C. LES FORCES MORALES AU CoeUR DU CONFLIT

Rien n'est très nouveau dans ce constat : la guerre est d'abord un affrontement des volontés et des forces morales.

La résistance ukrainienne doit beaucoup à ce facteur. Incarnée au premier jour de la guerre par son Président Volodymyr Zelensky, refusant d'être exfiltré de Kiev (« J'ai besoin de munitions, pas d'un taxi »), la nation ukrainienne s'est tout entière soulevée contre l'agresseur, le 24 février 2022, ce qui a probablement été la dimension la plus mal anticipée par Moscou.

La force morale des Ukrainiens perdure dans le temps, malgré les morts, civils et militaires, les crimes de guerre, les destructions urbaines, les coupures d'eau, d'électricité. Chaque Partie tente de décourager les soldats et la population adverse : les forces morales sont en soi un enjeu, un terrain d'affrontement.

Du côté russe, la mobilisation et l'exil de nombreux opposants à la guerre ont aussi renforcé, in fine , le soutien de la population au pouvoir. Un fort nationalisme entretenu par un récit mémoriel omniprésent, véhiculé par le président, le gouvernement et les médias, constitue un terreau favorable. La faible préparation psychologique des soldats, la surreprésentation des minorités au sein de la population mobilisée, l'enrôlement de criminels et de délinquants ont pu susciter des doutes : les Russes seraient-il capables de susciter un vrai élan de la part de leur armée et de leur population dans ce contexte ? Les Ukrainiens ne se sont pas privés de souligner les lacunes dans la préparation et l'équipement des soldats mobilisés dans le camp adverse. Mais il est probable que, plus la guerre dure, plus la nation russe se rassemble, notamment dans l'hypothèse d'un élargissement de la mobilisation.

L'interpénétration des mondes civil est militaire est l'un des facteurs d'explication de l'état d'esprit combatif des Ukrainiens.

Depuis 2014, l'armée ukrainienne est en guerre. Elle a fait face, pendant 8 ans, à l'armée russe, le long de la ligne de contact avec les  « républiques populaires » de Donetsk et de Louhansk. Le turnover des soldats sur cette ligne de contact a été très important, ce qui fut un handicap pendant longtemps, mais s'est révélé une grande force à partir du 24 février 2022, car une grande partie des forces vives de l'Ukraine avaient reçu une formation militaire. L'Ukraine a dès lors pu mobiliser de nombreux réservistes. L'unification, en janvier 2022, des forces de défense territoriale ukrainiennes , a permis de faire fructifier cet avantage, malgré un équipement insuffisant et des mécanismes de commandement et de contrôle (C2) peu adaptés à l'utilisation optimale de ces forces. Les réservistes ont néanmoins joué un rôle croissant, protégeant d'abord l'arrière avant de tenir le terrain voire de contribuer à des opérations offensives 14 ( * ) .

Au sein de l'armée elle-même, un tournant important fut la réorganisation impulsée par l'OTAN en 2014, avec notamment la création d'un corps de sous-officiers et l'abandon de la logique hiérarchique rigide issue de l'époque soviétique. La conduite centralisée des opérations laisse la place à une forme de subsidiarité, laissant une grande part d'initiative aux échelons les plus proches du terrain . Entre 2014 et 2022, le modèle a changé. L'intégration des forces de défense territoriale et de nombreux volontaires après le 24 février ont parachevé ce changement de modèle.

7. La force morale et la cohésion de la nation se préparent en amont

La force morale ne se décrète pas mais elle se prépare, en créant les conditions d'une porosité entre les mondes civil et militaire .

La fidélisation est une question qui préoccupe légitimement les armées, un turnover élevé étant coûteux en termes de formation et en raison des pertes de compétence induites. Mais ce turnover peut aussi avoir pour effet de favoriser la porosité entre mondes civil et militaire , en augmentant le nombre réservistes de premier et de second niveau (RO1 et RO2), contribuant ainsi à la résilience de la nation. Donner ainsi une expérience militaire, même de courte durée, à un jeune, a un retour d'investissement dans le temps, pour lui-même et pour l'ensemble de la société. C'est tout l'intérêt aussi de dispositifs tels que le Service militaire adapté (SMA) ou le Service militaire volontaire (SMV).

Plus généralement, surtout, l'objectif de doubler la réserve pour parvenir à 100 000 réservistes en 2030, est un bon objectif à condition que ces réservistes soit suffisamment équipés et entraînés . Or les freins sont nombreux , à commencer par la nécessité d'obtenir l'accord de l'employeur pour les activités accomplies pendant le temps de travail au-delà de 5 jours par an (8 dans les entreprises de plus de 250 salariés). Les entreprises restent réticentes à employer des réservistes. Du côté des armées, les missions des réservistes doivent être clarifiées et plus adaptées aux besoins.

Se pose, au-delà, la question d'un dispositif citoyen qui toucherait tous les jeunes. C'est l'ambition du Service national universel (SNU), dispositif éducatif qui comporte une initiation aux problématiques de défense et de sécurité. Ce dispositif, tel qu'actuellement conçu, risque toutefois de passer à côté de l'objectif poursuivi. Son coût exorbitant ne doit en tout état de cause pas obérer les moyens consacrés à la remontée en puissance de nos armées.


* 14 RUSI (Royal United Services Institute for Defence and Security Studies), Preliminary Lessons in Conventional Warfighting from Russia's invasion of Ukraine : February-July 2022, Mykhaylo Zabrodskyi, Jack Watling, Oleksandr V Danylyuk and Nick Reynolds.

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