EXAMEN EN COMMISSION
Réunie le mercredi 29 septembre 2021, sous la présidence de Mme Martine Berthet, présidente, la mission d'information « Uberisation de la société : quel impact des plateformes numériques sur les métiers et l'emploi ? » a procédé à l'examen du rapport.
Après l'exposé du rapporteur, un débat s'est engagé.
M. Pierre Cuypers. - Je remercie les auteurs du rapport pour le travail énorme qu'ils ont mené en si peu de temps.
Mme Frédérique Puissat. - Ce rapport nous apporte une vision plus haute que celle qu'on a l'habitude d'avoir sur la question, y compris dans notre hémicycle.
Je note un certain nombre de convergences dans les travaux du Sénat, notamment sur la nécessité de mieux connaître le phénomène des plateformes, qui présentent un spectre varié d'activités et de situations sociales.
Nous avons quelques divergences, par exemple sur la proposition n° 10, qui vise à effacer l'historique des notes. Je serai plus prudente, car nous avons eu un certain nombre de difficultés, notamment s'agissant des taxis.
Concernant les algorithmes, nous nous heurtons à des difficultés très opérationnelles. Il s'agit à la fois de difficultés de compréhension et de difficultés pour obtenir des experts indépendants.
Deux sujets me paraissent aller au-delà des recommandations. D'une part, il s'agit de définir l'arrête qui nous permet de dire qu'on ne passe pas sur un troisième statut. Où fixe-t-on cette limite, si tant est qu'on puisse se mettre d'accord à ce sujet, notamment en dissociant les indépendants et les salariés ?
D'autre part, on sait que ces plateformes regroupent entre 100 000 et 200 000 personnes. Nos activités législatives relatives à cette minorité ne se font-elles pas au détriment de la majorité ?
Mme Dominique Vérien. - Le phénomène que nous avons observé a plus d'ampleur que ce que nous pourrions supposer, car les algorithmes se glissent maintenant partout. Il s'agit d'une nouvelle façon de travailler, qui nous impose un nouveau regard. Nous ne reviendrons pas en arrière. Il faut donc penser à une nouvelle façon d'organiser le dialogue social. Je ne sais pas si cela passera par le statut, mais ces travailleurs sont des indépendants sans l'être et doivent bénéficier d'une protection sociale.
À l'occasion de ce travail, j'ai beaucoup appris sur les algorithmes, et je salue en particulier les propositions nos 11 et 15, qui visent à rendre plus transparents ces dispositifs pour les travailleurs. Ces derniers doivent savoir comment les algorithmes fonctionnent avant de s'y soumettre, comme un nouvel employé doit lire son contrat avant de le signer. Il en va de même pour les entreprises qui les achètent, parfois sans bien comprendre les biais qu'ils induisent et les effets qu'ils emportent et qu'elles ne maîtrisent pas. C'est le sens de la proposition n° 15.
J'ai découvert qu'une intelligence artificielle apprenait au fur et à mesure et finissait donc par agrandir les biais les plus fins. Les discriminations induites ne peuvent ainsi que s'amplifier. Or, comme vice-présidente de la délégation sénatoriale aux droits des femmes, je suis particulièrement sensibilisée à ces biais et aux conséquences en spirale de leur amplification. Les femmes, par exemple, se connectent moins ; elles sont donc moins sollicitées et finissent par être moins payées. C'est pourquoi il me semble important que la chaîne de responsabilité soit considérée comme humaine, même si le fonctionnement repose sur une machine : personne ne saurait discriminer en se cachant derrière une machine.
Le travail de la mission d'information a été difficile à suivre, en raison des contraintes de temps et du contexte, et nous n'avons pas fini de discuter du sujet.
M. Olivier Jacquin. - Je salue votre intelligence collective et le compromis qui a été trouvé : il constitue une avancée. Certes, nous n'abordons pas la difficile question du statut, mais ce travail nous permet d'exprimer des convergences sur lesquelles il convient de travailler plus avant. Cet équilibre est appréciable et aboutit au présent point d'étape.
Il est vrai que les conditions de travail de la mission ont été difficiles, en plein été, mais je vous remercie d'avoir accepté d'organiser plusieurs auditions que j'avais recommandées. J'ai toutefois un gros regret : j'avais proposé que nous nous intéressions à ce qui se passe ailleurs en Europe et que nous auditionnions Mme Sylvie Brunet, députée européenne, qui a fait passer, le 16 septembre, à une très large majorité, une résolution européenne très importante sur ce sujet. Mme Borne en est d'ailleurs très embêtée, car, sur l'initiative de Monique Lubin et de moi-même, nous avons discuté au mois de mai d'une proposition de loi sur la présomption de salariat, et c'est finalement une députée européenne LREM qui la fait voter, à une majorité énorme ! Quand j'avais évoqué le sujet avec elle, Mme Borne avait affirmé qu'elle travaillait sur la solution allemande d'inversion de la charge de la preuve. Or j'ai fait expertiser les deux propositions : elles sont rigoureusement identiques.
J'ai rendu compte à notre rapporteur d'un entretien que j'ai eu avec les dirigeants de Gorillas, nouvelle entreprise de livraison de courses à domicile. Ceux-ci ont procédé à une analyse de la plateformisation et ont constaté que le service était dégradé lorsqu'il était effectué par des travailleurs mal payés. Pour garantir la qualité de leur offre, ils ont donc fait le même choix que celui de Just Eat : employer des livreurs en contrat à durée indéterminée.
Je souhaite poser deux questions à M. le rapporteur.
S'agissant de la proposition n° 3, il me semble que le contrôle des conditions de travail des travailleurs des plateformes fait déjà partie des missions de l'inspection du travail. Peut-être devrions-nous apporter une précision ?
Enfin, au sein du titre 3, concernant la mise en place d'un revenu minimum, vous avez pris en compte l'article 101 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE) et ses évolutions possibles pour permettre les discussions entre travailleurs indépendants dans certains secteurs, mais ne va-t-on pas tout de même incidemment vers un tiers-statut ?
Un autre point de satisfaction est pour moi le consensus qui s'est établi autour de la nécessité de réguler l'algorithme. Nos propositions sont, certes, généralistes, mais ne pensez-vous pas que la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) pourrait avoir un rôle intéressant en la matière ? Elle a réalisé un travail exceptionnel sur le RGPD et je travaille à une proposition visant à lui conférer de nouvelles attributions et de nouveaux moyens pour valoriser son expertise. Mme Borne crée une nouvelle autorité, en affirmant qu'il revient aux travailleurs d'aller chercher leurs droits, mais nous savons d'expérience qu'une autorité indépendante a besoin de temps pour monter en puissance et en expertise. Ce n'est pas le bon tempo au regard de la situation dégradée de certains secteurs et de ce cheval de Troie que constitue le cyberprécariat.
M. Ludovic Haye. - Je souhaite évoquer le droit à la déconnexion, qui est une incitation, et non une obligation, pour les plateformes comme pour les autres métiers. La proposition n° 4 propose des vérifications supplémentaires. En raison de la multiplication des plateformes, rien n'empêche certains employés de travailler pour plusieurs d'entre elles. Il est dès lors très difficile de vérifier le respect du droit au repos et à la déconnexion, qui permet d'éviter les phénomènes de burn-out.
Peut-être pourrions-nous également envisager une proposition contre les abus ? Les personnes étrangères, en particulier, reçoivent souvent comme première proposition de se faire exploiter dans ces métiers. Certains intermédiaires en abusent, presque comme dans le proxénétisme, en s'attribuant une marge financière non négligeable... Je suis absolument favorable à l'intégration par le travail, mais ces emplois ne devraient pas être les premiers que l'on se voit proposer.
M. Pascal Savoldelli, rapporteur. - Le temps dont nous disposons a, certes, des conséquences qualitatives. Nous sommes, de fait, allés très vite.
Madame Puissat, la quantité de travailleurs concernés est difficilement chiffrable : cette information relève plutôt de la prospective de l'État. Il faut toutefois garder à l'esprit qu'une partie de ces plateformes - pas toutes - sont en train de créer de nouvelles valeurs de marché. Nous en avons déjà parlé : la plupart d'entre elles ne sont pas rentables et ne constituent donc pas des activités économiques à profitabilité durable - je sais combien ces mots vous plaisent...
C'est une vraie question, car ce secteur est très fragile ; certaines entreprises ont disparu aussi vite qu'elles ont été créées, avec les travailleurs qui s'y connectaient. Le patron de Deliveroo a indiqué que son entreprise ne comptait que 350 véritables employés, à côté de tous les livreurs qui se connectent. Ce sont de nouvelles valeurs parce que les investisseurs du numérique, dont les Gafam, leur ont consacré des fonds.
Au-delà de la question de la quantité de travailleurs concernés, une autre touche à la financiarisation de cette économie. En outre, la plateformisation va toucher les services publics, dans le cadre de la réforme de l'État, ainsi que, très vite, les collectivités territoriales, dans les missions que celles-ci exercent directement comme dans les délégations de service public. Ce phénomène va se diffuser dans la société.
Nous avons retenu la proposition n° 10, car il existe un danger d'externalisation du pouvoir de l'entreprise vers le client, s'agissant particulièrement des chauffeurs, le client qui met une note devenant l'employeur. Les témoignages que j'ai collectés m'ont ainsi permis de prendre conscience qu'il était quasiment impossible pour une femme d'exercer cette activité, parce que le principe de notation emporte d'autres sollicitations que le seul déplacement d'un point à un autre. C'est inacceptable, et ce n'est pas traçable - les vérifications sont impossibles. Certaines plateformes qui sont non pas des plateformes numériques de travail, mais seulement des plateformes de mise en relation, comme Airbnb, posent moins de problèmes sur ce point, mais, dans certaines filières, il n'y a pas de vérification possible, ce qui fragilise celui qui va être noté. Nous avons donc été vigilants notamment en ce qui concerne l'externalisation de la responsabilité : celle-ci ne peut être transférée à un client ; elle revient à celui qui dirige l'activité.
La proposition n° 3 vise à autoriser l'inspection du travail à transposer aux plateformes sa compétence de contrôle dans le monde salarial.
Mme Frédérique Puissat. - C'est déjà le cas !
M. Pascal Savoldelli, rapporteur. - C'est vrai pour le contrôle de la qualification de la relation de travail, et Deliveroo vient d'en faire les frais, pour avoir recouru au salariat déguisé entre 2015 et 2018. Nous demandons que l'inspection du travail y consacre une attention particulière. Peut-être faut-il alors lui donner de nouveaux moyens...
M. Olivier Jacquin. - Tout à fait !
M. Pascal Savoldelli, rapporteur. - La présidente et moi avons pris des engagements sur le tiers-statut et nous nous y tiendrons jusqu'à la fin : aucune recommandation n'ouvre la porte à cette évolution. Nous aurons toutefois beaucoup d'occasions d'y revenir, ne serait-ce que dans le projet de loi de finances, puisque Bercy propose une taxe sur les plateformes de VTC et de livraison pour financer les élections professionnelles et le fonctionnement de l'ARPE. Or, nous savons bien que, lorsqu'un financement est mis en place pour financer une représentation, même à travers une autorité, cela ouvre la possibilité d'un statut.
De même, cette question va surgir à l'occasion de la présidence française de l'Union européenne, comme des dispositions concernant la protection sociale des indépendants contenues dans le projet de loi de financement de la sécurité sociale.
Je suis personnellement intéressé par une réflexion, au sein d'un groupe de travail, sur la question d'un tiers-statut ; à défaut, nous risquons de nous retrouver en situation d'opposition, sans pouvoir émettre de proposition. Nous devons nous investir sur le contenu du dialogue social pour répondre à cette question, qui n'est pas idéologique.
Si nous parvenons à avancer sur la rémunération et la responsabilisation sociale de l'algorithme, une partie du chemin sera faite. Nous examinerons ensuite les autres sujets, sachant que différents pays ont choisi différentes voies, certains en étant revenus. Je suis disponible pour travailler.
Mme Martine Berthet, présidente. - Mes chers collègues, je vous propose de voter sur le titre du rapport. Nous proposons : « Plateformisation du travail : agir contre la dépendance économique et sociale. »
M. Pascal Savoldelli, rapporteur. - Il est issu d'un excellent amendement de Mme la présidente.
Le titre du rapport est adopté à l'unanimité.
La mission d'information en autorise la publication.