C. FAIRE DE L'ÉQUITÉ FISCALE ET CONCURRENTIELLE UN ENJEU MAJEUR DES ANNÉES À VENIR
L'intégralité des acteurs du commerce entendus par le rapporteur ont déploré le poids de la fiscalité qui pèse sur le commerce physique et son inadéquation aux nouveaux enjeux du commerce (au premier rang desquels, bien entendu, la montée du commerce en ligne) : « Aujourd'hui, nous sommes dans une économie de flux, qui s'acquitte d'une fiscalité des stocks » 164 ( * ) . En outre, une forte inéquité fiscale existe entre les commerçants français et certains de leurs concurrents étrangers, notamment des pure players du commerce en ligne, certains d'entre eux pratiquant une optimisation fiscale qui leur permet d'utiliser les infrastructures nationales sans participer à leur financement.
Si certains aspects de la problématique fiscale relèvent du niveau européen ou international (OCDE), à l'instar du paiement de l'impôt sur les sociétés et de l'harmonisation de son assiette entre les pays, d'autres au contraire peuvent et doivent être traités au niveau national.
C'est le cas de la fiscalité assise sur le foncier, qui pèse significativement sur le secteur commercial et ne concerne, par définition, pas les pure players du commerce en ligne, comme la taxe sur les surfaces commerciales (Tascom) ou la cotisation foncière des entreprises (CFE), pour ne citer que ces impositions locales 165 ( * ) .
1. Une fiscalité du commerce qui pèse davantage sur les commerçants physiques français
a) Un désavantage concurrentiel de plus en plus insupportable
(1) L'exemple de la Tascom : une taxe devenue inadaptée aux nouvelles réalités du commerce
La fiscalité du commerce pèse significativement plus sur les magasins physiques que sur les acteurs spécialisés dans le commerce en ligne, du fait de l'importance du foncier dont disposent les premiers. Elle n'a jamais été adaptée aux évolutions du secteur, pourtant profondes et rapides depuis vingt ans.
Plusieurs dispositifs semblent aujourd'hui en décalage avec les réalités économiques, décalage créant d'importantes distorsions de concurrence.
L'exemple le plus typique est la taxe sur les surfaces commerciales 166 ( * ) , qui présente de nombreux écueils.
D'une part, son assiette est la surface de vente 167 ( * ) des commerces de détail : elle ne s'applique donc pas, par définition, aux pure players , ce qui leur octroie de fait un avantage compétitif.
D'autre part, ses modalités d'application interrogent aujourd'hui sa cohérence et sa bonne appropriation, bien que son objectif initial, compenser à la collectivité les coûts que représente la présence d'un occupant, reste pertinent :
• elle ne s'applique pas aux commerces dont la surface de vente est inférieure à 400 m². Pour ceux dont la surface de vente est comprise entre 400 et 600 m², et dont le chiffre d'affaires est inférieur à 3 800 € par m², le taux de la Tascom est réduit de 20 % ;
• elle ne s'applique pas aux commerces réalisant un chiffre d'affaires annuel hors taxe de moins de 460 000 euros ;
• elle ne s'applique pas aux commerces ouverts avant 1960. Le changement d'exploitant, même après fermeture pour travaux de transformation, n'est en outre pas constitutif de l'ouverture d'un nouvel établissement ;
• le montant de la taxe brute est déterminé par application, à la surface totale de vente au détail de l'établissement, d'un tarif qui varie en fonction du chiffre d'affaires annuel au mètre carré 168 ( * ) , de la superficie et de l'activité. Deux commerces de même surface peuvent donc s'acquitter de montants différents en fonction d'éléments pourtant décorrélés de toute considération d'aménagement du territoire ;
• pour certains commerces (meubles, automobile, matériaux de construction, jardineries ...), le montant de la taxe est réduit de 30 % ;
• pour les commerces dont la surface de vente dépasse 2 500 m², le montant de la taxe est majoré de 50 %. Cette majoration est affectée au budget de l'État ;
• le conseil municipal ou l'EPCI peut moduler le montant de la taxe, selon un coefficient multiplicateur devant être compris entre 0,8 et 1,2, ce coefficient ne pouvant varier de plus de 0,05 point par an.
En outre, cette taxe est fortement instable : la Tascom a ainsi régulièrement augmenté depuis 10 ans, au total de plus de 600 %, diminuant la visibilité nécessaire aux entreprises (+ 50 % en 2015, obligation de verser 50 % de la taxe à titre d'acompte à partir de 2017, possibilité d'augmentation ouverte aux communes en 2018, etc .).
Au total, le secteur du commerce verse plus d'un milliard d'euros au titre de la Tascom. Près des trois quarts de cette somme sont versés par des entreprises dont le chiffre d'affaires est compris entre 3 000 et 12 000 euros au m².
Les acteurs entendus ont essentiellement pointé du doigt la différence de traitement appliquée entre les commerçants physiques et les pure players du commerce en ligne (dont le foncier est, par nature, limité). Tous ont appelé de leurs voeux une baisse de la pression fiscale et une répartition de la charge plus équitable entre les canaux de distribution. Ainsi que l'ont résumé les représentants de la FCD en audition, « les règles fiscales actuelles sont des aides d'État à Amazon déguisées » : en traitant différemment les deux types de commerce, et notamment en faisant peser sur les enseignes physiques l'essentiel de la fiscalité commerciale, le système actuel octroie un avantage compétitif significatif à certains acteurs étrangers.
Le rapporteur, s'il est attaché à ce que la réglementation concerne l'ensemble des commerçants, quel que soit le mode de vente, souligne que la Tascom génère également des distorsions de concurrence entre commerçants physiques, du fait des multiples exceptions et dérogations mentionnées ci-dessus. De façon générale, la Tascom représente aujourd'hui bien plus une recette fiscale 169 ( * ) qu'un outil d'aménagement du territoire.
Une application hétérogène de
certaines réglementations non fiscales,
qui pénalise les
commerçants français
Ce rééquilibrage en matière fiscale est d'autant plus urgent que d'autres réglementations, non-fiscales pèsent également de façon croissante sur le commerce physique : les critères à respecter pour créer de nouvelles surfaces commerciales sont par exemple de plus en plus nombreux.
Certaines règles semblent par ailleurs appliquées en France avec plus de rigueur qu'à l'étranger, créant des distorsions de concurrence indirectes : ainsi de la protection des données personnelles, la Cnil 170 ( * ) française imposant aux sites de commerce en ligne de demander au consommateur, à chaque achat, de redonner ses coordonnées bancaires tandis qu'Amazon, qui dépend de la Cnil luxembourgeoise, n'est pas soumis à cette règle. Cette moindre fluidité de l'achat sur les sites français (Cdiscount, Fnac.com, etc .) entraîne une baisse de la fréquentation de leur site, écart qui devrait s'accroître à l'avenir du fait de l'utilisation de l'assistant vocal d'Amazon (Alexa).
Autre exemple : la Cnil française impose que le consommateur puisse accepter ou refuser les « cookies ». Si le consommateur les refuse, les sites français de commerce en ligne peinent à adapter leurs publicités au client, tandis que les pure players internationaux peuvent continuer à le faire.
(2) L'exemple de la TVA : une distorsion de concurrence appelée à se réduire
Selon un récent rapport 171 ( * ) de l'Inspection générale des finances (IGF), 98 % des vendeurs en ligne étrangers actifs présents sur les places de marché des sites de commerce en ligne en France ne sont pas immatriculés à la TVA, ce qui représenterait (selon la Cour des comptes), une fraude d'environ 15 milliards d'euros par an. De fait, ces vendeurs bénéficient donc d'un avantage concurrentiel à hauteur de 20 % du prix du produit par rapport aux commerçants français.
Compte tenu de l'accroissement des ventes réalisées par des acteurs non établis dans le pays de consommation, la directive 2017/2455 du 5 décembre 2017 172 ( * ) est venue prévoir un renforcement du rôle des plateformes en ligne dans la collecte de la TVA. En ce qui concerne les ventes de biens importés en provenance de pays tiers à l'Union européenne, la loi de finances pour 2020 a créé plusieurs dispositifs qui découlent de cette directive :
• tout opérateur de plateforme en ligne qui édite une place de marché, un portail, ou un autre dispositif permettant les ventes à distance de biens importés est assujetti à la TVA pour les biens importés de moins de 150 euros, depuis le 1 er janvier 2021 ;
• ces opérateurs doivent désormais tenir un registre afin de faciliter la vérification par l'administration fiscale de l'acquittement de la TVA ;
• les plateformes sont solidairement responsables du paiement de la TVA, à partir du 1 er janvier 2020, dans le cas où un vendeur se soustrairait à ses obligations fiscales et que les mesures que l'administration fiscale impose à l'opérateur de prendre ne seraient pas mises en oeuvre. Elles sont, depuis le 1 er janvier 2021, chargées d'acquitter la TVA à la place des vendeurs.
Ce nouveau régime, salutaire, ne couvrira cependant pas l'intégralité des situations possibles : ainsi des transactions d'entreprise à entreprise, qui ont augmenté de moitié entre 2015 et 2017 et de certaines transactions à destination des consommateurs (par exemple lorsque le fournisseur est établi en dehors de l'UE et que le bien est importé depuis un pays de l'UE, à destination de la France, et que sa valeur dépasse 150 euros).
Pour autant, les avancées permises par ce texte sont porteuses d'espoir. Elles témoignent de la capacité de l'Union européenne à réguler et encadrer les activités et pratiques qui portent atteinte au bon fonctionnement du marché intérieur et qui induisent des distorsions de concurrence.
Recommandation n° 2 : poursuivre et intensifier, au niveau européen, les efforts engagés pour parvenir à une juste imposition des grands acteurs du numérique ; mieux y associer le Parlement en lui rendant régulièrement compte des avancées obtenues ou des difficultés rencontrées.
b) Supprimer la Tascom et engager une réforme générale de la fiscalité du commerce : des chantiers qui ne peuvent plus attendre
Le rééquilibrage concurrentiel entre le commerce physique et le commerce en ligne ne peut plus attendre : trop peu d'évolutions ont eu lieu, octroyant aux pure players un avantage compétitif qui ne récompense pas une productivité ou une efficacité plus grande, mais qui symbolise plutôt l'obsolescence du système fiscal français qui repose sur le foncier.
La réforme rendue nécessaire depuis de nombreuses années est sans cesse repoussée par les pouvoirs publics malgré les appels répétés des professionnels du secteur.
Il semble désormais urgent de revoir la fiscalité assise sur la valeur du foncier commercial, ou sur les surfaces commerciales, dont les modalités d'application viennent, qui plus est, contredire certains objectifs environnementaux affichés. En effet, dès lors que l'impôt foncier ne repose pas sur la surface commerciale effectivement construite mais sur la valeur cadastrale des locaux (c'est le cas par exemple de la cotisation foncière des entreprises), les acteurs du commerce sont davantage incités à s'établir en périphérie qu'en centre-ville, et donc à artificialiser de nouvelles parcelles. De même, les collectivités peuvent avoir un intérêt financier ( via la Tascom) à encourager l'implantation de nouvelles surfaces commerciales, sources de revenus.
Dans l'attente du lancement de cette réforme de la fiscalité du commerce, nécessaire pour mettre fin à l'inéquité concurrentielle entre commerçants physiques et pure players , le rapporteur recommande de supprimer la Tascom, dans le cadre de la baisse des impôts de production annoncée par le Gouvernement, et d'établir une compensation intégrale, par l'État, de la baisse des recettes des collectivités qui en résulterait. Tous les acteurs du commerce dont la surface est supérieure à 400 m² souffrent aujourd'hui en effet des distorsions de concurrence instaurées par cette taxe.
Outre le fait qu'elle grève les capacités d'investissement des commerçants physiques, et outre son caractère complexe et son fonctionnement peu lisible, la Tascom n'a jamais rempli les objectifs qui lui étaient progressivement assignés :
• elle n'a pas désincité la généralisation des grandes surfaces ( cf. supra ) ;
• son produit n'est plus affecté à la revitalisation commerciale, comme c'était le cas lorsqu'il abondait le FISAC 173 ( * ) ;
• les possibilités de modulation de son montant, offertes aux collectivités territoriales, semblent moins utilisées comme outil d'aménagement du territoire que comme dispositif d'augmentation des recettes fiscales 174 ( * ) ;
• la majoration de 50 % de la taxe pour les établissements ayant une surface de vente supérieure à 2 500 m², initialement créée en compensation du fait que les grandes surfaces bénéficient du crédit d'impôt compétitivité emploi (CICE) sans véritablement subir de compétition étrangère, ne se justifie plus, de l'aveu même du Gouvernement 175 ( * ) ;
Le rapporteur n'ignore pas l'impact de cette mesure sur les finances publiques ; pour autant, il rappelle que le déséquilibre concurrentiel existant conduit d'ores et déjà à une dévitalisation commerciale également préjudiciable aux recettes publiques. La hausse d'activité qui résulterait du rééquilibrage des conditions de concurrence permettrait, en tout état de cause, d'atténuer cet impact.
Par ailleurs, dès lors que cette taxe n'a pas permis de freiner les implantations commerciales en périphérie, sa suppression n'encouragera pas, non plus, leur multiplication.
Recommandation n° 1 :
- dans le cadre de la baisse des impôts de production, supprimer la taxe sur les surfaces commerciales et prévoir une compensation par l'État de la baisse des recettes qui en résulterait pour les collectivités territoriales ;
- lancer rapidement une réflexion transpartisane sur la réforme de la fiscalité pesant sur le commerce, et notamment sur sa composante foncière, en y associant les représentants des différentes formes de commerce (franchisés, indépendants, intégrés, commerce en ligne, etc .).
2. Certaines propositions dans le débat public ne semblent toutefois pas opérationnelles
Plusieurs propositions sont avancées dans le débat public, afin de rétablir l'équité fiscale, mais que le rapporteur ne partage pas :
• la création d'une Tascom sur les entrepôts dédiés au commerce en ligne repose en effet sur l'illusion de pouvoir toucher uniquement les pure players et non les commerçants physiques ayant une activité omnicanale. Or non seulement un pure player pourrait se soustraire à une telle taxe en installant un magasin physique (il ne serait, ainsi, plus un pure player ), mais il est de toute façon quasi-impossible de distinguer un entrepôt de stockage selon la destination des biens qui s'y trouvent : s'y mêlent généralement des produits vendus en magasins physiques et des produits destinés au commerce en ligne. Cela reviendrait donc à alourdir, à nouveau, la fiscalité qui pèse sur l'ensemble du commerce. Au demeurant, quand bien même une telle taxe serait en mesure de ne toucher que les entrepôts des pure player s, il leur est particulièrement aisé de les installer de l'autre côté des frontières françaises ;
• la création d'une taxe sur les livraisons en ligne s'ajouterait, pour les enseignes physiques omnicanales, à la fiscalité commerciale déjà acquittée aujourd'hui. En outre, il n'y a que peu de doute qu'elle serait répercutée sur le consommateur. Les commerçants y seraient donc assujettis mais elle serait acquittée réellement par les clients. Si la taxe était proportionnelle à la distance parcourue par le produit, les consommateurs en zone rurale seraient donc les premiers pénalisés tout en n'ayant que peu d'alternatives.
* 164 Audition des représentants de la FCD, 17 décembre 2019.
* 165 Les représentants de la fédération des jouets ont ainsi calculé que les impôts locaux représentaient 0,90 centime par jouet acheté.
* 166 Loi n° 72-657 du 13 juillet 1972 instituant des mesures en faveur de certaines catégories de commerçants et artisans âgés.
* 167 La surface d'un commerce soumise à la Tascom comprend les espaces clos et couverts affectés à la circulation de la clientèle, à l'exposition et au paiement des marchandises, et à la circulation du personnel.
*
168
Ainsi,
pour les établissements dont le chiffre d'affaires au m² est
inférieur à 3 000 €, le taux de la taxe est de
5,74 € par m² de surface ; pour ceux dont le chiffre
d'affaires au m² est supérieur
à 12 000 €, ce taux est fixé à
34,12 € par m² ; pour ceux dont le chiffre d'affaires au
m² est compris entre 3 000 et 12 000 €, le taux de la
taxe est déterminé par la formule suivante :
5,74
€ + [0,00315 * (CA/S - 3 000 €)], où CA
désigne le chiffre d'affaires annuel hors taxes et S la surface des
locaux imposables.
* 169 Comme en témoigne le fait qu'entre 2012 et 2020, un seul EPCI a utilisé son pouvoir de modulation du montant de la taxe à la baisse.
* 170 Commission nationale de l'informatique et des libertés.
* 171 IGF, « Sécurisation du recouvrement de la TVA », novembre 2019.
* 172 Directive (UE) 2017/2455 du Conseil du 5 décembre 2017 modifiant la directive 2006/112/CE et la directive 2009/132/CE en ce qui concerne certaines obligations en matière de taxe sur la valeur ajoutée applicables aux prestations de services et aux ventes à distance de biens.
* 173 Fonds d'intervention pour la sauvegarde, la transmission et la restructuration des activités commerciales et artisanales.
* 174 Assemblée nationale, communication en conclusion des travaux d'un groupe de travail relatif à la taxe sur les surfaces commerciales, présentée par M. Benoît Potterie, 2020.
* 175 Rapport au Parlement sur la fiscalité du commerce sur le fondement de l'article 3 de la loi n° 2019-759 du 24 juillet 2019 portant création d'une taxe sur les services numériques et modification de la trajectoire de baisse de l'impôt sur les sociétés