III. M. JEAN-PAUL LEHNERS, PRÉSIDENT DE LA COMMISSION EUROPÉENNE CONTRE LE RACISME ET L'INTOLÉRANCE

Je vous remercie d'avoir organisé ce colloque. L'ECRI a depuis longtemps alerté les gouvernements des États membres sur les risques liés à la diffusion de propos racistes, xénophobes ou antisémites sur Internet. Notre commission avait d'ailleurs plaidé en faveur d'un protocole additionnel à la convention du Conseil de l'Europe relative à la cybercriminalité pour incriminer les actes de nature raciste et xénophobe commis par le biais des systèmes informatiques. Il y a 19 ans, l'ECRI a adopté sa recommandation de politique générale n° 6 relative à la lutte contre la diffusion de matériels racistes, xénophobes et antisémites sur Internet. Cette recommandation comprend un certain nombre de préconisations se déclinant autour de plusieurs maîtres-mots qui restent d'actualité : sensibilisation, formation, autorégulation, dissuasion et application adaptée de la loi. Cela étant, le défi est grandissant. L'ECRI a observé une montée préoccupante des propos haineux, notamment en ligne, et en a fait état dans ses rapports. Internet est devenu un support important dans la propagation des contenus haineux, de nature raciste ou prônant certaines formes d'intolérance. Cette problématique a été abordée lors de la Conférence organisée pour le 25 ème anniversaire de l'ECRI, les 26 et 27 septembre derniers.

Le déferlement des contenus haineux est un défi commun à toute l'Europe. Il marque grandement les personnes visées, menace la cohésion de nos sociétés et constitue autant de premiers pas vers la violence. Il est donc indispensable d'y apporter une réponse concrète. C'est la raison pour laquelle nous avons publié récemment notre recommandation de politique générale n° 15 sur la lutte contre les discours de haine. Elle comprend une série de préconisations portant non seulement sur la dimension législative, mais aussi sur la nécessaire mobilisation de toute la société contre les discours de haine en général. Ces recommandations s'appliquent évidemment aux discours de haine en ligne. En ce qui concerne le volet législatif, l'ECRI préconise de clarifier la responsabilité en droit civil et administratif en cas de recours aux discours de haine, tout en respectant la liberté d'expression et d'opinion. Plusieurs actions sont envisagées : déterminer les responsabilités particulières des auteurs de ces discours de haine, des prestataires de services Internet, des forums en ligne, des hébergeurs de sites, des intermédiaires en ligne, des plateformes de réseaux sociaux, des modérateurs de blogs et autres intervenants jouant un rôle analogue. Il s'agit de permettre, sous réserve de garanties appropriées - y compris au niveau judiciaire - la suppression des contenus haineux dans les informations accessibles par Internet. Nous recommandons également le blocage des sites diffusant ces discours de haine, l'interdiction de la diffusion de ces discours et la mise en place d'une obligation de révéler l'identité de leurs auteurs. Il s'agit en outre d'assurer le droit d'agir en justice aux personnes ciblées par les discours de haine auprès des organes chargés des questions d'égalité, des institutions nationales et des droits de l'Homme, ainsi qu'aux organisations non gouvernementales ayant un intérêt à agir et, enfin, de faciliter et favoriser le signalement des cas d'utilisation des discours de haine par les personnes visées ainsi que les témoins.

L'ECRI cherche à favoriser l'autorégulation comme moyen de lutte contre les discours de haine. Il s'agit d'encourager la notion de code de conduite, de veiller à sa mise en oeuvre et de promouvoir le suivi de la désinformation, des stéréotypes négatifs et des stigmatisations. L'ECRI préconise par ailleurs la nécessité de sensibiliser le grand public à la nécessité de respecter la diversité et aux dangers que présentent les discours de haine, tout en soulignant le caractère mensonger de leurs fondements et leur caractère inacceptable. Nous recommandons l'élaboration de programmes éducatifs spécifiques, ainsi que de formation à destination de plusieurs publics, notamment les jeunes. L'ECRI a eu l'occasion de constater que ces mesures ont produit certains effets positifs. Elle a ainsi observé que pour contrer un message de haine de manière efficace, il convient de faire diffuser un contre-discours par des membres des élites politiques, religieuses et culturelles (y compris des artistes et des sportifs célèbres). Créer des synergies entre plusieurs acteurs, comme les organisations internationales et le secteur privé, peut également donner de bons résultats dans la recherche de réponses durables dans la lutte contre les discours de haine à caractère raciste, homophobe ou transphobe.

Pour l'Espagne, l'ECRI a recommandé aux autorités de faire usage de leur pouvoir réglementaire à l'égard des fournisseurs de services Internet et des réseaux sociaux ; de renforcer la protection en matière de droit civil et administratif et, le cas échéant, de mettre l'accent sur les enquêtes pénales. En ce qui concerne la Norvège, l'ECRI avait préconisé de confier à une ou plusieurs unités de police la mission de lutter contre les discours de haine en ligne et surtout de leur affecter les ressources techniques et humaines nécessaires. Lorsque de telles unités existent et bénéficient de ressources adaptées, la formation du personnel et l'élaboration de lignes directrices sont également primordiales pour assurer une meilleure efficacité aux méthodes d'identification et de traitement des discours de haine, comme l'ECRI a pu le préconiser dans ses rapports concernant le Monténégro et l'Ukraine. Bien évidemment, mieux vaut prévenir que guérir. Il convient alors de sensibiliser les internautes à l'interdiction des discours de haine ; d'inciter les sites Internet à respecter les codes de conduite existants et de charger un organisme d'opérer la surveillance active des propos haineux en lui attribuant les fonds nécessaires. C'est ce que l'ECRI a préconisé aux autorités néerlandaises. Enfin, l'ECRI a pu estimer, comme dans le cas de la Serbie, que la mise en place d'une stratégie de lutte contre les discours de haine en ligne, sans empiéter sur l'indépendance éditoriale, était nécessaire.

Les personnes qui restent le plus exposées aux propos haineux en ligne sont les Roms, les Noirs, les juifs, les musulmans, les personnes LGBTI, les migrants, réfugiés ou demandeurs d'asile ou perçus comme tels. L'ECRI a constaté des cas de publication de propos ouvertement racistes dans certains médias, ou encore d'apologie du nazisme et de négation de l'Holocauste ; l'emploi de termes insultants et de stéréotypes en relation avec certains groupes, ainsi que de véritables appels à la violence à l'égard de ces personnes. Le discours de haine se diffuse rapidement par l'intermédiaire des réseaux sociaux et peut avoir une audience bien supérieure à celle de la presse écrite. L'emploi de propos grossiers par certains élus contribue aussi à un discours public de plus en plus choquant et intolérant. Par ailleurs, les tentatives par des personnalités publiques de justifier l'existence de préjugés et l'intolérance à l'égard de certains groupes ne fait que perpétuer et accroître l'hostilité à leur encontre à travers l'ensemble du continent. L'existence d'un discours politique propagandiste fondé sur la division et l'absence de réaction rapide par un contre-discours clair sont régulièrement constatées par l'ECRI.

Les propos haineux en ligne sont entretenus par des « bulles d'opinion », dans lesquelles des personnes partagent les mêmes opinions. En outre, la situation s'aggrave du fait de la diffusion croissante de fausses informations souvent destinées à donner une image détournée de groupes minoritaires et vulnérables. De nouveaux défis apparaissent car des groupes extrémistes, notamment néo-nazis, déplacent leurs contenus vers certains pays à l'étranger ou dans des groupes fermés comme WhatsApp.

Il reste donc nécessaire d'apporter une réponse plus efficace aux discours de haine en développant des règles adaptées et en améliorant le contre-discours. Nous sommes aussi à la recherche de bonnes pratiques ou de pratiques sensées dans le respect de la convention européenne des droits de l'Homme. En Irlande, les membres du gouvernement, notamment le Premier ministre, ont pris position sur les réseaux sociaux pour se désolidariser des commentaires islamophobes formulés par un élu local. L'un d'eux a déclaré que ces commentaires étaient intolérables et opposés au principe d'une Irlande inclusive, qu'il défend. L'élu en cause a été sanctionné par un retrait de l'investiture de son parti pendant 12 mois. Ces réactions ont permis de signaler au grand public que le racisme et l'intolérance ne seraient pas acceptés par les dirigeants et les élus. Pour leur part, les autorités françaises ont réagi à la propagation des discours de haine par l'ouverture de discussions visant à assurer la communication des coordonnées à la justice en vue d'engager des poursuites pénales. Cette mesure a pris effet avec la première transmission d'informations en 2013. Il y a quelques années, l'ECRI a également salué l'initiative des médias norvégiens qui, dans le sillage des attentats de juillet 2011, ont estimé nécessaire de faire preuve d'une plus grande responsabilité rédactionnelle et de surveiller les forums Internet. Une autre bonne pratique a consisté en la fermeture des forums pendant la nuit. En 2016, les principales entreprises des technologies et de l'information en Europe se sont accordées sur un code de conduite. Cependant, le contrôle de l'ECRI et d'autres organisations a eu tendance à montrer que ce code n'était pas correctement appliqué et n'avait pas permis d'éviter l'avalanche des discours haineux en ligne. En 2017, l'Allemagne a adopté un nouveau cadre législatif qui impose aux fournisseurs de réseaux de supprimer les propos haineux dans les 24 heures et de les transférer à un organisme de régulation indépendant. L'ECRI rendra public son rapport sur l'application de cette loi, entrée en vigueur en janvier 2018, au 1 er semestre 2020.

L'initiative législative prise en France, qui a conduit l'Assemblée nationale à adopter en première lecture la proposition de loi visant à lutter contre les contenus haineux sur Internet, rappelle à bien des égards l'initiative allemande. L'ECRI sera amenée à apprécier l'impact de ce texte qui est actuellement examiné par le Sénat. Autant dire que les débats sur ces textes susciteront tout l'intérêt de notre Commission.

Sans préjudice des futures activités de l'ECRI, il convient de faire écho aux encouragements qui ont pu être effectués de solliciter l'avis du Conseil de l'Europe dans le cadre de ses activités de coopération, et ce, chaque fois que le respect de la convention européenne des droits de l'Homme semble remis en cause.

L'option législative est l'une des mesures les plus fortes. En dépit des bonnes intentions, personne n'est à l'abri d'un contournement de l'objet de la loi, sinon d'un usage abusif ou excessif. Dans son 5 ème rapport sur la Fédération de Russie, l'ECRI s'est préoccupée des usages excessifs et abusifs de la législation. La procédure de blocage des sites Internet, parfois sans autorisation judiciaire, peut y être utilisée pour restreindre l'accès à des organisations jugées indésirables ou étouffer la dissidence. Il s'agit là d'un risque non négligeable.

Je terminerai par deux remarques personnelles qui n'engagent pas l'ECRI. La première est une question de vocabulaire : le français n'est pas ma langue maternelle. Comment qualifier le passage de la colère à la haine ? Selon Alphonse Daudet, « la haine est la colère des faibles » . Je crois qu'il faut continuer à réfléchir à la définition de la haine. Enfin, chaque fois que nous constatons une augmentation des discours de haine, je crois qu'il nous faut vérifier si elle correspond à une crise de la société. Une société plus inégale peut-elle contribuer à une augmentation des discours haineux ?

M. Olivier Becht . - Monsieur Lehners, merci beaucoup pour ces interrogations qui ne manqueront pas de susciter le débat. Je passe la parole à Béatrice Oeuvrard.

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