II. RESTAURER LA CONFIANCE ENTRE LES ACTEURS DE LA CHAÎNE DU MÉDICAMENT

A. ASSURER LA QUALITÉ DES INFORMATIONS ET LA FLUIDITÉ DES ÉCHANGES ENTRE LES DIFFÉRENTS ACTEURS

1. Une amélioration progressive mais insuffisante des échanges d'informations

Plusieurs plateformes de suivi de la disponibilité des médicaments, plus ou moins complémentaires, sont utilisées en France, cette multiplicité et cette hétérogénéité étant par elles-mêmes sources d'une moindre maîtrise des flux et des stocks de médicaments.

· Trustmed est la plateforme lancée en mai 2021 par l'ANSM pour permettre aux titulaires d'AMM de déclarer une rupture ou un risque de rupture de stock de MITM via une procédure en ligne242(*). Elle a permis de standardiser l'information, ce qui en facilite le traitement, et de fluidifier l'échange d'informations et de documents entre les laboratoires pharmaceutiques et les équipes de l'ANSM. Elle constitue un début de réponse au constat établi dans le rapport Igas-CGE de décembre 2021 : « Les applications de l'ANSM restent orientées vers la vérification formelle des obligations réglementaires et n'ont pas été conçues pour apporter une information opérationnelle sur les stocks ou sur les tensions. »243(*)

· La plateforme TRACStocks a été lancée en décembre 2020 par le Leem, l'association « Générique, même médicament » (Gemme) et les laboratoires des médicaments d'importation parallèle (LEMI). Gérée par un tiers de confiance, elle a vocation à assurer une agrégation des données inter-laboratoires sur la disponibilité des MITM et à mettre ces données à la disposition de l'ANSM. Elle doit en particulier permettre à l'Agence de disposer, lorsqu'un risque de pénurie est identifié, d'une vision consolidée de l'état des stocks d'un même médicament commercialisé par plusieurs entreprises, mais son usage, selon le Leem, est encore loin d'être généralisé.

· Certains groupements d'achats hospitaliers se sont dotés de leurs propres outils : à titre d'exemple, UniHA s'est équipé en janvier 2022 d'un outil de suivi des tensions et ruptures subies par ses établissements adhérents (HERMES Rupture) ; toujours depuis le début de l'année 2022, le Resah propose à ses pharmacies à usage intérieur (PUI) adhérentes l'accès à la plateforme mutualisée de suivi en temps réel des ruptures « Hospistock ». Quant à l'Agence générale des équipements et produits de santé (Ageps), direction acheteuse de l'AP-HP, elle dispose d'un progiciel, dit « SAP » (service approvisionnement distribution), de suivi des historiques de consommation.

Mais il n'existe aucune articulation entre ces différents outils. De surcroît, comme le notaient les auteurs du rapport Igas-CGE précité, ces outils « ne condui[sen]t pas automatiquement à une maîtrise de la qualité des approvisionnements : la notion de “consommation” des produits est une convention » : « elle peut s'assortir de la constitution de stocks locaux qui deviennent invisibles dans l'outil »244(*), conduisant, comme l'explique UniHA, à un allongement des périodes de pénuries par « surstockage » et « effet écureuil »245(*).

· DP-Ruptures, enfin, est un logiciel développé par l'Ordre national des pharmaciens pour assurer le suivi des ruptures d'approvisionnement et fluidifier la transmission des informations entre les acteurs ; il a été mis en place en novembre 2016 à la suite d'une expérimentation lancée en mars 2013. Ouvert aux officines, aux pharmacies à usage intérieur et aux laboratoires pharmaceutiques adhérents au logiciel sur la base du volontariat, il constitue le principal progrès récent dans la rationalisation des échanges d'informations entre les protagonistes de la chaîne du médicament. Comptant parmi les systèmes nationaux les plus avancés en matière d'automatisation des notifications et d'étendue du spectre d'acteurs connectés, il fait d'ailleurs figure de modèle en Europe.

Si une rupture d'approvisionnement, définie comme l'incapacité pour le pharmacien d'officine ou de PUI de dispenser à un médicament à un patient dans un délai de 72 heures246(*), concerne au moins 5 % des pharmacies équipées, la déclaration est répertoriée automatiquement - pour ce qui est du moins du circuit officinal - dans la synthèse des déclarations de rupture ; un signal est alors transmis au laboratoire exploitant ainsi qu'aux autorités sanitaires.

Comme évoqué précédemment, le déploiement du DP-Ruptures a connu, depuis novembre 2016, une généralisation progressive à la très grande majorité des officines : au 14 février 2023, 93 % d'entre elles étaient connectées à l'outil, celui-ci étant entièrement intégré au logiciel de gestion de plus de 19 000 officines. Le déploiement de la première vague du Ségur du numérique en santé, au printemps 2023, a permis de franchir le seuil des 95 % d'officines raccordées et, dans ce cadre, le Conseil national de l'Ordre des pharmaciens (Cnop) a travaillé avec le ministère de la santé à l'inscription d'exigences de compatibilité avec le DP-Ruptures dans les spécifications de référencement des logiciels de gestion d'officine (LGO).

Sont par ailleurs abonnés au service, selon l'Ordre national des pharmaciens, 85 laboratoires pharmaceutiques, représentant 84 % du volume des médicaments dispensés en officine ; mais rien n'oblige à l'heure actuelle les industriels à s'y abonner et à l'alimenter.

Quant aux grossistes-répartiteurs, ils y ont accès depuis 2021
- il s'agissait d'une demande forte de la profession - et dix d'entre eux, représentant 98 % du marché, ont signé une convention d'accès avec le Cnop. Ainsi le système de commande Pharma-ML, créé en 2003 par les grossistes-répartiteurs et qui ne produit aucune information autonome247(*), peut-il être alimenté par les informations véhiculées par le DP-Ruptures248(*). Philippe Lamoureux, directeur général du Leem, a néanmoins souligné, lors de son audition, que les industriels n'avaient à l'heure actuelle aucune visibilité sur les stocks présents chez les grossistes-répartiteurs249(*). Les grossistes, à l'inverse, déplorent la complexité d'utilisation du DP-Ruptures : « Toutes les ruptures “remontées” par les pharmaciens y sont compilées. Ces remontées sont réalisées automatiquement par les logiciels de gestion officinale. Il y en a donc plusieurs milliers, avec des possibilités de tri limitées. »250(*)

Enfin, une convention a été signée le 21 février 2023 entre le Cnop et l'ANSM pour attribuer aux équipes de l'ANSM concernées des accès en lecture au DP-Ruptures.

En dépit de ces progrès notables, la bonne gestion des pénuries exigerait que l'inscription au DP-Ruptures ne se fasse plus sur la base du volontariat, mais soit rendue obligatoire pour tous les acteurs de la chaîne, en particulier pour les laboratoires et pour les pharmacies hospitalières251(*), afin de garantir une détection et un traitement précoce des situations de tension. Le Cnop, l'Union des syndicats de pharmaciens d'officine (USPO) et le Syndicat national des pharmaciens, praticiens hospitaliers et praticiens hospitaliers universitaires (SNPHPU), notamment, ont formulé cette demande d'une telle adhésion obligatoire de tous les acteurs au dispositif.

Il apparaît essentiel également que tous les utilisateurs bénéficient du mode intégré du logiciel. Aujourd'hui, la création d'une déclaration de rupture n'est automatique, dès lors que le délai réglementaire de 72 heures est écoulé, que pour les pharmaciens d'officine. Des contacts sont en cours entre le Cnop et un éditeur de logiciels hospitaliers afin d'expérimenter l'accès au mode intégré du DP-Ruptures pour une PUI pilote. À l'heure actuelle, les PUI apparaissent comme le « parent pauvre » de l'intégration des systèmes d'information : à leur niveau, on ne recense par mois que dix connexions en mode « manuel » environ, et le volume des déclarations de ruptures apparaît faible, dénotant une pénétration insuffisante de l'outil.

Celui-ci est par ailleurs « concurrencé » par la plateforme e-Dispostock, développée en 2020 à la demande de la DGOS et à destination des seules PUI, afin d'assurer une supervision régionale et nationale des stocks de médicaments prioritaires. Ce dernier outil n'étant néanmoins pas « mobilisé de manière pérenne »252(*) ni « renseigné de manière exhaustive et nécessit[ant] une double saisie pour certains établissements de santé », l'ANSM juge qu'à ce jour il manque toujours un outil permettant d'avoir une visibilité sur les stocks détenus par les PUI.

D'une manière générale, la directrice générale de l'ANSM a déploré le temps passé par ses équipes, faute d'une vision consolidée, à collecter les informations disponibles auprès des différents intervenants de la chaîne et à tâcher d'en extraire manuellement des « tableurs dynamiques » dans Excel...

Si l'harmonisation des outils de transparence et d'information était l'un des axes prioritaires de la feuille de route 2019-2022 (« promotion de la transparence et de la qualité de l'information des différents acteurs de la chaîne pharmaceutique »), cette promesse n'a été qu'imparfaitement tenue : l'éclatement reste la règle et il nous a été maintes fois rapporté des cas de divergence des informations entre les outils gérés par les différents acteurs de la chaîne du médicament.

Dans le contexte du déploiement du Ségur du numérique, il est indispensable qu'à terme - mais le plus rapidement possible - tous ces systèmes d'information et bases de données soient rendues interopérables, permettant d'offrir la vision la plus consolidée et la moins hétérogène possible des stocks à toutes les étapes de la logistique. À la Cour des comptes qui évoquait un tel « projet d'interfaçage » dans son rapport annuel 2022, le Premier ministre répondait qu'il « représente un chantier d'ampleur et nécessiterait des moyens supplémentaires substantiels », sa « valeur ajoutée effective rest[ant] à déterminer »253(*). Un an et demi plus tard, la situation, sur le front des pénuries de médicaments, requiert plus que jamais de satisfaire la demande, unanimement formulée par les acteurs entendus, d'un système d'information intégré et d'un partage d'informations harmonisées, standardisées254(*), exhaustives et actualisées en temps réel entre les différents maillons de la chaîne.

Une telle demande d'interopérabilité et de normalisation des notifications a d'ailleurs vocation à s'inscrire dans un cadre européen, conformément aux récentes orientations contenues dans le règlement du 25 janvier 2022, qui prévoit la gestion et la tenue à jour par l'Agence européenne des médicaments d'une « plateforme européenne de surveillance des pénuries »255(*) reliée aux bases de données des autorités nationales correspondantes, en l'espèce l'ANSM. Cette plateforme devra être opérationnelle au plus tard le 2 février 2025, mais, à ce stade, elle n'est censée être utilisée que pour les situations « susceptibles d'entraîner une urgence de santé publique ou un événement majeur ».

Recommandation n° 8 : Rendre l'inscription au dispositif DP-Ruptures obligatoire pour l'ensemble des acteurs de la chaîne du médicament et assurer à brève échéance son interopérabilité avec les autres systèmes d'information existants.

2. Assurer la qualité et l'exhaustivité des informations disponibles dans DP-Ruptures

Les enquêtes de satisfaction menées par l'Ordre auprès des pharmaciens et laboratoires exploitants abonnés montrent que le DP-Ruptures est considéré comme répondant à leurs attentes : il est unanimement qualifié de bon outil - le président de l'USPO le qualifie même de « formidable »256(*) - et sa tendancielle généralisation est saluée.

Mais c'est la fiabilité et l'exhaustivité de son alimentation par les laboratoires qui pose question, concernant notamment les causes et la durée prévisionnelle des ruptures déclarées - de ce point de vue, le constat reste inchangé par rapport aux observations déjà formulées dans les précédents travaux parlementaires sur la question. La quasi-totalité des utilisateurs de l'outil interrogés déplorent ainsi que l'information concernant les dates de retour à la normale soit le plus souvent très parcellaire, approximative257(*) et évolutive, voire tout simplement « inexacte » ou manquante, alors qu'il s'agit de la donnée la plus pertinente pour les patients comme pour les professionnels de santé : d'elle dépendent la programmation d'un réapprovisionnement rapide et la capacité à éviter les afflux massifs de commandes en sortie de rupture de stock, mais aussi la gestion des reports de prescription pour les patientes et les patients. Or, trop souvent, comme l'indique notamment l'USPO, « les données fournies par les industriels ne correspondent pas aux observations réalisées sur le terrain »258(*).

L'Observatoire de la transparence dans les politiques du médicament (OTMeds) observe, dans le même sens, que 38 % des produits en tension ou rupture enregistrés dans sa base de données affichent « une date de retour à la normale dépassée, parfois de plusieurs mois, voire du plus d'un an »259(*).

Faute de pouvoir échanger avec les patientes et les patients sur la base d'informations claires, les pharmaciens et les médecins se trouvent trop souvent démunis lorsqu'un produit vient à manquer, ce qui nourrit un climat de défiance généralisé.

Il a par conséquent été maintes fois suggéré, par les prescripteurs comme par les dispensateurs, de « fiabiliser » l'obligation d'information qui incombe aux industriels en cas de tension ou de rupture en définissant plus précisément, au niveau réglementaire, les éléments qu'ils doivent obligatoirement renseigner - origine du problème, date de remise sur le marché du produit - et en veillant à leur actualisation régulière.

L'ANSM resterait évidemment un passage obligé dans la circulation de l'information : d'une part, la publicité auprès du public est interdite pour les médicaments soumis à prescription médicale et pour les médicaments remboursables260(*) ; d'autre part, et pour des raisons de prévention des pratiques anticoncurrentielles, les entreprises n'ont pas le droit d'échanger entre elles des données de stocks ; enfin, la vigilance s'impose quant à la diffusion d'informations potentiellement confidentielles.

Par ailleurs, d'un strict point de vue opérationnel, l'outil DP-Ruptures lui-même doit encore être amélioré, dans au moins deux directions :

- le module « demande de dépannage d'urgence » (DDU), nouvelle fonctionnalité lancée en mai 2023, doit être généralisé afin de permettre au pharmacien dispensateur de solliciter directement le laboratoire exploitant concerné lorsqu'une tension est avérée sur un médicament éligible ;

- la deuxième vague du Ségur du numérique en santé doit être l'occasion d'affiner les modalités d'estimation des niveaux d'approvisionnement en créant un indicateur de levée partielle de la déclaration de rupture. En effet, à l'heure actuelle, la déclaration est automatiquement levée dès lors qu'au moins une boîte du médicament est réceptionnée, quels que soient les besoins et les quantités commandées, ce qui entraîne une sous-estimation des phénomènes de pénuries261(*).

3. Mieux accompagner les professionnels de santé dans l'adaptation de leurs stratégies thérapeutiques

Parmi les professionnels de santé, les témoignages concordent pour déplorer la place marginale qu'occupent les prescripteurs dans la transmission de l'information en cas d'alerte : comme l'explique le Syndicat national des pharmaciens des hôpitaux, « les médecins n'ont connaissance de la rupture qu'au moment où ils y sont confrontés ». « En tant que prescripteurs, nous sommes au bout de la chaîne, face à nos patients »262(*), regrette la Fédération des médecins de France.

Le cofondateur d'OTMeds note encore, lors de son audition, qu'« autour de la pénurie d'amoxicilline les courriers aux professionnels de santé n'ont été envoyés par la direction générale de la santé que quatre ou cinq jours après la conférence de presse [du 18 novembre 2022] » : « [L]e grand public a donc été informé avant les professionnels de santé sur cette pénurie concernant un médicament symbolique, cristallisant un certain nombre de peurs et d'angoisses car beaucoup utilisé en pédiatrie. »263(*)

L'Académie nationale de médecine, pour sa part, qualifie l'information des médecins, en ville comme à l'hôpital, d'« insuffisante, tardive, partielle » ; elle va jusqu'à recommander « l'informatisation obligatoire de tous les cabinets médicaux » afin qu'une information automatisée et actualisée, émanant de l'ANSM, puisse arriver « en continu sur le bureau du médecin dès le stade de la prescription »264(*).

Il pourrait être utile, dans ce cadre, d'organiser une connexion immédiate et informatisée entre les différents praticiens, prescripteurs et dispensateurs. Une telle connexion pourrait se faire en exploitant beaucoup plus systématiquement les possibilités offertes par les outils numériques, qu'il s'agisse du dossier pharmaceutique265(*) ou du système d'échanges sécurisés de documents de santé MSSanté développé par l'Agence du numérique en santé ; elle permettrait notamment de minimiser les problèmes de « substitution approximative » relevés par certains syndicats de médecins.

De manière générale, c'est l'absence d'interopérabilité des différents outils de suivi des tensions d'approvisionnement, notamment le DP-Ruptures, avec les logiciels métiers, et en particulier avec les logiciels d'aide à la prescription266(*), qui est le plus souvent pointée du doigt.

Dominique Le Guludec, présidente de la Haute Autorité de santé, a expliqué à la commission qu'en cas de pénurie la HAS communiquait aux éditeurs des logiciels d'aide à la prescription ou à la dispensation des messages d'alerte permettant notamment d'informer les praticiens en matière d'alternatives thérapeutiques, de bon usage du médicament et de risques iatrogéniques, ces informations étant destinées à être intégrées dans les « systèmes d'aide à la décision indexée par médicament » (SAM) desdits logiciels ; ainsi pour l'amoxicilline. L'efficacité de ces « pop-up », a-t-elle néanmoins reconnu, « dépend de la rapidité avec laquelle les éditeurs [...] les insèrent : nous publions du contenu mais sa diffusion n'est pas dans nos mains, il y a probablement des progrès à faire de ce côté-là »267(*).

En ce domaine, l'opacité semble régner, le délai moyen d'implémentation des messages d'alerte destinés à s'afficher dans les logiciels d'aide à la prescription n'étant pas connu. Mme Le Guludec a évoqué des « pénalités » prononcées à l'encontre des éditeurs en cas de délais déraisonnables, l'immédiateté étant la clé en situation de pénurie, mais le plus grand flou semble exister autour de l'application de l'article L. 161-38 du code de la sécurité sociale, qui prévoit en effet des pénalités en cas de retard dans la mise à jour d'un logiciel certifié ou de non-respect des éléments de certification.

Interrogé à ce propos, le Conseil national de l'Ordre des médecins a répondu qu'à sa connaissance aucun logiciel d'aide à la prescription n'était armé d'une telle fonctionnalité d'alerte en temps réel relative à la disponibilité des médicaments, mais que pareil dispositif était « très attendu et serait très largement promu par l'ensemble de la profession »268(*).

Partageant le constat d'une « disparité d'information entre les pharmaciens, les médecins et le grand public », la directrice générale de l'ANSM a quant à elle reconnu le caractère essentiel de cette question de l'interopérabilité entre, d'une part, les données dont l'Agence assure la publicité et le traitement et, d'autre part, les logiciels métiers des prescripteurs, s'agissant d'outiller en temps réel ces derniers face à une information perpétuellement évolutive. Il est en effet « évidemment illusoire », explique-t-elle, « de demander à un médecin, dans le temps de la consultation et de la prescription, d'aller surfer sur le site de l'ANSM ». À cet égard, il a été fait état par l'Agence d'un travail en cours, analogue à celui qui est mené par la HAS, avec les éditeurs de logiciels269(*). L'idée serait que l'ensemble de l'information publiée sur le site de l'ANSM, et notamment tout ce qui a trait aux ruptures, puisse être « intégré », et même « digéré », dans les systèmes d'information utilisés par les médecins et rendu disponible - « digeste » -, spécialité par spécialité, au moment même de la prescription, sous forme de pop-up, sans qu'il soit besoin d'« aller la chercher de manière proactive, car cela n'est pas possible dans la vraie vie ». Ainsi le médecin pourrait-il instantanément réorienter sa prescription et éclairer le patient, lui évitant notamment les allers-retours chronophages, qui sont sources d'« anxiété », entre le cabinet médical et l'officine270(*).

Recommandation n° 9 : Systématiser le déclenchement d'alertes à destination des médecins dans les logiciels d'aide à la prescription.

4. « Territorialiser » l'information et structurer la veille au plus près du terrain

S'est fait jour également, au fil des auditions de la commission, la nécessité d'un dispositif d'information, de veille, d'anticipation et d'alerte plus « décentralisé » et mieux « territorialisé », compte tenu de l'hétérogénéité, voire de l'iniquité, de l'approvisionnement d'un point à l'autre du territoire. « Si un pilotage national est indispensable, le jacobinisme a ses limites », comme le reconnaît la directrice générale de l'ANSM, qui fait état d'un « besoin de territorialité » et propose notamment, pour y pourvoir, la mobilisation du « réseau des correspondants » créé en juin 2022 par l'ANSM, le Collège de la médecine générale, la Fédération des syndicats pharmaceutiques de France et l'Union syndicale des pharmaciens d'officine, dont les dimensions paraissent néanmoins bien modestes. On comprend mal, pour l'heure, la valeur ajoutée de ce nouvel instrument, notamment par rapport au réseau Sentinelles de surveillance des maladies transmissibles fréquentes développé sous la tutelle conjointe de l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) et de Sorbonne Université, qui permet un maillage fin de la veille sanitaire.

L'ANSM rappelle d'ailleurs, à ce propos, qu'« il n'existe pas de coordination directe entre les agences régionales de santé et l'ANSM » en matière de gestion des informations relatives aux ruptures d'approvisionnement et qu'à ce jour « l'ANSM ne gère les signalements qu'à l'échelon national, et non à l'échelon local »271(*).

Une « territorialisation fine » de la veille sanitaire et de la gestion des stocks continue donc bel et bien de faire défaut. De ce point de vue, les promesses de la feuille de route 2019-2022, dont l'une des actions devait consister, à brève échéance (« 2019-2020 »), à « développer la coordination entre l'ANSM et les ARS pour la gestion de l'information sur les ruptures »272(*), n'ont pas été tenues.

Le constat que dressait dans son rapport, en 2020, la commission d'enquête sénatoriale « pour l'évaluation des politiques publiques face aux grandes pandémies à la lumière de la crise sanitaire de la covid-19 et de sa gestion », celui d'un « désarmement de l'État territorial [et particulièrement des administrations de santé] à l'échelon départemental », peut ainsi être transposé à la gestion des pénuries chroniques de médicaments essentiels - les rapporteurs de la commission pointaient notamment les lacunes du système français « de remontée d'informations et de traitement des alertes du local vers le national », appelant à « oeuvrer à une territorialisation plus fine de la veille sanitaire »273(*). Il conviendrait notamment, à cet effet, de mobiliser davantage le réseau de recherche et de veille Sentinelles.

Il apparaît donc essentiel que cet enjeu soit pris en compte de façon centrale dans la perspective du prochain contrat d'objectifs et de performance de l'ANSM, qui sera conclu entre l'Agence et le ministère de la santé pour la période 2024-2028.


* 242 La rapporteure de la commission a bénéficié, le 23 juin 2023, d'une démonstration par l'ANSM du fonctionnement de l'outil Trustmed. Cet échange a permis notamment d'établir que l'ANSM ne constatait aucun lien entre la taille d'un laboratoire et sa capacité à bien gérer son portefeuille de médicaments d'intérêt thérapeutique majeur : de petits laboratoires se révèlent extrêmement performants, « agiles » et « inventifs » dans la gestion des ruptures et risques de rupture, au contraire de certaines entreprises dont le portefeuille est extrêmement large et qui nécessitent une vigilance toute particulière.

* 243 Rapport de Thierry de Mazancourt et Robert Picard, membres du Conseil général de l'économie, de l'industrie, de l'énergie et des technologies, et de Dominique Giorgi, membre de l'Inspection des affaires sociales, sur les vulnérabilités d'approvisionnement en produits de santé, décembre 2021, p. 70.

* 244 Ibid., p. 141.

* 245 Réponse écrite d'UniHA au questionnaire de la commission.

* 246 Article R. 5124-49-1 du code de la santé publique.

* 247 La Chambre syndicale de la répartition pharmaceutique décrit l'outil Pharma-ML de la manière suivante : « Il s'agit d'une norme d'échange de données entre les pharmaciens et les répartiteurs. Elle est activée par le pharmacien lorsqu'il passe commande d'un produit à son répartiteur. L'outil Pharma-ML peut être qualifié de vecteur d'informations. Il ne produit aucune information de manière autonome. Les informations qu'il véhicule sont sourcées soit depuis le DP-Ruptures, soit depuis le site internet de l'ANSM, soit sur la base d'autres informations accessibles aux grossistes-répartiteurs. » (réponse écrite de la CSRP au questionnaire de la commission).

* 248 Une telle intégration exige toutefois un traitement manuel.

* 249 Audition de représentants des laboratoires et entreprises pharmaceutiques, le 28 mars 2023 : https://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20230327/ce_penurie.html#toc2

Cette lacune est peut-être en voie d'être comblée avec la mise en place par la Chambre syndicale de la répartition pharmaceutique d'un « observatoire de la disponibilité des médicaments », accessible à compter de juin 2023 et qui devrait permettre, selon le président de la CSRP, « d'avoir en temps réel une visibilité sur l'ensemble des produits et des stocks disponibles sur l'ensemble du territoire » en fournissant « une vision par molécule, par formule galénique, mais aussi par territoire ». La question se pose néanmoins de savoir si cet observatoire, qui couvrira l'Hexagone et la Corse, à l'exclusion des outre-mer, ne risque pas d'ajouter une couche d'hétérogénéité à la multiplicité des systèmes d'information déjà existants.

Cf. Audition de MM. Laurent Bendavid, président, et Emmanuel Déchin, délégué général, de la chambre syndicale de la répartition pharmaceutique, le 17 mai 2023 :  https://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20230515/ce_penurie.html#toc9

* 250 Réponse écrite de la Chambre syndicale de la répartition pharmaceutique au questionnaire de la commission.

* 251 Voir le témoignage d'Élise Remy, membre du conseil d'administration du Syndicat national des pharmaciens des hôpitaux : « Il est vrai qu'il y a le DP-ruptures, mais il n'est pas encore très implanté à l'hôpital. Il faudrait vraiment, quelle que soit la base de données, qu'elle soit centralisée, avec des laboratoires, des industriels qui jouent le jeu. Une petite start-up, MaPui Labs, a produit un logiciel, Hospistock, pour essayer de trouver des solutions ; 1 000 PUI y sont connectés, et seulement 11 laboratoires. Cela montre qu'on est loin de l'envie d'avoir une transparence... ». Cf. Audition de M. Bruno Bonnemain, président de l'Académie nationale de pharmacie, Mme Carine Wolf-Thal, présidente du Conseil national de l'ordre des pharmaciens, M. Pierre-Olivier Variot, président de l'Union des syndicats de pharmaciens d'officine, M. Philippe Besset, président de la Fédération des pharmaciens de France, et des docteurs Philippe Meunier, président du Syndicat national des pharmaciens, praticiens hospitaliers et praticiens hospitaliers universitaires (SNPHPU) et Élise Remy, membre du conseil d'administration du Syndicat national des pharmaciens des hôpitaux (Synprefh), le 21 mars 2023 : https://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20230320/ce_penurie.html#toc2

* 252 Audition de Mme Christelle Ratignier-Carbonneil, directrice générale de l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM), le 15 février 2023 : https://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20230213/ce_penurie_medicaments.html#toc2

* 253 Cour des comptes, rapport annuel 2022, pp. 213-214.

* 254 « La standardisation consisterait notamment, précise la CSRP, à utiliser des définitions homogènes et qui aient le même sens pour toutes les parties prenantes » (réponse de la CSRP au questionnaire de la commission).

* 255 Règlement (UE) 2022/123 du Parlement européen et du Conseil du 25 janvier 2022 relatif à un rôle renforcé de l'Agence européenne des médicaments dans la préparation aux crises et la gestion de celles-ci en ce qui concerne les médicaments et les dispositifs médicaux, article 13.

* 256 Audition de M. Bruno Bonnemain, président de l'Académie nationale de pharmacie, Mme Carine Wolf-Thal, présidente du Conseil national de l'ordre des pharmaciens, M. Pierre-Olivier Variot, président de l'Union des syndicats de pharmaciens d'officine, M. Philippe Besset, président de la Fédération des pharmaciens de France, et des docteurs Philippe Meunier, président du Syndicat national des pharmaciens, praticiens hospitaliers et praticiens hospitaliers universitaires (SNPHPU) et Élise Remy, membre du conseil d'administration du Syndicat national des pharmaciens des hôpitaux (Synprefh), le 21 mars 2023 : https://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20230320/ce_penurie.html#toc1

* 257 Ainsi la Chambre syndicale de la répartition pharmaceutique indique-t-elle, dans sa réponse écrite au questionnaire de la commission, que « les informations du DP-Ruptures ne sont pas toujours fiables, particulièrement s'agissant de la date de remise à disposition des produits en tension ».

* 258 Réponse écrite de l'USPO au questionnaire de la commission.

* 259 Audition de Mme Pauline Londeix et M. Jérôme Martin, co-fondateurs de l'Observatoire de la transparence dans les politiques du médicament, le 5 avril 2023 : https://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20230403/ce_penurie.html#toc3

* 260 Article L. 5122-6 du code de la santé publique.

* 261 Le Syndicat national des pharmaciens des hôpitaux (Synprefh) et l'USPO, notamment, ont attiré l'attention de la commission d'enquête sur ce point. Comme le dit le président de l'USPO, « Lorsqu'un pharmacien commande 100 boîtes d'un médicament et n'en reçoit aucune, une alerte est envoyée dans DP-Ruptures, mais s'il n'en reçoit ne serait-ce qu'une, l'alerte n'est pas envoyée. Il faudrait que le mécanisme soit plus précis ». Audition de M. Bruno Bonnemain, président de l'Académie nationale de pharmacie, Mme Carine Wolf-Thal, présidente du Conseil national de l'ordre des pharmaciens, M. Pierre-Olivier Variot, président de l'Union des syndicats de pharmaciens d'officine, M. Philippe Besset, président de la Fédération des pharmaciens de France, et des docteurs Philippe Meunier, président du Syndicat national des pharmaciens, praticiens hospitaliers et praticiens hospitaliers universitaires (SNPHPU) et Élise Remy, membre du conseil d'administration du Syndicat national des pharmaciens des hôpitaux (Synprefh), le 21 mars 2023 : https://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20230320/ce_penurie.html#toc1

* 262 Réponse écrite de la Fédération des médecins de France au questionnaire de la commission.

* 263 Audition de Mme Pauline Londeix et M. Jérôme Martin, co-fondateurs de l'Observatoire de la transparence dans les politiques du médicament, le 5 avril 2023 : https://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20230403/ce_penurie.html#toc3

* 264 Réponse écrite de l'Académie nationale de médecine au questionnaire de la commission.

* 265 Le dossier pharmaceutique recense, de manière sécurisée et avec l'accord du patient, les médicaments qui lui ont été délivrés au cours des quatre derniers mois, ainsi que les traitements en cours.

* 266 Leur généralisation à tous les cabinets médicaux est l'un des axes du chantier numérique « Ma santé 2022 ».

* 267 Audition de Mme Dominique Le Guludec, présidente de la Haute Autorité de santé, le 9 février 2023 : https://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20230206/ce_penurie_medocs.html#toc2

* 268 Réponse écrite du Cnom au questionnaire de la commission.

* 269 L'annonce a été faite par la directrice générale de l'ANSM d'une « expérimentation » mise en oeuvre à compter de « la fin du dernier trimestre 2023 ».

* 270 Audition de Mme Christelle Ratignier-Carbonneil, directrice générale de l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM), le 15 février 2023 : https://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20230213/ce_penurie_medicaments.html#toc2

* 271 Réponse écrite de l'ANSM au questionnaire de la commission.

* 272 « Lutter contre les pénuries et améliorer la disponibilité des médicaments en France », Feuille de route 2019-2022, Action 7.

* 273 Santé publique : pour un nouveau départ. Leçons de l'épidémie de covid-19, rapport de Catherine Deroche, Bernard Jomier et Sylvie Vermeillet fait au nom de la CE Évaluation des politiques publiques face aux pandémies, déposé le 8 décembre 2020, pp. 391-396 et pp. 413-419. La commission plaidait notamment pour la fusion entre les cellules régionales de veille d'alerte et de gestion sanitaire (CRVAGS) des agences régionales de santé et les cellules d'intervention en région (CIRe) de Santé publique France.

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