III. UN PROCESSUS DE PAIX MULTILATÉRAL À RECONSTRUIRE
Le conflit a marginalisé le Groupe de Minsk et, plus généralement, l'Occident. Le processus multilatéral est à reconstruire.
A. DE NOMBREUSES QUESTIONS EN SUSPENS
La guerre a créé de nouveaux contentieux en plus du différend territorial déjà existant qui n'est, en rien, réglé. Un cadre de règlement global, multilatéral, demeure nécessaire. Le Groupe de Minsk peut fournir ce cadre, à condition que les parties le souhaitent et que la Russie accepte l'implication d'autres puissances, susceptibles de contribuer au dialogue sans pour autant la concurrencer directement dans la région.
1. Des urgences humanitaires
a) La question des prisonniers
La question la plus sensible et la plus urgente pour l'Arménie est celle des prisonniers de guerre.
Le point 8 de la déclaration du 9 novembre prévoit : « Il est procédé à un échange des prisonniers de guerre, des otages, des autres personnes détenues et des dépouilles des victimes ». Le principe est donc celui d'un échange de « tous contre tous », qui concerne non seulement les prisonniers de guerre mais aussi les « otages » et les « autres personnes détenues ». Pour mémoire, la troisième convention de Genève du 12 août 1949 définit les prisonniers de guerre comme « les personnes qui, appartenant à l'une des catégories suivantes, sont tombées au pouvoir de l'ennemi : 1) les membres des forces armées d'une Partie au conflit, de même que les membres des milices et des corps de volontaires faisant partie de ces forces armées (...) ».
En application de ce point 8, l'Azerbaïdjan affirme avoir libéré l'ensemble des prisonniers de guerre arméniens, soit 70 personnes. 1 500 dépouilles auraient, en outre, été restituées.
Or, en Arménie, les avocats des familles évaluent à 240 le nombre de prisonniers toujours manquants. L'inquiétude est grande sur le sort de ces prisonniers. En effet, l'ONG Human Rights Watch a documenté des cas de tortures et dénoncé les traitements inhumains et dégradants subis par les prisonniers de guerre arméniens dans les prisons azerbaïdjanaises, en violation de la troisième et de la quatrième Convention de Genève du 12 août 1949, respectivement sur le traitement des prisonniers de guerre et sur la protection des civils, et de la Convention européenne des droits de l'homme, auxquelles l'Azerbaïdjan est partie. Des vidéos, publiées sur les réseaux sociaux par les Azerbaïdjanais eux-mêmes, attestent de ces traitements inhumains et dégradants. Des familles sont sans nouvelles de certains prisonniers, pourtant vus par des témoins dans des prisons azerbaïdjanaises, ou identifiés dans des vidéos.
Les Azerbaïdjanais assurent, quant à eux, avoir restitué l'ensemble des prisonniers de guerre et civils détenus. Les seuls prisonniers non encore libérés seraient les soldats arméniens capturés le 26 novembre 2020, après la déclaration du 9 novembre 2020. Ils n'auraient donc pas, selon l'Azerbaïdjan, le statut de prisonniers de guerre. Il s'agit d'un groupe de 62 soldats arméniens qui seraient entrés sur le territoire azerbaïdjanais depuis l'Arménie, provoquant des combats ayant causé la mort de 4 soldats et d'un civil azerbaïdjanais. Ces prisonniers feraient l'objet d'une procédure judiciaire. À la fin mai 2021, 14 d'entre eux auraient été libérés. A ce groupe viennent s'ajouter 6 soldats arméniens capturés dans la nuit du 26 au 27 mai 2021 à la frontière entre l'Azerbaïdjan et l'Arménie.
Les Arméniens estiment que ces prisonniers sont des « otages », capturés pour servir de monnaie d'échange.
En tout état de cause, le sujet des prisonniers est pour la société arménienne le sujet prioritaire. Aucun progrès n'est envisageable sur les autres volets du conflit tant que cette question ne sera pas traitée.
b) Les mines antipersonnel
Les mines sont le sujet prioritaire pour l'Azerbaïdjan. Le déminage est en effet un préalable indispensable à la reconstruction des territoires restitués et au retour des personnes déplacées lors de la première guerre.
L'ensemble du territoire reconquis ou restitué par l'Arménie, soit environ 10 000 km 2 , est en effet miné. La très grande majorité des mines date du premier conflit du Haut-Karabagh. Les deux parties se renvoient la responsabilité de la pose de ces mines antipersonnel qui ont fait 22 morts et 87 blessés graves depuis le mois de novembre 2020. Deux journalistes ont été récemment tués (juin 2020). Auparavant, depuis la première guerre, la mission du Comité international de la Croix rouge (CICR) au Haut-Karabagh a dénombré 747 cas de personnes victimes de mines terrestres, dont 59 % de civils.
L'Azerbaïdjan demande à la France son assistance technique pour le déminage. Des spécialistes azerbaïdjanais, russes et turcs sont déjà présents sur place. L'Azerbaïdjan demande également à la France d'user de son influence sur l'Arménie pour obtenir les cartes des mines qui seraient en sa possession.
Le 12 juin 2021, 15 prisonniers ont été libérés par l'Azerbaïdjan en échange de la remise par la partie arménienne de cartes des zones minées dans le district d'Aghdam .
Même si ce genre d'échange présente le risque de susciter des « prises de gages » pour servir de monnaie d'échange, il n'y a pas d'autre solution que d'avancer en même temps sur la question des prisonniers et sur celle des mines, qui constituent des urgences humanitaires et font légitimement figure de priorités pour les deux parties.
Ni l'Arménie ni l'Azerbaïdjan n'ont adhéré à la Convention d'Ottawa sur l'interdiction des mines antipersonnel 8 ( * ) (1997), à laquelle 160 États sont parties. Une trentaine d'États seulement n'ont pas adhéré à ce texte. Le processus de négociation doit être l'occasion de demander à l'Arménie et à l'Azerbaïdjan d'adhérer conjointement à la Convention.
2. La difficile question des frontières
a) Intangibilité des frontières contre droit à l'autodétermination
Un ancien rapport du Conseil de l'Europe (1994) a résumé les positions des parties dans des termes qui restent très largement valables aujourd'hui :
« Du point de vue des autorités du Haut-Karabakh, la légitimité de la nouvelle République se fondait, d'une part, sur le droit des peuples à l'autodétermination (conformément à la constitution de l'URSS en vigueur à l'époque et aux lois qui permettaient aux populations des régions autonomes de décider elles-mêmes de leur organisation étatique au cas où la République dont elles faisaient partie quittait l'URSS) et, d'autre part, sur la volonté exprimée par le peuple au référendum du 10 décembre 1991.
S'agissant des autorités azéries, elles refusent absolument de reconnaître toute légitimité à la République du Haut-Karabakh et le Parlement d'Azerbaïdjan a même aboli le statut d'autonomie de cette région le 26 novembre 1991. Tous les dirigeants politiques d'Azerbaïdjan défendent le principe de l'intangibilité des frontières existantes et estiment que la question du Haut-Karabakh est liée aux revendications territoriales de l'Arménie ».
En application du principe de droit international « uti possidetis » (« vous posséderez ce que vous possédiez déjà »), ou principe d'intangibilité des frontières, lorsque la dissolution d'un État donne naissance à plusieurs nouveaux États, les limites internes antérieures sont considérées comme faisant référence. C'est en application de ce principe que, lors de l'éclatement de l'URSS, les frontières administratives entre les différentes républiques soviétiques ont acquis le statut de frontières internationales.
Les Azerbaïdjanais mettent en avant cette intangibilité des frontières tandis que les Arméniens se prévalent du droit à l'autodétermination (droit des peuples à disposer d'eux-mêmes).
Le débat entre ces deux principes traverse l'ensemble du monde post-soviétique , de l'Europe orientale à l'Asie centrale, en passant par le Caucase, où les différends territoriaux, plus ou moins aigus, sont nombreux. Après la chute de l'URSS, les nouvelles frontières ont été délimitées en application du principe d'intangibilité. En 2008, toutefois, la Russie a tiré argument de la déclaration d'indépendance du Kosovo (2008) pour reconnaître les républiques séparatistes d'Abkhazie et d'Ossétie du sud. En 2014, elle a annexé la Crimée après y avoir organisé une consultation populaire.
Toute remise en cause du principe d'intangibilité des frontières, au nom du droit à l'autodétermination, peut avoir des conséquences en chaîne difficilement prévisibles.
b) Des cartes incertaines
À cette concurrence des principes du droit international viennent s'ajouter des incertitudes sur le tracé exact de certaines frontières issues des limites internes à l'URSS . Des commissions se réunissent depuis des décennies, par exemple pour la délimitation et la démarcation des frontières dans les zones montagneuses séparant l'Arménie et la Géorgie.
S'agissant de la frontière « oubliée » entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan, qui s'étend sur environ 400 km, et des incursions qui se sont produites depuis le 12 mai 2021 :
- les autorités azerbaïdjanaises assurent que leurs troupes n'ont fait que se positionner sur l'ancienne frontière administrative entre les deux républiques soviétiques, conformément au droit international ;
- selon les autorités arméniennes, ces positions seraient situées à 2 ou 3 km à l'intérieur du territoire arménien. Il s'agirait de points hauts d'intérêt stratégique pour l'Azerbaïdjan.
L'Arménie a saisi l'OTSC. La Russie a proposé sa médiation. Un projet de déclaration trilatérale en cours de négociation, portant également sur des villages (enclaves/exclaves générées par une frontière complexe), a été diffusé sur les réseaux sociaux. Le Premier ministre arménien a ensuite temporisé en déclarant que rien ne serait signé tant que les troupes azerbaïdjanaises ne se retireraient pas.
La France a reconnu et condamné les incursions azerbaïdjanaises, affirmant son attachement à l'intégrité territoriale de l'Arménie. La démarcation et la délimitation de la frontière ne sauraient être réalisées par l'usage de la force. La frontière doit faire l'objet d'une négociation entre les parties, en dehors de tout fait accompli sur le terrain. Ce processus sera long. Des mesures de confiance sont, dans l'attente, nécessaires, à commencer par un retrait immédiat des troupes azerbaïdjanaises des zones contestées.
3. La question du statut du Haut-Karabagh
Sous l'effet du choc et des contentieux nouveaux causés par la guerre, la question du statut du Haut-Karabagh semble presque passée au second plan.
Pour l'Azerbaïdjan, cette question du statut ne se pose pas. République unitaire, l'Azerbaïdjan ne souhaite pas que le Haut-Karabagh puisse bénéficier d'un statut particulier. L'Azerbaïdjan ne contrôle toutefois qu'environ un tiers de cette région. À moins d'accepter une présence russe à long terme, il lui faudra bien trouver des leviers pour sortir de la situation actuelle.
Depuis la première guerre, toute avancée des forces armées de l'une des parties s'est traduite par un exode massif de la population civile de l'autre partie. Étant donné le niveau extrêmement élevé de peur et d'incompréhension, voire de haine réciproque, une coexistence pacifique paraît à court terme difficilement envisageable.
Il ne paraît pas possible d'aboutir à une résolution pacifique sans poser, à nouveau, la question du statut du Haut-Karabagh. Cette question a, du reste, été centrale dans les travaux menés depuis trente ans par le Groupe de Minsk. Les principes de Madrid étaient fondés, pour l'essentiel, sur une restitution des 7 districts entourant le Haut-Karabagh contre la perspective d'un statut pour cette région. Les sept districts ont désormais été restitués, sans aucune perspective de statut pour le Haut-Karabagh, ce qui modifie profondément le rapport de force.
Le 25 novembre 2020, le Sénat a adopté une résolution en application de l'article 34-1 de la Constitution, portant sur la nécessité de reconnaître la République du Haut-Karabagh 9 ( * ) . L'Assemblée nationale a adopté un texte semblable quelques jours plus tard 10 ( * ) . Cette résolution invitait le gouvernement à reconnaître la République du Haut-Karabagh, et à faire de cette reconnaissance un instrument de négociations en vue de l'établissement d'une paix durable.
* 8 Convention sur l'interdiction de l'emploi, du stockage, de la production et du transfert des mines antipersonnel et sur leur destruction conclue le 18 septembre 1997 à Oslo et entrée en vigueur, entrée en vigueur le 1 er mars 1999.
* 9 Résolution sur la nécessité de reconnaître la République du Haut-Karabagh n° 26 (2020-2021).
* 10 Résolution sur la protection du peuple arménien et des communautés chrétiennes d'Europe et d'Orient, n° 520 (2020-2021).