B. DE LA PRISE DE LA PLAINTE AU SUIVI DE CELLE-CI, UN PARCOURS MALAISÉ ET DÉCOURAGEANT POUR L'ENSEIGNANT VICTIME DE VIOLENCES

L'ensemble des enseignants et autres membres de la communauté éducative entendus par les rapporteurs ont fait état des difficultés de taille rencontrées tout au long du parcours judiciaire par les victimes de menaces, d'outrages ou de violences dans le cadre de leurs fonctions.

Quand ils ne contribuent tout simplement pas à dissuader les agents victimes de porter plainte, ces facteurs de lenteur, d'incertitude et de complexité ne peuvent que renforcer le sentiment de solitude de ces derniers, et leur faire l'effet d'une double peine.

1. Des modalités de dépôt des plaintes imparfaitement adaptées

La première étape pour l'enseignant qui souhaite déposer plainte à la suite d'un fait de violence physique ou verbale consiste à se rendre au commissariat. Il ressort toutefois des auditions menées par les rapporteurs que les conditions d'accueil des agents de la communauté éducative ne sont pas toujours adaptées, et ce malgré des assouplissements récents notables apportés aux modalités de dépôt de plainte.

a) Le dépôt de plainte en commissariat : un moment potentiellement dissuasif pour l'agent de l'éducation nationale victime

Certains enseignants ont en particulier indiqué avoir été dissuadés de déposer une plainte, et orientés vers le dépôt d'une main courante. Si la main courante permet de signaler ou dénoncer des faits dont on a été victime (ou témoin), elle n'entraîne toutefois pas automatiquement de poursuites judiciaires - à moins que les services de police ou de gendarmerie estiment que les faits constituent une infraction, auquel cas ils en avisent le procureur de la République qui peut à son tour décider des poursuites pénales à donner. Du reste, la direction générale de la gendarmerie nationale et la direction générale de la police nationale ont souligné, lors de leur audition commune, que les commandants d'unité contrôlaient régulièrement les mains courantes prises au sein de leurs unités, de manière à ordonner la prise de plainte en cas de faits susceptibles d'encourir une qualification pénale.

Au-delà des problèmes particuliers pouvant se poser dans certains commissariats, la mission invite à renforcer ces contrôles, afin qu'aucun membre de la communauté éducative qui se rend en commissariat dans l'objectif de déposer plainte après avoir été victime de violences, de menaces ou d'outrages n'en soit dissuadé et que toute infraction fasse l'objet d'une prise de plainte.

Par ailleurs, l'agent de l'éducation nationale peut se retrouver quelque peu désorienté lorsqu'il arrive au commissariat, et ignorer les modalités pratiques du dépôt de plainte. Afin de lutter contre les réticences des agents à aller déposer plainte, et contribuer ainsi à lever ce qui peut être un véritable obstacle à la protection d'agents menacés, l'instruction avait été donnée, aux lendemains de l'assassinat de Samuel Paty, de désigner un référent dans chaque brigade de gendarmerie ou de commissariat pour « renseigner les agents de l'éducation nationale des modalités pratiques pour déposer plainte, de la suite donnée à cette dernière et des éventuelles mesures prises par les forces de sécurité intérieure »84(*).

Il semblerait que ces référents soient encore loin d'être présents dans chaque brigade de gendarmerie ou commissariat. Aussi la mission invite-t-elle à poursuivre et achever leur généralisation, afin d'offrir un interlocuteur visible et accessible aux agents de l'éducation nationale venus déposer plainte pour des faits de violences ou de menaces.

Recommandation : pérenniser ou généraliser les référents identifiés dans chaque brigade de gendarmerie ou de commissariat pour renseigner les agents de l'éducation nationale sur le dépôt de plainte.

b) Un assouplissement des modalités de dépôt de plainte certain, mais encore insuffisant

En tant qu'agents publics, les membres de la communauté éducative bénéficient de plusieurs mesures récentes d'aménagement dans les modalités des dépôts de plainte.

Tout d'abord, les agents victimes peuvent déposer plainte sur leur lieu de travail, sans avoir à se rendre dans une brigade de gendarmerie : c'est comme indiqué par la direction générale de la gendarmerie nationale, la « prise de plainte en mobilité ».

Par ailleurs, l'agent victime a le choix, dans l'adresse de domiciliation figurant sur le procès-verbal, entre son adresse personnelle, l'adresse de la brigade de gendarmerie ou du commissariat, et l'adresse de son lieu de travail (sans que l'accord de l'administration ne soit nécessaire85(*)).

En outre, l'agent a la possibilité, dans certaines régions, de préparer davantage sa venue au commissariat en prenant rendez-vous au préalable sur le site internet « « Masécurité »86(*). Ce dispositif, comparable au site « Doctolib » pour la prise de rendez-vous médicaux en ligne, est déployé depuis le 4 décembre 2023 dans toute la zone sud-ouest et devrait être étendu en 2024 à l'ensemble du territoire national d'après les informations transmises par la direction générale de la gendarmerie nationale.

Demeure toutefois la question de la place et du rôle joué par la hiérarchie, voire par l'administration, dans la procédure de dépôt de plainte par l'agent.

En pratique, quand les relations entre l'agent et son chef d'établissement sont bonnes, le premier peut se faire accompagner du second pour déposer plainte.

En revanche, l'administration peut, en l'état du droit, déposer plainte elle-même dans deux cas seulement (alternatifs) :

- en cas de dommage matériel ;

- ou bien, depuis la loi n° 2021-1109 du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République, lorsque l'administration a connaissance de faits susceptibles de constituer l'infraction définie au premier alinéa de l'article 433-33-1 du code pénal87(*).

Or, il ne fait aucun doute, pour les personnes auditionnées comme pour les rapporteurs, que les dépôts de plainte venant d'agents de l'éducation nationale victimes de violences ou de menaces seraient davantage systématiques s'il était possible à l'administration de déposer plainte elle-même, en lieu et place de l'agent concerné. Tel était du reste le sens d'une des mesures annoncées par le ministre Stanislas Guerini dans le cadre de son plan de protection des agents publics dévoilé en septembre 2023. La mission invite à poursuivre cette piste qui lui semble à même de faciliter les dépôts de plainte et donc d'améliorer la protection des agents de la communauté éducative victimes de violences et de menaces.

Recommandation : afin de faciliter la prise de plainte, permettre à l'administration de déposer plainte elle-même (en lieu et place de l'agent) en cas d'agression d'un agent.

c) Le signalement au procureur de la République : face à certaines inerties, la nécessité de rappeler les règles

Plutôt que de déposer plainte, un certain nombre d'agents de l'éducation nationale préfèrent - par convenance personnelle et/ou en raison des réticences évoquées plus haut - signaler l'agression verbale ou physique dont ils ont été victimes à leur chef d'établissement.

En application du second alinéa de l'article 40 du code de procédure pénale, celui-ci est ensuite tenu « d'en donner avis sans délai au procureur de la République ».

Or, certains enseignants ont fait part du refus exprimé par leur chef d'établissement - en accord avec des instructions données par les rectorats - de faire un tel signalement au procureur de la République. La circulaire interministérielle du 2 novembre 2020 avait pourtant souligné la nécessité de « faire respecter l'obligation pour tout fonctionnaire qui, dans l'exercice de ses fonctions, acquiert la connaissance d'un crime ou d'un délit, de signaler ces faits au procureur de la République en vertu de l'article 40 du code de procédure pénale ».

Si la mission ne peut que regretter une telle violation de la loi, elle tient néanmoins à rappeler que le signalement au procureur de la République d'un crime ou d'un délit peut et doit être effectué par tout fonctionnaire, qu'il ait ou non des responsabilités d'encadrement. En l'espèce, tout agent de l'éducation nationale témoin d'un crime ou d'un délit peut saisir lui-même le procureur de la République, sans passer obligatoirement par son chef d'établissement.

Recommandation : rappeler la possibilité ouverte à tout fonctionnaire de saisir lui-même le procureur de la République d'un signalement sur le fondement de l'article 40 du code de procédure pénale.

2. Un manque d'informations sur les suites données à la plainte

Après le dépôt de plainte, la suite de la procédure témoigne de sources supplémentaires de difficultés, ou du moins d'incertitudes, pour les agents concernés, en raison notamment de la communication sur les suites données, jugée dans l'ensemble insuffisante.

En théorie, comme indiqué par la direction générale de la gendarmerie nationale, « les coordonnées de l'unité et/ou du gendarme en charge de la procédure sont inscrites sur le récépissé de dépôt de plainte. Ce contact peut permettre à la victime de connaître l'état d'avancement de sa procédure »88(*).

En outre, en application de l'instruction interministérielle du 27 octobre 2020 précitée, le référent présent dans la brigade de gendarmerie ou le commissariat territorialement compétent a la charge d'informer l'agent de l'éducation nationale de la suite donnée à sa plainte.

Par ailleurs, les dispositions de l'article 40-2 du code de procédure pénale prévoient que le procureur de la République avise les victimes, lorsqu'elles sont identifiées, ainsi que les personnes ou autorités mentionnées au deuxième alinéa de l'article 40, des poursuites ou des mesures alternatives aux poursuites qui ont été décidées à la suite de leur plainte ou de leur signalement. Il les informe, le cas échéant, du classement sans suite de la procédure ; dans ce cas-là, il indique, en plus, « les raisons juridiques ou d'opportunité » justifiant le classement sans suite.

Si les règles sont claires et les principes sont établis en faveur de l'information des agents de la communauté éducative, des difficultés n'en demeurent pas moins en pratique ; les enseignants entendus par les rapporteurs ont ainsi regretté que la communication sur les suites données aux plaintes soit excessivement lente, lorsqu'elle n'est pas franchement inexistante.

Pour la mission, il n'est pas acceptable de ne pas tenir informés ces agents quant aux suites données à leur plainte ; l'information relève du niveau de considération minimal dû à toute victime présumée. A contrario, laisser les enseignants victimes de violences dans l'incertitude et l'ignorance des suites données contribue à les maintenir dans le présent de leur agression. C'est pourquoi la mission estime nécessaire de rendre systématique, dans des délais raisonnables, l'information du personnel sur les suites données à leur plainte.

Recommandation : automatiser l'information des membres du personnel éducatif sur les suites données à leur plainte.

Par ailleurs, dans un contexte de judiciarisation accrue des relations entre les enseignants et les parents d'élèves, qui se traduit par l'augmentation du nombre de plaintes déposées contre les membres de la communauté éducative par les parents d'élèves (pour des cas de violence, d'agression sexuelle, etc.), la question de l'information des enseignants sur les suites données à ces plaintes se pose également.

Il est vrai que les règles en la matière diffèrent sensiblement, dans la mesure notamment où le code de procédure pénale ne prévoit pas de notification systématique des décisions de classement sans suite aux personnes mises en cause. Pour autant, de l'avis du ministère de la justice, cette absence de disposition légale « n'empêche pas le procureur, lorsqu'il l'estime opportun, d'informer le mis en cause, notamment lorsqu'il s'agit d'un enseignant, des suites réservées à une plainte déposée contre lui »89(*).

Dans les faits, toutefois, la notification du classement sans suite se fait souvent attendre, plaçant les intéressés dans une situation très inconfortable. Afin d'ôter cette épée de Damoclès du dos des enseignants, Florence Lec, avocat-conseil de l'Autonome de solidarité laïque, a exprimé le souhait que la notification du classement sans suite puisse être envoyée à l'agent concerné dans un délai maximal d'un mois suivant le classement.

Sans se prononcer avec cette précision sur le délai pertinent, la mission suggère également que le classement sans suite d'une plainte formulée à l'encontre d'un enseignant lui soit systématiquement notifié.

Recommandation : automatiser l'information des membres du personnel éducatif sur les suites données aux plaintes déposées contre eux.

3. Des délais importants entre la plainte et l'audience

Les délais entre le dépôt de plainte et l'audience sont également sources de frustration et d'incompréhension pour les agents de la communauté éducative victimes de violences ou de menaces, qui les jugent trop longs. Comme souligné devant les rapporteurs, un jugement intervenant au bout de plusieurs mois, voire plusieurs années après le dépôt de plainte, contribue en effet à nourrir le sentiment d'impunité des auteurs de menaces et agressions à l'encontre du personnel éducatif, tandis qu'un traitement judiciaire rapide permettrait au contraire de rappeler la force de la loi et enverrait, de surcroît, un signal positif en faveur du soutien du personnel éducatif par les pouvoirs publics et l'autorité judiciaire.

Certes, il est régulièrement rappelé aux parquets généraux et parquets que les infractions en milieu scolaire nécessitent un traitement rapide90(*).

S'agissant d'élèves mineurs, ce sont les dispositions du code de la justice pénale des mineurs qui s'appliquent en matière de procédure. Celui-ci, entré en vigueur le 30 septembre 2021, a posé comme principe la césure du procès pénal, destinée à accélérer les jugements et à permettre d'établir rapidement la culpabilité afin de mettre en oeuvre au plus vite les mesures de sanction, mais aussi de réinsertion.

S'agissant des majeurs, des dispositions du code de procédure pénale permettent la comparution immédiate si le maximum de l'emprisonnement est au moins égal à deux ans et que l'affaire est en l'état d'être jugée.

En pratique toutefois, les délais entre le dépôt de plainte et la condamnation à une sanction sont largement supérieurs à six mois dans la majorité des cas. En conséquence, lorsque l'auteur des faits est un élève, il a souvent changé de classe, voire d'établissement - en cas de passage de l'école primaire au collège, du collège au lycée, voire du lycée à l'enseignement supérieur - si bien que la portée de la sanction est considérablement affaiblie : les faits en cause sont déjà lointains.

Afin de ne pas conforter les élèves - et leurs parents - dans l'idée selon laquelle une agression à l'encontre d'un membre de la communauté éducative pourrait rester impunie, et mieux soutenir les agents victimes, les rapporteurs considèrent que ces délais devraient être raccourcis. Sans méconnaître le poids de facteurs circonstanciels - dépôt de plainte tardif de la part de l'agent victime, complexité particulière des investigations - sur lesquels la justice n'a pas la main, ils ne voient pas de raison structurelle pour laquelle la condamnation à une sanction ne pourrait pas, dans la plupart des cas, intervenir dans l'année scolaire suivant la date de commission des faits.

Recommandation : prévoir que l'audience pour juger l'auteur de violences, menaces ou outrages à l'encontre d'un membre de la communauté éducative ait systématiquement lieu dans le courant de l'année scolaire au cours de laquelle les faits ont eu lieu.


* 84 Instruction INTK2023920J interministérielle du 27/10/2020 relative à la sécurisation de l'espace scolaire et aux mesures d'accompagnement du corps enseignant dans le cadre des mesures post attentat d'Éragny-Conflans-Sainte-Honorine (diffusion limitée aux préfets, parquets et rectorats).

* 85 Les articles 10-2 (9°) et 40-4-1 du code de procédure pénale permettent en effet à un agent public de déclarer son adresse professionnelle plutôt que son adresse personnelle.

* 86  https://www.masecurite.interieur.gouv.fr/fr

* 87 « Est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende le fait d'user de menaces ou de violences ou de commettre tout autre acte d'intimidation à l'égard de toute personne participant à l'exécution d'une mission de service public, afin d'obtenir pour soi-même ou pour autrui une exemption totale ou partielle ou une application différenciée des règles qui régissent le fonctionnement dudit service ».

* 88 Réponse écrite au questionnaire des rapporteurs.

* 89 Réponse écrite au questionnaire des rapporteurs.

* 90 Voir la circulaire ministérielle du Garde des sceaux en date du 5 septembre 2023 relative aux infractions commises en milieu scolaire et la circulaire interministérielle du 11 octobre 2019 relative à la lutte contre les violences scolaires.

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