, vous devriez plutôt essayer de voir comment améliorer leur approche.
M. Pierre Bonis. -- Je n'ai jamais dit que les chambres consulaires étaient mauvaises ou inactives. J'ai simplement souligné que depuis 15 ans, nous nous appuyions exclusivement sur les CCI, et que cela n'avait pas fonctionné à cause de cette exclusivité. Des formations d'accompagnants numériques et des kits de développement du numérique ont été proposés pendant très longtemps dans les CCI. Ces dispositifs fonctionnent pour une certaine partie de la population, mais force est de constater qu'ils ne fonctionnent pas pour tout le monde. Nous ne cherchons aucunement à isoler les chambres consulaires. Quand l'AFNIC organise des ateliers de transformation numérique, elle les organise parfois au sein des chambres consulaires. Cependant, il arrive aussi que ces dernières ne soient pas intéressées. Dans ce cas, nous nous tournons vers d'autres partenaires, plutôt que de laisser de côté les territoires concernés.
Par ailleurs, la transformation numérique recouvre deux aspects bien distincts : la numérisation interne (numérisation des processus, des factures, voire de la production) et la présence en ligne. Avec les experts-comptables et un certain nombre d'autres acteurs, les CCI ont joué un rôle majeur dans la numérisation des processus. D'ailleurs, si la France est mal classée en ce qui concerne la présence en ligne des TPE, des PME et des ETI, elle est plutôt bien classée en ce qui concerne leur utilisation du numérique pour produire. Les CCI ont donc très bien travaillé sur le sujet. Maintenant, elles peuvent certainement monter en compétence sur le développement de la présence en ligne des TPE/PME, mais je ne suis pas sûr qu'il s'agisse de leur coeur de métier initial, alors que beaucoup d'autres acteurs de terrain peuvent accompagner les TPE/PME sur ce point.
Mme Pascale Gruny . - Les chambres consulaires ont pris conscience de la nécessité de travailler sur le sujet. Elles lancent beaucoup d'initiatives, mais depuis peu de temps.
Pour revenir à France Num, j'ai cru comprendre que le dossier numérique à remplir pour devenir activateur devait être doublé d'un dossier physique, ce qui me surprend quelque peu. Est-ce vrai ?
Mme Laura Hiel, Adjointe à la cheffe du bureau des usages numériques à la Direction générale des entreprises (DGE - ministère de l'Économie et des Finances et ministère de la Cohésion des territoires). -- Un activateur est une personne physique. Quand un expert-comptable s'enregistre en tant qu'activateur, il doit apposer sa signature sur un document. Ce document est une charte d'engagement et de responsabilité. En le signant, l'activateur confirme appartenir à la structure dont il prétend faire partie. Comme la signature électronique n'est pas encore très développée, il signe un document papier, qu'il scanne et qu'il nous envoie par le biais de la plateforme. Nous n'échangeons pas de papier avec lui. Cependant, le Conseil supérieur de l'Ordre des experts-comptables nous a indiqué que ce processus lui semblait compliqué. Nous sommes en train de recruter au sein de notre équipe une personne spécialisée dans les parcours utilisateur. À partir de la rentrée, nous lancerons des ateliers « utilisateurs », à la fois pour les entreprises et pour les activateurs, afin de clarifier leurs besoins en vue d'un allègement de la procédure.
Mme Pascale Gruny . - Nous nous interrogeons également sur le volet financement, dont personne n'avait parlé au moment du lancement de France Num.
M. Romain Bonenfant. -- Ce volet montre que le travail à effectuer reste important, et ce dans tous les États membres. France Num est une initiative pionnière pour la Commission européenne. Cette dernière est en train de modifier la convention associée au programme COSME pour cette initiative française, mais dans l'optique d'une généralisation à l'ensemble de l'Europe. Nous nous inscrivons donc dans une démarche globale que la Commission veut mener avec ce type de dispositif. La modification des textes associés au programme COSME prend toutefois un certain temps, ce qui explique que nous n'ayons pas pu lancer les prêts en même temps que l'initiative France Num. Si tout se passe bien, l'offre de prêt devrait être lancée en fin d'année.
Mme Pascale Gruny . - La Commission européenne dispose de beaucoup d'argent. Or, nous avons pu constater que sur de nombreux de programmes de la Commission, la France n'avait pas attiré beaucoup d'argent. Par exemple, seulement deux régions ont lancé des appels dans le cadre d'un programme de financement de hubs. Les programmes français et européens sont très compliqués. Notre administration doit essayer de récupérer cet argent et aller expliquer les programmes sur le terrain pour aider les entreprises à en bénéficier. Plus les entreprises sont petites, plus il est difficile pour elles d'obtenir des fonds. Nous sentons bien la frilosité des banques à financer des projets virtuels, votre offre de prêt est donc bienvenue.
M. Romain Bonenfant. -- Outre notre offre de prêt, les banques commencent elles aussi à mettre en place des dispositifs dans la dynamique de France Num. BNP Paribas a récemment lancé un prêt visant à accompagner la transformation numérique des PME. Cette banque est référencée sur notre plateforme : ses conseillers peuvent s'y enregistrer en tant qu'activateurs.
Mme Laura Hiel. -- Nous avons créé un moteur de recherche qui est le premier de son genre en travaillant avec l'Institut Supérieur des Métiers. Nous avons pris sa base de données des aides publiques, que nous avons restreinte aux aides au numérique. Une entreprise peut ainsi utiliser ce moteur de recherche pour trouver toutes les aides disponibles en fonction de sa localisation, de sa taille et de son besoin.
M. Louis Fleuret, Directeur général de la French Tech Central. -- A la French Tech, nous ne nous occupons pas directement de la transformation numérique des TPE/PME. En revanche, nous avons très envie que les startups participent à la numérisation des TPE/PME en tant que fournisseurs de solutions. Or, aujourd'hui, elles sont plutôt concentrées sur la numérisation des grands groupes, car elles vont d'abord voir les gros clients. Le financement est certes une question importante, mais il convient aussi de développer des solutions techniques simples pour se mettre en ligne. Un certain nombre de startups travaillent sur des process d'échanges entre les entreprises et les cabinets d'expertise-comptable. Beaucoup de start-ups saisissent des opportunités sur des marchés où les solutions actuelles manquent de fluidité.
Pour aller vers le numérique, une entreprise a besoin d'experts, voire de salariés qui maîtrisent le sujet en interne. À ce titre, des dispositifs comme la Grande École du Numérique, qui forment des personnes à ces métiers, sont intéressants. Cette école propose notamment des formations courtes, de premier niveau, dont les clients potentiels sont plutôt les petites entreprises. De tels dispositifs permettent de constituer un réservoir de plus en plus important de talents français qui maîtrisent les outils numériques, donc d'accroître le nombre d'entreprises susceptibles de fournir des solutions. Tant qu'il nous manquera entre 80 000 et 100 000 développeurs ou designers web, nous resterons en retard.
Mme Pascale Gruny . - La formation est une vraie question. À Copenhague, les entreprises ont aussi du mal à recruter dans le domaine de l'informatique et du numérique. La rareté des talents rend ces derniers de plus en plus chers et les TPE n'ont pas les moyens d'embaucher. Elles manquent aussi de temps, car beaucoup d'entre elles ne comptent qu'une personne. Il est donc essentiel pour elles de trouver des partenaires dans France Num.
M. Pierre Bonis. -- L'AFNIC dispose d'une délégation de service public pour la gestion du nom de domaine national .fr. Comme il s'agit d'une association loi de 1901, elle ne rémunère pas d'actionnaires. Elle réinvestit les bénéfices générés par cette activité dans :
• des activités de solidarité numérique (insertion numérique) à travers une fondation hébergée à la Fondation de France ;
• des dispositifs d'accompagnement de la transformation numérique, comme « Réussir en .fr » ou « Réussir avec le web » ;
• des actions sur la sécurisation.
De notre point de vue, une des raisons du retard français sur la présence en ligne est qu'en France, le discours sur internet a toujours été un discours technique, porté par des ingénieurs. En Allemagne, le discours sur la numérisation des TPE/PME a été porté par des commerçants, par des entrepreneurs et par des communicants. Les études actuelles sur la perception des freins à la numérisation montrent que le premier frein n'est pas l'argent, mais l'impression de ne rien y comprendre. À cette perception est venu s'ajouter un discours de complexification anxiogène, qui se poursuit aujourd'hui avec le règlement général sur la protection des données (RGPD). Quand vous dites à un boulanger que le RGPD est une affaire sérieuse, qu'il ne doit pas se tromper, qu'il en va de son image, qu'il peut être victime d'une attaque informatique et qu'il est maintenant responsable de traitements de données, il perd toute envie de se mettre sur internet.
Pendant longtemps, le .fr, qui est censé être un vecteur important de la transformation numérique en France, a été régi par des règles d'enregistrement très complexes, à tel point que beaucoup d'acteurs ont fini par opter pour le .com, qui était plus simple. La France est ainsi le seul pays d'Europe où l'extension nationale (le .fr) affiche une part de marché inférieure à celle du .com. Nous ne pouvons pas changer cet historique, mais nous essayons maintenant de développer un discours et une action axés sur la simplicité et la dédramatisation. Nous essayons de trouver des solutions pour démontrer aux PME qu'il peut être intéressant de commencer par une petite vitrine, plutôt que de se doter immédiatement d'une Rolls-Royce . Nous mettons actuellement en avant un calcul qui montre qu'un site vitrine, avec l'adresse de l'entreprise, ses horaires d'ouverture, quelques informations éventuellement actualisées périodiquement et une adresse email de contact, ne coûte que 200 euros par an. Pour un tel coût, une entreprise peut s'offrir une solution basique, avec son propre nom de domaine (plutôt que de dépendre d'une plateforme). Elle pourra ensuite investir davantage si elle y trouve un intérêt. Nous organisons des ateliers (les Foliweb ) sur la numérisation des TPE/PME. Dans le cadre de France Num, nous touchons entre 10 000 et 12 000 TPE par an avec nos ateliers pratiques. Cette démarche commence à porter ses fruits, comme le montre la croissance du .fr, tirée notamment par les PME depuis deux ou trois ans.
Au-delà du classement de la France, nous voyons un vrai danger dans ce qui se passe aujourd'hui. Beaucoup d'acteurs sont présents en ligne à leur corps défendant, parce qu'ils sont référencés sur Google ou sur une plateforme sans même le savoir. Ils ne maîtrisent donc absolument pas leur présence en ligne. Par exemple, j'ai discuté avec un boulanger qui était ouvert le 14 juillet. À part les gens qui habitaient dans sa rue, personne n'est venu le voir ce jour-là, car il apparaissait fermé sur Google. Cette présence en ligne subie peut donc être très dangereuse pour le chiffre d'affaires d'une entreprise.
L'emprisonnement d'un certain nombre de TPE/PME françaises dans des plateformes représente un danger encore plus grand. Des plateformes comme Booking.com ou Hotels.com constituent un danger systémique pour les hôtels. Dans un premier temps, ces derniers n'y voient que des avantages : la gratuité, le module de réservation, la visibilité, etc. Dans un deuxième temps, ils se rendent compte que plus personne ne réserve par téléphone, car ils ont perdu la relation client en amont au profit de ces plateformes. En revanche, quand ces dernières commettent une erreur, ce sont les hôtels qui sont la cible du mécontentement des clients. Enfin, quand une plateforme change ses conditions générales, l'hôtelier se dit qu'il ne peut pas partir, de peur de perdre tous ses clients. Ce qui est vrai pour Booking.com ou Hotels.com l'est aussi pour eBay, Amazon, La Fourchette, etc. S'agissant d'Amazon, la comparaison avec l'Allemagne est intéressante. Un vendeur allemand présent sur Amazon a systématiquement un lien vers son propre site internet. Il commence par vendre sur Amazon, avant de préciser à ses clients que s'ils achètent directement sur son site, ils bénéficieront d'une remise. La plateforme lui sert ainsi d'apporteur d'affaires. Cette démarche permet au vendeur de se constituer une base de clients, ce qui lui offre une certaine forme d'autonomie et modifie son rapport de force avec Amazon.
A l'opposé, un vendeur français présent sur Amazon réalise 100 % de son chiffre d'affaires sur la plateforme. Comme on lui a dit qu'internet était compliqué, il n'a généralement pas cherché à construire en parallèle son propre site, même modeste, sur lequel il aurait pu attirer peu à peu ses clients pour se constituer un fichier et développer son autonomie. Toute une partie du système économique français se trouve ainsi confronté à un enjeu d'indépendance : beaucoup trop d'entreprises sont totalement assujetties à des plateformes qui leur apportent 80 à 100 % de leur chiffre d'affaires.
Quand une entreprise se retrouve dans une telle dépendance vis-à-vis d'une plateforme, il lui faut un an pour se reconstituer un fichier client. Il est donc important de se doter le plus rapidement possible d'un site internet propre, sachant qu'un petit site modeste permet au bout d'un an d'établir un rapport de force totalement différent avec son fournisseur numérique. Nous essayons de partager ces éléments avec notre public de TPE/PME, en travaillant par départements.
Mme Pascale Gruny . - En passant par les chambres consulaires ?
M. Pierre Bonis. -- Nous disposons d'accords avec quelques CCI et CMA. Tout dépend de la volonté de chaque chambre de travailler avec nous ou non. Nous utilisons depuis un an et demi un outil totalement gratuit d'autodiagnostic de la présence en ligne, appelé « Réussir avec le web ». Nous proposons cet outil à tous les acteurs. Nous essayons d'obtenir une participation maximale afin de pouvoir transmettre aux régions ou aux fédérations des données exploitables, leur indiquer le niveau de maturité de leur territoire sur la présence en ligne et leur présenter les actions ou les formations que nous pourrions envisager. Le processus est en cours. Sur ce point, France Num constitue un levier de visibilité très fort pour nous.
Outre France Num et la French Tech, il convient de mentionner également l'Agence du numérique, les Espaces Publics Numériques (EPN), la médiation numérique et la solidarité numérique. La présence en ligne des associations et des acteurs de l'économie sociale et solidaire est aussi mauvaise que celle des TPE/PME, alors qu'elle peut avoir un vrai impact d'entraînement sur les territoires. Au travers de notre fondation AFNIC, nous travaillons à la numérisation de ces acteurs avec la Mission Société Numérique.
Mme Anne-Catherine Loisier . - Il convient de mener tout un travail pour expliquer aux TPE/PME ce que peut leur apporter une présence en ligne, car beaucoup d'entre elles n'en ont aucune idée. Les CCI et les CMA peuvent vous y aider.
Mme Pascale Gruny . - Le réseau des experts-comptables est aussi très important, car presque tout le monde a recours à un expert-comptable. Il pourrait vous aider à diffuser des messages.
M. Pierre Bonis. -- Nous devons présenter des cas concrets. Nous allons lancer une web-série de téléréalité sur la transformation numérique : nous allons suivre des artisans et des commerçants de plusieurs régions pendant six mois. Ils vont s'interroger sur l'utilité d'une présence en ligne, ils vont être confrontés à des difficultés, ils vont être coachés et, à la fin, ils seront présents en ligne.
M. Louis Fleuret. -- Une équipe de l'Agence du numérique travaille sur l'inclusion numérique. La fondation AFNIC et l'Agence du numérique travaillent sur différents programmes pour favoriser une montée en compétence sur le numérique. Il ne s'agit pas de formation professionnelle, mais plutôt de sensibilisation, ainsi que d'aide à la réalisation de démarches en ligne. L'idée est de faire émerger un socle minimal de maîtrise du numérique. Beaucoup d'initiatives de ce genre sont proposées dans les 10 000 lieux de médiation numérique répartis sur l'ensemble du territoire.
Le pass numérique, qui est une sorte de ticket-restaurant du numérique, permet à des personnes qui n'ont pas la possibilité ou l'envie de payer des formations de bénéficier d'un nombre donné d'heures de formation numérique. De plus, quand une personne scanne son pass numérique dans un lieu de médiation numérique, ce dernier obtient de l'argent, ce qui est intéressant, car ces lieux sont de moins en moins financés par ailleurs.
M. Pierre Bonis. -- Le chèque culture numérique a été inventé par l'APTIC.
Mme Anne-Catherine Loisier . - Nous devons travailler en amont. Certes, il existe des outils pour la formation, mais pour utiliser un pass numérique, encore faut-il vouloir suivre une formation. Or, le problème est que beaucoup de petits acteurs ne comprennent pas ce que le numérique peut leur apporter.
M. Pierre Bonis. -- Dans le cadre de la première étude que nous avons réalisée avec notre outil « Réussir avec le web », et dont nous avons présenté les résultats en novembre 2018, nous avons obtenu 4 000 réponses, provenant de tous types de milieux socio-professionnels et de TPE/PME. Deux chiffres particulièrement frappants en ressortaient : 94 % des répondants jugeaient importants de disposer d'un site web, mais moins de 60 % étaient capables de dire à quoi un site web pouvait servir. Les importantes réticences que nous avons pu connaître par le passé me semblent donc avoir fortement diminué. Même les Français qui ne l'utilisent pas sont conscients qu'ils sont en train de perdre quelque chose. En revanche, ils ne savent pas ce qu'ils perdent et ils ignorent comment procéder.
De plus, ils ont peur de la suite. Ils savent que même s'ils arrivent à obtenir un financement pour construire un site avec une agence web, ils devront ensuite consacrer un certain temps à le mettre à jour et à répondre aux demandes, alors qu'ils manquent justement de temps. Il est donc important de commencer par des solutions très simples. Nous devons convaincre les TPE/PME d'être présentes en ligne et de ne pas laisser d'autres parler d'elles à leur place. Nous devons les rassurer sur le fait qu'il n'est pas plus long de répondre à un mail de commande qu'à un client qui appelle pour passer commande. Commencer simplement permet de se rassurer et de franchir le pas.
Il est toutefois très difficile de mener cette démarche à l'échelle de tous les territoires. Les CCI, les CMA et les experts-comptables peuvent effectivement nous y aider. Nous croyons aussi fortement à certains autoentrepreneurs ou à des jeunes qui, en plus de leur travail quotidien, pourraient se lancer dans le dépannage ou l'entretien de sites web, à des coûts moins élevés qu'une agence web. Nous essayons de fédérer ce type d'acteurs, en expliquant aux professionnels de la présence en ligne que nous ne pouvons pas les attendre et que de toute façon, ils sont trop chers pour le public que nous visons.
M. Romain Bonenfant. -- Les TPE/PME n'intéressent pas les grands acteurs du marché, qui travaillent sur la transformation numérique des grandes entreprises et à qui il coûterait beaucoup trop cher de s'occuper d'entreprises de petite taille. Les activateurs de France Num sont essentiellement des sociétés unipersonnelles, des accompagnateurs de proximité proposant des coûts beaucoup moins élevés. Le point de départ de la transformation numérique d'une TPE/PME est la conviction de son dirigeant. Il est donc important de montrer les bénéfices que les TPE/PME peuvent tirer du numérique. Le site France Num présente des témoignages vidéo d'entreprises qui ont franchi le pas. Il convient maintenant de faire venir sur notre site les entreprises qui sont en demande. Telle est la raison pour laquelle nous menons des campagnes de communication et nous nous appuyons sur des partenaires.
Mme Pascale Gruny . - Certains commerces de Copenhague ne sont plus que des showrooms , où les clients qui passent ne peuvent plus rien acheter. Le soir, les commerçants traitent les commandes. De telles expériences peuvent faire peur aux petites entreprises, qui manquent de temps et de personnel.
M. Pierre Bonis . -- Deux témoignages m'ont été rapportés par Alain Assouline, le président de CINOV-IT et le fondateur de Webforce 3, qui propose des formations de développeur web sans formation initiale, uniquement sur la base de tests de logique.
Un coiffeur situé près de la gare de Saint-Etienne était en train de péricliter. Il a investi un tout petit peu pour afficher sa localisation et ses horaires sur internet. Aujourd'hui, de nombreux clients travaillant dans les entreprises alentours viennent le voir à l'heure du déjeuner. Il a ainsi doublé son chiffre d'affaires en quelques mois. L'autre témoignage était celui d'un boucher, qui réalisait 70 % de son chiffre d'affaires le samedi et le dimanche matin, et qui craignait de perdre des clients au profit du supermarché parce que la queue était trop importante dans ces moments-là. Il a créé son site en ligne, avec un système d'envoi de mails, pour indiquer aux clients qu'ils pouvaient commander et venir chercher leurs produits en semaine, même relativement tard : s'il sait que dix personnes vont passer prendre des commandes entre 19 heures 45 et 20 heures, il restera ouvert jusque-là. Il a ainsi fortement augmenté son chiffre d'affaires. De tels exemples sont d'autant plus intéressants qu'ils ne présentent aucune complexité et qu'il s'agit simplement de bon sens.
Mme Anne-Catherine Loisier . - Il est important de communiquer sur de tels exemples auprès des acteurs des territoires et des TPE/PME.
Mme Élisabeth Lamure . - Vous avez indiqué que vous reversiez une partie de vos bénéfices à la solidarité numérique. Qui en sont les bénéficiaires ?
M. Pierre Bonis . -- 90 % des bénéfices du .fr sont reversés à la fondation AFNIC pour la solidarité numérique. Les acteurs qui en bénéficient sont généralement des associations de terrain, qui peuvent oeuvrer dans des champs très différents. Par exemple, à Brest, un fab lab a créé des cartes des fonds marins de la baie en braille. Nous l'avons financé. Il propose maintenant des cartes des fonds marins de Toulon.
Notre fondation finance également des associations qui travaillent traditionnellement dans la solidarité et qui souhaitent utiliser le numérique pour aller plus loin, comme Reconnect , qui a mis en place un coffre-fort numérique dédié à la numérisation des papiers d'identité des SDF.
Enfin, notre fondation finance de nombreuses actions dans le champ de l'éducation et de l'accompagnement, à destination de différents types de publics. Par exemple, des actions d'éducation au numérique sont menées auprès de personnes hébergées dans des Établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (EPHAD), où le numérique peut les aider à maintenir le lien avec leur famille et où l'outil informatique peut être utilisé pour des exercices de mémoire.
Par ailleurs, des actions d'accompagnement au numérique sont menées auprès de personnes très éloignées du numérique. Notre fondation finance des associations qui prennent des initiatives pour accompagner ces personnes vers le numérique, comme l'association bordelaise APTIC, qui a créé le chèque culture numérique. Un chômeur qui se rend à Pôle Emploi peut ainsi se voir conseiller d'acquérir des compétences dans le domaine du numérique, et s'il ne sait pas comment s'y prendre, Pôle Emploi peut lui indiquer l'Espace public numérique (EPN) le plus proche, où il pourra utiliser ses chèques culture numérique pour être accompagné gratuitement. Au travers de la fondation AFNIC, le .fr arrive à financer entre 45 et 50 projets par an, pour un montant total de 1,2 à 1,3 million d'euros par an.
Mme Pascale Gruny . - Les critères comptables ne devraient-ils pas être modifiés pour que les investissements liés au numérique puissent être inscrits à l'actif du bilan ? Certes, les achats de logiciels peuvent être amortis, mais la formation associée est exclue de l'amortissement, alors qu'il s'agit souvent d'une charge très lourde, parfois supérieure à celle que représente le logiciel lui-même. Par ailleurs, ne faudrait-il pas pérenniser le dispositif de suramortissement mis en place pour les investissements des PME dans la transformation numérique, sachant que celui-ci est actuellement borné dans le temps ?
Mme Laura Hiel. -- Un rapport a été établi sur le financement de l'immatériel et une des propositions qui en ressortait était d'adapter les règles comptables pour pouvoir financer la partie immatérielle. Cependant, le rapport précisait que de telles mesures coûteraient cher et seraient difficiles à mettre en oeuvre, ce qui peut expliquer que pour l'instant, aucune décision n'ait été prise en ce sens. Il s'agit certainement d'une des raisons pour lesquelles la transformation numérique des entreprises traîne en longueur : il est difficile pour les TPE/PME de faire apparaître ces dépenses de formation dans leur comptabilité. S'agissant du dispositif de suramortissement, il me semble qu'il est réservé aux PME et que les TPE en sont exclues.
M. Romain Bonenfant. -- Ce dispositif a déjà été prolongé plusieurs fois. Les échéances qui avaient été définies pour les deux premières versions visaient à générer un appel d'air immédiat, car elles obligeaient les entreprises à agir rapidement. À chaque fois que le terme du dispositif est reporté, nous perdons en crédibilité.
Mme Élisabeth Lamure . - Nous vous remercions pour votre disponibilité et ces riches échanges.