II. M. THOMAS SCHNEIDER, PRÉSIDENT DU COMITÉ DIRECTEUR SUR LES MÉDIAS ET LA SOCIÉTÉ D'INFORMATION (CDMSI) AU CONSEIL DE L'EUROPE

Les experts n'aiment pas trop les expressions « fausses informations » ou « fausses nouvelles » car elles sont trop souvent utilisées par des politiciens populistes pour dévaloriser tout fait ou toute interprétation des faits qui ne leur plaisent pas. En 2017, le Conseil de l'Europe a déjà publié un rapport portant le titre Désordres de l'information, qui fournit une systématique très utile pour comprendre et distinguer trois variantes principales de désordres de l'information :

- la fausse information, qui n'a pas l'intention de nuire ;

- la désinformation, qui est une information fausse et créée délibérément pour nuire à des individus, des États ou des organisations ;

- une information malveillante, qui est basée sur la réalité et utilisée pour infliger des dommages à des personnes, des organisations ou un pays.

Ce rapport formule des recommandations à l'intention des États, des ministères de l'éducation, des intermédiaires d'Internet, des médias et de la société civile.

Quand on parle aujourd'hui d'une prolifération de ce type de troubles de l'information, il faut savoir qu'il ne s'agit pas d'un phénomène nouveau car la manipulation de la population sur la base de fausses informations a toujours existé. On se rappelle peut-être que les accusations infondées d'empoisonnement de puits par les juifs ont été utilisées tour à tour par la noblesse et la bourgeoisie, dans plusieurs villes en Europe, notamment en Suisse et en France, par les forces politiques et économiques pour y capter le pouvoir. Au siècle passé, la propagande des nazis utilisait massivement la radio.

Chaque innovation en matière de communication produit des effets de rupture, pour le meilleur et pour le pire. Chaque nouveau média menace le pouvoir de pression des élites existantes sur l'opinion publique, tout en apportant un potentiel de démocratisation de la sphère publique. De nouvelles élites apparaissent, qui savent utiliser les nouveaux médias pour atteindre leurs objectifs politiques et économiques, ce qui donne souvent lieu à des actes de guerre et de violence. Cela s'est passé lors de l'invention de l'imprimerie qui a amené un transfert de pouvoir du clergé vers la bourgeoisie, ainsi que lors de l'introduction de la télévision. Il faut se souvenir, qu'un an après qu'en 1932 Berthold Brecht eut exprimé les espoirs qu'il fondait dans la radio pour libérer de la pensée dans son pays, celui-ci basculait dans la dictature. Tout cela nous rappelle les débats qui avaient cours il y a quelques années sur le potentiel que représentait Internet pour démocratiser l'information dans nos sociétés. De fait, les bons et les mauvais usages des nouvelles technologies de l'information se suivent de près.

Nous devons trouver les réponses aux questions suivantes :

- à qui puis-je faire confiance ?

- qui est à l'origine de l'information ?

- quels sont les buts et les objectifs de celui qui l'a produite ?

Après l'introduction de chaque nouvelle technologie de l'information, nos sociétés ont développé des systèmes de régulation portant sur la diversité, la qualité et la liberté, qui ont permis aux médias de jouer leur rôle dans notre société démocratique, et qui ont aidé nos concitoyens à décider à qui et à quelle information ils pouvaient faire confiance, et dans quelle mesure.

Aujourd'hui, la multiplication des médias sociaux et des plateformes présente une nouvelle rupture dans le système des médias, avec des effets positifs et négatifs. D'un côté, elle représente une opportunité de démocratisation des médias car chacun de nous peut devenir un producteur de contenu et peut diffuser celui-ci très facilement. D'un autre côté, les opérateurs des plateformes sont devenus des espèces de portiers ( gate-keepers ) qui ont une influence considérable sur ce que consomment les citoyens et ont gagné une influence économique, ainsi qu'une influence critique sur le financement des médias traditionnels. La surabondance d'informations accroît la lutte pour l'attention des consommateurs, et ceux-ci souffrent de plus en plus d'une réduction de leur durée d'attention.

Tout cela favorise les informations sensationnelles et extrémistes, au détriment des reportages sérieux, complexes et modérés. Finalement, l'utilisation des algorithmes et de l'intelligence artificielle pour la sélection et la présentation des informations favorise une fragmentation de la sphère publique et privée, avec des récits parallèles, ce qui aggrave encore plus la perte de confiance dans les institutions démocratiques et les médias. Il est devenu très facile de diffuser des informations fausses, intentionnellement ou non.

Pour soutenir un système de médias de qualité, le Conseil de l'Europe a développé et va continuer à développer des recommandations et d'autres formes de directives. Un élément clef pour un journalisme de qualité consiste à donner aux médias les moyens de produire des informations de qualité et de restaurer la confiance de leur public, ainsi que de répondre à la désinformation.

Après adoption d'une déclaration par le Comité des Ministres en février de cette année, qui rappelle l'importance d'une base financière saine des médias, le CDMSI est en train de finaliser une recommandation sur la promotion d'un environnement favorable à un journalisme de qualité. Elle se concentre sur trois aspects :

- un financement durable des médias de qualité va être obtenu par une combinaison de mesures réglementaires et fiscales favorables pour créer des conditions de marché équitables et transparentes, qui permettront aux organisations de médias de concurrencer plus équitablement les principales plateformes en ligne pour les revenus publicitaires ; on peut réfléchir à des aides d'État visant à soutenir les producteurs de contenus de qualité au niveau national ou européen, avec toutefois de fortes garanties ;

- la reconstruction de la confiance dans le journalisme par l'éthique et la qualité, par la vérification des faits et les bonnes pratiques en matière de transparence des processus éditoriaux, grâce à des mécanismes d'autorégulation des plaintes, l'utilisation d'outils de l'IA ;

- donner la priorité, en matière de distribution, à un contenu de qualité sur les plateformes, en particulier sur les plateformes de recherche et les médias sociaux, en introduisant une forme de contrôle ou de surveillance indépendante des pratiques de distribution de ces plateformes.

Le texte énonce en outre le principe d'un environnement médiatique à l'épreuve du temps et axé sur l'innovation et souligne qu'il importe de créer un contexte politique et social favorable à un journalisme de qualité.

En troisième lieu, le projet de recommandation propose des orientations sur une manière plus stratégique et collaborative de soutenir les initiatives d'éducation aux médias et à l'information. De même, les médias et les journalistes devraient avoir accès à l'amélioration des compétences et à la formation tout au long de la vie, ainsi qu'à des conditions de travail adéquates.

Au sujet de la propagation des systèmes automatisés utilisant les algorithmes et l'IA dans la production et la dissémination de l'information, le Conseil de l'Europe a adopté en début d'année une déclaration sur les capacités de manipulation des processus algorithmiques et il est en train de finaliser une recommandation sur les impacts des systèmes algorithmiques sur les plateformes, qui touche aussi, entre autres, le domaine des médias.

Une réglementation sur les responsabilités des plateformes en ligne pourrait être composée d'un mix de régulation, de co-régulation et d'autorégulation traditionnelle. Cependant, ces mesures législatives visant à lutter contre la désinformation doivent être adoptées avec prudence et être proportionnées. Tous ceux qui soutiennent une idée comme la création d'une agence étatique qui devrait déterminer quelles sont les informations vraies ou fausses, soit une forme de « ministère de la vérité », devraient se demander s'il s'agirait vraiment d'un bon outil pour augmenter la confiance des citoyens dans les médias et le système politique.

De mon point de vue, il ne faut pas simplement regarder la production et la dissémination de l'information du côté de l'offre, mais considérer en même temps le côté de la demande, c'est-à-dire de la manière dont les citoyens consomment, cherchent et utilisent l'information. Dans nos sociétés, où il existe un fossé croissant entre ceux qui se sentent bénéficiaires de la mondialisation et de la numérisation et ceux qui s'en sentent les perdants, ces derniers deviennent de plus en plus frustrés et ouverts à des positions extrêmes. Dans ce contexte, une approche élitiste ne serait guère utile pour combattre la désinformation diffusée par les milieux populistes.

Si nous voulons rester des sociétés libres, et ne pas aller dans la direction d'un pays comme la Chine, où l'État oblige les citoyens à adopter une certaine ligne de comportement, voire de pensée, il faut être conscient que dans une société numérique, l'État, les élites et les médias traditionnels perdent de plus en plus leur pouvoir de définition sur la sphère publique, alors que l'on ne peut plus astreindre les citoyens à consommer un canal de média particulier. Il est donc de plus en plus important de donner une perspective et des incitations à tous les citoyens pour qu'ils soient prêts à consommer et aussi à financer des informations plus complexes et de qualité.

Un élément favorable dans cette optique est la participation des citoyens dans les décisions politiques. Si les citoyens d'une même municipalité peuvent décider eux-mêmes s'ils veulent construire une nouvelle autoroute, ou plutôt une nouvelle école, ou investir plus ou moins dans la santé ou dans la protection de l'environnement, ils ont intérêt à s'informer pour connaître les conséquences et aussi tous les coûts de chaque décision.

L'année passée, les citoyens suisses ont pu voter sur un référendum qui visait à l'abolition de la redevance pour la radio et la télévision du service public. L'adoption de ce référendum aurait signifié que le financement de la Société Suisse de Radiodiffusion et télévision (SSR), service public, n'aurait plus été possible. Après plus d'une année d'un débat intense à tous les niveaux de la société sur la qualité, sur le fonctionnement, sur les coûts, mais aussi sur le futur des médias du service public, plus de 70 % des Suisses ont voté pour la continuité du financement par la redevance. La motivation de ce vote a moins résidé dans le fait que mes concitoyens étaient très contents des programmes de la SSR, que dans leur conscience du fait qu'une démocratie directe et une auto-détermination des peuples ne peuvent fonctionner que s'il existe des médias de qualité, ainsi qu'un système de débat public basé sur des informations fiables et sur la confrontation de différentes opinions. À présent que le financement du service public de radio-télévision suisse est assuré, il faut se battre pour que le service public ne soit pas un service sans public et que les citoyens s'intéressent vraiment à ses émissions, et consomment des médias de qualité.

M. Patrick Chaize . - Après cette illustration de la sagesse suisse, je passe la parole à Camille Grenier, non sans indiquer que Reporters sans Frontières participe à la Journalist Trust Initiative , un programme d'autorégulation des médias mis en place pour lutter contre les fausses nouvelles en identifiant les médias qui respectent les règles d'intégrité ainsi que les règles déontologique du journalisme.

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