N° 213
SÉNAT
SESSION ORDINAIRE DE 2021-2022
Enregistré à la Présidence du Sénat le 24 novembre 2021
RAPPORT D'INFORMATION
FAIT
au nom de la commission des affaires européennes (1) sur l' inclusion du nucléaire dans le volet climatique de la taxonomie européenne des investissements durables ,
Par MM. Daniel GREMILLET, Claude KERN et Pierre LAURENT,
Sénateurs
(1) Cette commission est composée de : M. Jean-François Rapin , président ; MM. Alain Cadec, Cyril Pellevat, André Reichardt, Didier Marie, Mme Gisèle Jourda, MM. Claude Kern, André Gattolin, Henri Cabanel, Pierre Laurent, Mme Colette Mélot, M. Jacques Fernique , vice-présidents ; M. François Calvet, Mme Marta de Cidrac, M. Jean-Yves Leconte, Mme Catherine Fournier , secrétaires ; MM. Pascal Allizard, Jean-Michel Arnaud, Jérémy Bacchi, Mme Florence Blatrix Contat, MM. Philippe Bonnecarrère, Pierre Cuypers, Laurent Duplomb, Christophe-André Frassa, Mme Joëlle Garriaud-Maylam, M. Daniel Gremillet, Mmes Pascale Gruny, Véronique Guillotin, Laurence Harribey, MM. Ludovic Haye, Jean-Michel Houllegatte, Patrice Joly, Mme Christine Lavarde, MM. Dominique de Legge, Pierre Louault, Victorin Lurel, Franck Menonville, Mme Catherine Morin-Desailly, M. Louis-Jean de Nicolaÿ, Mmes Elsa Schalck, Patricia Schillinger .
Mesdames, Messieurs,
Le 13 octobre 2021, la Commission européenne a lancé les premières obligations vertes NextGenerationEU . En levant douze milliards d'euros destinés à des investissements durables sur tout son territoire, l'Union européenne devrait devenir le plus important émetteur d'obligations vertes dans le monde et impulser une évolution du marché de la finance durable . Cette initiative doit encourager le développement des investissements qui contribuent à la transition vers une économie neutre en carbone au moyen d'un label facilement identifiable. Pourtant, à ce stade, l'énergie nucléaire, très peu émettrice de CO 2 , ne pourra bénéficier de ce dispositif , comme l'a confirmé le commissaire européen au budget et à l'administration, M. Johannes Hahn, en marge de sa conférence de presse, le 7 septembre 2021. En effet, les exigences établies par la Commission européenne en matière d'obligations vertes sont alignées sur les critères définis dans le règlement sur la taxonomie 1 ( * ) et ses actes délégués, au fur et à mesure de leur élaboration.
La genèse de ce processus remonte à la présentation, par la Commission européenne, le 8 mars 2018, d'un « Plan d'action : financer la croissance durable » qui décline une série de mesures en faveur de la finance durable. Son objectif est de de stimuler les investissements qui contribuent à la transition écologique , et notamment de réorienter les flux de capitaux vers des investissements qui prennent en compte cette approche. C'est dans ce cadre qu'a été adopté, le 18 juin 2020, le règlement (UE) 2020/852 sur l'établissement d'un cadre visant à favoriser les investissements durables et modifiant le règlement (UE) 2019/2088, dit « taxonomie » . Il élabore un référentiel qui classifie les activités économiques qui peuvent être considérées comme durables au regard d'objectifs environnementaux et dont les critères d'examen technique doivent être établis par des actes délégués. Son adoption est un élément essentiel pour le financement de la transition vers une économie décarbonée .
Or la classification de l'énergie nucléaire en tant qu'activité économique durable dans le cadre de ce processus est toujours dans l'attente d'une décision de la Commission européenne , même si les déclarations lors de la réunion du Conseil européen des 21 et 22 octobre 2021 laissent espérer une issue favorable d'ici la fin de l'année.
Dans sa communication pour lutter contre la hausse des prix de l'énergie 2 ( * ) , le 13 octobre 2021, la Commission européenne a annoncé que l'acte délégué complémentaire du règlement de l'Union européenne sur la taxonomie couvrant les activités qui ne sont pas encore couvertes par l'acte délégué de l'Union européenne sur la taxonomie climatique concernera l'énergie nucléaire, « soumise et cohérente avec les résultats du processus d'examen spécifique en cours conformément au règlement de l'UE sur la taxonomie ». Quelques jours plus tard, le 28 octobre 2021, le commissaire européen au marché intérieur, M. Thierry Breton, a confirmé, lors de son audition devant la commission des affaires européennes du Sénat, que l'énergie nucléaire et le gaz naturel seraient bien inclus, avant la fin de l'année 2021, dans la taxonomie de l'Union européenne .
La taxonomie européenne doit contribuer à la réalisation des objectifs de l'Union en matière de climat et d'environnement , conformément aux dispositions de l'Accord de Paris sur le climat, signé le 12 décembre 2015, qui a reconnu le rôle de levier que peut jouer la finance pour l'action climatique, et du Pacte vert pour l'Europe, présenté le 11 décembre 2019. L'Union européenne est, en effet, engagée dans une réforme en profondeur de son cadre législatif afin de devenir le premier continent neutre sur le plan climatique à l'horizon 2050 . Les niveaux actuels d'émissions de gaz à effet de serre doivent ainsi diminuer fortement au cours des prochaines décennies. Les États membres ont, d'ailleurs, rehaussé leur niveau d'ambition en s'engageant à réduire ces émissions d'au moins 55 % d'ici à 2030, par rapport aux niveaux de 1990.
Pour atteindre ces objectifs environnementaux, les États membres sont incités à encourager la transition écologique par la décarbonation de leurs économies et la réduction de la consommation énergétique globale . L'objectif zéro carbone leur impose de reconsidérer leurs modes de production énergétique et de définir des trajectoires d'évolution de leur bouquet énergétique . Une réflexion sur la dépendance aux énergies fossiles importées et sur leurs alternatives est engagée à l'échelle européenne. L'exclusion du nucléaire de la taxonomie risquerait de compromettre la réalisation des objectifs environnementaux de l'Union européenne et des États membres, inscrits dans le Pacte vert, qui exige notamment d'importants investissements .
L'énergie nucléaire, source de production d'électricité décarbonée, joue pourtant un rôle essentiel dans l'approvisionnement énergétique européen et mondial, depuis près de soixante-dix ans . Cette source d'énergie semble très prometteuse dans la mise en oeuvre des politiques de lutte contre le réchauffement climatique et de développement durable. Cependant, les questions de sûreté nucléaire, notamment à la suite de la catastrophe de Fukushima, survenue en 2011 au Japon, et de gestion des déchets radioactifs restent au coeur des débats et des controverses actuels.
I. LA TAXONOMIE EUROPÉENNE : LA FINANCE AU SERVICE DE LA TRANSITION ÉCOLOGIQUE
A. LA DÉFINITION DE NOUVEAUX STANDARDS POUR ENCOURAGER LE DÉVELOPPEMENT DE LA FINANCE VERTE
1. L'Accord de Paris fait de la réorientation des flux financiers un enjeu de la transition climatique
Depuis l'Accord de Paris, adopté le 12 décembre 2015, la finance verte a connu un essor considérable . En mettant au coeur de l'impératif climatique l'orientation des flux financiers, cet accord constitue un tournant pour les acteurs de marché et les investisseurs. Son article 2 fixe ainsi l'objectif de « rendre les flux de capitaux compatibles avec un profil d'évolution vers un développement à faible émission de gaz à effet de serre et résilient aux changements climatiques » afin de contenir l'élévation de la température moyenne de la planète.
Cette volonté de réorienter les flux financiers vers des investissements plus respectueux de l'environnement, afin d'engager la décarbonation de l'économie, a ensuite été actée dans un communiqué publié par les chefs d'État et de gouvernement du G20, le 5 septembre 2016, à la suite du Sommet de Hangzhou, qui s'est tenu en Chine : « Nous reconnaissons que, pour soutenir une croissance écologiquement durable à l'échelle mondiale, il est nécessaire d'augmenter le financement vert ».
La prise en compte des objectifs environnementaux s'est traduite par de nombreuses initiatives internationales et européennes qui ont conduit au développement de nouveaux outils pour encourager et développer le marché de la finance durable , qui recouvre entre autre la finance verte.
La finance durable recouvre traditionnellement trois concepts : la finance solidaire, la finance socialement responsable et la finance verte.
La finance verte peut être définie comme l'ensemble des opérations financières soutenant le développement durable, notamment en favorisant la transition énergétique et la lutte contre le réchauffement climatique. Elle inclut également les initiatives des autorités de régulation et de supervision du secteur financier qui contribuent à ces objectifs.
Source : Banque de France - octobre 2019
L'essor de la finance verte à l'échelle européenne s'est accompagné du développement de nouvelles terminologies qui doivent permettre aux investisseurs d'identifier le caractère durable d'un produit financier . La réorientation des flux financiers vers des secteurs favorables à l'environnement peut exercer une influence sur les projets d'investissement des entreprises, et les inciter à se détourner d'activités plus nocives pour l'environnement.
Les besoins d'investissements supplémentaires dans la transition bas-carbone sont estimés, par la Commission européenne, pour l'Union européenne à environ 180 milliards d'euros par an , pour la période 2021 à 2030 3 ( * ) .
2. Le rôle des labels européens de finance durable sur les marchés : l'exclusion de certains secteurs énergétiques
Depuis une quinzaine d'années, une dizaine de labels européens de finance durable ont été créés pour aider les investisseurs à se repérer parmi les produits proposés par les acteurs des marchés financiers. Cela répond aussi à une nouvelle préoccupation des investisseurs qui veulent investir dans des activités économiques qui ne nuisent pas à l'environnement. Aujourd'hui, environ 1 000 fonds, dans un marché européen qui en compte près de 60 000, bénéficient de ces labels, représentant plus de 300 milliards d'euros d'encours.
Deux types de labels de finance durable se distinguent : d'une part, ceux qui intègrent les critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) dans la gestion d'actifs, d'autre part, ceux relatifs aux fonds thématiques environnementaux . Ces labels peuvent émaner de places financières, d'associations professionnelles spécialisées sur la finance durable ou d'autres organisations. En France, le Gouvernement a créé deux labels publics de finance durable , le label ISR (Investissement Socialement Responsable) et le label Greenfin .
La plupart des labels excluent les énergies fossiles , plus particulièrement le charbon, en fonction de seuils spécifiques. Ils appliquent également des critères techniques distinguant entre les différents modes de production et d'extraction d'énergie (pétrole, gaz, charbon, nucléaire), comme l'illustre le tableau ci-après. L'application de ces critères d'exclusion cible généralement la part de chiffre d'affaires que l'entreprise concernée réalise dans l'activité exclue.
Source : Novethic, panorama des labels de finance durable 2019
Ainsi, les labels doivent garantir des critères de durabilité en matière de gestion d'actifs , alors même qu'il n'existe pas de standardisation des pratiques. Les labels combinent souvent des critères positifs en matière d'impact environnemental, avec des critères d'exclusion de certains secteurs, notamment les énergies fossiles et le nucléaire . Tel est, par exemple, le cas du label Greenfin .
Le label Greenfin a été élaboré par le ministère de la transition écologique et solidaire. Il vise à garantir la qualité verte des fonds d'investissement de toute nature. Il est délivré par trois organismes, Novethic, EY France et Afnor certification. Pour obtenir le label, un fonds d'investissement doit justifier qu'il mobilise un pourcentage majoritaire de ses actifs dans des activités durables qui entrent dans huit catégories : énergie, bâtiment, gestion des déchets et contrôle de la pollution, industrie, transport propre, technologies de l'information et de la communication, forêt et agriculture, ou adaptation au changement climatique. Il exclut du périmètre d'investissement des fonds labellisés certaines activités économiques contraires à la transition énergétique et écologique, ou actuellement controversées , à savoir les activités relevant de l'exploration-production et l'exploitation de combustibles fossiles, et de l'ensemble de la filière nucléaire , si elles sont supérieures à 5 % du chiffre d'affaires de l'entreprise.
La plupart des labels sont aussi adossés à une taxonomie d'activités en faveur de l'environnement et déterminent la part minimale de ces activités détenue par le portefeuille d'actifs labellisé. La taxonomie tend ainsi à s'imposer comme un standard en matière de réglementation des activités considérées comme durables .
Plusieurs labels européens ont, d'ailleurs, déjà décidé d'intégrer à leur référentiel le cadre européen. C'est le cas du label autrichien Umweltzeichen qui exigera des preuves de conformité au dispositif européen, du label belge Towards Sustainability ou du label allemand FNG qui intègrent la taxonomie européenne.
3. La taxonomie, un nouvel outil au service du verdissement des investissements
Définir ce qui est « vert » dans le contexte de la finance verte , tel est l'enjeu de la taxonomie des activités durables. Elle doit, en effet, fournir une information aux marchés de capitaux sur ce qui constitue des investissements durables et inciter à une réorientation des flux financiers vers ceux-ci. Pour ce faire, la taxonomie doit se fonder sur des critères objectifs et scientifiquement reconnus .
La taxonomie est une méthodologie de classification européenne commune qui permettra de mesurer la part « verte » des activités d'une entreprise ou d'un produit financier (portefeuille ou fonds d'investissement, notamment). Lorsqu'elle sera pleinement développée et appliquée, elle permettra de comparer la contribution de différents acteurs économiques et produits financiers à la transition écologique afin d'orienter les décisions d'investissement. Elle pourra également être utilisée dans la définition de critères d'attribution de labels « verts ».
En ce sens, la taxonomie est en passe de devenir un outil majeur au service de la transformation de l'économie vers le développement durable. Elle favorisera la transparence des marchés, ce qui est indispensable pour le développement de la finance verte - notamment des obligations vertes - et de la finance durable. Elle permettra aussi de limiter l'écoblanchiment (« green washing »).
Source : Banque de France
Le développement de la finance durable, au cours de ces dernières années, s'est ainsi accompagné de la mise en oeuvre d'une classification des activités vertes , d'abord à l'initiative d'intermédiaires financiers, avant que les autorités publiques s'engagent dans cette démarche pour établir leurs propres critères. De plus en plus d'États se dotent d'une taxonomie . Dès 2015, la Chine a, par exemple, publié une liste de projets éligibles aux obligations vertes.
Le marché européen de la finance durable est influencé par les cadres créés par l'Union européenne en matière de finance durable , la taxonomie et les réglementations sur le reporting des fonds durables, malgré la pluralité des labels de finance durable.
La taxonomie peut avoir différentes applications :
- l'évaluation des performances climatiques de nouveaux investissements spécifiques (part des dépenses d'investissement alignées sur la taxonomie) ;
- l'évaluation des performances d'une entreprise individuelle ou d'un portefeuille (part des recettes ou des dépenses d'exploitation alignées sur la taxonomie).
La taxonomie verte forme la base des réglementations à venir sur l'investissement durable ainsi que du nouveau label vert européen . Le standard proposé par la Commission européenne sur les obligations vertes 4 ( * ) s'appuie sur la taxonomie.
Les taxonomies vertes contribuent, certes, à orienter les investissements vers des projets respectueux de l'environnement mais comportent aussi des enjeux de nature politique .
* 1 Règlement (UE) 2020/852 du Parlement européen et du Conseil du 18 juin 2020 sur l'établissement d'un cadre visant à favoriser les investissements durables et modifiant le règlement (UE) 2019/2088.
* 2 Communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil européen, au Conseil, au Comité économique et social européen et au Comité des régions - Lutter contre la hausse des prix de l'énergie : une boîte à outils pour l'action et le soutien - COM (2021) 660 final.
* 3 Plan d'action de la Commission européenne sur le financement d'une croissance durable, présenté le 8 mars 2018.
* 4 Proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil sur les obligations vertes européennes du 7 juillet 2021 - COM (2021) 391 final.