SECONDE PARTIE
LA RÉFORME DU FRANC CFA EN AFRIQUE DE L'OUEST : ENTRE SYMBOLES ET INCERTITUDES PERSISTANTES
Le 21 décembre 2019 à Abidjan, en présence du président de la République française Emmanuel Macron, le président ivoirien Alassane Ouattara 84 ( * ) a officiellement présenté le contenu de la réforme du franc CFA des États de l'Union monétaire ouest-africaine (UMOA). Au-delà de la modernisation nécessaire de l'accord de coopération monétaire entre la France et les pays de l'UMOA, qui n'a pas été modifié depuis le début des années 1970, cette réforme doit également répondre aux mouvements de contestation qui ont émergé à l'encontre du franc CFA . Au regard de la place de ces accords dans l'architecture budgétaire française, les rapporteurs jugent essentiels de s'intéresser aux impacts de cette réforme à court et à long terme, en s'interrogeant également sur les conséquences de ces annonces sur le franc CFA des États d'Afrique centrale et sur le franc comorien .
I. CONTESTÉ SUR LES PLANS SYMBOLIQUE ET POLITIQUE, DERRIÈRE LESQUELS LES CONSIDÉRATIONS ÉCONOMIQUES ET FINANCIÈRES ONT DÛ S'EFFACER, LE FRANC CFA DOIT ÊTRE RÉFORMÉ
Les rapporteurs ont montré dans la partie précédente que, sur le plan économique, la contestation du franc CFA n'était pas aussi simple que certains de ses détracteurs voulaient le faire croire et qu'il était abusif d'en faire le bouc émissaire de l'ensemble des difficultés économiques des pays de la Zone franc . Tout en étant convaincus de l'importance et de la nécessité de ce travail de clarification, les rapporteurs sont bien conscients que la monnaie est également un objet politique, idéologique, identitaire et souverain . Ces considérations doivent être entendues : si les choix monétaires revêtent indéniablement une dimension technique, ils procèdent toujours d'une décision politique .
A. LE FRANC CFA, OBJET MÉCONNU MAIS CONTESTÉ SUR LES PLANS SYMBOLIQUE ET POLITIQUE
1. Marqueur d'identité, la monnaie est un instrument de souveraineté
Lors de son audition, ainsi que dans un article dédié à la réforme de la Zone franc 85 ( * ) , Dominique Strauss-Kahn explique que les relations de coopération entre la France et l'Afrique se distinguent par l'appui déployé par la France dans deux domaines régaliens : la défense et la monnaie . Selon lui, intervenir de manière aussi importante dans des questions qui touchent à la souveraineté des États ne peut qu'entretenir les soupçons de néocolonialisme auprès d'une partie de la société civile. Or, à la différence de la défense, la coopération dans le domaine monétaire s'est caractérisée par son inertie, ce qui a renforcé ces critiques .
Devant les rapporteurs, Kako Nubukpo a rappelé un aspect essentiel de la monnaie : c'est une unité de compte, c'est une référence commune et partagée par une population, c'est un objet de la vie quotidienne dont le nom renvoie à une identité . Tellement évidente, cette dimension symbolique est parfois négligée par les institutions françaises dans les débats sur le franc CFA . À ce titre, les rapporteurs partagent l'une des observations de Dominique Strauss-Kahn : le fait d'avoir conservé, après les indépendances et en dépit d'un changement de contenu, le sigle de franc CFA montre notre « faible sensibilité [...] envers la dimension politique et identitaire de la monnaie » 86 ( * ) . C'est pourtant bien parce que la monnaie occupe une place fondamentale au sein de nos sociétés, comme marqueur identitaire et comme instrument de souveraineté, que la contestation du franc CFA occupe autant le terrain des symboles et de la politique.
Plus globalement, c'est sans doute la notion même de Zone franc qui entretient la confusion sur le rôle de la France, qui n'est pourtant incluse dans aucune des zones monétaires qui compose la Zone franc, et qui donne cette image du « cordon ombilical » entre la France et ses anciennes colonies . Les rapporteurs considèrent qu' il serait peut-être temps de changer cette dénomination et de mieux prendre en compte l'importance des symboles dans les questions de souveraineté .
Proposition des rapporteurs : s'engager à renommer la Zone franc, dont le nom est source de confusion sur sa nature et sur le rôle qu'y joue la France . Il pourrait par exemple être choisi de dissocier les trois entités (Comores, UMOA et Cemac), un nom unique étant source de malentendus, ou encore d'opter pour un nom plus neutre (par exemple « zone de coopération monétaire »). |
2. Si le franc CFA est symboliquement contesté, il sert aussi de prétexte à des revendications plus larges, que ce soit contre la présence française ou contre les autorités locales
Lors de l'annonce le 21 décembre 2019 à Abidjan (Côte d'Ivoire) de la réforme du franc CFA de l'UMOA, le président de la République Emmanuel Macron a expliqué que c'était en « entendant la jeunesse » des pays de la Zone franc qu'il avait « voulu engager cette réforme », ajoutant « je vois votre jeunesse qui nous reproche une relation économique et monétaire qu'elle juge postcoloniale. Donc rompons les amarres ».
Ces propos illustrent la force symbolique de la monnaie, mais aussi les contestations qu'elle a pu engendrer. Il serait toutefois erroné de percevoir ces protestations comme un mouvement unifié et de virulence égale à travers les États membres de la Zone franc . Dans leurs réponses au questionnaire des rapporteurs, le Trésor français et la Banque de France montrent ainsi que la perception du franc CFA au sein de la jeunesse est très variable selon les pays et dépend de facteurs de natures diverses (sociale, culturelle, économique, historique). Ils soulignent également que la contestation est à la fois moins organisée et moins forte en Afrique centrale et aux Comores qu'en Afrique de l'Ouest . Dans l'appréciation des mouvements de contestation, les rapporteurs appellent en outre à la prudence : bien que les manifestations soient très médiatisées, il ne faut pas en surévaluer l'importance. Elles ne rassemblent souvent pas plus de quelques centaines de personnes, dans des secteurs très localisés (cercles d'activistes, grandes villes).
Des formes différenciées de protestation selon les pays En Afrique de l'Ouest, les mouvements de contestation sont de diverse ampleur et s'appuient sur des ressorts différents : - au Burkina Faso, la contestation est ancienne, latente, régulièrement animée par des associations citoyennes (les mouvements « Citoyen africain pour la renaissance » ou « Plus rien ne sera comme avant » par exemple), mais également par des responsables politiques. Une partie de la jeunesse est en outre marquée par l'héritage de Thomas Sankara ; - au Mali, après quelques manifestations violentes en 2018 et 2019, principalement à Bamako, l'annonce de la réforme et de la mise en oeuvre de l'eco a placé le débat sur un plan beaucoup plus technique, aspect moins bien maîtrisé par les détracteurs du franc CFA ; - au Niger, la contestation, ancienne, reste circonscrite aux grandes villes et à l'opposition politique, sans écho significatif à travers l'ensemble de la population. Deux manifestations ont toutefois eu lieu en 2019 à Niamey, à l'appel du mouvement « Urgences panafricanistes » de Kemi Seba ; - au Bénin et au Togo, la contestation s'est accrue ces dernières années, cristallisant les frustrations de la population, en particulier de la jeunesse, à l'avenir incertain ; - au Sénégal, la contestation vise davantage la présence économique française de manière générale que le franc CFA ; - en Côte d'Ivoire, les mouvements de contestation sont peu visibles et relativement faibles, à l'exception de l'expulsion de certains détracteurs, comme Kemi Seba. En Afrique centrale, la contestation contre le franc CFA s'ancre dans une critique plus globale de la place de la France en Afrique, que ce soit dans les relations politiques ou économiques qu'elle entretient avec les pays de la zone. Cela se matérialise par la montée d'un sentiment anti-français même si les mouvements de contestation demeurent de moindre ampleur qu'en Afrique de l'Ouest. Par exemple, au Cameroun, la critique du franc CFA n'est pas systématique, même si elle a été relayée par l'ensemble des plateformes des candidats d'opposition. Source : réponses au questionnaire des rapporteurs et auditions |
Les protestations contre le franc CFA proviennent également de diverses sources : jeunesse, intellectuels, diaspora et, occasionnellement, responsables politiques. Les rapporteurs relèvent une fracture sur le franc CFA : quand les critiques viennent principalement d'activistes médiatiques et varient en fonction des enjeux politiques, les avantages sont défendus par des cercles plus restreints et par des praticiens (banques, entreprises, banques centrales, responsables politiques), souvent associés dans l'imaginaire collectif à cette volonté de vouloir garder une « mainmise » sur la monnaie pour conserver leurs avantages, au détriment du développement du pays. Ainsi, le franc CFA n'est parfois qu'un instrument de plus au service de la contestation de la politique gouvernementale . Kako Nubukpo a clairement décrit ces processus lors de son audition : pour une jeunesse de plus en plus défiante vis-à-vis de sa classe politique, tout élément est bon pour la critiquer et montrer qu'elle manque de légitimité.
L'ensemble des personnes auditionnées par les rapporteurs ont confirmé que l'opposition aux francs CFA et à la Zone franc sert aujourd'hui de levier à une contestation plus générale du rôle de la France en Afrique et de tous les symboles de la période coloniale , et l'héritage du franc CFA en est un 87 ( * ) . On le sait, en France, le rapport au passé colonial est difficile à dénouer et source de polémiques. La grande majorité des critiques adressées au franc CFA relève ainsi davantage du registre symbolique et idéologique (accusation de néocolonialisme par exemple) que du registre technique .
Quant aux critiques plus formalisées, elles visent surtout quatre aspects de la coopération monétaire : la centralisation d'une partie des avoirs extérieurs auprès du Trésor français, le régime de change et la parité fixe avec l'euro, la politique monétaire jugée trop restrictive en raison du régime de change fixe et la place et le rôle des représentants français dans les institutions de gouvernance de la Zone franc. Signe d'une difficulté à opérer une distinction entre ce qui relève des accords de coopération monétaire et des relations commerciales traditionnelles que peuvent entretenir entre elles les banques centrales, le fait que les billets soient imprimés en France sert également de support à la contestation. Les rapporteurs ont rappelé en première partie que cela relevait d'accords commerciaux (cf. supra ).
Ainsi lesté de ces symboles, il devenait difficile pour le franc CFA de perdurer dans sa forme actuelle . Décision a donc été prise de le réformer, mais uniquement en Afrique de l'Ouest.
* 84 Également président en exercice de la Conférence des Chefs d'État et de Gouvernement de l'UMOA.
* 85 Dominique Strauss-Kahn, « Zone franc, pour une émancipation au bénéfice de tous » (avril 2018). https://fr.slideshare.net/DominiqueStraussKahn/zone-franc-pour-une-emancipation-au-benefice-de-tous
* 86 Ibid.
* 87 Les rapporteurs relèvent par ailleurs que ce n'est pas seulement au sein des pays membres de la Zone franc que la méconnaissance de ce qu'est exactement le franc CFA sert de support à une critique plus générale de la France. À la fin de l'année 2019, alors que les tensions étaient latentes entre la France et l'Italie, Luigi Di Maio, alors vice-Premier ministre italien, avait accusé la France d'appauvrir l'Afrique et de se servir du franc CFA pour financer la dette publique française.