C. LE RECOURS À DES ACTES DÉLÉGUÉS POUR ÉTABLIR LES CRITÈRES TECHNIQUES APPLICABLES AUX ACTIVITÉS ÉCONOMIQUES CONSIDÉRÉES COMME DURABLES

1. La Commission européenne a écarté l'énergie nucléaire de l'acte délégué relatif au volet climatique de la taxonomie

Le règlement (UE) 2020/852 établissant la taxonomie dans son article 10, paragraphe 3, et son article 11, paragraphe 3, prévoit que la Commission européenne est chargée d'établir des critères d'examen technique au moyen d'actes délégués , permettant de déterminer si une activité contribue, respectivement, à l'atténuation du changement climatique et à l'adaptation à celui-ci. Toutefois, leur élaboration et leur adoption doivent nécessairement s'appuyer sur des consultations et des conseils d'experts « possédant des connaissances et une expérience avérées dans les domaines concernés ».

Un premier acte délégué relatif au volet climatique de la taxonomie de l'Union européenne a ainsi été présenté le 21 avril 2021 , quatre mois après l'échéance prévue dans le règlement sur la taxonomie. Il s'appuie principalement sur les recommandations du groupe d'experts techniques sur la finance durable (TEG). Les nouvelles normes entreront en vigueur le 1 er janvier 2022 .

Force est de rappeler que les actes délégués, qui complètent les actes législatifs sur des éléments non essentiels, ne sont pas transmis aux parlements nationaux aux fins de contrôle du respect du principe de subsidiarité , dans la mesure où ils ne constituent pas des actes législatifs. Comme le faisait remarquer l'ancien Président de la commission des affaires européennes, Simon Sutour, dans un rapport d'information publié en janvier 2014, « la pratique des actes délégués est loin d'être anodine et suppose, et même exige, une grande vigilance politique » . Le recours trop fréquent de la Commission à des actes délégués est régulièrement dénoncé par le Sénat.

La procédure des actes délégués relève de l'article 290 du traité de fonctionnement de l'Union européenne. L'acte délégué, pour sa part, est un acte non législatif de portée générale que la Commission peut prendre, sur le fondement d'un acte législatif, pour en modifier des éléments non essentiels. Toutefois, cette notion n'est pas définie dans les traités. Cette procédure est souvent utilisée dans divers domaines dont celui de la réglementation financière.

Le pouvoir de la Commission d'adopter des actes délégués est soumis à des limites strictes. Une fois que la Commission a adopté l'acte, le Parlement et le Conseil disposent généralement de quatre mois pour formuler des objections. Si ce n'est pas le cas, l'acte délégué entre en vigueur.

Le Parlement européen statue à la majorité des membres qui le composent et le Conseil statue à la majorité qualifiée.

Le premier acte délégué, publié le 4 juin 2021, par la Commission européenne définit les critères d'examen technique applicables aux activités économiques susceptibles de contribuer substantiellement à deux des objectifs, l'atténuation du changement climatique et l'adaptation à celui-ci et donc aux objectifs du Pacte vert, tout en ne nuisant pas de manière significative à l'un des quatre autres objectifs environnementaux. Il couvre les activités économiques de près de 40 % des sociétés cotées, domiciliées dans l'Union européenne, qui interviennent dans des secteurs responsables de 80 % des émissions de gaz à effet de serre en Europe. Quatre-vingt-huit activités sont ainsi mentionnées qui concernent les forêts, l'industrie, l'énergie (production d'électricité renouvelable, stockage, systèmes de chauffage), l'approvisionnement en eau, l'assainissement et la gestion des déchets, le transport, l'immobilier, les technologies de l'information et de la communication ainsi que la recherche . Dans deux annexes de près de 550 pages, il détaille, par secteur d'activité, les principes et critères techniques retenus, sans remettre en cause le seuil de 100g de CO 2 par kWh pour les activités énergétiques . Cependant, une activité émettant plus de 100g de CO 2 par kWh peut être intégrée à la taxonomie, dès lors qu'elle en remplace une autre au bilan carbone plus élevé, ou si elle est considérée comme nécessaire pour permettre le développement de secteurs durables. Cet acte délégué pourra aussi évoluer au fil du temps, par l'adoption d'amendements qui doivent permettre d'ajouter de nouvelles activités à son champ d'application et de tenir compte des évolutions technologiques.

Après de nombreux débats, la Commission européenne a finalement décidé de ne pas inclure certains secteurs de l'énergie , l'agriculture et certaines activités manufacturières, dans ce premier acte délégué, mais de les traiter ultérieurement, dans un acte délégué complémentaire sur le volet climatique . Ainsi, dans sa communication du 21 avril 2021 10 ( * ) , la Commission européenne a précisé que ce prochain acte délégué « couvrira l'énergie nucléaire, sous réserve des résultats du processus de réexamen spécifique en cours, en vertu du règlement établissant la taxonomie de l'UE, et conformément à ces résultats » et était prévu pour l'été 2021. Elle a ainsi considéré qu' elle n'était pas en mesure de trancher le sujet dès lors que le processus d'évaluation scientifique du nucléaire n'était pas achevé , mais qu'il était toutefois nécessaire de faire avancer la mise en oeuvre du règlement sur la taxonomie, qui avait déjà pris du retard. En effet, la publication du premier acte délégué est intervenue alors que les conclusions du rapport d'expertise du Centre commun de recherche venaient d'être rendues publiques et qu'il était prévu qu'elles soient validées par deux comités d'experts 11 ( * ) .

La commission des affaires européennes du Sénat ne peut que regretter que la Commission n'ait pas présenté un acte délégué unique sur le volet climatique pour l'ensemble des secteurs de l'énergie . En écartant d'emblée le nucléaire et le gaz du premier acte délégué, et en renvoyant l'arbitrage les concernant à un acte délégué complémentaire, la Commission a considéré que ces deux sources d'énergie ne pouvaient être traitées au même titre que les autres productions d'énergie, alors qu'elle disposait déjà de données scientifiques établies par son service scientifique et technique interne.

Le Parlement européen et le Conseil disposent donc d'un délai de quatre mois pour examiner l'acte délégué 12 ( * ) , publié le 4 juin 2021, complétant le règlement (UE) 2020/852 du 22 juin 2020. Le délai d'objection à l'acte délégué listant les critères climatiques d'intégration à la taxonomie a été prolongé de deux mois, soit jusqu'au 7 décembre, pour permettre aux États membres d'examiner la proposition de la Commission . Le délai obtenu est important sur le plan tactique, car il constitue un signal donné à la Commission qu'une proposition est attendue très rapidement sur la question du nucléaire et du gaz. Au Parlement européen, les députés se sont prononcés, le 29 septembre dernier, sur ce premier acte délégué du volet climatique et n'ont pas formulé d'objections.

Enfin, un dernier acte délégué distinct est attendu pour couvrir les activités contribuant substantiellement aux quatre autres objectifs environnementaux (protection de la biodiversité, réduction de la pollution, promotion de l'économie circulaire, préservation des ressources marines). Il est attendu pour le premier semestre 2022.

2. L'expertise préalable à l'élaboration de l'acte délégué relatif au volet climatique de la taxonomie : le nucléaire au centre des débats

L'éligibilité de certaines activités économiques a été au centre d'une grande partie des discussions sur l'acte délégué relatif au volet climatique de la taxonomie, discussions qui ont retardé l'adoption de ce texte par la Commission européenne. C e système de classification a contribué à ouvrir des débats sectoriels sur la durabilité de diverses activités au plan environnemental, sans nécessairement apporter de réponse harmonisée dans tous les domaines d'activités .

L'utilisation des combustibles fossiles solides (charbon, lignite) pour la production d'électricité ainsi que les activités de transport et de stockage de ces combustibles ont été exclues de la taxonomie tandis que d'autres liées aux énergies renouvelables, à la mobilité électrique ou au recyclage ont été immédiatement éligibles. La production d'hydrogène a été qualifiée de durable, quelle que soit son origine, dès lors qu'elle ne produit pas une quantité de carbone supérieure à un seuil fixé à 3tC02/tH2. Des débats importants ont eu lieu concernant la biomasse et l'énergie hydraulique. À l'origine, l'énergie hydraulique, qui représente aujourd'hui plus de 80 % des capacités de stockage en Europe, n'était pas incluse dans la taxonomie.

Les débats continuent aujourd'hui, focalisés sur la question du nucléaire et du gaz.

À la demande de la Commission européenne, le Centre commun de recherche, l'organe interne de la Commission pour la science et la connaissance, a rédigé un rapport technique sur les aspects de l'énergie nucléaire qui ne causent pas de préjudice important 13 ( * ) . L'objectif était d'évaluer la production d'énergie nucléaire sous l'angle du respect du critère « do no significant harm » (ne pas nuire de manière significative), prévu dans le règlement (UE) 2020/852. Force est de rappeler que cette question n'avait pas été véritablement traitée par le groupe technique d'experts sur la finance durable qui avait considéré que « les faits concernant l'énergie nucléaire étaient complexes et plus difficiles à évaluer dans le cadre de la taxonomie » 14 ( * ) au regard des impacts potentiels sur d'autres objectifs environnementaux, en dehors de la lutte contre le changement climatique. Pour la Commission européenne, cette considération ne permettait pas de conclure que le nucléaire ne nuisait pas aux autres objectifs environnementaux et de le classer d'emblée parmi les activités considérées comme durables au sens du règlement sur la taxonomie.

Le rapport du Centre commun de recherche a finalement estimé que l'énergie nucléaire remplissait les critères pour être incluse dans la liste des activités contribuant à la transition écologique de l'Union européenne : il affirme que « les analyses n'ont révélé aucune preuve scientifique que l'énergie nucléaire est plus dommageable pour la santé humaine ou l'environnement que d'autres technologies de production d'électricité déjà incluses dans la taxonomie » .

Ce rapport a ensuite été examiné par deux groupes d'experts indépendants, le groupe d'experts sur la radioprotection et la gestion des déchets au titre de l'article 31 du traité Euratom, qui a rendu un avis favorable, et le Comité scientifique des risques sanitaires, environnementaux et émergents. Ce dernier s'est déclaré incompétent sur une partie du rapport et a émis quelques réserves sur la méthodologie utilisée.

3. L'acte délégué complémentaire couvrant le nucléaire prévu pour l'été 2021

La publication par la Commission européenne de l'acte délégué complémentaire qui doit couvrir les activités de production de gaz naturel et l'énergie nucléaire est toujours attendue , alors qu'elle était prévue pour l'été 2021, puis envisagée pour l'automne de cette même année.

Toutefois, des avancées décisives semblent s'être dessinées lors de la réunion du Conseil européen des 21 et 22 octobre 2021. Les déclarations du Président de la République français laissent, en effet, supposer une décision très prochaine sur ce dossier. « La Commission a rappelé son engagement à sortir l'acte délégué sur le nucléaire d'ici la fin de l'année », a-t-il affirmé en marge de cette réunion.

La Présidente de la Commission européenne, Mme Ursula von der Leyen, a ainsi déclaré, à l'issue de cette réunion du Conseil européen : « nous avons également besoin d'une source stable, le nucléaire, et pendant la transition, bien sûr, le gaz naturel. C'est pourquoi nous présenterons notre proposition de taxonomie » . Le contexte de hausse des prix de l'énergie en Europe a sans doute contribué à accélérer le traitement de ce dossier.

Des incertitudes demeurent toutefois, notamment sur la catégorisation des activités permettant la production d'énergie nucléaire . La déclaration du commissaire européen au marché intérieur, M. Thierry Breton, lors de son audition devant la commission des affaires européennes, le 28 octobre 2021, laissent envisager qu'afin de satisfaire les positions française et allemande, une position de compromis pourrait être retenue, qui inscrirait le nucléaire et le gaz en tant qu'activités transitoires dans la taxonomie, ce qui ne saurait satisfaire la commission des affaires européennes.

La prochaine étape est donc l'adoption par la Commission européenne d'un acte délégué complémentaire concernant ces deux sources d'énergie. Cet acte sera soumis au Parlement européen et au Conseil, qui auront un délai de quatre mois pour s'y opposer ou non. Un délai de deux mois supplémentaires pour l'examiner peut leur être accordé.

La commission des affaires européennes plaide pour que cet acte soit publié avant le début de la Présidence française du Conseil de l'Union européenne, afin d'entrer en vigueur de manière concomitante avec les autres dispositions de la taxonomie.

Calendrier de la taxonomie « verte »

• Mars 2018 : Lancement par la Commission européenne d'un plan d'action pour une finance durable

• Mai 2018 : Proposition de réglementation pour la création d'un cadre facilitant l'investissement durable

• Mars 2020 : Publication du rapport demandé par la Commission européenne auprès du groupe d'experts de haut niveau de la finance durable

• Juin 2020 : Adoption par le Parlement européen et le Conseil d'un règlement définissant la taxonomie

• Juin 2021 : Adoption du premier acte délégué de la Commission européenne sur le volet climatique (atténuation et adaptation)

• Avant la fin 2021 : Publication annoncée par la Commission européenne de l'acte délégué complémentaire sur le volet climatique (atténuation et adaptation)

• 1 er janvier 2022 : Entrée en vigueur partielle de la taxonomie

• 2022 : Publication par la Commission européenne du deuxième acte délégué sur les quatre autres objectifs environnementaux

• Fin 2022 : Application totale de la taxonomie


* 10 Communication du 21 avril 2021 intitulée « Taxonomie de l'Union européenne, rapports sur le développement durable des entreprises, préférences en matière de développement durable et obligations fiduciaires : orienter les financements vers le programme vert pour l'Europe ».

* 11 Le Comité scientifique des risques sanitaires, environnementaux et émergents (CSRSEE) et le groupe d'experts de l'article 31 du traité Euratom.

* 12 Règlement délégué .../... de la Commission complétant le règlement (UE) 2020/852 du Parlement européen et du Conseil en établissant les critères d'examen technique permettant de déterminer les conditions dans lesquelles une activité économique peut être considérée comme contribuant de manière substantielle à l'atténuation du changement climatique ou à l'adaptation au changement climatique et de déterminer si cette activité économique ne cause pas de préjudice significatif à l'un des autres objectifs environnementaux - COM - C(2021)02800.

* 13 Rapport du Centre commun de recherche de mars 2021 intitulé : « Technical assessment of nuclear energy with respect to the `do no significant harm' criteria of Regulation (EU) 2020/852 (`Taxonomy Regulation') ».

* 14 Rapport et son annexe du Groupe d'experts techniques (TEG) sur la finance durable de mars 2020 intitulés « Taxonomy report: technical report » et « Taxonomy report: technical annex ».

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