L'ESSENTIEL

Près de trois ans après l'adoption de la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République (ci-après « loi CRPR »), le bilan est encore loin d'être concluant. L'objectif affiché de ce texte essentiellement technique, qui n'avait pas été voté par le Sénat, était, d'une part, de se donner les moyens d'assurer le respect effectif des principes de la République et, d'autre part, de réformer le régime des cultes. Sur ces deux tableaux, les résultats sont peu probants.

Si certaines dispositions de la loi CRPR se sont effectivement avérées utiles - bien qu'inégalement appliquées sur le territoire et parfois pour d'autres finalités que celles initialement envisagées (ainsi les dispositions destinées à la lutte contre la haine en ligne ou celles relatives à la dissolution d'association) -, force est de constater que la plupart d'entre elles soit n'ont pas été suivies d'effets dans la pratique, soit sont passées à côté de la cible qui leur avait été assignée. C'est en particulier le cas des règles applicables aux associations qui ont paradoxalement trouvé à s'appliquer de manière indiscriminée à la quasi-totalité des associations françaises, lesquelles ont parfois pu se sentir stigmatisées, à l'exception de celles qui, plus sujettes au séparatisme, ont opté pour une posture discrète leur permettant de se soustraire à ces nouvelles obligations.

S'agissant des dispositions relatives aux cultes, qui étaient sans nul doute parmi les plus contestées, le constat général est également en demi-teinte : si les cultes qui avaient déjà constitué des associations exclusivement cultuelles se sont dans leur vaste majorité conformés à leurs nouvelles obligations, l'objectif d'une restructuration de l'organisation des cultes au profit du régime « loi de 1905 » n'a pas été atteint. Dans un contexte d'insuffisante préparation des services de l'État, l'application de la loi s'est en outre traduite par des divergences de pratiques mal vécues par les acteurs et qui nécessitent encore un important travail pédagogique.

Sans remettre en cause le volontarisme des acteurs et l'utilité intrinsèque de certaines mesures, le Sénat ne saurait se satisfaire de ce bilan bien modeste dans le champ de la lutte contre les séparatismes. Alors que les enjeux liés au séparatisme n'ont en aucun cas reflué en France, un sursaut est nécessaire. En conséquence, le Sénat formule dix-huit recommandations pour se donner les moyens d'une application pleine et effective de la loi CRPR.

Ces recommandations concernent des domaines relevant de la commission des lois au nom de laquelle le rapport a été présenté. Elles ne portent donc ni sur le domaine de l'école ni sur celui du sport.

I. DE NOUVEAUX OUTILS QUI N'ONT QUE MARGINALEMENT CONTRIBUÉ À GARANTIR LE RESPECT DES PRINCIPES DE LA RÉPUBLIQUE

A. GARANTIR LA LAÏCITÉ DANS L'ADMINISTRATION : DES AMBITIONS LOUABLES, MAIS DES EFFETS CONCRETS LIMITÉS

1. Des référents laïcité de plus en plus nombreux mais insuffisamment identifiés

Peu innovante en matière de laïcité dans l'administration, la loi du 24 août 2021 a opéré des rappels s'agissant de l'action et de la déontologie des fonctionnaires et tenté de redynamiser, en lui donnant un statut législatif, une fonction de référent laïcité déjà plusieurs fois prévue par les textes ou mise en place de leur propre initiative par certains ministères3(*). L'article L. 124-3 du code général de la fonction publique (CGFP) issu de l'article 3 de la loi CRPR prévoit ainsi l'obligation pour toute administration de nommer un référent laïcité, notamment chargé d'apporter tout conseil utile au respect du principe de laïcité à tout fonctionnaire ou chef de service qui le consulte et d'organiser la journée de la laïcité du 9 décembre. Ce dispositif est entré en vigueur avec le décret d'application n° 2021-1802 du 23 décembre 2021. Réunis annuellement, en dernier lieu le 18 décembre 2023, les référents laïcité ministériels sont censés être la courroie de transmission des règles et pratiques en matière de laïcité et opérer les remontées d'informations en la matière.

Outre des difficultés à trouver les profils et les compétences requises pour cette fonction, qui implique notamment de dresser annuellement « un état des lieux de l'application du principe de laïcité et, le cas échéant, des manquements constatés » dans l'administration, plusieurs questions se posent. Ainsi, si la fusion des postes de référent laïcité et de référent déontologue, déjà présents dans les administrations, a été présentée comme une manière de disposer d'une vision d'ensemble des obligations déontologiques des fonctionnaires, certains ministères au sein desquels les déontologues s'occupent principalement des questions relatives aux mobilités et aux liens avec le secteur privé, à l'instar des établissements hospitaliers par exemple, se trouvent confrontés à des difficultés pour accomplir véritablement les deux missions. Les administrations centrales craignent donc que des postes identifiés comme référent laïcité au sein de certains établissements ne soient en fait qu'une mise en conformité nominale mais sans mise en oeuvre réelle des missions prévues par la loi.

Les rapporteures préconisent donc que la formation des référents laïcité à leur mission spécifique soit garantie.

Le réseau des référents laïcité se construit progressivement : l'ensemble des référents ministériels avaient été nommés en 2022. Selon les données communiquées aux rapporteures, 17 000 ont été nommés à date, dont 14 000 au ministère de l'éducation nationale. L'appropriation de cette obligation par les collectivités territoriales semble toutefois plus laborieuse. À titre d'exemple, seules 3 communes iséroises sur 512 s'y étaient conformées fin 2022.

Sur le fond, les bénéfices de ce dispositif sont encore peu perceptibles. Les référents laïcité semblent, à ce jour, avoir essentiellement fait remonter quelques interrogations sur les modalités d'application de la loi CRPR à l'administration centrale, tandis que leur rôle de conseil est encore insuffisamment mobilisé. Le rapport annuel d'activité prévu par l'article 7 du décret n° 2021-1802 du 23 décembre 2021 relatif au référent laïcité dans la fonction publique sera néanmoins établi pour la première fois au titre de l'année 2023 et devrait permettre de disposer à terme d'une photographie du nombre et du type d'atteintes à la laïcité et au principe de neutralité religieuse signalés indépendamment d'une procédure disciplinaire.

En conséquence, les rapporteures préconisent de créer dans chaque fonction publique un collège sur le modèle du collège des sages de la laïcité constitué au sein de l'éducation nationale, chargé d'animer le réseau des référents laïcité, de suivre les formations organisées et de centraliser la remontée du nombre de saisines et les éventuelles questions posées.

2. Une formation des agents publics au principe de laïcité qui progresse à un rythme lent

Avant même l'adoption du projet de loi, le Gouvernement avait annoncé sa volonté de former l'ensemble des agents publics au respect du principe de laïcité d'ici 2025. Cette volonté a trouvé sa transcription législative dans l'article 3 de la loi CRPR et figure désormais à l'article L. 121-2 du CGFP4(*). Une stratégie de formation interministérielle a été mise en place au niveau de l'État, qui conjugue une formation « socle » de deux heures en distanciel pour l'ensemble des agents et des formations en présentiel pour les agents identifiés comme prioritaires, en particulier ceux en relation avec le public. Selon les données fournies aux rapporteurs, 505 000 agents publics ont aujourd'hui été formés à la laïcité (dont 380 000 au ministère de l'éducation nationale). Il n'existe toutefois pas de données agrégées au niveau des collectivités territoriales.

Les rapporteures estiment que l'objectif de formation de 100 % des agents d'ici à décembre 2025 est hors de portée. Si l'on peut se féliciter du volume important d'agents formés, celui-ci ne représente que 10 % des effectifs de la fonction publique. Elles relèvent par ailleurs que, sur un plan qualitatif, le caractère indiscriminé de ce plan de formation interroge.

De manière générale, le risque est relativement maîtrisé s'agissant des agents publics qui se sont de longue date approprié l'obligation de neutralité inhérente à leurs fonctions. Les cas signalés d'atteintes à la laïcité par des agents publics sont peu nombreux, même s'ils ne doivent pas être sous-estimés. Ce constat a par exemple été illustré par le rapport rendu en mars 2022 par Patrick Pelloux sur la prévention et la lutte contre la radicalisation des agents exerçant au sein des établissements de santé. Il y relève que les situations de radicalisation ou d'atteintes à la laïcité sont rares mais bien présentes, avec par exemple des cas de non-respect de l'interdiction du port du voile ou de discrimination par certains soignants du patient en fonction de son genre.

À cet égard, les rapporteures se félicitent de l'adoption dans la loi pour contrôler l'immigration, améliorer l'intégration du 26 janvier 2024, de l'obligation pour les praticiens diplômés en dehors de l'Union européenne de signer la charte des valeurs de la République et du principe de laïcité.

3. Des dispositifs de protection des agents publics encore imparfaits

Les agents publics restent régulièrement confrontés dans l'exercice de leur fonction à des situations problématiques s'agissant du respect des valeurs de la République. Afin de les protéger, le législateur a créé via l'article 9 de la loi CRPR un nouveau « délit de séparatisme » - codifié à l'article 433-3-1 du code pénal - punissant de cinq ans de prison et de 75 000 euros d'amende le fait « d'user de menaces ou de violences ou de commettre tout autre acte d'intimidation à l'égard de toute personne participant à l'exécution d'une mission de service public, afin d'obtenir pour soi-même ou pour autrui une exemption totale ou partielle ou une application différenciée des règles qui régissent le fonctionnement dudit service ».

Force est de constater que ces faits sont aujourd'hui relativement peu poursuivis. Le préfet de la Seine-Saint-Denis a indiqué aux rapporteures avoir identifié trois dossiers avec des audiences à venir, sans être en mesure d'expliciter les faits allégués. Outre la nécessité d'un délai d'appropriation par les administrations, la DGAFP justifie notamment cette situation insatisfaisante par le périmètre trop restrictif du dispositif, qui suppose que la finalité de l'acte soit de bénéficier d'un traitement particulier et qui exclut les personnes qui exercent des missions au service du public. Si l'édiction rapide d'une instruction de politique pénale semble a minima indispensable pour davantage poursuivre ces faits, les rapporteures estiment également qu'un ajustement législatif de l'article 433-3-1 du code pénal ne doit pas être exclu à moyen terme.


* 3 Les ministères de l'éducation nationale et ceux de la justice notamment.

* 4 Le deuxième alinéa de cet article dispose que l'agent public « exerce ses fonctions dans le respect du principe de laïcité (...) », la loi du 24 août 2021 a ajouté les mots « Il est formé à ce principe ».

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