B. COMPARÉE À D'AUTRES MOYENS PLUS DIRECTS ET EFFICACES, LES ALIMENTS CELLULAIRES NE SERONT PAS INDISPENSABLES POUR NOURRIR LE MONDE EN 2050
La présentation par le secteur de la viande cellulaire de son innovation comme étant absolument indispensable à la transition alimentaire à horizon 2050, bute sur la comparaison avec d'autres leviers plus directs et efficaces de la transition alimentaire, dans les pays pauvres comme dans les pays riches.
Selon le chef Thierry Marx, « une déviance positive - un peu moins de viande, une ration non surdimensionnée, pas de gaspillage -, fait que la viande cellulaire n'est plus nécessaire ».
On peut se demander, du coup, pourquoi faire compliqué avec la viande cellulaire, quand on peut faire simple avec la diversification des régimes alimentaires et par une meilleure répartition des sources de protéines.
1. Dans les pays pauvres, une contribution hypothétique à la sécurité alimentaire
a) La croissance de la demande mondiale totale en protéines animales est une tendance forte mais n'est pas inéluctable
S'appuyant sur les prévisions par la FAO d'un quasi-doublement de la demande mondiale en protéines animales à horizon 2050, les promoteurs de la viande cellulaire prennent cette évolution pour acquise, et en font l'invariant autour duquel bâtir la transition alimentaire des trente prochaines années. Cette donnée est même le premier argument employé par plusieurs entreprises entendues et l'association Agriculture cellulaire France pour justifier le développement de la viande cellulaire.
Pourtant, en dépit d'une croissance démographique et d'une hausse des revenus indéniables130(*), il serait erroné de prendre la hausse de la production et de la consommation de viande pour une variable purement exogène, sur laquelle il serait impossible d'agir.
D'une part, le contraste entre l'explosion de la consommation par habitant au Brésil et en Chine et la tendance en Inde où, pour des considérations en partie religieuses, la consommation de viande n'a pas augmenté sur les quarante dernières années, montre que la corrélation « enrichissement viande » n'est pas systématiquement observée.
Source : Atlas de l`anthropocène (fourni par les Presses de Sciences Po à titre gracieux131(*))
D'autre part, Action contre la Faim rappelle que les protéines sont déjà produites en assez grande quantité pour couvrir les besoins nutritionnels de la population mondiale en vitamines A et B12, en calcium et en protéines. Si des carences sont observées dans certains pays comme la République démocratique du Congo, le problème ne serait donc pas à chercher dans la disponibilité des protéines, mais plutôt dans leur accessibilité.
Aussi Mme Anne-Marie Vanelle appelle-t-elle à « prendre en considération l'ensemble des moyens pour parvenir à une meilleure répartition entre les pays et les consommateurs des apports protéiques : réduction des déchets, changement des modes d'élevage, réduction de la consommation de protéines animales, etc. »
En revanche, l'idée que les technologies des pays du nord viendraient assurer la sécurité alimentaire des pays du sud serait, pour certains interlocuteurs entendus par la mission, « un fantasme », et ce d'autant plus que l'acceptabilité du produit n'a jamais été testée sur les populations de ces pays.
Force est de reconnaître, toutefois, qu'au-delà de leurs besoins élémentaires, les populations des pays en développement sont en droit d'aspirer aux mêmes niveaux de consommation que les pays riches. Si, dans ce cadre, la « viande cellulaire » venait à trouver sa place parmi ces solutions, « il faudrait envisager un cumul des différentes sources protéiques : viande, substituts végétaux, protéines issues de la fermentation, viande cellulaire, insectes... » (Anne-Marie Vanelle)
b) Une possibilité non négligeable d'effet rebond sur la consommation totale de protéines animales
Souligné par les associations de protection animale en matière de bien-être animal, le risque d'un effet rebond sur la production et la consommation totale de viande est réel avec le développement de la viande cellulaire.
À titre d'exemple, Mosa Meat132(*) déclare que la viande cellulaire « permettra aux convives d'apprécier les qualités de la viande qu'ils aiment, sans qu'il soit nécessaire de modifier radicalement leur comportement », et Upside Foods présente son produit comme « guilt-free ».
En apportant une solution technologique censée corriger sans effort plusieurs externalités environnementales ou sanitaires associées à la viande, les entreprises du secteur entretiennent l'illusion du caractère soutenable des niveaux actuels de consommation dans les pays riches et de production à l'échelle mondiale.
Il pourrait être tentant, avec le développement de cette biotechnologie, de vouloir se dispenser d'une politique de sobriété dans les pays riches et d'une politique de redistribution entre pays riches et pays pauvres.
Ainsi, paradoxalement, cette solution souvent présentée comme « de substitution », pourrait conduire à un « rebond » de la demande en viande compensant, partiellement ou totalement, le potentiel impact, notamment environnemental, de leur technologie.
2. Dans les pays riches, d'autres solutions plus simples existent pour revenir aux niveaux recommandés de consommation de viande
a) Les limites des autres familles de protéines alternatives ne semblent pas insurmontables
Confirmant que la viande cellulaire pourrait venir concurrencer les analogues végétaux davantage que la viande d'élevage, les entreprises de viande cellulaire soulignent très régulièrement l'incomplétude des analogues végétaux. Ceux-ci seraient « décevants » d'un point de vue gustatif133(*), voire « déceptifs » en matière d'apports nutritionnels, moindres en effet en moyenne que ceux de la viande.
À l'appui de leur propos, les promoteurs de la viande cellulaire soulignent le « plafond » de ventes atteint par ces substituts végétaux depuis 2020, qui serait selon eux lié à ces deux aspects, ainsi qu'à l'attachement des consommateurs à la viande.
Selon Mme Céline Laisney, consultante spécialiste des protéines alternatives, et M. David Cassin, s'exprimant pour l'interprofession des oeufs, les limites de l'offre d'analogues végétaux méritent toutefois d'être largement nuancées.
Tout d'abord, ce qui est médiatiquement présenté comme un retournement durable du marché pourrait bien n'être qu'un épisode temporaire134(*), sur fond de croissance plus forte des investissements sur ce marché135(*). Les investissements dans la « viande cellulaire » ont été, sur les dernières années, bien moindres que ceux consacrés aux analogues végétaux, comme les galettes à base de pois.
Source : contribution de Mme Céline Laisney
En outre, mobilisant des techniques a priori plus simples que la viande cellulaire, les analogues végétaux réalisent des progrès rapides en matière de goût, de texture et de qualité nutritionnelle. Les analogues végétaux parviendront sans doute plus rapidement à se faire une place dans les paniers alimentaires que la « viande cellulaire », aussi en raison de leur coût qui fera d'eux des denrées beaucoup plus accessibles que la viande cellulaire pendant au moins plusieurs années136(*).
Le fait que les entreprises de « viande cellulaire » se tournent désormais vers la production d'hybrides tend à relativiser l'opposition entre les deux.
b) Des marges encore importantes pour manger moins, mais « mieux » de viande dans les pays riches
Le chef Thierry Marx a indiqué, lors de l'audition plénière du 8 février, « ne pas vouloir laisser croire que la science et la technologie pourraient répondre simplement à l'impact social et environnemental de l'alimentation. [...] Avec le flexitarisme : 80 % de végétal, 20 % de protéines animales, on peut revenir à quelques équilibres. »
Contrairement à ce que voudrait une croyance répandue, la consommation de viande n'a que très légèrement diminué en France sur les trente dernières années et reste ainsi proche de son plus haut niveau historique. Après avoir atteint un pic de près de 94 kg par an et par habitant en 1998, elle est en effet de 85 kg par an et par habitant en 2020.
La consommation de viande de nos parents (un peu plus de 70 kg par an et par habitant en 1970) et, plus encore, de nos grands-parents (44 kg par an et par habitant en 1950) était bien moindre. Dans le même temps, l'interprofession des fruits et légumes frais rappelle que « les moins de 35 ans mangent trois à quatre fois moins de fruits et légumes que leurs grands-parents ». Et, s'agissant des légumineuses, la consommation est passée en France de 7,2 kg/an/personne en 1920 à 1,7 kg/an/personne en 2016.
Comme le rappelle la sociologue et éleveuse Jocelyne Porcher, « la demande en produits animaux a été construite par la publicité des entreprises et de l'État après la seconde guerre mondiale en même temps que s'industrialisait l'élevage : `mangez du boeuf', `buvez du lait `... Cela avec des arguments complètement opposés à ce que l'on peut entendre aujourd'hui, notamment à propos de la viande. Le `public' n'existe pas d'avance, il est construit. »
Dans ce contexte, le développement de « viande cellulaire » pourrait venir à l'appui de l'idée selon laquelle un repas sans viande ou sans analogue ne serait pas un repas, freinant la diversification et la végétalisation des régimes alimentaires.
L'opposition que ses promoteurs cherchent à instaurer entre « viande cellulaire » et analogues végétaux tend même à corroborer que le seul horizon du végétal était de « devenir viande » ou de le faire croire.
Or, les études nutritionnelles montrent que l'intérêt de la viande, d'un point de vue nutritionnel, est surtout pratique puisqu'une alimentation diversifiée et équilibrée, même dans le cadre d'un régime végétarien, suffit à atteindre les apports nutritionnels recommandés.
Les filières animales elles-mêmes sont davantage dans une logique de montée en gamme, avec des slogans tels que « aimez la viande, mangez en mieux » (Interbev), que de volume.
* 130 Il faut noter que les prévisions de croissance démographique ont récemment été revues à la baisse par l'ONU, et que cette croissance ne sera pas homogène selon les aires géographiques, concentrée notamment sur l'Afrique.
* 131 Atlas de l'Anthropocène, 2e édition, François Gemenne, Aleksandar Rankovic, Atelier de cartographie de Sciences Po, Presses de Sciences Po, 2021. https://www.pressesdesciencespo.fr/fr/book/ ?gcoi=27246 100 583 500
* 132 Communiqué de presse lors de l'investissement de Leonardo DiCaprio dans l'entreprise.
* 133 Un exemple de test par le Digital Food Lab : https://www.linkedin.com/posts/matthieu-vincent-21642a1b_this-week-we-made-a-blind-test-of-activity-7004457723752779778-d9U9/?utm_source=share&utm_medium=member_desktop
* 134 Ces commentaires ont notamment été inspirés par une stagnation des ventes en GMS et par la fin de la mise en vente du McPlant burger par McDonald's aux États-Unis à l'été 2022. La même enseigne a toutefois maintenu ce produit sur le marché européen (Royaume-Uni, Irlande, Autriche, Allemagne et Pays-Bas) et mis en vente des McNuggets à base de plantes - pois, maïs, blé et pâte à tempura - à partir de février 2023, en partenariat avec Beyond Meat, sur le marché allemand.
* 135 Représentant autour de 15 milliards de dollars selon le Good Food Institute.
* 136 L'Open Philanthropy Project a d'ailleurs justifié des investissements dans Impossible Foods, entreprise fabriquant des analogues végétaux, par « sa conviction que les obstacles techniques à la mise au point d'un produit viable et peu coûteux dans ce domaine sont beaucoup moins importants que les obstacles techniques à la mise au point d'une viande cultivée entière ». https://www.openphilanthropy.org/grants/impossible-foods-rd-investment/