ANNEXE

Courriel adressé aux membres de la commission d'enquête
par M. Jean-Baptiste Vila, maître de conférences HDR en droit public
à l'Université de Bordeaux - Faculté de Droit
le 6 juillet 2020

Mesdames les Sénatrices,

Messieurs les Sénateurs,

Je me permets de vous écrire dans le cadre de la Commission relative aux concessions autoroutières dans laquelle vous siégez.

Maître de conférences en droit public à l'Université de Bordeaux, je suis spécialisé en droit public des affaires (contrats administratifs et en particulier les contrats de concession). Ma thèse portait sur les mécanismes financiers et leur justification en droit dans les contrats de la commande publique, notamment les concessions (« Recherches sur l'amortissement en matière de contrats administratifs »).

Mes recherches récentes me poussent à vous écrire afin de porter à votre connaissance des éléments essentiels non connus et non explicités dans le cadre des auditions que vous menez actuellement.

Cette prise de contact peut apparaître quelque peu tardive. Elle s'explique par le caractère récent des résultats de mes recherches (ils ont été corroborés en droit il y a quinze jours seulement environs).

Ces résultats, mais aussi l'audition des représentants de la Cour des comptes intervenue il y a quelques jours me poussent à vous écrire car l'élément le plus important au coeur du sujet qui vous occupe ne semble pas avoir été évoqué jusque-là.

La problématique relative aux contrats de concession d'autoroute pour lesquels vous menez des auditions porte essentiellement sur : les investissements, le renouvellement du réseau et, en conséquence, l'augmentation des tarifs (par le truchement des formules d'indexation des tarifs figurant dans les contrats).

Les sociétés concessionnaires le mettent en avant constamment (dans la presse et lors de vos auditions) : le besoin de renouvellement du réseau n'ayant pas été anticipé, ils sollicitent la mise en oeuvre mécanique de la formule d'indexation. Ils appliquent donc le contrat, tout le contrat, rien que le contrat.

Ils ne manquent d'ailleurs pas de dire que toute modification entraînerait la saisine du juge pour obtenir une réparation du préjudice.

Les résultats de mes recherches aboutissent à considérer que non seulement le renouvellement du réseau a déjà été financé, mais aussi que les sommes figurant dans ces comptes dédiés à ces opérations ont été conservées par ces mêmes sociétés en 2006. Pour la période postérieure à 2006, j'en arrive à la conclusion que le renouvellement est déjà financé par d'autres mécanismes financiers.

Par conséquent, ces recherches démontrent que l'augmentation continue des tarifs depuis 2006 ne trouve aucun fondement légal, que le surplus devrait être rétrocédé par ces sociétés et que l'Etat a l'obligation de mettre en oeuvre cette procédure de recouvrement de l'indu perçu, sous peine d'engager sa responsabilité.

L'enjeu est colossal et pourrait représenter plusieurs milliards (dizaine?) d'euros.

Ne disposant pas de la faculté de vous exprimer mon point de vue lors des auditions que vous menez, je me permets de vous présenter ici le fil conducteur du raisonnement dans l'hypothèse où les conclusions ci-dessus retiendraient votre attention.

Les études sur les concessions d'autoroutes sont nombreuses depuis le début des années 2010 (Assemblée nationale, Sénat, Cour des comptes, expertises externes). Cependant, aucune n'a pu déterminer de fondement légal au contrôle et à la maîtrise de la rentabilité de ces contrats. Deux problèmes expliquaient l'impossibilité d'obtenir des résultats probants : des connaissances cloisonnées ; l'absence de maîtrise des données économiques et de fondements légaux.

Mais un évènement récent a changé, d'après mes recherches, la problématique : la décision du Conseil d'État du 18 octobre 2018 dans l'affaire opposant le Gouvernement de Polynésie (une loi de pays adoptée en prenant pour référence mes travaux de doctorat et de recherches menées depuis).

Cette décision énonce que les provisions pour renouvellement (et corrélativement tous les comptes de travaux pour renouvellement) reviennent à la personne publique lorsque le contrat de concession arrive à son terme. Le Conseil d'État a suivi enfin les préconisations de la Cour des comptes dans son rapport de 2000 relatif à la gestion déléguée des services publics locaux.

Le principe consacré par le Conseil d'État n'est pas spécifique à la Polynésie (malgré le cas d'espèce et malgré ce qu'ont pu sous-entendre succinctement les représentants de la Cour des comptes lors de leur audition).

Le Conseil d'État adopte en effet une formulation s'appliquant à tous les contrats en cours d'exécution sur l'ensemble du territoire national : « Il résulte des principes rappelés aux points 5 et 6 que les sommes requises pour l'exécution des travaux de renouvellement des biens nécessaires au fonctionnement du service public qui ont seulement donné lieu, à la date d'expiration du contrat, à des provisions, font également retour à la personne publique. Il en va de même des sommes qui auraient fait l'objet de provisions en vue de l'exécution des travaux de renouvellement pour des montants excédant ce que ceux-ci exigeaient, l'équilibre économique du contrat ne justifiant pas leur conservation par le concessionnaire . ».

L'ensemble des professeurs de droit ayant analysé cette décision arrive à une conclusion similaire : le principe s'applique à tous les contrats de concession en cours y compris sur le territoire métropolitain.

Le recueil Lebon du Conseil d'Etat lui attribue d'ailleurs cette portée générale.

Quelle est la conséquence pour les contrats d'autoroute ?

Pour mesurer les incidences sur ces contrats, plusieurs points méritent d'être explicités.

Le premier concerne la portée de l'opération de privatisation de 2006

Celle-ci a eu pour effet de changer le capital des anciennes SEM d'autoroutes et de les céder aux sociétés actuelles de droit privé. Mais cette opération n'a pas mis un terme aux contrats initiaux.

Au contraire, l'opération s'est effectuée en ajoutant une clause de continuum financier (pour les plans d'investissements et les clauses financières) même si le périmètre des tronçons a fortement évolué depuis 15 ans.

L'ancienne Ministre en charge du transport que vous avez auditionné l'évoquait elle-même en parlant des contrats des années 60 et 70, et de qualifier ces relations contractuelles de « monstres ».

Par conséquent ces contrats, bien que modifiés, ne sont pas arrivés à leur échéance et aucune prescription de finances publique ne trouve donc à s'appliquer pour empêcher de solliciter le reversement de sommes indument perçues auprès des sociétés concessionnaires.

Le second point important porte sur les comptes des contrats lors de l'opération de privatisation.

Les études menées à ce sujet montrent que les comptes des contrats n'ont pas été apurés en 2006. Le capital des sociétés ayant simplement été modifié, les comptes ont perduré. Or, en 2006 (et à défaut de connaître la décision de 2018 du Conseil d'Etat), les comptes de renouvellement et les provisions pour renouvellement (servant à financer le renouvellement du réseau couvert aujourd'hui les augmentations de tarifs liées à la mise en oeuvre des formules d'indexation) ont été conservés par les sociétés concessionnaires (en partant du principe que les accords avec l'Etat était renouvelé).

Ces opérations comptables ont donc permis de venir abonder les résultats nets de sociétés à l'instant T puis de solliciter aujourd'hui la mise en oeuvre des formules d'indexation pour augmenter les tarifs.

Le troisième porte sur la question de savoir si l'Etat pourrait (ou non) solliciter de ces sommes concernées en 2006.

La réponse est sans aucun doute affirmative sur le fondement de la décision du Conseil d'Etat du 18 octobre 2018 puisqu'elle s'applique à tous les contrats en cours sur le territoire métropolitain.

Les  contrats de concession d'autoroutes n'ayant pas pris fin, aucune prescription ne s'applique pour empêcher la rétrocession de ces sommes sur le fondement de cette décision.

Une question pourrait être posée : s'il ne reste rien sur les lignes budgétaires des différents comptes des sociétés d'autoroute, que faire?

En réalité, la question n'a aucune pertinence en droit ou en économie du contrat. Dès lors que les contrats n'ont pas pris fin et que les sommes figurant dans les lignes liées au renouvellement du réseau étaient la propriété de l'Etat en 2006, elles reviennent à l'Etat (telle qu'elles peuvent être estimées en valeur 2006 et et pour celles constituées dans les comptes après 2006).

Par conséquent s'il « ne reste rien », une expertise pourrait chiffrer les sommes y figurant en 2006 et fonder un droit à en obtenir la rétrocession auprès des concessionnaires d'autoroute.

La quatrième porte sur les suites à réservées à ces premiers éléments de réflexion.

Les suites à réservées à ces premiers éléments d'analyse (que je pourrais détailler et développer) procèdent de la combinaison de plusieurs principes juridiques et sont donc de plusieurs ordres :

- En premier lieu, les sommes figurant dans les comptes de travaux pour renouvellement et les provisions pour renouvellement appartiennent à l'État lorsqu'ils concernent les biens de retour (notamment le réseau)

- En second lieu, l'État a l'obligation de solliciter le reversement des sommes indument conservées par les sociétés concessionnaires avant 2006 et celles constituées depuis 2006. J'attire votre attention sur le fait que l'État se voit imposer de solliciter le reversement de ces sommes (ce n'est pas une faculté) car il ne peut consentir de libéralité.

- En troisième lieu, tout acte réglementaire décidant du contraire serait ici inopérant et privé de fondement légal s'agissant d'un service public. Seule la loi pourrait éventuellement en décider autrement, mais  elle ne pourrait avoir d'effet rétroactif de sorte qu'elle ne s'appliquerait pas aux contrats en cours. Elle pourrait éventuellement s'appliquer aux contrats à conclure. Les concessions d'autoroute ne seraient donc pas concernées.

- En quatrième lieu, le Conseil d'État ne pourrait procéder à une éventuelle régularisation qu'en modifiant la rédaction de sa décision de 2018. L'hypothèse existe mais paraît peu probable sauf à remettre en cause des opérations de rétrocession de ces comptes et provisions dans le cadre d'autres contrats depuis que cette décision a été rendue. Modifier le sens de la décision serait donc insoluble en droit et sur le plan financier.

- En cinquième lieu, dans l'hypothèse où l'État ne souhaiterait pas expertiser et solliciter le reversement de ces sommes (depuis l'origine des contrats jusqu'à aujourd'hui), sa responsabilité pourrait être engagée par un tiers (Association représentants d'usagers par exemple). Ne pouvant consentir de libéralité, il en serait donc comptable à l'occasion d'un contentieux.

- En sixième lieu, la rétrocession de ces sommes n'entraînerait aucune indemnisation des concessionnaires (je pourrais éventuellement expliciter ce point si vous le souhaitez)

Ces éléments nécessiteraient une expertise complémentaire sur le plan financier pour chiffrer exactement le préjudice en jeu. Les comptes réels (non pas ceux présentés dans les rapports annuels d'exploitation) n'étant pas publics, il ne m'est pas possible à ce stade de vous en présenter une analyse.

Mais, cela devrait être une des missions essentielles du Comité d'experts que vous appelez de vos voeux, en prenant appui sur l'ART (j'attire votre attention sur la possibilité d'élargir ce comité pour réunir les compétences adéquates).

Les développements ci-dessus sont assez longs. Je vous remercie donc par avance pour votre attention et espère qu'ils auront permis de nourrir les réflexions sur le sujet des concessions d'autoroute.

Je me tiens naturellement à votre entière disposition si vous souhaitez évoquer dans le détail un ou l'ensemble des points qui sont présentés ci-dessus.

Jean-Baptiste Vila

Réponse de M. Vincent Delahaye, Vice-président du Sénat,
Rapporteur de la commission d'enquête sur le contrôle, la régulation et l'évolution des concessions autoroutières
courriel du 13 septembre 2020

Cher Monsieur,

Dans une interview que vous avez récemment donnée à Capital au sujet des autoroutes, vous revenez sur les analyses que vous m'aviez adressées en juillet.

Je suis désolé de ne pas avoir pris le temps d'échanger avec vous à ce moment-là et vous prie de bien vouloir m'en excuser.

Sur le fond, votre première observation portait sur les provisions pour renouvellement constituées par les sociétés concessionnaires pour anticiper la prise en compte du coût de travaux futurs sur le réseau concédé.

Après vérification à partir des annexes des comptes de 2006 et 2019, il m'est apparu que, pour les sociétés des groupes Vinci et Eiffage (je n'ai pas fait l'exercice pour le groupe Abertis), les provisions pour renouvellement étaient très faibles au moment de la privatisation de 2006 (55 millions cf note de bas de page). Fin 2019, les politiques des deux groupes en la matière étaient radicalement différentes : le groupe Vinci avait constitué des provisions à hauteur de 530 millions d'euros alors que le groupe Eiffage n'avait constitué que 20 millions d'euros de provisions.

Compte tenu de ces éléments et sachant que les provisions en question seront ramenées à 0 à la fin des contrats de concession car elles n'auront plus d'objet dès lors que les deux groupes n'auront plus de travaux à financer, il ne m'a pas semblé nécessaire d'investiguer plus avant.

Votre seconde observation concernait la hausse annuelle des tarifs qui serait, selon vous,  « sans aucun fondement juridique ».

Pour moi, le fondement juridique de cette révision est le contrat de concession, qui prévoit une indexation sur 80% de l'inflation hors tabac. Sont venues s'ajouter à cette indexation, à la suite d'avenants, des hausses temporaires destinées à financer pour partie de nouveaux travaux, non prévus par le contrat initial et négociés à plusieurs reprises entre l'État et les SCA au cours des 10 dernières années.

Bien entendu, ces augmentations doivent être justifiées au regard du coût des travaux, de leur utilité et de leur nécessité, comme nous le rappelons dans le rapport.

Je vous rejoins sur la justification nécessaire de ces augmentations sachant que l'ART vient de publier un rapport sur la rentabilité des concessions historiques entre 2017 et 2019 qui fait apparaître que l'évolution positive de celle-ci  (soit 0,15%) aurait été quasiment la même (0,138%) sans augmentation des tarifs sur ces trois années là.

Vous trouverez dans le rapport de notre commission d'enquête des éléments qui font écho à vos préoccupations, par exemple en matière d'allongement de la durée des concessions.

Notre objectif, comme le vôtre, est de défendre l'usager et, au-delà, l'intérêt général.

Le courriel que m'avez adressé et la présente réponse seront annexés au rapport, ce qui permettra à toute personne intéressée d'en prendre connaissance. Tout usager des autoroutes ayant intérêt à agir à ce titre pourrait, s'il le souhaite, reprendre vos arguments juridiques pour saisir la justice.

Vous remerciant de l'intérêt que vous portez à ce vrai sujet de politique publique que sont les autoroutes, je vous prie de croire, cher Monsieur, à l'expression de mes sentiments les meilleurs.

Vincent Delahaye

NB: chiffres recueillis dans les Annexes des comptes sociaux des sociétés

Groupe Vinci

En 2006: 55M€

En 2019: 530M€

Cofiroute : 2006 : 40M€ 2019: 272M€. ASF : 2006 : 15M€ 2019 : 373M€. Escota 2006: aucune 2019 : 85M€)

Groupe Eiffage

En 2006: aucune provision pour renouvellement]

En 2019: 20M€

(APRR 2006 : aucune 2019 : 16M€. AREA 2006 : aucune 2019 : 4M€)

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