E. PRENDRE EN COMPTE L'EXISTENCE DU PROGRAMME TEMPEST
1. À l'origine : un projet de coopération franco-britannique avorté
Dans le cadre des accords de Lancaster House de 2010 avait été signée le 16 février 2012 à Paris une lettre d'intention portant sur l'étude en commun de drones militaires avec le Royaume-Uni. Le projet FCAS (Future combat air system) avait ainsi été officiellement lancé en 2014 : le sommet franco-britannique de Brize Norton de janvier avait prévu des études franco-britanniques pour un drone de combat, tandis que le salon de Farnborough de juillet avait vu la signature d'un protocole d'entente entre le ministre de la Défense Jean-Yves Le Drian et son homologue Philipp Hammond. Le démonstrateur devait ensuite être développé par Dassault Aviation et BAE Systems, avec le concours de Thales et Selex ES, Rolls-Royce et Safran. Enfin, un premier contrat d'études de faisabilité de 150 millions d'euros avait été passé en septembre 2014.
Les travaux menés ont porté sur l'architecture système, la furtivité, les senseurs, la propulsion, les liaisons de données et l'emport d'armement en soute. Le projet devait également d'appuyer sur les programmes menés par Dassault Aviation et BAE Systems, le nEUROn et le Taranis. La phase de faisabilité, d'une durée de deux ans, aurait dû aboutir à une phase de développement et de réalisation d'un démonstrateur de drone armé pour 2025.
Toutefois, d'une part, les projets présentés par les industriels ont été jugés trop chers pour un drone seul, notamment par la partie britannique. D'autre part, l'annonce d'une coopération franco-allemande sur l'avion du futur à la suite du Conseil franco-allemand de défense du 13 juillet 2017 et le contexte du Brexit ont amené le Royaume-Uni à annoncer en juillet 2018 vouloir lancer son propre projet d'avion de combat, le Tempest . Cette évolution reflète également un changement de perception concomitant des deux pays. Au départ, le projet des deux pays était de disposer au-delà de 2030/2040 d'un drone de combat qui compléterait un avion de combat rénové (Rafale et Typhoon rénovés), ce couplage permettant d'assurer toutes les missions, de la haute à la basse intensité, le drone se limitant quant à lui à des missions d'attaque au sol et de reconnaissance. Finalement, il est apparu nécessaire de développer un avion de combat totalement nouveau au sein d'un système de systèmes, avion capable de prendre la relève de l'Eurofighter Typhoon et du Rafale .
On constate ainsi qu'un programme lancé avec des financements comparables à ceux engagés à ce jour pour le SCAF a pu être annulé.
2. Le Tempest, un projet de coopération internationale
Si les deux projets, SCAF et Tempest, sont proches par leur objectif, la méthode est différente. Alors que le projet SCAF se veut « européen », les britanniques ont recherché dès 2018 des partenaires au sein de l'Europe mais aussi en dehors : en cela, il s'agit davantage d'un projet international sous leadership britannique que d'un projet européen .
Des accords ont ainsi été passés par le Royaume-Uni avec d'une part l'Italie en 2018, d'autre part la Suède en 2019, prévoyant une réflexion commune sur les technologies d'intérêt pour le projet, mais sans engagement financier , même si un plateau capacitaire et financier international (la « Team Tempest » à Farnborough) a été mis en place avec la mobilisation d'industriels et de sous-traitants. En outre, le Japon, l'Arabie Saoudite et la Turquie ont été approchés par le Royaume-Uni, dans une perspective d'apport de fonds et non de coopération industrielle. Enfin, il existe un lien avec les États-Unis sur une partie du projet via le drone Boeing Loyal Wingman qui pourrait s'intégrer logiquement au Tempest. La phase d'étude de concepts doit s'achever fin 2020 et laisser place en 2021 à une « assessment phase »pour évaluer ces concepts et l'architecture au regard des performances visées. Le point de décision pour le véritable début du développement ne devrait intervenir qu'en 2025, alors qu'une première livraison est projetée pour 2035 (5 ans avant la livraison prévue du SCAF), au début des retraits d'Eurofighter, ce qui paraît extrêmement ambitieux compte-tenu de la complexité du projet .
3. Une volonté politique évidente, un avenir incertain
La volonté politique d'avancer sur le Tempest semble réelle. L'aéronautique de défense est considérée par les britanniques comme étant un secteur bien maîtrisé, au coeur des compétences du Royaume-Uni, et représente plusieurs milliers d'emplois. En 2018, sur 14 milliards de livres d'exportations d'armements, l'aéronautique en représentait 95 %. De manière plus générale, le Royaume-Uni a déjà entrepris d'importants efforts de modernisation de son outil de défense, avec notamment le remplacement de ses AWACS et l'acquisition de 9 Poseïdons pour la lutte anti-sous-marine. Les personnes auditionnées ont également souligné que la préservation des compétences britanniques en matière d'aviation de combat est indispensable même dans l'optique de nouveaux programmes communs avec les Américains : ce sont ces compétences qui justifient en effet, aux yeux de ces derniers, une telle coopération .
En revanche, avec le Brexit et les conséquences de la crise du coronavirus, le contexte budgétaire risque d'être difficile dans les années à venir pour un tel programme . L « integrity review », revue budgétaire globale qui devrait être achevée et dont les aspects de défense constituent un élément important, a été reportée à la fin 2020, voire à 2021. Les 2 milliards de livres disponibles pour la phase d'évaluation technologique avant 2025 paraissent insuffisants, rendant encore plus nécessaire la recherche de partenaires, mais les Britanniques souhaitent aussi un retour industriel massif sur leur territoire, ce qui rendra la coopération plus difficile. En outre, si la coopération étroite du Royaume-Uni avec les États-Unis comporte des aspects positifs, comme par exemple l'accès au renseignement satellitaire américain ou encore le retour de 15 % sur l'ensemble des F35 vendus dans le monde (cette manne permettant à elle seule au Royaume-Uni d'acheter ses propres F35), il s'agit aussi d'une dépendance dont les Américains pourraient user comme d'un moyen de pression pour empêcher le développement d'un concurrent potentiel.
Enfin, la coopération avec la Suède et l'Italie sur le Tempest paraît beaucoup moins développée à ce stade que ne l'est la coopération franco-germano-espagnole sur le SCAF.
4. Un rapprochement du SCAF et du Tempest est-il possible ?
Dans ce contexte, quelles sont les relations entre le SCAF et le Tempest ? Pour le moment, les deux projets n'ont aucune intersection , et l'intérêt réciproque serait de moins en moins marqué. De l'ancien projet commun de drone de combat subsistent des études sur des « briques technologiques » pour quelques dizaines de millions d'euros par an, mais la dynamique fait défaut.
Le rapprochement deviendra probablement encore plus difficile si le projet britannique parvient à une véritable internationalisation, en particulier avec l'entrée de la Turquie et/ou de l'Arabie Saoudite, voire du Japon. En outre, la négociation pour la répartition des tâches entre les grands leaders industriels au sein d'un seul et même projet, en particulier Airbus, Dassault, BAE, Thales et Léonardo, serait très complexe .
Il est ainsi fort possible que les deux programmes entrent en concurrence directe. Ceci serait dommageable pour la construction d'une base industrielle et technologique de défense européenne . Il n'est pas certain que l'Europe pourra s'offrir deux systèmes de combat aérien du futur concurrents, avec une base d'exportation nécessairement plus étroite que s'il n'existe qu'un seul programme, surtout lorsque les conséquences économiques de la crise du coronavirus se seront fait pleinement sentir.
En tout état de cause, le fait qu'un rapprochement semble aujourd'hui très difficile constitue une raison supplémentaire de doter le démonstrateur du SCAF d'un moteur Safran, à savoir le M88 du Rafale , plutôt que du moteur J200.
Proposition : Prendre en compte l'existence parallèle du Tempest comme concurrent du SCAF, l'existence de deux programmes rendant plus difficile la construction de la base industrielle et technologique de défense européenne (BITDE). |