AVANT-PROPOS
Le rapport sur le bilan annuel de l'application des lois1(*) classe la loi du 7 février 2022 relative à la protection de l'enfance parmi les textes à l'application réglementaire la plus lacunaire. Plus d'un an après sa promulgation, au 31 mars 2023, seules 37 % des mesures réglementaires attendues avaient été prises.
Ce retard du pouvoir réglementaire émousse l'autorité de la loi, freine l'application des dispositions par les parties prenantes et refroidit certains espoirs de changements rapides. Il s'agit cependant d'une situation provisoire qui devrait finir par se résoudre - le plus tôt étant le mieux. La mise en oeuvre fidèle des lois par les acteurs de la protection de l'enfance peut, quant à elle, demeurer en deçà des attentes bien après l'actualisation complète du système normatif.
La secrétaire d'État Charlotte Caubel, entendue par la commission des affaires sociales le 24 mai 2023, résume parfaitement ce double enjeu : « l'application de la loi recouvre deux réalités : la déclinaison réglementaire et la prise en compte des textes sur le terrain par les opérateurs, qui constitue une ambition encore plus importante ».
Cette interrogation quant à la mise en oeuvre effective de la loi du 7 février 2022 est d'autant plus prégnante que, lors des travaux préparatoires à cette loi, l'auteur du présent rapport, rapporteur pour la commission des affaires sociales du projet de loi, avait pu constater que le texte présenté au Sénat, « ne tir[ait] pas les conséquences du défaut d'application des dernières lois de 2007 et de 2016 »2(*). C'est pourquoi, déjà spécifiquement chargé du suivi de l'application de la loi du 7 février 20223(*), l'auteur du présent rapport a souhaité approfondir ce travail par une mission d'information relative à l'application des lois réformant la protection de l'enfance.
Cette mission d'information a donc pour objectif de dresser un bilan des trois lois principales - du 5 mars 2007, du 14 mars 2016 et du 7 février 2022 - ayant réformé la protection de l'enfance depuis une quinzaine d'années. Le rapporteur s'est attaché à évaluer si un décalage se fait jour entre des lois toujours plus ambitieuses et l'appropriation de leurs dispositions par les professionnels sur le terrain - services départementaux de l'aide sociale à l'enfance (ASE), services déconcentrés de l'État, professionnels de la protection de l'enfance (éducateurs spécialisés, moniteurs-éducateurs, assistants familiaux...).
Cette évaluation dépasse largement la seule mission de contrôle de l'action du Gouvernement incombant au Parlement. Entendu en audition, Gautier Arnaud-Melchiorre s'est interrogé : « Est-ce que cela a du sens, du point de vue de l'enfant, de savoir que les articles sont appliqués ou non ? ». La réponse la plus intuitive pourrait être négative ; les 377 000 enfants pris en charge par l'ASE en 2022 n'ont que faire de savoir si tel décret d'application a été publié ou si les observatoires départementaux de la protection de l'enfance (ODPE) sont bien mis en place dans chaque département. En adoptant toutefois le point de vue des enfants, ainsi que l'invite Gautier Arnaud-Melchiorre, l'inapplication des lois visant à répondre à leurs besoins fondamentaux amoindrit la protection que le législateur a souhaité pour eux.
Le périmètre des lois concernées, comportant 131 articles à elles trois, est très large. Le champ de la mission d'information se limite donc à la protection de l'enfance dont le département est chef de file et comprenant, selon l'article L. 112-3 du code de l'action sociale et des familles, les « actions de prévention en faveur de l'enfant et de ses parents, l'organisation du repérage et du traitement des situations de danger ou de risque de danger pour l'enfant ainsi que les décisions administratives et judiciaires prises pour sa protection ».
En dépit de leur importance, certains aspects n'ont pu être investigués, tels la protection maternelle et infantile, les questions relatives à l'autorité parentale et au statut de l'enfant. De même, le présent rapport n'aborde pas spécifiquement les questions des mineurs non accompagnés (MNA) même si les jeunes reconnus MNA sont concernés par les absences d'application des lois comme tous les enfants pris en charge par l'ASE. Sur le sujet spécifique de leur évaluation et de leur accueil, le rapporteur ne peut que renvoyer le lecteur vers les précédents travaux du Sénat qui conservent toute leur pertinence et leur actualité4(*).
I. LES TROIS LOIS QUI SE SONT SUCCÉDÉ FORMENT UN ENSEMBLE NORMATIF AMBITIEUX ET COHÉRENT QUE LES TEXTES RÉGLEMENTAIRES N'ONT PAS ENCORE RENDU ENTIÈREMENT APPLICABLE
A. EN QUINZE ANS, TROIS LOIS IMPORTANTES SE SONT SUCCÉDÉ SANS SE DÉDIRE
Depuis la décentralisation de la protection de l'enfance, prévue par l'article 37 de la loi du 22 juillet 1983 qui prévoit que le département est responsable du service de l'aide sociale à l'enfance et en assure le financement, plusieurs lois sont intervenues dans le champ de la protection de l'enfance et ont profondément réformé cette politique publique.
1. Les lois fondatrices du 5 mars 2007 et du 14 mars 2016
La loi du 5 mars 2007 réformant la protection de l'enfance a, pour la première fois, clairement défini les objectifs assignés à la politique de protection de l'enfance et son champ d'intervention. Lors de l'examen du texte devant le Sénat, Philippe Bas, alors ministre délégué, exposait les trois directions que le projet de loi se proposait de suivre : « renforcer la prévention, pour venir en aide aux enfants et à leurs parents avant qu'il ne soit trop tard ; organiser le signalement, pour détecter plus tôt et traiter plus efficacement les situations de danger ; diversifier les modes de prise en charge, afin de les adapter aux besoins de chaque enfant ».
Liste des principales dispositions ayant trait à la protection de l'enfance au sein de la loi de 2007
Articles |
Dispositions de la loi du 5 mars 2007 |
1er |
Au sein de la définition de la protection de l'enfance et de ses missions, mention de la prévention et des besoins fondamentaux de l'enfant |
3 |
Substitution de la notion de « situation de danger » ou de « risque de danger » à celle de la maltraitance pour l'intervention de la protection de l'enfance |
12 |
• Mise en place des remontées des informations préoccupantes et création d'une cellule de recueil des informations préoccupantes dans chaque département • Précision des critères fondant la décision du président du conseil départemental d'aviser le procureur de la République qu'un mineur est en danger selon un principe de subsidiarité |
14 |
• Le procureur de la République doit s'assurer que la situation de l'enfant répond aux critères avant de saisir le juge des enfants. • Précision selon laquelle le rapport sur la situation de l'enfant doit être transmis annuellement au juge des enfants |
16 |
Création d'un observatoire départemental de la protection de l'enfance dans chaque département |
17 |
Possibilité pour le juge de confier l'enfant à un service ou à un établissement habilité pour l'accueil de jour (LVA) |
18 |
• Coordination entre le département et les services chargés de l'exécution des mesures de placement auprès d'autres services ou d'un particulier • Précisions quant à la préparation du rapport sur la situation de l'enfant |
19 |
Établissement du projet pour l'enfant par les services de l'ASE et les titulaires de l'autorité parentale |
22 |
• Reconnaissance législative des services d'accueil de jour ou à temps partiel • Le juge fixe la nature et la fréquence des droits de visite et d'hébergement des parents dont l'enfant est confié à l'ASE • Reconnaissance législative des lieux pour des visites médiatisées |
24 |
• Précision du statut des permanents des lieux de vie et d'accueil, notamment en matière de durée du travail |
25 |
• Formation de tous les professionnels dans le domaine de la protection de l'enfance en danger |
27 |
• Création d'un fonds de financement de la protection de l'enfance au sein de la Cnaf pour compenser les mesures issues de la présente loi |
Source : Commission des affaires sociales du Sénat
La loi du 5 mars 2007 a été donc été fondatrice pour organiser le dispositif de repérage et de traitement des situations de danger, insister sur l'importance de la prévention et consacrer « la primauté de l'intervention administrative sur la protection judiciaire ».
Cette loi a également prévu la place à accorder aux familles et elle a fait, sur ce point, l'objet de critiques la jugeant trop « familialiste ». La loi de 2016 aurait donc permis de corriger cette tendance en recentrant la politique de protection de l'enfance sur l'enfant. Selon la convention nationale des associations de protection de l'enfance (Cnape), entendue en audition, « ce texte effectue un rééquilibrage entre les droits des enfants et l'autorité parentale. Sans révolutionner le dispositif, il se traduit par un changement de place accordée aux parents ».
Pourtant, avec le recul, le rapporteur constate que la grande force des trois lois réside dans la grande continuité de leurs actions ; le législateur est intervenu sans défaire ce qu'il avait précédemment construit. La loi de 2016 d'initiative sénatoriale a permis, grâce à la démarche de consensus sur les besoins fondamentaux de l'enfant, de capitaliser sur les avancées de la loi de 2007 et de compléter le droit des dispositions qui faisaient encore défaut, ne revenant qu'à la marge sur certaines dispositions. Ainsi que l'a souligné au rapporteur le Dr Marie-Paule Martin-Blachais, qui a dirigé la démarche de consensus, les lois de 2007 et 2016 ont su poser la « doctrine de la protection de l'enfance » sous le prisme des besoins fondamentaux de l'enfant.
Ainsi que Michelle Meunier, sénatrice et auteure de la proposition de loi devenue la loi du 14 mars 2016 relative à la protection de l'enfant, le présentait lors de la discussion générale de ce texte, la loi de 2007 « est considérée comme une bonne loi, mais elle nécessite quelques aménagements et compléments »5(*). Le texte de 2016, selon Michelle Meunier, comportait initialement trois volets : « l'amélioration de la gouvernance de la protection de l'enfance, la sécurisation du parcours de l'enfant et la recherche d'une plus grande stabilité, avec en particulier l'adaptation du statut des mineurs qui font l'objet de placements longs ». La navette parlementaire a, par la suite, approfondi les dispositions et largement complété le texte par des amendements gouvernementaux.
Liste des principales dispositions ayant trait à la protection de l'enfance au sein de la loi de 2016
Article |
Dispositions de la loi du 14 mars 2016 |
1er |
• Définition de la protection de l'enfance • Institution du Conseil national de la protection de l'enfance (CNPE) |
2 |
Définition d'une nouvelle mission assignée à l'ODPE de réaliser un bilan annuel des formations continues |
5 |
Disposition selon laquelle le directeur de l'enseignement scolaire doit informer le conseil départemental en cas d'absentéisme ou de décrochage scolaire |
7 |
Création de la fonction de médecin référent de la protection de l'enfance |
12 |
Enrichissement des missions de l'ASE par : - des actions de prévention spécialisée - une attention portée à l'adaptation du statut de l'enfant - une attention portée aux liens d'attachement au sein des fratries |
13 |
Possibilité donnée au président du conseil départemental de confier l'enfant à un tiers bénévole lorsqu'il n'est pas accueilli au titre de l'ASE |
14 |
Obligation d'échange d'informations entre conseils départementaux (L. 221-3 CASF) |
15 |
Création de l'entretien d'accès à l'autonomie |
16 |
Obligation d'accompagner les jeunes majeurs jusqu'à la fin de l'année académique engagée |
17 |
Création d'un protocole entre le département, le préfet et la région pour préparer l'accès à l'autonomie |
18 |
Accompagnement des enfants retournant dans leur famille |
20 |
Prise en charge possible à l'ASE des parents ou des futurs parents pour les soutenir dans l'exercice de leurs fonctions |
21 |
• Précision du contenu du projet pour l'enfant, transmission au juge et mise à jour • Mention du document individuel de prise en charge et du contrat d'accueil dans un établissement |
26 |
Création de la commission d'examen de la situation et du statut des enfants confiés |
27 |
Information du juge en cas de déplacement de l'enfant |
28 |
Précision du contenu du rapport sur la situation de l'enfant en prévoyant un référentiel fixé par décret |
37 |
Indépendance de l'administrateur ad hoc désigné en assistance éducative |
Source : Commission des affaires sociales du Sénat
Entendu par le rapporteur en audition, Gautier Arnaud-Melchiorre, chargé d'une mission par le secrétaire d'État Adrien Taquet, expose ainsi : « La loi de 2007 est une loi fondatrice qui a posé le cadre général après la décentralisation de la politique publique de protection de l'enfance. La philosophie de cette loi est bien souvent méconnue, durant toute la mission, des professionnels ont pu opposer la loi de 2007 comme étant une “loi tout famille” à la loi de 2016 qui permettrait de rétablir un équilibre au profit des enfants et de leurs droits, notamment dans le cadre de leurs relations avec leurs familles. Il est possible qu'ayant été mal comprise la loi de 2007 puisse être mal appliquée. »
2. La loi du 7 février 2022 dans le sillage des lois précédentes
L'auteur du présent rapport avait eu l'occasion, en tant que rapporteur du texte, d'indiquer lors de la discussion générale en séance publique, que le projet de loi « ne port[ait] pas de réforme en profondeur de la protection de l'enfance » mais apportait davantage des ajustements et des améliorations voire « répét[ait] des principes ou des dispositifs qui existent déjà ». Le projet de loi, qui passa de 16 à 42 articles lors de son examen, fut par la suite enrichi par la discussion parlementaire.
Liste des principales dispositions ayant trait à la protection de l'enfance au sein de la loi de 2022
Article |
Dispositions de la loi du 7 février 2022 |
1er |
Obligation d'évaluer le recours à un tiers digne de confiance avant un placement institutionnel |
5 |
Principe de non-séparation des fratries lorsque l'intérêt de l'enfant n'exige pas le contraire |
7 |
Interdiction de l'hébergement hôtelier et encadrement de l'accueil pour deux mois dans des structures « jeunesse et sport » |
9 |
Parrainage de proximité |
10 |
Prise en charge des jeunes majeurs de moins de 21 ans |
17 |
Mise en place d'une personne majeure de confiance pour aider aux démarches administratives |
20 |
Contrôle du fichier judiciaire national automatisé des auteurs d'infractions sexuelles ou violentes (Fijaisv) des professionnels travaillant dans le champ social |
21 |
Contrôle du Fijaisv des assistantes maternelles et extension du contrôle du B2 et du Fijaisv aux personnes de plus de treize ans vivant au sein du foyer d'une assistante maternelle |
22 |
Prévention de la maltraitance dans les établissements sociaux et médico-sociaux. |
24 |
Évaluation des informations préoccupantes au regard d'un référentiel établi par la HAS. |
25 |
Recours à la collégialité en assistance éducative pour les cas particulièrement complexes |
26 |
Désignation d'un avocat pour l'enfant capable de discernement ou d'un administrateur ad hoc |
27 |
Information du juge de la décision de modification du lieu de placement |
28 |
Revalorisation des rémunérations et indemnisations des assistants familiaux |
29 |
Mise en place de week-ends de repos pour les assistants familiaux prévus dans le contrat de travail |
30 |
Création d'une base nationale recensant les informations relative aux agréments des assistants familiaux et maternels |
31 |
Poursuite de l'accueil par l'assistant familial au-delà de la limite d'âge |
36 |
Réforme de la gouvernance nationale par la création du GIP France enfance protégée |
37 |
Réforme de la gouvernance territoriale par la création, à titre expérimental, du comité départemental de protection de l'enfance (CDPE) |
Source : Commission des affaires sociales du Sénat
De fait, la loi du 7 février 2022 est venue construire dans le sillage de ses deux prédécesseures. Le recours à la loi pour améliorer la politique de protection de l'enfance ne fut d'ailleurs envisagé que « chemin faisant » par le Gouvernement sous la XVe législature. Le secrétaire d'État présentait à la commission le projet de loi comme « une brique législative au sein de la stratégie de protection des enfants un peu plus globale »6(*). Moins structurelle que les deux précédentes, la loi n'en pas moins porté des mesures d'amélioration déterminantes. Pour Adrien Taquet, « tout le monde s'accorde à dire qu'il y a un certain nombre d'avancées majeures »7(*).
Les trois lois de 2007, 2016 et 2022 forment désormais un ensemble normatif cohérent qui ne rencontre aujourd'hui que très peu de critiques. Il ressort des auditions du rapporteur qu'à quelques exceptions près, les acteurs de la protection de l'enfance saluent le travail législatif d'ensemble de ces quinze dernières années qui aboutit à un droit cohérent et exigeant.
Cette « cathédrale normative », en grande partie codifiée dans le code de l'action sociale et des familles, reste incomplète dès lors que la loi du 7 février 2022 ne produit pas encore tous ses effets juridiques. En effet, l'application réglementaire un an et demi après la promulgation de la loi demeure en deçà des attentes.
* 1 Bilan annuel de l'application des lois au 31 mars 2023, rapport d'information n° 636 (2022 2023) fait par Mme Pascale Gruny, président de la délégation du Bureau en charge du travail parlementaire, du contrôle et du suivi des ordonnances déposé le 24 mai 2023
* 2 Discussion générale du projet de loi.
* 3 En vertu de l'article 19 bis B du règlement du Sénat.
* 4 Le rapport Mineurs non-accompagnés : répondre à l'urgence qui s'installe d'Élisabeth Doineau et Jean-Pierre Godefroy au nom de la commission des affaires sociales et, plus récemment, ainsi que, plus récemment, le rapport d'information Mineurs non accompagnés, jeunes en errance : 40 propositions pour une politique nationale de Hussein Bourgi , Laurent Burgoa, Xavier Iacovelli et Henri Leroy, fait au nom des commissions des lois et des affaires sociales.
* 5 Sénat, JORF, session ordinaire de 2014-2015, compte rendu intégral, Séance du jeudi 11 décembre 2014.
* 6 Audition en commission des affaires sociale de M. Adrien Taquet, secrétaire d'État auprès du ministre des solidarités et de la santé, chargé de l'enfance et des familles (29 septembre 2021).
* 7 Entretien du 6 février 2023 de M. Adrien Taquet paru au Média social : https://www.lemediasocial.fr/adrien-taquet-cette-loi-a-permis-plusieurs-avancees-majeures_6s1ekE