C. FACILITER LA TRANSMISSION D'INFORMATIONS ET LA COLLABORATION ENTRE LES ACTEURS INSTITUTIONNELS CONCERNÉS

1. L'éducation nationale et la justice : des mondes évoluant encore trop souvent en parallèle

Si l'enchaînement des étapes à la suite du dépôt de plainte par l'agent pourrait être fluidifié, la procédure découlant des signalements faits directement par le services de l'éducation nationale mériterait elle aussi d'être rendue plus efficace ; de manière générale, la coordination de l'action des services de l'éducation nationale et des parquets devrait être améliorée afin de protéger plus efficacement les enseignants et les autres agents de l'éducation nationale contre les menaces et agressions dont ils font l'objet.

a) Les parquets face à un volume important, et pour partie inexploitable, de signalements

Aujourd'hui, les signalements émanant des services de l'éducation nationale, à la suite notamment d'un « fait établissement » ne peuvent pas toujours être traités efficacement par les parquets, pour un ensemble de raisons.

Tout d'abord, les signalements transmis par les services de l'éducation nationale sont marqués par une forte hétérogénéité et en particulier par une formalisation inadaptée. Le cabinet du garde des sceaux a indiqué aux rapporteurs qu'un travail interministériel est en cours entre la direction des affaires criminelles et des grâces (DACG) du ministère de la justice, et le ministère de l'éducation nationale afin d'encourager une formalisation des signalements plus adaptée au traitement par les parquets ; ce travail n'a toutefois pas encore porté ses fruits de façon visible.

Plus généralement, les établissements scolaires ainsi que les directions académiques des services de l'éducation nationale (DASEN) ont une connaissance imparfaite du rôle exact des parquets, du fait notamment de la tendance des uns et des autres d'évoluer de façon parallèle.

Des efforts récents afin de rapprocher l'autorité judiciaire de l'éducation nationale et de favoriser leur action coordonnée pour agir contre les infractions survenant dans le cadre scolaire peuvent pourtant être mentionnés.

Ainsi, la circulaire du 16 septembre 2015 relative au partenariat renforcé entre l'autorité judiciaire et les services du ministère chargé de l'éducation nationale a rappelé la désignation par les recteurs, durant l'été 2015, d'un « référent académique justice » dans chaque académie, dont la mission principale est d' « assurer l'interface entre l'éducation nationale et l'autorité judiciaire pour toutes les affaires qui concernent les élèves victimes ou mis en cause pour des faits commis dans le cadre scolaire », d'une part, et « les agents, victimes à l'occasion de l'exercice de leur fonction, mis en cause ou condamnés », d'autre part91(*).

À ce titre, les référents académiques justice sont plus précisément chargés :

- d'analyser les remontées d'incidents et de faits graves au sein des services de l'éducation nationale, et de vérifier les signalements à la cellule de recueil des informations ;

- de recueillir et d'analyser les informations transmises par l'autorité judiciaire, puis de les transmettre à leur tour aux différents acteurs de l'éducation nationale concernés ;

- d'accompagner les services de l'éducation nationale dans les procédures de signalement.

Ces référents académiques justice sont invités à travailler de concert avec les « magistrats référents éducation nationale », qui ont été désignés au sein de chaque parquet par la même circulaire du 16 septembre 2015 pour suivre les relations avec les services de l'éducation nationale92(*).

Le magistrat référent de l'éducation nationale doit notamment s'assurer que les demandes formulées par le référent académique justice sont prises en compte et traitées dans les meilleurs délais ; il lui communique toutes les informations utiles93(*).

En outre, la circulaire interministérielle du 2 novembre 2020 a invité à mettre en oeuvre des partenariats entre les services de l'éducation nationale et les parquets. Un certain nombre de partenariats locaux existent à ce jour.

Le parquet d'Amiens et le directeur académique des services de l'éducation nationale de la Somme ont ainsi conclu en 2020 un protocole prévoyant la centralisation par l'académie de l'ensemble des signalements destinés au parquet ; la communication avec le parquet par le biais d'une adresse structurelle unique (ou par la ligne de permanence de la section en cas d'urgence) ; ainsi que l'information du parquet au bénéfice de l'académie à l'issue des enquêtes les plus significatives.

Les parquets de Colmar et Mulhouse ont également signé en 2022 une convention avec les services de l'éducation nationale destinée notamment à lutter contre les violences scolaires et à renforcer la communauté éducative dans son autorité.

Si la circulaire ministérielle du 5 septembre 2023 relative aux infractions commises en milieu scolaire préconise à nouveau la mise en place d'un partenariat pérenne entre l'éducation nationale et l'autorité judiciaire, matérialisé par la conclusion ou l'actualisation de conventions avec les partenaires, le ministère de la justice a indiqué aux rapporteurs ne pas disposer à ce jour d'informations exhaustives sur le nombre de protocoles conclus entre les parquets et les DASEN.

Convaincue que l'amélioration de la coordination de l'action des services de l'éducation nationale et des parquets est essentielle pour protéger plus efficacement les enseignants et les autres agents de l'éducation nationale contre les menaces et agressions dont ils font l'objet, la mission invite à généraliser les conventions signées entre les parquets et les DASEN ou établissements de leur ressort.

Recommandation : généraliser les conventions signées entre les parquets et les DASEN ou établissements de leur ressort, afin de présenter le rôle de l'autorité judiciaire, préciser le cadre du signalement et élaborer une trame de signalement commune à l'ensemble des DASEN qui soit directement exploitable par l'autorité judiciaire.

b) Une grande méconnaissance de la part des parquets du fonctionnement des établissements scolaires

De même que les services de l'éducation nationale disposent d'une certaine marge de progression pour améliorer leur connaissance du rôle de l'autorité judiciaire, de même, les parquets ne disposent souvent que d'une connaissance partielle du fonctionnement des établissements scolaires. Les réunions où sont conviés tant les chefs d'établissement ou les recteurs que le parquet, comme par exemple les CLSPD, ne sont pas suffisantes pour garantir la connaissance réciproque des institutions et de leur fonctionnement.

Face à ce constat, la circulaire ministérielle du 5 septembre 2023 a invité à organiser, « si possible avant les vacances d'automne, en lien avec les DASEN, une rencontre annuelle avec les chefs d'établissements scolaires ». Le ministère de la justice a néanmoins indiqué aux rapporteurs ne pas disposer d'information sur l'organisation effective par chacun des procureurs de la République d'une telle rencontre.

En outre, le garde des sceaux a réuni le 26 octobre 2023 l'ensemble des procureurs généraux et procureurs de la République afin d'attirer leur attention sur les infractions commises en milieu scolaire, et en particulier sur les cas d'apologie de terrorisme et les infractions commises à l'encontre des membres de la communauté enseignante.

Enfin, la direction des affaires criminelles et des grâces (DACG) du ministère de la justice a indiqué au mois de janvier 2024 qu'une réunion était prochainement prévue avec l'ensemble des magistrats référents éducation nationale désignés au sein des parquets. À la date de conclusion de ses travaux, la mission ne dispose toutefois d'aucun élément lui permettant de dire si cette réunion a bien eu lieu.

En tout état de cause, il apparaît opportun à la mission que les parquets nouent avec les chefs d'établissements scolaires, et pas seulement avec les directeurs académiques des services de l'éducation nationale, des relations incarnées et régulières.

Recommandation : systématiser la rencontre annuelle entre les parquets et les chefs des établissements scolaires de leurs ressorts.

2. Le cas particulier de la menace terroriste et de la radicalisation

L'action tendant à prévenir le passage à l'acte de terroristes ou d'élèves ou parents radicalisés repose sur les services de sécurité intérieure et les services de renseignement, dont la direction nationale du renseignement territorial (DNRT). L'évaluation de la radicalisation est en effet une prérogative de la DNRT qui, dans le contexte de l'enquête qu'elle mène suite à un signalement, va solliciter des interlocuteurs privilégiés au sein des établissements scolaires (souvent au sein de la direction de l'établissement) afin d'évaluer le comportement de l'individu dans le cadre scolaire.

a) Le partage d'informations entre la DNRT et l'éducation nationale

Depuis l'assassinat de Samuel Paty, le dialogue entre la direction nationale du renseignement territorial et l'éducation nationale semble s'être fluidifié. En particulier, l'éducation nationale a amélioré son dispositif de transmission des signalements de radicalisation, via les États-majors de sécurité.

La DNRT a ainsi indiqué aux rapporteurs que la prévention « fait l'objet de partages d'informations réguliers, notamment dans le cadre des groupes d'évaluation départementaux (GED) et des Cellule de prévention de la radicalisation et d'accompagnement des familles (CPRAF). De plus, des contacts locaux réguliers existent entre l'éducation nationale et les services du renseignement territorial, en particulier entre les chefs des services départementaux et le rectorat (où un policier est parfois détaché en tant que conseiller sécurité auprès du recteur) ».

La circulation de l'information, qui avait pu manquer dans les jours précédant l'assassinat de Samuel Paty, semble désormais garantie. Lorsque l'administration de l'éducation nationale signale un cas à la DNRT, « le service départemental du renseignement territorial est systématiquement saisi pour une évaluation de la situation sur le terrain ». D'autre part, lorsque les services départementaux informent la DNRT de situations problématiques, celle-ci informe le pôle Valeurs de la République.

Le travail de la DNRT est cependant rendu plus complexe du fait des difficultés rencontrées dans la remontée et le traitement des signalements :

- quelques signalements continuent d'être transmis directement par les agents au Centre national d'assistance et de prévention de la radicalisation (CNAPR), ce qui marque un manque d'appropriation du dispositif de signalement ou un manque de confiance envers la hiérarchie ;

- depuis l'attentat d'Arras du 13 octobre 2023, la DNRT fait face à une augmentation du nombre de signalements. Ceci mobilise très fortement ses ressources pour évaluer rapidement les situations et lever le doute, beaucoup de signalements concernant en fait des cas ne relevant pas de la prévention du terrorisme et des actes violents.

Pour surmonter ces difficultés, dans l'Académie de Versailles, un travail est en cours entre le rectorat et les services départementaux du renseignement territorial du Val d'Oise, des Yvelines et de l'Essonne, avec deux objectifs :

- améliorer et harmoniser les fiches de signalement transmises par les DSDEN (directions du ressort de l'Académie à l'attention des services de renseignement compétents) ;

- construire un dispositif de signalement similaire au bénéfice des établissements scolaires non publics à celui existant avec les DSDEN.

Cette amélioration dans la remontée et le traitement des signalements est de nature à garantir une plus forte réactivité des services de renseignement, une meilleure évaluation des situations et donc une plus forte protection des agents de la communauté éducative.

Recommandation : généraliser le travail partenarial engagé, dans l'Académie de Versailles, entre le rectorat et les services départementaux du renseignement, à l'ensemble des académies, pour l'ensemble des établissements publics et privés sous contrat.

En outre, les services territoriaux du renseignement territorial disposent parmi leurs personnels de « conférenciers » formés, aptes à conduire des sensibilisations sur les phénomènes de radicalisation. La DNRT a indiqué qu'il peut aujourd'hui « être proposé à l'éducation nationale de bénéficier de ce type de sensibilisation, là encore dans une perspective d'amélioration des signalements ».

Recommandation : systématiser les séances de sensibilisation dispensées par les services territoriaux du renseignement territorial auprès de l'ensemble du personnel éducatif, afin notamment d'améliorer la qualité des signalements effectués par les chefs d'établissements aux services du renseignement territorial.

b) Le partage d'informations entre la DNRT et l'autorité judiciaire

La DNRT est confrontée à d'importantes limites dans les informations judiciaires auxquelles elle a accès. Son action repose en effet sur l'exactitude des signalements et des informations dont elle dispose. Or, dans un contexte de tension ou de crise, les propos tenus par les différents acteurs devant les personnels de l'éducation nationale, devant les services de police ou de gendarmerie et devant les juges, peuvent être sensiblement différents et entrainer des décalages de perception particulièrement graves dans l'appréciation du danger.

Si la loi permet désormais aux magistrats de communiquer aux services de renseignement les informations dont ils disposent en matière de terrorisme, de telles transmissions ne sont pas systématiques. Il serait important pour la protection des personnels que les protocoles entre la Justice et les services de renseignement facilitent le travail d'analyse et surtout d'entrave que ceux-ci doivent mener dans l'urgence et pour éviter le pire.

Recommandation : renforcer les liens entre les parquets et les services des renseignements territoriaux, afin que ceux-ci aient accès aux éléments de la procédure judiciaire.

c) Le suivi des cas de radicalisation en milieu scolaire et l'information des enseignants

Les enseignants peuvent avoir connaissance du comportement problématique d'un élève si celui-ci s'est révélé au sein de l'établissement ou dans un établissement précédent (dans le cadre de la communication interne de l'établissement), mais pas de l'existence d'un suivi par la DNRT et encore moins des éléments de l'enquête.

De même, les enseignants ne sont pas informés de la présence de « fichés S » parmi leurs élèves et n'ont pas vocation à l'être, les fiches S étant des mentions portées au fichier des personnes recherchées dont la consultation est réservée à des personnels habilités.

Sans envisager de diffuser ces informations, qui placeraient en réalité les établissements dans de grandes difficultés, la mission a pu constater sur le terrain l'intérêt que les chefs d'établissement manifestent pour l'information concernant la mise en examen ou la condamnation d'un élève pour des faits particulièrement graves relevant de la radicalisation.

Cette disposition a par ailleurs été intégrée à l'article 15 ter de la proposition de loi n° 202 (2023-2024) de François-Noël Buffet instituant des mesures judiciaires de sûreté applicables aux condamnés terroristes et renforçant la lutte antiterroriste, adoptée par le Sénat le 30 janvier 2024.

Recommandation : prévoir l'information obligatoire de l'autorité académique et du chef d'établissement de la mise en examen ou de la condamnation pour une infraction terroriste (dont l'apologie) d'une personne scolarisée ou ayant vocation à être scolarisée dans un établissement scolaire, public ou privé.


* 91 Circulaire adressée aux procureurs généraux près les cours d'appel, au procureur de la République près le tribunal supérieur d'appel, aux procureurs de la République, et aux recteurs d'académie.

* 92 Les magistrats référents de l'Éducation nationale sont aujourd'hui au nombre de 173, d'après les chiffres transmis par le ministère de la justice.

* 93 Le référent académique justice n'ayant pas lui-même accès à l'application de gestion de la chaîne pénale, dite Cassiopée (pour « chaîne applicative supportant le système d'information orienté procédure pénale et enfants »).

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