N° 692

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2023-2024

Rapport remis à M. le Président du Sénat le 14 juin 2024

Enregistré à la Présidence du Sénat le 14 juin 2024

RAPPORT

FAIT

au nom de la commission d'enquête (1) sur les moyens mobilisés et mobilisables par l'État pour assurer la prise en compte et le respect par le groupe TotalEnergies des obligations climatiques et des orientations de la politique étrangère de la France,

Président
M. Roger KAROUTCHI,

Rapporteur
M. Yannick JADOT,

Sénateurs

Tome I - Rapport

(1) Cette commission est composée de : M. Roger Karoutchi, président ; M. Yannick Jadot, rapporteur ; MM. Pierre Barros, Bernard Buis, Mmes Marie-Claire Carrère-Gée, Brigitte Devésa, MM. Philippe Folliot, Philippe Grosvalet, Pierre Médevielle, Mme Sophie Primas, MM. Jean-Claude Tissot, Michaël Weber, vice-présidents ; Mme Catherine Belrhiti, MM. Yves Bleunven, Gilbert Favreau, Dominique de Legge, Didier Mandelli, Pierre-Alain Roiron, Jean-Marc Vayssouze-Faure.

L'ESSENTIEL

Le 12 juin 2024, la commission d'enquête sur les moyens mobilisés et mobilisables par l'État pour assurer le respect par TotalEnergies des obligations climatiques et des orientations de la politique étrangère de la France, présidée par Roger Karoutchi (Les Républicains, Hauts-de-Seine) a adopté le rapport présenté par Yannick Jadot (Écologiste - Solidarité et Territoires, Paris).

Entre janvier et mai 2024, la commission d'enquête a mené plus de 40 auditions, sur la décarbonation de l'énergie, la finance durable, la régulation des mobilités public-privé et des activités de représentation d'intérêts, le devoir de vigilance, la géopolitique des hydrocarbures ou la physique du climat. Elle a également auditionné à plusieurs reprises les dirigeants de TotalEnergies.

Créée à l'initiative du groupe Écologiste - Solidarité et Territoires (GEST), cette commission d'enquête est partie du cas du groupe TotalEnergies, entreprise française centenaire emblématique de notre dépendance aux énergies fossiles, pour interroger notre capacité collective à mener à bien la transition énergétique, conformément aux objectifs et aux cadres fixés par les pouvoirs publics.

Refusant tout réquisitoire, la commission d'enquête souligne d'ailleurs que les efforts réalisés par le groupe en direction de la transition énergétique sont supérieurs à ceux effectués par les autres « majors » des hydrocarbures notamment anglo-saxonnes. Ses 33 recommandations illustrent d'abord une prise de conscience commune et une volonté partagée d'agir pour créer les conditions d'un nouveau partenariat exigeant pour que le groupe TotalEnergies demeure un pilier de notre souveraineté énergétique durable.

I. L'ACCÉLÉRATION DU CHANGEMENT CLIMATIQUE : DES EFFETS DÉJÀ PERCEPTIBLES ALORS QUE LE PIRE EST À VENIR

Le réchauffement climatique est un phénomène incontestable. Les scientifiques du groupement d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (Giec) estiment qu'il dépasse aujourd'hui 1 °C depuis l'ère préindustrielle.

Ses conséquences sont déjà visibles : aridification des sols, acidification des océans, fréquence plus élevée des évènements météorologiques extrêmes... En France, l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe) estime que son coût serait déjà d'environ 2 points de PIB.

Or, tant que les émissions de gaz à effet de serre (GES) d'origine humaine n'atteignent pas un niveau « net zéro », ce réchauffement et ses conséquences indésirables devraient s'accentuer et prendre de multiples dimensions : moindre croissance, catastrophes naturelles, migrations contraintes...

Face à ce constat, la France a joué un rôle majeur afin d'aboutir à la signature de l'Accord de Paris lors de la COP21 en 2015. La quasi-totalité des États du monde s'est ainsi fixé l'objectif de contenir l'élévation de la température moyenne de la planète nettement en dessous de 2° C par rapport aux niveaux préindustriels en poursuivant l'action menée pour la limiter à 1,5° C.

Or pour limiter le réchauffement climatique sous les 1,5° C, il est nécessaire que les émissions mondiales de GES diminuent de 43 % à horizon 2030, 60 % en 2035, 69 % en 2040 et 84 % en 2050.

Les efforts à fournir sont donc massifs.

Cependant, compte tenu du niveau actuel des émissions et des politiques publiques déployées, le Giec évalue le niveau de l'augmentation des températures à la fin du siècle à environ 2,7° C.

Une telle situation aurait des conséquences économiques et sociales très préjudiciables pour tous : le coût de l'inaction est largement supérieur au coût d'une transition écologique menée rapidement.

Il nous faut donc tenir le cap de l'engagement pris à la COP28 en décembre dernier : « transitionner hors des énergies fossiles dans les systèmes énergétiques, d'une manière juste, ordonnée et équitable ».

II. LA TRANSITION ET LA SOUVERAINETÉ ÉNERGÉTIQUES : LA NÉCESSITÉ D'ACCÉLÉRER LA DÉCARBONATION ET L'ÉLECTRIFICATION DE NOS ÉCONOMIES

Face à cette urgence climatique, nous devons réussir la transition énergétique. En effet, la consommation d'énergie primaire est encore largement fossile, à plus de 80 %, à l'échelon mondial en 2020, et à près de 50 %, à l'échelon national en 2022.

La consommation mondiale d'énergie primaire s'élève ainsi à 162 400 térawattheures (TWh) en 2020 ; 29 % de cette consommation est liée au pétrole, 27 % au charbon et 24 % au gaz naturel. Si la production d'hydrocarbures est en voie d'attrition en France, grâce à la loi « Hydrocarbures », de 2017, elle reste dynamique dans le monde, et dominée par quelques grands pays : les États-Unis, pour le pétrole et le gaz, la Chine, pour le charbon.

Nous devons donc agir en faveur de la décarbonation du secteur de l'énergie. L'Agence internationale de l'énergie (AIE) a publié plusieurs scenarii en ce sens, dont celui dit Net Zero Emission (NZE), publié en 2021 et actualisé en 2023. Ce dernier scénario plaide pour l'arrêt du développement de nouveaux champs pétroliers ou gaziers afin d'atteindre une réduction de la demande d'énergies fossiles de 83 % et des émissions de GES associées de 97 % Dans les faits, l'évolution de la demande d'énergies fossiles ne suit pas nécessairement la réduction prévue par ce scénario.

III. LE RÔLE AMBIGU DE L'ÉTAT DANS LA TRANSITION ÉNERGÉTIQUE ET LE RISQUE DE LAISSER LES ACTEURS ÉCONOMIQUES LIVRÉS À EUX-MÊMES

Les législateurs, européens comme nationaux, ont fait évoluer leur cadre normatif. Le paquet européen « Ajustement à l'objectif 55 », de 2021, la loi « Énergie-Climat », de 2019, et la loi « Climat et résilience », de 2021, ont ainsi réaffirmé notre engagement en faveur de la décarbonation du secteur de l'énergie.

Dans cette perspective, plusieurs leviers sont mobilisés par l'État : les participations, les subventions, la régulation, l'information, la labellisation ou encore la taxation... Ces leviers sont à actionner avec précaution, en tenant compte de l'économie mondialisée dans laquelle nous nous inscrivons, afin de ne pas nous pénaliser par rapport à des acteurs moins ambitieux.

Pour faire évoluer ce secteur, plusieurs prérequis sont ainsi indispensables, selon les acteurs économiques : la clarté et la stabilité des règles, un soutien public pour compenser les surcoûts induits, l'accès aux ressources (électricité, biomasse, métaux), une neutralité technologique entre les énergies décarbonées, et enfin des règles du jeu équitables à l'international, pour éviter les risques de dépendance et de concurrence déloyale.

IV. LE GROUPE TOTALENERGIES : UN SYMBOLE DE NOTRE DÉPENDANCE AUX HYDROCARBURES APPELÉ À INCARNER LA DÉCARBONATION DE NOTRE ÉCONOMIE

Dans ce contexte, le groupe TotalEnergies est observé par l'opinion publique. Ce groupe n'était responsable que de 1,2 % de la production mondiale de pétrole par jour en 2023. Par ailleurs, 3 % de sa production d'énergie finale concernait l'électricité renouvelable et 35 % de ses investissements nets les énergies bas-carbone cette même année. Le groupe a annoncé investir 5 milliards (Mds) d'euros par an dans ces énergies bas-carbone les prochaines années. Au total, sa production d'énergie finale a atteint 15,1 pétajoules par jour et ses investissements nets 16,83 Mds de dollars en 2023.

 
 

Le groupe TotalEnergies entend augmenter sa production d'énergie (pétrole, gaz et électricité) globalement de 4 % entre 2023 et 2030, tout en réduisant les émissions (scopes 1 et 2 et méthane) de ses sites opérés. Il a, par ailleurs, publié un bilan carbone et une « vision Net Zéro en 2050 ». Selon cette vision, le mix de ventes doit être constitué d'électricité, à hauteur de 20 % en 2030, et de 50 %1(*) en 2050.

 
 

Pour autant, son bilan et sa vision sont l'objet de critiques, notamment de la part d'associations qui regrettent l'absence d'engagements du groupe s'agissant de la réduction de ses émissions indirectes, ainsi que son implication dans une vingtaine de projets pétrogaziers très émissifs. Dans ce débat public parfois passionné, le rapport de la commission d'enquête a opté pour une présentation factuelle des positions des différents acteurs. Certains projets conduits par le groupe à l'international font aussi l'objet de critiques, notamment ceux conduits en Russie et en Azerbaïdjan. Les recommandations du rapport sont fermes s'agissant des investissements dans ces deux pays.

V. RÉAFFIRMER LES RÔLES STRATÉGIQUES DE L'ÉTAT ET DU GROUPE TOTALENERGIES POUR ACCÉLÉRER LA TRANSITION ÉNERGÉTIQUE

L'accélération du dérèglement climatique et ses conséquences de plus en plus dramatiques exigent de tous les acteurs, tant publics que privés, une réponse forte et urgente, à la hauteur des enjeux, et proportionnée à la responsabilité de chacun. La puissance publique doit être en première ligne pour inciter tous les acteurs économiques dont le groupe TotalEnergies à sortir plus rapidement des énergies fossiles et à investir davantage dans toutes les énergies alternatives.

Les recommandations de la commission d'enquête visent donc à rappeler le rôle de l'État dans ce domaine, à accroître ses moyens d'action et à exiger de sa part des actions déterminées pour créer les conditions d'une transition rapide, ordonnée et efficace.

Comme l'indique l'intitulé de la commission d'enquête : quels sont les moyens mobilisés et mobilisables par l'État pour mener cette transition énergétique de concert avec les acteurs privés ?

Regroupées en 4 axes, les 33 recommandations du rapport proposent d'actionner plusieurs leviers : certains à l'échelle nationale, d'autres à l'échelle européenne ; certains dans une démarche d'accompagnement et d'incitation, d'autres dans une démarche de régulation.

A. RENFORCER NOTRE SOUVERAINETÉ ÉNERGÉTIQUE ET CLIMATIQUE

L'État doit inciter plus fortement le groupe TotalEnergies à se placer aux avant-postes de la transition énergétique.

1. Réintroduire une action spécifique au capital de TotalEnergies

À l'aune des impératifs de la transition et de souveraineté énergétiques, la commission d'enquête a mené une réflexion sur les modalités de réintroduction d'une participation publique au sein du capital du groupe TotalEnergies.

L'actionnariat du groupe est aujourd'hui composé à près de 40 % d'actionnaires nord-américains, une part en hausse de plus de 13 points depuis 2010 alors que la part d'actionnaires français a baissé de plus de 7 points depuis la même date.

Face à ces dynamiques, la possibilité d'un changement de nationalité du groupe à moyen ou long terme ne peut plus être exclue si les tendances actuelles se poursuivent.

La commission d'enquête envisage donc un mode de participation ciblée via une action spécifique. L'action spécifique offre à l'État des pouvoirs décorrélés de son poids dans le capital, comme la nomination d'un représentant de l'État sans voix délibérative au conseil d'administration, le droit de s'opposer à des cessions d'actifs ou encore la soumission à un agrément préalable du ministre chargé de l'économie de tout franchissement de seuil de participations.

Le recours à une action spécifique au capital du groupe TotalEnergies permettrait donc à l'État, sans empiéter sur les prérogatives du conseil d'administration, de disposer d'un « droit de regard » sur les évolutions actionnariales du groupe et d'une plus grande information, voire une plus grande influence, en ce qui concerne les décisions stratégiques de son conseil d'administration.

2. Inciter TotalEnergies à devenir un leader des énergies renouvelables et de la mobilité propre

Outre cet enjeu crucial de la participation publique au sein du groupe TotalEnergies, la commission d'enquête souhaite aussi encourager l'évolution de sa stratégie.

Le groupe a tout intérêt à devenir un leader des énergies renouvelables et de la mobilité propre, notamment des carburants durables, des recharges électriques et, dans une moindre mesure, de la capture et du stockage du CO2.

À cette fin, et sans mésestimer les investissements déjà réalisés, il convient de l'inciter à accélérer autant que possible sa stratégie d'investissement dans les énergies renouvelables, à court, moyen et long termes, afin d'atteindre les objectifs de l'Accord de Paris.

B. AFFIRMER UN LEADERSHIP INTERNATIONAL APRÈS L'ACCORD DE PARIS

L'État doit réaffirmer le leadership de la France en matière de transition énergétique pour concrétiser l'Accord de Paris.

1. Actualiser, dès cette année, la programmation énergétique nationale

Le Gouvernement ayant renoncé à présenter la loi quinquennale sur l'énergie, pourtant prévue par la loi « Énergie-Climat », de 2019, il faut actualiser notre programmation énergétique nationale. Une loi de programmation énergétique doit impérativement être présentée d'ici la fin de l'année, tandis que la programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE) et la stratégie nationale bas-carbone (SNBC), qui en découlent, doivent être actualisées.

S'agissant de son contenu, cette loi doit acter, d'ici 2030, une réduction des émissions de GES de 55 %, de la consommation d'énergie totale de 30 % et de la consommation d'énergie fossile de 45 %. Il faut également y porter la production d'électricité décarbonée à 580 TWh et la part de biogaz dans la consommation de gaz à 20 %.

Cette programmation doit aussi constituer l'occasion d'accélérer les projets de production d'énergies renouvelables et les actions de sobriété et de rénovation énergétiques, mais aussi de développer les projets de récupération de la chaleur fatale de même que de captage et de stockage du CO2.

Pour appliquer concrètement cette programmation, il est nécessaire de structurer et de développer les filières industrielles, à commencer par celles des énergies renouvelables, tant à l'échelon national qu'à celui européen.

2. Moderniser le droit minier pour sortir des énergies fossiles

L'attrition de l'extraction et de la production nationales d'hydrocarbures ayant été actée par la loi « Hydrocarbures », de 2017, et la loi « Climat et résilience » de 2021, il est nécessaire de moderniser encore le droit minier pour sortir des énergies fossiles en préservant bien sûr les acquis législatifs majeurs des dernières lois : l'interdiction du recours à de la fracturation hydraulique, ainsi que l'extinction des concessions fossiles d'ici 2040.

Le rapport préconise d'évaluer la possibilité de supprimer certaines dérogations concernant le gaz de mine et les substances connexes.

Enfin, le rapport plaide pour la mise en oeuvre d'un traité d'interdiction de l'exploitation minière des grands fonds marins, notamment auprès de l'Autorité internationale des fonds marins (AIFM).

3. Mobiliser les leviers budgétaires et fiscaux nationaux pour accompagner les projets liés à la transition énergétique

Pour accompagner les projets liés à la transition énergétique, et compenser les surcoûts induits par la substitution d'énergies décarbonées à celles fossiles, le rapport estime indispensable de mobiliser les outils budgétaires et fiscaux nationaux. C'est notamment le cas des appels d'offres et des soutiens en investissement et en fonctionnement des projets d'énergies renouvelables, de la taxe incitative à l'utilisation d'énergie renouvelable dans le transport (Tiruert), des aides à l'acquisition des véhicules propres et du fonds vert.

L'examen de la prochaine loi de finances initiale pour 2025 devrait permettre un débat sur ces sujets.

4. Consolider le rôle pionnier de la France dans la mise en oeuvre des objectifs européens de transition énergétique

Au-delà de cette action nationale, le rapport préconise aussi de consolider le cadre européen en faveur de la transition et de la souveraineté énergétiques. Le paquet européen « Ajustement à l'objectif 55 » doit être appliqué et ses effets évalués. De plus, une neutralité technologique doit être assurée entre les différentes énergies renouvelables. Il convient aussi d'accélérer la mise en oeuvre des projets importants d'intérêt européen commun (PIIEC), notamment en matière de batteries et d'hydrogène.

Surtout, la France peut et doit se hisser en position de pionnier par rapport aux autres pays européens. La commission d'enquête estime que notre pays doit proposer l'inclusion du gaz naturel liquéfié (GNL) russe aux produits énergétiques sous sanctions européennes et arrêter dès que possible ses importations de GNL russe. Au-delà de l'exigence morale, c'est aussi une nécessité sécuritaire et une opportunité économique. S'agissant du GNL en tant que tel, il constitue une technologie, tout à la fois intéressante mais émissive. La commission d'enquête propose donc que son bilan carbone soit réalisé par l'Ademe et que sa provenance soit contrôlée par la CRE.

Notre pays ne doit pas non plus se désintéresser des risques qu'un nouveau conflit intervienne entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan. Le rapport préconise ainsi de demander l'arrêt des nouveaux projets, ou des nouvelles phases, impliquant des entreprises françaises du secteur des hydrocarbures - dont le groupe TotalEnergies - en Azerbaïdjan, dans l'attente d'une résolution pacifique des différends entre ces deux États.

5. Consolider le cadre international en faveur de la transition énergétique

Au-delà de cette action européenne, il convient également de conforter le cadre international en faveur de la transition énergétique.

C'est vrai des moyens mobilisés. Les fonds prévus dans le cadre de la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques (CCNUCC) doivent être abondés, à commencer par ceux à destination des pays en voie de développement ou ceux compensant les pertes et les dommages.

C'est aussi vrai des règles édictées. Les secteurs aérien et maritime sont ainsi dans l'attente d'une harmonisation des règles de décarbonation, au sein de l'Organisation de l'aviation civile internationale (OACI) ou de l'Organisation maritime internationale (OMI).

6. Inciter les secteurs bancaire et assurantiel à financer la transition énergétique

Les banques françaises ont déjà initié la réorientation des financements liés aux énergies fossiles vers les énergies bas-carbone. Elles sont nombreuses à avoir exclu les financements liés au charbon, aux hydrocarbures non conventionnels et à la production de nouveaux champs pétroliers ou gaziers tout en se fixant des objectifs de parts de financements « verts » ou bas-carbone.

Néanmoins, les actifs bas-carbone demeurent plus risqués que les actifs « bruns ». Pour accélérer cette réallocation, le rapport estime donc nécessaire de poursuivre la réflexion au niveau européen sur des taux d'intérêts différenciés selon l'intensité carbone des actifs.

Le dérèglement climatique expose notre système financier à des risques physiques et à des risques de transition, liés à la création d'actifs échoués. Des initiatives sont déjà à l'oeuvre, dans les secteurs bancaire et assurantiel, pour évaluer l'exposition des acteurs aux risques climatiques à l'aide de stress tests. Il est nécessaire d'encourager le secteur à aller plus loin, en prenant davantage en compte les actifs échoués, à la fois dans le reporting extra-financier et dans les exigences prudentielles.

C. FAVORISER LA GOUVERNANCE CLIMATIQUE DES ENTREPRISES

L'État doit accompagner les entreprises dans leur prise en compte croissante des enjeux climatiques.

1. Renforcer les bilans carbone et les plans de transition

Tout d'abord, le rapport recommande de renforcer les bilans carbone et les plans de transition, introduits par la loi « Grenelle II », de 2010, et la loi « Énergie-Climat », de 2019.

S'agissant des bilans carbone, il est proposé de passer d'une périodicité de 4 à 3 ans, pour les entreprises, et de 3 à 2 ans, pour l'État et ses établissements, et de garantir, dans la loi, la prise compte des émissions indirectes, aux côtés de celles directes. Ce dernier point est d'ailleurs l'une des principales critiques faites au groupe TotalEnergies.

Concernant les plans de transition, il convient d'envisager la suppression de la dérogation à l'obligation de réaliser un plan de transition en cas de déclaration de performance extra-financière (DPEF) pour les très grandes entreprises.

Enfin, le rapport a constaté la nécessité de progresser dans la méthodologie utilisée pour l'établissement des bilans carbone, sous l'égide de l'Ademe.

2. Renforcer le devoir de vigilance des sociétés mères

Le devoir de vigilance, sur lequel la France a été pionnière en 2017, constitue un levier permettant de prendre en compte les risques induits par l'activité de l'entreprise et de ses filiales et sous-traitants. Il couvre les matières sociales, environnementales et les droits humains sans mentionner explicitement le climat. Cette absence doit être corrigée afin que les sociétés mères prévoient des mesures dédiées à la prévention et à la correction des risques climatiques.

L'appropriation de la démarche de vigilance par les entreprises est contrastée. Pour l'heure, il n'existe ni jurisprudence établie, ni ligne directrice, ni recommandation, ni même de décret d'application pour la mise en oeuvre du plan de vigilance. La création d'une autorité de suivi et de contrôle du devoir de vigilance, comme l'exige le droit européen, permettrait d'y remédier : contrôler implique aussi guider.

Enfin, en ligne avec la directive européenne, une application extraterritoriale du devoir de vigilance mériterait d'être envisagée pour impliquer les entreprises établies hors du territoire européen mais qui y réalisent un chiffre d'affaires significatif.

3. Renforcer le dialogue actionnarial autour des enjeux climatiques

La décarbonation des entreprises est de plus en plus débattue au sein des assemblées générales, témoignant de l'importance de la question climatique pour les actionnaires et de son impact sur la valeur d'entreprise.

Les sociétés cotées développent le « Say on Climate ». Depuis 2021, TotalEnergies consulte ses actionnaires lors de l'assemblée générale sur sa stratégie de décarbonation par le biais d'une résolution déposée par le conseil d'administration.

Les actionnaires prennent aussi l'initiative de déposer des résolutions climatiques. En 2020, 2022 et 2023, des collectifs d'actionnaires minoritaires ont déposé des résolutions climatiques en vue des assemblées générales de TotalEnergies - mais aussi d'Engie ou encore Vinci. Des débats ont eu lieu sur leur recevabilité, le contenu de certaines ayant pu être considéré comme un empiétement sur les prérogatives du conseil d'administration. Le cadre juridique de ces résolutions climatiques pourrait donc utilement être clarifié pour éliminer tout doute sur leur recevabilité tout en favorisant le dialogue actionnarial.

4. Mieux intégrer le climat à la gouvernance des entreprises

L'identification du climat au sein de la gouvernance des entreprises, grâce à des comités dédiés au sein des conseils d'administration, déjà encouragée par les actionnaires publics, doit être poursuivie.

La rémunération variable des dirigeants est de plus en plus conditionnée à des indicateurs en lien avec le climat : celle du P-DG de TotalEnergies dépend ainsi à 39 % d'indicateurs extrafinanciers. Ces pratiques doivent être encouragées, notamment en poursuivant les efforts d'accompagnement des actionnaires publics.

D. LUTTER CONTRE LES CONFLITS D'INTÉRÊTS ET APPLIQUER LES RÈGLES DE TRANSPARENCE

L'État doit affirmer son exemplarité dans la lutte contre les conflits d'intérêts et l'application des règles de transparence.

1. Mettre fin aux conflits d'intérêts liés à la présence d'entreprises du secteur des hydrocarbures au sein des COP

La présence des entreprises du secteur pétrogazier au sein des délégations nationales aux COP a fait l'objet de débats. Pour mieux distinguer l'intérêt public des intérêts sectoriels, la commission d'enquête estime nécessaire que la France prenne position en faveur d'une meilleure distinction entre les délégations étatiques et celles des entreprises des secteurs les plus émissifs en GES et leurs organisations représentatives aux COP.

2. Renforcer les moyens financiers et humains de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP)

En outre, à l'échelle plus spécifiquement française, il apparaît opportun de renforcer les moyens et les prérogatives de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP). Les moyens humains de la Haute Autorité pourraient également être accrus -- elle compte actuellement 75 ETP -- afin qu'elle puisse réellement accomplir ses missions.

3. Améliorer le contrôle des mobilités par la HATVP

S'agissant des mobilités public-privé, auxquelles la commission d'enquête n'est pas opposée par principe, le cadre de contrôle pourrait néanmoins être renforcé. La HATVP pourrait recevoir la possibilité d'étendre la durée de son contrôle - actuellement de 3 ans - de 2 années supplémentaires au maximum au cas par cas si l'emploi exercé par une personne ou son secteur d'activité le justifie.

4. Améliorer le contrôle des déclarations du répertoire des représentants d'intérêts par la HATVP

Le rapport estime qu'une amélioration du fonctionnement du répertoire des représentants d'intérêts mériterait également d'être recherchée.

Il propose en particulier de confier à la HATVP de nouveaux pouvoirs de communication de documents et de sanction en cas d'entrave à ses prérogatives et d'améliorer la qualité des informations contenues dans le répertoire. Le rapport recommande notamment que les représentants d'intérêts précisent la décision exacte sur laquelle porte leur action et la mention de la fonction précise des personnes sollicitées. La commission d'enquête recommande également de supprimer le critère d'initiative en vertu duquel les échanges à l'initiative des responsables publics avec des représentants d'intérêts ne sont pas mentionnés dans le registre. Pourraient enfin figurer dans ce dernier les actions de représentation d'intérêts auprès des membres des représentations diplomatiques françaises à l'étranger.

5. Obliger les organismes publics à rendre publics les financements reçus pour les projets de recherche en matière d'environnement

Certaines entités participant à notre diplomatie économique, à l'instar de l'AFD, ont une doctrine relative au soutien à des projets d'énergies fossiles, parmi les plus avancées au monde. Il paraît donc opportun d'harmoniser davantage les doctrines de l'ensemble de ces entités dans l'appui aux projets économiques à l'international, afin de valoriser les meilleures pratiques environnementales et encourager nos partenaires à adopter des doctrines analogues.

6. Mettre fin aux ambiguïtés de notre diplomatie économique

Enfin, il serait aussi pertinent que le rapport annuel de la Cour des comptes sur la transition écologique et le changement climatique annoncé par la juridiction financière comporte une évaluation des effets de la diplomatie économique de la France sur le climat.

LISTE DES 33 RECOMMANDATIONS

Axe I : Renforcer notre souveraineté énergétique et climatique

L'État doit inciter plus fortement le groupe TotalEnergies à se placer aux avant-postes de la transition énergétique.

Recommandation n° 1

Compte tenu de l'évolution des menaces qui pèsent sur la souveraineté énergétique de la France et de l'Europe, de l'évolution de la structure de l'actionnariat de TotalEnergies et de la nécessité d'accompagner une major européenne dans ses efforts de transition énergétique, prévoir la détention par l'État d'une action spécifique au capital de TotalEnergies.

Recommandation n° 2

Inciter TotalEnergies à accroître ses efforts pour devenir véritablement un leader des énergies renouvelables et de la mobilité propre, notamment des carburants durables, des recharges électriques et, dans une moindre mesure, de la capture et du stockage du CO2.

Recommandation n° 3

Encourager TotalEnergies à accélérer autant que possible sa stratégie d'investissements dans les énergies renouvelables, à court, moyen et long termes, afin d'atteindre les objectifs de l'Accord de Paris.

Axe II : Affirmer un leadership international après l'Accord de Paris

L'État doit réaffirmer le leadership de la France en matière de transition énergétique pour concrétiser l'Accord de Paris.

Recommandation n° 4

D'ici la fin de l'année 2024, présenter la loi de programmation énergétique et actualiser la programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE) et la stratégie nationale bas-carbone (SNBC) qui en découlent :

- en fixant des objectifs de réduction de 55 % des émissions de gaz à effet de serre (GES), de 30 % de la consommation d'énergie totale et de 45 % de la consommation d'énergie fossile dès 2030 ;

- en mettant un terme à la production d'électricité à partir de charbon, sauf en cas de menace grave pour la sécurité d'approvisionnement électrique, dès 2027 ;

- en portant de 10 à 20 % la consommation de biogaz en 2030 pour compenser la fin des importations russes ;

- en fixant un objectif production d'au moins 580 TWh d'électricité décarbonée, notamment d'origine nucléaire, en 2035 pour accompagner l'électrification des usages ;

- en prévoyant des trajectoires d'incorporation pour les biocarburants et les e-carburants, notamment pour les secteurs (maritime et aérien) les plus difficiles à électrifier ;

- en promouvant la récupération de la chaleur fatale ainsi que le captage et le stockage du CO2, notamment sur les sites industriels ;

- en promouvant les actions de sobriété et d'efficacité énergétiques ;

- en facilitant l'instruction des projets d'énergies renouvelables ;

- en consolidant les compétences de la Commission de régulation de l'énergie (CRE) au-delà des marchés de l'électricité et du gaz.

Recommandation n° 5

Mieux structurer et développer les filières industrielles des énergies renouvelables en prévoyant :

- à l'échelon européen, d'instituer un projet important d'intérêt européen commun (PIIEC) en matière d'énergies renouvelables, ainsi que des mesures de lutte contre le dumping chinois et de promotion des industriels européens dans le cadre des marchés publics (Buy European Act) ;

- à l'échelon national, de mieux intégrer les énergies renouvelables au dispositif Territoires d'industrie et d'assortir de souplesses administratives les zones d'accélération pour l'implantation des énergies renouvelables, en laissant les compétences des collectivités territoriales inchangées.

Recommandation n° 6

Moderniser le droit minier pour sortir plus rapidement des énergies fossiles :

- en maintenant l'interdiction de la fracturation hydraulique et l'extinction des concessions fossiles d'ici à 2040 ;

- en évaluant la suppression de certaines dérogations à la sortie des énergies fossiles (gaz de mine et substances connexes) ;

- en instituant une politique de labellisation, nationale voire européenne, en faveur des projets miniers durables, pour promouvoir les meilleurs standards économiques, sociaux et environnementaux, pour l'extraction des minerais et des métaux indispensables à l'atteinte de nos objectifs d'électrification des usages ;

- en plaidant, dans le cadre des conférences des parties à la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (COP) et à la Convention sur la diversité biologique (CDB) et des réunions de l'Autorité internationale des fonds marins (AIFM), pour un traité interdisant l'exploitation minière des grands fonds marins.

Recommandation n° 7

Mieux évaluer le gaz naturel liquéfié (GNL) :

- en actualisant les facteurs d'émissions liés au GNL calculés par l'Agence de l'environnement et la maîtrise de l'énergie (ADEME) afin d'obtenir une information fiable sur ses émissions de gaz à effet de serre (GES) ;

- en confiant à la Commission de régulation de l'énergie (CRE) la mission de réaliser un bilan annuel de la provenance et des émissions de GES liées aux importations de GNL sur le territoire français.

Recommandation n° 8

Mobiliser les leviers budgétaires et fiscaux pour accompagner la transition énergétique :

- en consolidant le « bilan carbone » appliqué à la sélection des projets d'électricité, de gaz et d'hydrogène renouvelables soutenus par appels d'offres ;

- en prévoyant un soutien en Opex et en Capex aux projets industriels, notamment pour la production de biogaz, de biocarburants et d'e-carburants, vertueux s'agissant des conflits d'usages et de l'empreinte environnementale ;

- en étendant la taxe incitative relative à l'utilisation d'énergie renouvelable dans le transport (TIRUERT) aux secteurs (maritime) et technologies (carburants synthétiques durables) omis et en conférant à sa trajectoire d'évolution de la visibilité et de la stabilité sur plusieurs années ;

- en maintenant et consolidant les aides à l'acquisition des véhicules propres (bonus automobile, prime à la conversion, leasing social), pour les particuliers comme pour les professionnels ;

- en réexaminant l'arbitrage des financements de l'État en faveur de la transition énergétique ;

- en favorisant davantage fiscalement les services de transport collectif de voyageurs ferroviaires, guidés et routiers à travers une diminution du taux de taxe sur la valeur ajoutée (TVA) qui leur est applicable ;

- en mettant en oeuvre des dispositifs de crédits d'impôt et de suramortissement en faveur de l'achat de carburants durables et d'investissements pour les aéronefs et navires les plus vertueux ;

- en instituant des dispositifs de crédits d'impôts incitatifs à l'achat de carburants durables pour les avions et les navires.

Recommandation n° 9

Consolider le cadre européen en faveur de la transition et de la souveraineté énergétiques :

- en appliquant le paquet « Ajustement 55 », et en évaluant ses effets ;

- en garantissant une neutralité technologique aux énergies renouvelables dans les différents textes européens, notamment les biocarburants, les e-carburants, le biogaz et l'hydroélectricité ;

- en accélérant la mise en oeuvre des projets importants d'intérêt européen commun (PIIEC), notamment pour les batteries électriques et les électrolyseurs d'hydrogène ;

en imposant 30 % de panneaux photovoltaïques fabriqués dans l'un des pays membres de l'Union européenne, pour les projets de plus de 3 mégawatts-crêtes (MWc).

Recommandation n° 10

Hisser la France en position de pionnier par rapport aux autres pays européens :

- en proposant l'inclusion du GNL russe aux produits énergétiques sous sanctions européennes ;

- en donnant l'exemple par l'arrêt dès que possible des importations de GNL russe en France.

Recommandation n° 11

Favoriser la recherche d'une solution pacifique aux différends dans le Sud Caucase en demandant l'arrêt des nouveaux projets ou de nouvelles phases de projets en cours impliquant des entreprises françaises dans le secteur des hydrocarbures en Azerbaïdjan.

Recommandation n° 12

Consolider le cadre international de la transition énergétique :

- en abondant les fonds mis en oeuvre dans le cadre de la CCNUCC à destination des pays en développement, notamment au travers de l'affectation d'une fraction des recettes du mécanisme d'ajustement carbone aux frontières (MACF) ;

- en étudiant la possibilité de mettre en oeuvre à travers l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) une contribution versée par les entreprises du secteur des énergies fossiles afin d'abonder le fonds pertes et dommages ;

- en facilitant le développement des projets d'énergies renouvelables dans les pays en développement en mobilisant davantage les moyens de l'Agence française de développement (AFD) à cet effet ;

- en instituant des règles communes à l'ensemble des acteurs du transport aérien et maritime international définies au sein de l'Organisation de l'aviation civile internationale (OACI) et de l'Organisation maritime internationale (OMI).

Recommandation n° 13

Impliquer davantage la finance dans la transition énergétique :

- en incitant les acteurs financiers à poursuivre les efforts déjà engagés pour réorienter les financements liés aux énergies fossiles vers les énergies bas-carbone ;

- en poursuivant, en lien avec la taxonomie verte, la réflexion au niveau européen sur la mise en oeuvre de taux d'intérêt différenciés selon l'intensité carbone des actifs financés afin de favoriser l'accès au financement des projets en faveur de la transition énergétique ;

- en favorisant la prise en compte des actifs échoués dans les obligations de reporting extra financier et les exigences prudentielles des banques européennes ;

- en développant un éco label européen pour les produits financiers, pour donner un cadre européen clair définissant les investissements responsables et harmoniser les pratiques.

Recommandation n° 14

Renforcer l'industrie européenne :

- en mobilisant la capacité d'emprunt européen en adoptant un Inflation Reduction Act européen, en faveur de la décarbonation de l'industrie ;

- en mettant en place un Buy European Act qui favorise les industries européennes dans les secteurs stratégiques.

Recommandation n° 15

Intensifier l'action au sein de la coalition Export Finance for Future (E3F) pour aligner le cadre juridique des garanties publiques à l'exportation des autres pays membres sur celui de la France en vue d'une révision de l'Arrangement OCDE pour élargir le champ de l'interdiction des garanties publiques à l'exportation, qui concerne aujourd'hui uniquement les centrales à charbon.

Axe III : Favoriser la gouvernance climatique des entreprises

L'État doit accompagner les entreprises dans leur prise en compte croissante des enjeux climatiques.

Recommandation n° 16

Renforcer les bilans carbone et plans de transition, mentionnés à l'article L. 229-25 du code de l'environnement :

- en passant d'une périodicité de 4 à 3 ans pour les entreprises et de 3 à 2 ans pour l'État et ses établissements publics ;

- en garantissant dans la loi l'exigence de prise en compte des émissions indirectes, aux côtés de celles directes ;

- en évaluant l'opportunité de supprimer la dérogation prévue à l'obligation de réalisation d'un plan de transition en cas de déclaration de performance extra-financière, pour les très grandes entreprises.

Recommandation n° 17

Promouvoir l'usage de la méthodologie Assessing Low Carbon Transition (ACT) afin d'évaluer les trajectoires de décarbonation des entreprises et confier à l'Ademe un rôle de certification des cabinets d'évaluation y ayant recours.

Recommandation n° 18

Clarifier le cadre juridique issu de la loi n° 2017-399 du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d'ordre pour mentionner explicitement les atteintes au climat résultant des activités de la société et de ses filiales.

Recommandation n° 19

Confier le suivi et le contrôle de la mise en oeuvre du devoir de vigilance par les entreprises à une autorité administrative, comme c'est le cas en Allemagne et conformément à la directive sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité (CSDDD). Cette autorité disposerait, conformément au droit européen, d'un pouvoir de sanction.

Recommandation n° 20

Confier à cette autorité administrative le soin de publier la liste des entreprises soumises au devoir de vigilance.

Recommandation n° 21

Envisager une application extraterritoriale du devoir de vigilance à l'aune de la directive européenne sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité.

Recommandation n° 22

Dans la continuité de la création de la chambre dédiée aux « Contentieux émergents - Devoir de vigilance et responsabilité écologique » au sein de la cour d'appel de Paris, donner les moyens au Tribunal judiciaire de Paris de créer une chambre similaire en son sein.

Recommandation n° 23

Développer le « Say on Climate » :

- en encourageant les entreprises à développer le « Say On Climate », par le biais d'un vote consultatif périodique des actionnaires en assemblée générale ordinaire concernant la stratégie climatique ;

- en encadrant juridiquement le contenu des résolutions consultatives « Say On Climate » afin d'harmoniser les pratiques des émetteurs.

Recommandation n° 24

Favoriser le dialogue actionnarial sur le climat tout en sécurisant son cadre :

- en clarifiant le cadre législatif et réglementaire afin qu'une résolution consultative proposée par des actionnaires, portant sur les enjeux climatiques et respectant les conditions de recevabilité en vigueur, ne puisse être rejetée par l'organe d'administration au motif de non-respect des règles de répartition légales de compétences entre les organes sociaux ;

- en facilitant, comme proposé par le Haut comité juridique de la place financière de Paris, la saisine du tribunal de commerce en cas de contestation du refus d'inscription à l'ordre du jour de résolutions reçues par le conseil d'administration : pour permettre aux actionnaires d'obtenir une décision de justice rapide et compatible avec le calendrier d'une assemblée générale, modifier l'article L. 225-105 du code de commerce pour faire expressément référence à l'application de la procédure accélérée au fond mentionnée à l'article 839 du code de procédure civile.

Recommandation n° 25

Renforcer la dimension climatique de la gouvernance des entreprises :

- en encourageant les entreprises à mettre en place des comités climatiques ou RSE au sein de leur conseil d'administration, notamment en poursuivant les actions menées au niveau de l'État actionnaire ;

- en incitant les entreprises du secteur de l'énergie, pour favoriser l'articulation des rôles de chaque instance, à clairement identifier les questions climatiques au sein de leur gouvernance et à impliquer leur comité climatique ou leur référent climatique dans toutes les décisions et arbitrages relatifs à la stratégie de décarbonation de l'entreprise et au dialogue actionnarial sur ces sujets.

Recommandation n° 26

Dans le prolongement de la pratique actuelle, encourager les sociétés cotées à prendre en compte des critères en lien avec le climat dans la détermination de la part variable de la rémunération des dirigeants mandataires sociaux, notamment en poursuivant l'action de l'Agence des participations de l'État (APE).

Recommandation n° 27

Instituer un site internet public dédié qui permettrait de collecter des documents d'archives non publics des entreprises du secteur de l'énergie concernant des décisions relatives à la lutte contre le changement climatique.

Axe IV : Lutter contre les conflits d'intérêts
et appliquer des règles de transparence

L'État doit affirmer son exemplarité dans la lutte contre les conflits d'intérêts et l'application des règles de transparence.

Recommandation n° 28

Prendre position en faveur d'une meilleure distinction entre les délégations étatiques et celles des entreprises des secteurs les plus émissifs en gaz à effet de serre et leurs organisations représentatives aux COP au sein du secrétariat de la CCNUCC.

Recommandation n° 29

Augmenter les moyens financiers et humains de la HATVP pour lui permettre de mener l'ensemble de ses missions.

Recommandation n° 30

Améliorer le contrôle des mobilités public-privé mené par la HATVP en prévoyant :

- la possibilité pour la HATVP d'étendre la durée de son contrôle de deux années supplémentaires au maximum au cas par cas si l'emploi exercé par une personne ou son secteur d'activité le justifie ;

- une amélioration du fonctionnement du principe de subsidiarité de saisine de la HATVP ;

- une réforme du régime de sanctions applicables en cas de méconnaissance de l'avis émis par l'autorité hiérarchique de l'agent de façon identique à la méconnaissance d'un avis de la HATVP ;

- la révision des modalités de contrôle des mobilités vers et depuis certaines entités comme les Epic et la Caisse des dépôts et consignations.

Recommandation n° 31

Améliorer le contrôle des déclarations du répertoire des représentants d'intérêts par la HATVP :

- en confiant à la HATVP de nouveaux pouvoirs de communication de documents et de sanction en cas d'entrave à ses prérogatives ;

- en améliorant la lisibilité du répertoire à travers le passage à un rythme semestriel de déclaration, la précision de la décision exacte sur laquelle porte l'action de représentation d'intérêts, la mention de la fonction précise des personnes sollicitées, la fin du critère d'initiative de l'action de représentation d'intérêts, l'ajout des actions de représentation d'intérêts auprès des membres des représentations diplomatiques françaises à l'étranger et l'indication de la ventilation des dépenses déclarées par grand poste ;

- en modifiant la définition de la notion de représentant d'intérêts, qui pourrait être définie à l'échelle des sociétés mères plutôt que des entreprises qui composent un groupe.

Recommandation n° 32

Obliger les organismes publics à rendre publics au sein d'un registre public hébergé par la HATVP les financements privés reçus pour les projets de recherche en matière d'environnement et de réchauffement climatique.

Recommandation n° 33

Harmoniser davantage les doctrines de l'ensemble des entités participant à la diplomatie économique de la France dans l'appui aux projets économiques à l'international, afin de valoriser les meilleures pratiques environnementales, et encourager nos partenaires à adopter des doctrines analogues ; inclure au sein du rapport annuel de la Cour des comptes sur la transition écologique annoncé par la juridiction financière une évaluation des effets de la diplomatie économique de la France sur le climat.

TOTALENERGIES : UNE ENTREPRISE À NOUVEAU STRATÉGIQUE POUR GARANTIR NOTRE SOUVERAINETÉ ÉNERGÉTIQUE DURABLE

Créée à l'initiative du groupe Écologiste - Solidarité et Territoires (Gest), la commission d'enquête a commencé ses travaux en janvier 2024 en auditionnant une quarantaine de personnalités parmi lesquelles des experts du climat, des économistes de l'énergie, des juristes, des industriels et des responsables publics avant de se rendre à Bruxelles le 25 avril 2024.

L'intitulé de la commission d'enquête qui porte « sur les moyens mobilisés et mobilisables par l'État pour assurer la prise en compte et le respect par le groupe TotalEnergies des obligations climatiques et des orientations de la politique étrangère de la France » a pu interroger à la fois sur le périmètre des travaux et sur les objectifs poursuivis.

Quel est le sens, en effet, pour une commission d'enquête sénatoriale de s'intéresser plus particulièrement à une grande entreprise comme TotalEnergies et à la façon dont l'État réussit, ou non, à lui appliquer des règles et à réguler son activité dans le contexte de la transition énergétique ?

Les travaux de la commission ont très vite mis en évidence l'intérêt de s'interroger sur la difficulté à mettre en oeuvre l'Accord de Paris de 2015 qui engage certes les États signataires mais pas directement les entreprises ni les autres acteurs économiques. Dès les premières auditions il est apparu utile de rappeler le consensus scientifique sur le réchauffement climatique et la responsabilité des activités humaines dans son accélération ces dernières décennies. Au-delà du sombre état des lieux, les travaux de la commission d'enquête ont pu en effet mettre en évidence le caractère systémique de la consommation d'énergies fossiles et la nécessité d'agir pour modifier radicalement notre modèle économique.

Si les producteurs d'énergies fossiles sont bien à l'origine de la mise à disposition de l'économie d'une source d'énergie largement disponible, peu coûteuse et d'un usage aisé, les industriels qui conçoivent des biens qui doivent consommer des énergies fossiles pour fonctionner portent également une responsabilité dans les émissions de carbone et on ne saurait exonérer totalement le consommateur final de sa propre responsabilité lorsqu'il achète et fait usage de ces mêmes biens.

Dans ces conditions, il faut sans doute aller chercher ailleurs les raisons pour lesquelles TotalEnergies concentre autant les critiques et les attentes. Et la raison est peut-être à trouver dans le fait que le groupe français qui célèbre son centenaire cette année résume finalement assez bien depuis sa création les réussites et les échecs de la France dans ses choix énergétiques.

Le groupe est devenu en quelque sorte un symbole : le symbole de nos ambitions, de nos excès et maintenant, sans doute aussi, de notre capacité collective à transformer ou non nos sociétés face au défi climatique.

Créé pour assurer notre indépendance énergétique à l'issue du premier conflit mondial, Total a accompagné le développement de notre économie, largement fondé sur le pétrole et la révolution des transports. L'entreprise est ainsi devenue un symbole de la croissance des « Trente glorieuses » et d'une certaine insouciance illustrée à leur façon par les stations-service le long de la fameuse Nationale 7.

Total a ensuite incarné à maints égards nos excès. Ses activités et celles d'Elf en Afrique et au Moyen-Orient ont mis en évidence des relations souvent opaques avec des régimes peu transparents et rarement démocratiques, avec le soutien des autorités françaises successives. La privatisation du groupe et son entrée dans le club des « majors » mondialisées a coïncidé avec l'émergence d'une économie globalisée de moins en moins régulée. La catastrophe du naufrage de l'Erika le 12 décembre 1999 au large de la Bretagne a assez bien symbolisé, là encore, cette période avec le refus plusieurs fois réitéré de Total d'assumer sa responsabilité malgré plusieurs condamnations successives par la justice pour pollution maritime.

Avec le retour de la guerre en Europe, la question de notre souveraineté énergétique est redevenue prégnante et interroge le choix fait au siècle dernier de considérer que Total n'était plus une entreprise stratégique tout comme l'idée que notre approvisionnement en hydrocarbures n'était plus menacé. Avec l'accélération du réchauffement climatique, la question du renforcement de la régulation et de l'accompagnement du groupe dans son projet de transformation se pose également.

TotalEnergies est donc aujourd'hui toujours un symbole, celui de notre (in)dépendance énergétique et celui de notre capacité à sortir dès que possible des énergies fossiles.

Le présent rapport ne constitue donc pas un réquisitoire contre TotalEnergies ou les autres énergéticiens puisqu'un tel réquisitoire reviendrait à faire le procès de nos choix collectifs depuis plus de soixante ans. La commission d'enquête reconnaît, par ailleurs, que les efforts réalisés par TotalEnergies pour engager sa transition énergétique sont supérieurs à ceux réalisés par les autres « majors » anglo-saxonnes du pétrole et du gaz et les compagnies nationales des pays producteurs de pétrole et de gaz.

Mais les travaux menés au cours des derniers mois ont également mis en évidence la nécessité de changer de rythme et de méthode. Nous devons par ailleurs considérer le fait qu'une entreprise complètement privée ne peut probablement pas engager seule un changement de modèle qui fragilise sa profitabilité et mener ce changement à un rythme en phase avec les attentes de la société.

De la même façon que la relance de la filière nucléaire a nécessité un réinvestissement de l'État, la sortie des énergies fossiles et le basculement dans un nouveau modèle peuvent également justifier une implication plus forte de la puissance publique afin de corriger les excès et les faiblesses de l'économie de marché mondialisée.

Sans revenir pour autant à une économie administrée qui ne présenterait pas davantage de garanties pour relever les défis qui se présentent à nous, il est devenu essentiel de mieux utiliser tous les moyens dont dispose l'État pour inciter, aider ou encore obliger une entreprise à agir conformément à l'intérêt général.

Au-delà des différences qui animent les membres de la commission d'enquêtes, les 33 propositions de ce rapport illustrent ainsi une prise de conscience commune et une volonté partagée d'agir pour créer les conditions d'un nouveau partenariat exigeant pour que TotalEnergies demeure un pilier de notre souveraineté énergétique durable.

I. L'ACCÉLÉRATION DU CHANGEMENT CLIMATIQUE : DES EFFETS DÉJÀ PERCEPTIBLES ALORS QUE LE PIRE EST À VENIR

A. UN CONSENSUS SCIENTIFIQUE SUR UNE RESPONSABILITÉ HUMAINE DANS LE CHANGEMENT CLIMATIQUE SOLIDEMENT ÉTABLI DEPUIS PLUSIEURS DÉCENNIES

1. La lente émergence du consensus scientifique sur la responsabilité humaine du réchauffement climatique

Un changement climatique est une « variation de l'état du climat qu'on peut déceler par des modifications de la moyenne et/ou de la variabilité de ses propriétés et qui persiste pendant une longue période, généralement pendant des décennies ou plus »2(*). Or, depuis la fin du petit âge glaciaire au milieu du XIXe siècle, on observe sur le long terme une hausse de la température à la surface du globe, qui est plus élevée de 1,09 °C sur la période 2011-2020 qu'en 1850-1900, avec un réchauffement plus prononcé au-dessus des terres émergées (1,59 °C) qu'à la surface de l'océan (0,88 °C)3(*).

Depuis plusieurs décennies, un consensus scientifique est solidement établi sur le rôle des activités humaines dans le réchauffement climatique.

Dans les années 1950 et 1960, l'hypothèse du réchauffement climatique d'origine anthropique lié à la concentration croissante de gaz à effet de serre dans l'atmosphère est étudiée dans les milieux scientifiques sans faire encore consensus. Elle est même prise en compte dans certains choix de politiques publiques, notamment dans les choix de la France en faveur de la production d'énergie nucléaire. Ce sujet est ainsi évoqué en 1968 lors d'une discussion au cours d'un colloque entre, notamment, Marcel Boiteux, président-directeur général d'EDF et Pierre Guillaumat, président d'Elf-Erap4(*).

Dès l'année 1979, le rôle probable des activités humaines dans le changement climatique est mis prudemment en avant par les participants à la Conférence mondiale sur le climat de Genève, organisée du 12 au 23 février. Ceux-ci notent qu'« il y a des inquiétudes sérieuses que l'expansion continue des activités humaines sur la terre provoque des changements climatiques significatifs à une échelle régionale voire globale ». La déclaration conclusive de la conférence soulignait que l'on pouvait affirmer « avec une certaine confiance que la combustion d'énergies fossiles, la déforestation et les changements d'usage des terres ont causé une augmentation de la quantité de dioxyde de carbone dans l'atmosphère d'environ 15 % pendant le dernier siècle » et que ce dernier « joue un rôle fondamental dans la détermination de la température de l'atmosphère terrestre, et il semble plausible qu'une augmentation de la quantité de dioxyde de carbone dans l'atmosphère puisse contribuer à un réchauffement graduel de la basse atmosphère ».

La même année paraît le «  rapport Charney », commandé par l'Académie des sciences américaine, qui confirme l'exactitude des modèles scientifiques établissant un lien entre l'augmentation de la concentration de dioxyde de carbone dans l'atmosphère du fait des activités humaines et un réchauffement climatique mondial.

Les années 1980 voient se multiplier les preuves du lien entre la hausse de la température à la surface de la Terre et l'augmentation du taux de dioxyde de carbone, et donc les activités humaines qui en sont la cause. En 1987, à partir de l'étude de carottes de glace prélevées en Antarctique, les équipes des chercheurs français Claude Lorius et Jean Jouzel soulignent dans trois articles parus dans la revue Nature que cette corrélation est observable sur les 160 000 dernières années5(*).

En 1988 est créé le Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (Giec) par l'Organisation météorologique mondiale (OMM) et le Programme des Nations unies pour l'environnement (Pnue) en vue de fournir des évaluations détaillées de l'état des connaissances scientifiques, techniques et socio-économiques sur les changements climatiques, leurs causes, leurs répercussions potentielles et les stratégies de parade. Le Giec ne conduit pas ses propres recherches, mais a pour mission de proposer une synthèse des meilleures connaissances scientifiques disponibles.

Le premier rapport du Giec, qui paraît en 1990, permet d'affirmer et de diffuser auprès des décideurs et du grand public le consensus scientifique qui s'est construit progressivement au cours des décennies précédentes sur le lien entre émissions de gaz à effet de serre, et donc les activités humaines, et un réchauffement climatique au moins à venir.

Les scientifiques du Groupe 1 du Giec, chargés de l'évaluation scientifique de l'évolution du climat déclarent :

« Nous avons la certitude que :

• Un effet de serre naturel maintient déjà la Terre à une température supérieure à celle qu'elle aurait autrement.

• Les émissions dues aux activités humaines accroissent sensiblement la concentration dans l'atmosphère des gaz à effet de serre : dioxyde de carbone, méthane, chlorofluorocarbones (CFC) et oxyde nitreux. Cette augmentation renforcera l'effet de serre, intensifiant le réchauffement général de la surface terrestre. Le principal gaz à effet de serre, c'est-à-dire la vapeur d'eau, deviendra plus abondant sous l'effet du réchauffement planétaire ce qui accentuera encore ce dernier. »

En se fondant sur les résultats des modèles scientifiques alors disponibles, ils anticipent une hausse des températures de 0,3 °C par décennie en cas de poursuite des activités humaines selon leur tendance d'alors, ce qui se révélera ex post très proche du réchauffement climatique mesuré pour les dernières décennies.

Cependant, les scientifiques restent prudents sur la question de savoir si les activités humaines ont déjà commencé à modifier le climat terrestre. En effet, ils considèrent que les hausses de températures observées depuis la fin du XIXe siècle pourraient s'expliquer par la variabilité naturelle du climat. En résumé, les scientifiques considéraient qu'un réchauffement climatique d'origine humaine allait bientôt devenir évident, sans pouvoir confirmer qu'il avait déjà lieu.

Le deuxième rapport du Giec, paru en 1995, marque un tournant. Les scientifiques du groupe 1 constatent encore que « la concentration de gaz à effet de serre continue d'augmenter. (...) Cette évolution est largement imputable aux activités humaines et, pour l'essentiel, à l'utilisation de combustibles fossiles, à la modification de l'utilisation des sols, et à l'agriculture ». Ils ajoutent ensuite qu'« un faisceau d'éléments suggère qu'il y a une influence perceptible de l'homme sur le climat global ». Ainsi, pour eux, l'existence d'un effet de serre actuel d'origine humaine est avérée. Le rapport mentionne cependant le fait que les aérosols d'origine humaine ont un effet contraire dans des proportions incertaines à court terme.

Le troisième rapport, paru en 2001, établit ce lien de façon plus forte : « De nouvelles preuves, mieux étayées que par le passé, viennent confirmer que la majeure partie du réchauffement observé ces 50 dernières années est imputable aux activités humaines ».

Les rapports suivants vont permettre de mieux comprendre les facteurs de réchauffement et leur importance réciproque, et ainsi ouvrir la voie à une quantification précise des effets des activités humaines sur le réchauffement climatique. Le quatrième rapport du Giec, paru en 2007, souligne ainsi que « c'est avec un degré de très haute confiance que l'on peut affirmer que l'effet global moyen net des activités humaines depuis 1750 a été le réchauffement, avec un forçage radiatif de + 1,6 [de + 0,6 à + 2,4] W m -2 ».

Ce constat du caractère certain de l'origine anthropique du réchauffement climatique est réitéré dans le dernier rapport du Giec de 2021 avec un degré de preuve supplémentaire : « Il est sans équivoque que l'influence humaine a réchauffé l'atmosphère, l'océan et les terres. Des changements généralisés et rapides se sont produits dans l'atmosphère, l'océan, la cryosphère et la biosphère ». Le lien entre les diverses activités humaines et le réchauffement climatique est confirmé et mesuré avec une précision grandissante. Le dernier rapport souligne ainsi que « La fourchette probable de l'augmentation de la température à la surface du globe due à l'ensemble des activités humaines entre 1850-1900 et 2010-2019 est de 0,8 °C à 1,3 °C, avec une meilleure estimation de 1,07 °C ».

Source : Groupe I du Giec, 6e rapport

Ainsi, il existe un consensus scientifique, depuis maintenant près de trois décennies, sur l'existence d'un réchauffement climatique dû particulièrement aux émissions de gaz à effet de serre d'origine anthropique. Au fur et à mesure de la parution des rapports d'évaluation du Giec, le degré de preuve et la compréhension fine de ce phénomène -- déjà considéré comme probable, bien qu'incertain jusqu'à ce que paraisse le second rapport du Giec -- ont été renforcés.

2. Une prise de conscience retardée par les dénégations de certains énergéticiens quant à l'existence d'un lien entre réchauffement climatique et activités humaines

À mesure que le consensus scientifique autour de l'existence d'un réchauffement climatique d'origine anthropique se constitue et se renforce entre les années 1980 et la fin des années 1990, plusieurs majors pétrolières et gazières essaient d'instiller le doute sur la solidité de ce consensus en soulignant de façon disproportionnée l'existence d'incertitudes et de focaliser l'attention du public sur des scénarios qui étaient déjà jugés peu probables.

Ces prises de position publiques étaient en décalage avec les études menées en interne par les compagnies, qui avaient pris conscience dans les décennies précédentes des risques posés par le réchauffement climatique. C'est en particulier le cas de ExxonMobil et de Shell. L'historien Christophe Bonneuil a ainsi déclaré devant la commission que « Le plus gros programme de recherche est lancé à la fin des années 1970 chez Exxon. (...) Des scénarios climatiques sont produits en interne dans les années 1970 et 1980 par les départements de recherche et développement d'Exxon, montrant des prévisions de réchauffement global de plus de 3 degrés d'ici à 2050. Le magazine Science a confronté ces scénarios aux prédictions des scientifiques universitaires de la même époque, et montré que les connaissances d'Exxon étaient au moins aussi robustes que celles de la recherche publique. » Le groupe américain Exxon -- aujourd'hui ExxonMobil -- est en effet aujourd'hui considéré comme ayant mené l'une des stratégies de remise en cause de la solidité du consensus scientifique sur les sujets climatiques les plus agressives. Elle est aujourd'hui bien documentée6(*). Son travail de fabrique de l'incertitude sur le réchauffement climatique a été comparé à celui qu'a mené l'industrie du tabac afin de nier les effets de la cigarette sur la santé7(*). La firme a cherché à nier la réalité du réchauffement climatique, accentuant les doutes existant sur son rythme et son ampleur. Le 30 octobre 1997, elle a ainsi publié un article publirédactionnel dans le New York Times afin de s'opposer au Protocole de Kyoto dans lequel elle affirme « La science du changement climatique est trop incertaine pour imposer un plan d'action qui pourrait plonger les économies dans la tourmente. (...) Les scientifiques ne peuvent pas prédire avec certitude si les températures vont augmenter, dans quelle mesure et où les changements arriveront. Nous ne savons pas encore quel rôle les émissions de gaz à effet de serre d'origine humaine peuvent jouer dans le réchauffement de la planète ». Ces affirmations, deux ans après la publication du deuxième rapport du Giec, sont en claire contradiction avec l'état de la science d'alors.

Selon Christophe Bonneuil, « Les historiens américains ont bien montré comment Exxon et d'autres ont dépensé des centaines de millions de dollars pour peser sur le gouvernement américain, sur les négociations internationales, pour nier le réchauffement climatique anthropique et financer des pseudo-experts et des think tanks climatosceptiques ». Ce travail de sape de la diffusion du consensus scientifique dans le public et chez les décideurs a en effet été mené directement par certaines compagnies, à travers des tribunes publiées dans la presse ou des activités de représentation d'intérêts, mais également en finançant des organisations-écrans ayant une apparence de neutralité. C'est notamment le cas de la Globate Climate Coalition (GCC), active de la fin des années 1980 au début des années 2000, dont étaient membres certains des principaux groupes pétroliers et industriels nord-américains et européens. Cette organisation a diffusé de nombreux messages publicitaires aux États-Unis pour répandre le doute sur l'existence d'un réchauffement climatique d'origine humaine et délégitimer toute action publique qui pourrait chercher à y répondre.

La réponse spécifique de TotalEnergies aux enjeux liés au réchauffement climatique diffère de celle des compagnies pétrolières américaines et d'Exxon -- devenu ExxonMobil -- en particulier, qui fait sans doute figure de groupe le plus actif sur ce sujet.

De façon générale, les majors européennes ont en effet eu tendance à adopter des stratégies de lobbying et de communication généralement moins offensives que leurs homologues américaines. Sans chercher à nier frontalement le consensus scientifique, certaines ont cherché à ralentir l'action des pouvoirs publics pour répondre à l'urgence climatique. Pour Christophe Bonneuil, Pierre-Louis Choquet et Benjamin Franta, « En Europe, le déni du changement climatique devient de plus en plus contre-productif pour les compagnies pétrolières face aux avancées scientifiques et à l'attention de la société civile »8(*).

Dès 1986, le groupe Elf a connaissance de l'existence d'un réchauffement climatique d'origine anthropique9(*). Comme l'a affirmé l'historien Christophe Bonneuil devant la commission d'enquête, un rapport interne de Bernard Tramier (directeur de l'environnement du groupe Elf de 1983 à 1999 et plus tard de TotalFinaElf de 2000 à 2003) est transmis au comité exécutif en ce sens : « Les problèmes liés aux interactions de divers polluants dans la haute atmosphère vont devenir préoccupants au cours des prochaines années. Le cas de l'ozone est déjà connu, mais l'accumulation de CO2 et de CH4 dans l'atmosphère et l'effet de serre qui en résulte, vont inévitablement modifier notre environnement. Tous les modèles sont unanimes à prédire un réchauffement de la terre, mais l'amplitude du phénomène reste encore indéterminée. Les premières réactions ont été, bien entendu, de “taxer les énergies fossiles”, il est donc évident que l'industrie pétrolière devra une nouvelle fois se préparer à se défendre »10(*). Comme le note Christophe Bonneuil, « l'existence du réchauffement en cours est donc portée à la connaissance des plus hauts dirigeants du groupe, mais la stratégie qui en résulte est une opposition aux premières propositions de régulation du climat. ». Jean-Paul Boch, retraité d'Elf, a ainsi déclaré dans un courriel de 2021 présenté par Christophe Bonneuil à la commission d'enquête : « le doute était levé sur le changement climatique dès la publication du premier rapport du Giec (1990) (...) Oui les pétroliers savaient ».

Les groupes Total et Elf se sont d'abord ralliés à la stratégie conduite par Exxon sans en être les meneurs. Bernard Tramier a ainsi déclaré « on était suivistes d'Exxon »11(*). Il est par ailleurs président de l'Ipieca entre 1991 et 1994. Pendant sa présidence, l'organisation finance des programmes de recherche ayant pour finalité de montrer que le réchauffement climatique est moins alarmant que ce que les modèles utilisés prévoient. Selon un document transmis à la commission d'enquête par Christophe Bonneuil, Jean-Philippe Caruette, directeur environnement de Total a déclaré en juin 1992 qu'« il n'existe aucune certitude sur l'impact des activités humaines, parmi lesquelles la combustion des énergies fossiles ». Christophe Bonneuil a ainsi indiqué devant la commission d'enquête : « il me semble que Total et Elf ont participé, au moins entre 1988 et 1993, à des formes éthiquement critiquables de fabrique stratégique du doute et d'obstruction, pour empêcher les premières politiques climatiques naissantes, et cela aussi bien au plan international, européen que français ». Cette remise en cause du consensus scientifique a pour objectif, selon Christophe Bonneuil de « faire avorter le projet européen d'écotaxe », qui était alors étudié.

Les deux groupes français prennent ensuite conscience dans les années 1990 qu'en Europe, une stratégie du même type que celle des majors américaines serait inadaptée. C'est aussi le cas de Shell et BP qui quittent le GCC. Le groupe qui résulte de leur fusion, TotalFinaElf prend ainsi des mesures de maîtrise de ses émissions de gaz à effet de serre et développe en parallèle une stratégie de communication axée sur ce sujet12(*). Cependant, pour Pierre-Louis Choquet « Jusqu'en 2002, 2003, 2004, les rapports produits par l'entreprise [TotalFinaElf] continuent d'utiliser des formulations ambiguës, qui minimisent la fiabilité du consensus scientifique sur l'origine humaine du changement climatique. » Il faut attendre 2006 pour que le discours de l'entreprise devienne pleinement en phase avec les conclusions du Giec.

B. LA NOTION DE BUDGET CARBONE ET LE DÉBAT SUR LES RISQUES D'UNE ACCÉLÉRATION INCONTRÔLÉE DES ÉMISSIONS MONDIALES

Le réchauffement climatique est causé par la concentration de gaz à effet de serre dans l'atmosphère. Cette concentration résulte des émissions de gaz à effet de serre passées. Pour stabiliser le réchauffement en dessous d'un niveau donné, il est donc nécessaire de limiter les émissions de gaz à effet de serre totales en dessous d'un certain niveau. Les trajectoires de décarbonation engagées doivent donc prendre en compte non seulement l'objectif final d'un niveau net d'émissions nul, mais également le niveau cumulé de gaz à effet de serre émis au cours de cette trajectoire.

Comme le notait le Giec en 2013, « une grande partie du réchauffement climatique d'origine anthropique lié aux émissions de CO2 est irréversible sur des périodes de plusieurs siècles à plusieurs millénaires, sauf dans le cas d'une élimination nette considérable de CO2 atmosphérique sur une longue période. Les températures en surface resteront à peu près constantes, mais à des niveaux élevés pendant plusieurs siècles après la fin complète des émissions anthropiques de CO2. En raison des longues constantes de temps caractérisant les transferts de chaleur entre la surface et l'océan profond, le réchauffement océanique se poursuivra sur plusieurs siècles ».

La notion de « budget carbone » traduit opérationnellement cette donnée scientifique. Selon le Giec, cette notion « désigne la quantité maximale d'émissions anthropiques mondiales nettes cumulées de CO2 qui permettrait de limiter le réchauffement planétaire à un niveau donné avec une probabilité donnée, compte tenu de l'effet des autres forçages climatiques anthropiques. Cette quantité est appelée budget carbone total quand elle est exprimée à partir de la période préindustrielle, et budget carbone résiduel, quand elle est exprimée à partir d'une date récente donnée. Les émissions cumulées historiques de CO2 ont déterminé dans une large mesure le niveau de réchauffement à ce jour, tandis que les émissions futures provoqueront un réchauffement supplémentaire à l'avenir. Le budget carbone résiduel indique la quantité de CO2 qui pourrait encore être émise tout en maintenant le réchauffement au-dessous d'un niveau de température donné ».

Par conséquent, plus une trajectoire de décarbonation est engagée rapidement, plus celle-ci peut être menée de façon progressive. Chaque retard dans la diminution des émissions de gaz à effet de serre d'origine anthropique exige de les réduire ensuite plus brutalement. Ainsi, selon le Giec, les efforts de réduction des émissions menés dans la prochaine décennie seront cruciaux pour atteindre les objectifs de réduction des émissions. Or, selon la paléoclimatologue Valérie Masson-Delmotte, ancienne coprésidente du groupe 1 du Giec, « les émissions de CO2 liées à l'utilisation des énergies fossiles ont continué à augmenter sur l'année 2023 ». En dépit d'une diminution du rythme de la hausse des émissions, « nous n'avons pas encore atteint un pic ».

Source : Rapport de synthèse du Giec, 2023

Les budgets carbone disponibles sont particulièrement réduits et continuent donc de se réduire chaque année de plus en plus rapidement. Valérie Masson-Delmotte a ainsi déclaré devant la commission d'enquête que « le [sixième] rapport du Giec évalue les budgets résiduels pour limiter le réchauffement à 1,5 degré. Cela représente 500 milliards de tonnes entre 2020 et les années à venir ; les données les plus récentes ont divisé par deux cette réévaluation ».

Si les émissions annuelles de CO2 entre 2020 et 2030 restent, en moyenne, au même niveau qu'en 2019, les émissions cumulées qui en résulteront épuiseront presque entièrement le budget carbone restant pour 1,5 °C. Comme le note Valérie Masson-Delmotte, « nous émettons à peu près 40 milliards de tonnes chaque année : il nous faudrait donc entre six et sept ans, au rythme actuel d'émissions, pour atteindre cet objectif [ie. de limiter le réchauffement à 1,5°degré]. Autrement dit, si nous n'engageons pas une forte baisse du niveau actuel d'émissions polluantes, le réchauffement dépassera inéluctablement 1,5 degré ».

Source : Rapport de synthèse du Giec, 2023

Pour limiter, avec une probabilité de 50 %, le réchauffement climatique sous les 1,5 °C, il serait nécessaire que les émissions mondiales diminuent de 43 % à horizon 2030, 60 % en 2035, 69 % en 2040 et 84 % en 2050. Les émissions de CO2 uniquement devant diminuer de 99 % à horizon 205013(*). Comme le résume Valérie Masson-Delmotte, « Atteindre zéro émission nette de CO2 liée aux activités humaines et réduire fortement les émissions de méthane : voilà, du point de vue de la physique et du climat, les deux conditions pour limiter le réchauffement ».

Parvenir à maintenir le réchauffement climatique sous les 2 °C, en cas d'échec de l'objectif de 1,5 °C, exigerait également des efforts rapides et conséquents. Les émissions de gaz à effet de serre mondiales devant diminuer de 21 % à horizon 2030 et de 64 % à horizon 2050. Il serait donc nécessaire, selon les scientifiques du groupe 3 du Giec14(*), de ne pas consommer une quantité substantielle des réserves d'énergies fossiles disponibles. Une étude parue en 2021 dans la revue Nature15(*) estime ainsi qu'environ 60 % du pétrole et du méthane et 90 % du charbon ne doivent pas être extraits.

En effet, pour le Giec, l'utilisation potentielle des infrastructures de production d'énergies fossiles existantes amènerait mécaniquement un dépassement des budgets carbone existant pour respecter l'objectif de limiter le réchauffement climatique à 1,5 °C avec 50 % d'incertitude.

Cette analyse est partagée par l'Agence internationale de l'Énergie (AIE). Dans son rapport de mai 2021 « Net Zero by 2050 », qui établit une trajectoire de décarbonation du secteur énergétique mondial cohérente avec l'objectif d'un réchauffement climatique limité à 1,5 °C avec une probabilité de 50 %, il est ainsi précisé que : « au-delà des projets déjà engagés en 2021, il n'y a pas de nouveaux gisements de pétrole et de gaz dont le développement est approuvé dans notre trajectoire, et aucune nouvelle mine de charbon ou extension de mine n'est nécessaire ».

Pour le Giec, si l'on prend en compte également les infrastructures d'énergies fossiles dont la réalisation est prévue, le budget carbone pour maintenir le réchauffement climatique sous les 2 °C est quasiment épuisé. Valérie Masson-Delmotte considère ainsi que « le fait de ne pas arrêter l'activité des infrastructures fossiles existantes et prévues avant la fin de leur durée de vie initialement prise en compte pour leur rentabilité financière épuiserait la marge de manoeuvre pour limiter le réchauffement à 2 °C. En clair, de nouveaux investissements dans de nouvelles ressources fossiles ne sont pas compatibles avec une telle limitation ».

Compte tenu du niveau actuel des émissions et des politiques publiques déployées, le scénario central du Giec évalue le niveau de l'augmentation des températures à la fin du siècle par rapport à la période préindustrielle à environ 2,7 °C. Pour le Haut Conseil pour le climat, « malgré les avancées récentes, les politiques publiques actuelles, sans renforcement, conduiraient à un réchauffement planétaire estimé à 3,2°C d'ici 2100 ». Selon le Giec, ces scénarios comprennent tous de larges marges d'erreur qui sont croissantes à mesure que les émissions sont élevées.

Le risque de boucles de rétroaction positives d'ampleur encore incertaine

Dans leur rapport de 2021, les experts du groupe 1 du Giec considèrent qu'il est quasi-certain que les effets de rétroaction liés au réchauffement climatique sont dans leur ensemble positifs. Autrement dit, le réchauffement climatique lié aux émissions de gaz à effet de serre déclenche des processus qui l'accroissent : le lien entre émissions anthropiques de gaz à effet de serre et réchauffement climatique ne serait donc pas parfaitement linéaire, car des processus accentueraient l'effet desdites émissions.

Des scientifiques ont identifié, dans un article16(*) de février 2023, 27 boucles de rétroaction positives parmi lesquelles la diminution de l'albédo de surface17(*), le dépérissement des forêts, la diminution de la teneur en carbone des sols, le dégel du pergélisol18(*)... Ces effets d'accumulation sont notamment dus à la perte d'efficacité des puits de carbone existants : le dépérissement des forêts, par exemple, déprime leur capacité de stocker du CO2.

Cependant, l'ampleur de certains de ces effets reste difficile à quantifier
-- notamment dans les scénarios dans lesquels les niveaux d'émissions de gaz à effet de serre d'origine anthropique sont les plus élevés --, si bien qu'ils ne sont pas pris en compte dans les modèles actuels du Giec. C'est en particulier le cas des flux de CO2 et de méthane « provenant des zones humides, du dégel du pergélisol et des incendies de forêt, [qui] renforceraient encore l'augmentation des concentrations de ces gaz dans l'atmosphère ».

À titre d'exemple, le Giec considère qu'il y a une confiance élevée dans le fait que le dégel du pergélisol terrestre entraînera une libération de carbone. Cependant, il est encore difficile d'anticiper l'échéance et l'ampleur de ce processus de rétroaction.

La compensation des émissions de gaz à effet de serre19(*), qui consiste dans le stockage du CO2 ambiant dans des puits de carbone, est nécessaire pour atteindre un niveau d'émissions net nul.

Cependant, elle ne peut se substituer à la diminution des émissions de gaz à effet de serre d'origine humaine. En effet, les possibilités de compensation durable se réduisent à mesure que les conséquences du réchauffement climatique sont plus tangibles. C'est par exemple le cas des opérations de restauration des forêts. Comme le note Valérie Masson-Delmotte, « On ne peut ignorer l'augmentation de la mortalité des arbres, que ce soit en France ou sous les tropiques. (...) Le fait d'augmenter le stock de biomasse sur pied n'assure donc pas la pérennité du stockage associé ; les opérations de restauration des forêts ne peuvent donc pas contrebalancer l'élévation du niveau d'émissions polluantes dans l'atmosphère, surtout si la croissance des arbres se traduit ensuite par un retour d'émissions du fait des incendies ». En outre, les mesures de compensation carbone peuvent avoir des effets délétères sur la biodiversité.

La compensation carbone est donc une méthode d'appoint destinée à contrebalancer les émissions de gaz à effet de serre résiduelles.

C. LE COÛT DE L'INACTION FACE AU CHANGEMENT CLIMATIQUE, D'ORES ET DÉJÀ MASSIF, EST EN CROISSANCE EXPONENTIELLE

1. Les impacts économiques et sociaux du réchauffement climatique sur les sociétés humaines sont déjà établis

Les impacts du réchauffement climatique d'origine humaine sur l'environnement sont déjà décelables. Ce processus renforce les extrêmes météorologiques et climatiques dans toutes les régions du monde et est source de vagues de chaleur, de précipitations extrêmes, de sécheresses et de cyclones tropicaux. Il favorise également l'apparition de conditions propices aux incendies.

Or, selon les scientifiques du groupe 2 du Giec20(*), ces phénomènes ont d'ores et déjà des conséquences d'ampleur sur les sociétés humaines.

À l'échelle mondiale, les effets de plus forte ampleur sont la diminution des rendements agricoles et l'augmentation de l'insécurité alimentaire. Ainsi, les sécheresses, les inondations, les incendies de forêt et les vagues de chaleur ont affecté la productivité de l'agriculture, de la sylviculture et de la pêche. La production mondiale de blé a été particulièrement touchée, notamment en Europe où les épisodes de chaleur extrême et de sécheresse ont triplé au cours des 50 dernières années.

Selon le Giec, l'accentuation de la fréquence des événements météorologiques extrêmes -- comme les tempêtes et les inondations -- a amené des déplacements de population estimés à plus de 20 millions de personnes par an depuis 2008.

Ces effets sont contrastés selon les régions du monde. D'une part, certaines régions sont touchées plus intensément par les effets du réchauffement climatique que d'autres. D'autre part, certaines sociétés sont plus vulnérables, car elles disposent de moins de capacités d'adaptation que d'autres. De façon générale, il apparaît que les populations les plus vulnérables aux conséquences du réchauffement climatique sont les plus pauvres et celles qui ont le moins contribué à ce processus.

À titre d'exemple, le Giec met en avant que « les effets des extrêmes climatiques sur la sécurité alimentaire, la nutrition et les moyens de subsistance sont particulièrement aigus et graves pour les populations d'Afrique subsaharienne, d'Asie, des petites îles, d'Amérique centrale et du Sud et de l'Arctique, ainsi que pour les petits producteurs de denrées alimentaires du monde entier ». En outre, environ la moitié de la population mondiale est touchée, en partie à cause du réchauffement climatique, par une grave pénurie d'eau au moins un mois par an, et ses effets sont plus marqués dans les pays aux revenus les plus faibles.

Certaines populations voient même l'ensemble de leur mode de vie menacé par le réchauffement climatique. C'est en particulier le cas des communautés vivant dans le cercle arctique, menacées par la diminution de la cryosphère.

Ces différents effets ont des impacts d'ampleur sur la santé des populations. La diminution et la variabilité plus forte des rendements agricoles contribuent à réduire la disponibilité alimentaire de nombreux produits et à accentuer l'insécurité alimentaire et la moindre diversité des régimes alimentaires, et donc la malnutrition. Pour le Giec, « le système alimentaire mondial ne parvient pas à lutter contre l'insécurité alimentaire et la malnutrition d'une manière écologiquement durable ». Les épisodes hydriques extrêmes favorisent l'augmentation de certaines maladies comme le choléra, notamment dans les régions où les systèmes d'assainissement d'eau sont peu performants et l'accès à l'eau potable limité. L'accélération de la fréquence d'épisodes caniculaires et de leur intensité dans les régions tempérées est également une cause de mortalité élevée.

L'impact économique global du changement climatique est tangible, mais reste difficile à mesurer. Certains secteurs comme l'agriculture, l'énergie et le tourisme sont plus touchés que d'autres. Les impacts géographiques sont variables, l'Afrique subsaharienne et certains États insulaires subissant des effets négatifs plus marqués que dans le reste du monde.

L'Ademe a modélisé l'impact économique du changement climatique à l'échelle de la France21(*). Elle a ainsi estimé qu'en 2020, le réchauffement climatique a déjà coûté deux points de PIB. Le coût de l'inaction est donc déjà élevé. Les impacts du réchauffement climatique sont variables selon les territoires et les secteurs d'activité. En 2017, le CGAER notait ainsi déjà que l'agriculture française était particulièrement touchée par les conséquences du réchauffement climatique, notamment à cause de la multiplication des aléas climatiques. C'est le cas en Lozère, où « le coût des calamités agricoles pour raisons climatiques révèle une perte financière de 14 millions €/an pour la ferme Lozère, représentant environ 30 % du revenu agricole moyen par exploitation »22(*). La Cour des comptes a également alerté sur les difficultés rencontrées d'ores et déjà par les stations de montagne et les risques socio-économiques accrus en cas de politiques d'adaptation et de transformation des économies insuffisantes23(*).

2. Le pire est certainement encore à venir

Les effets du réchauffement climatique sur les sociétés humaines devraient se renforcer à mesure que l'élévation des températures se poursuit.

Pour le Giec, les conséquences actuelles du réchauffement climatique sur la sécurité alimentaire mondiale et la santé des populations devraient s'accentuer au cours du siècle à venir. Ainsi, « Plus de neuf millions de décès liés au climat sont prévus chaque année d'ici la fin du siècle, dans le cadre d'un scénario d'émissions élevées et en tenant compte de la croissance démographique, du développement économique et de l'adaptation ».

Les événements météorologiques extrêmes devraient devenir de plus en plus nombreux. Selon le Giec, « l'augmentation prévue des fortes précipitations à tous les niveaux de réchauffement dans de nombreuses régions d'Afrique entraînera une exposition accrue aux inondations pluviales et fluviales (degré de confiance élevé), avec une augmentation attendue des déplacements humains de 200 % pour 1,6 °C et de 600 % pour 2,6 °C ».

Pour le Giec, le recul du trait de côte devrait s'accentuer dans les prochaines décennies et se prolonger pendant des centaines d'années, de façon plus ou moins forte en fonction du rythme de diminution des émissions de gaz à effet de serre. Il devrait causer une multiplication par dix des inondations côtières d'ici 2100 en Europe. Il aurait un impact non seulement sur les villes côtières, mais devrait aussi perturber les chaînes d'approvisionnement et les économies de régions entières.

Les risques touchant les pays européens identifiés par le Giec

- risques pour les personnes, les économies et les infrastructures dus aux inondations ;

- stress et mortalité dus à l'augmentation des températures et aux extrêmes chaleurs ;

- perturbations des écosystèmes marins et terrestres ;

- raréfaction de l'eau dans de multiples secteurs interconnectés ;

- pertes de production agricole dues à la chaleur et à la sécheresse, et aux conditions météorologiques extrêmes.

Les coûts économiques à venir causés par le réchauffement climatique sont difficiles à estimer. Ils sont variables en fonction des pays, des secteurs d'activité et des scénarios de réchauffement : ils sont plus élevés dans les pays les plus pauvres, dans certains secteurs comme l'agriculture et dans les scénarios de faible atténuation du réchauffement climatique.

En dépit de ces incertitudes, il existe un consensus sur le fait que le coût de l'inaction face au changement climatique est supérieur à celui des mesures nécessaires pour assurer une atténuation précoce de celui-ci.

L'Ademe a modélisé les coûts engendrés par le réchauffement climatique en France d'ici 2100. Selon son scénario de référence, qui envisage un réchauffement climatique de 3,5 °C en 2100, la perte de PIB serait d'environ 6 points en 2050 et de 10 points en 2100. La majeure partie serait causée par l'augmentation de la fréquence et de l'intensité des catastrophes naturelles dans le monde (6 points) et en France (0,5 point) et par la baisse des rendements agricoles (3 points).

Source : Ademe, 2023

En comparant trois réponses différentes apportées au réchauffement climatique, l'Ademe arrive à la conclusion qu'une politique d'atténuation rapide et massive du réchauffement climatique aurait un impact économique bien plus favorable que l'inaction. Elle estime que l'inaction coûterait 1,5 point de PIB dès 2030, plus de 3 points à horizon 2050 et près de 7 points à l'horizon 2100 par rapport à une atténuation rapide. De même, une atténuation trop tardive du réchauffement climatique, déclenchée seulement à partir de 2030, coûterait 1,5 point de PIB en 2030, et jusqu'à 5 points en 2050 avant d'avoir un effet quasi neutre d'ici 2100 par rapport au scénario d'atténuation rapide.

La Banque centrale européenne (BCE) prend en compte les risques climatiques depuis 2021 dans ses modèles de prévision de la croissance économique. Le changement climatique peut également avoir des effets sur la stabilité des prix et celle du système financier. Elle mène également des tests de résistance prudentiel (stress tests) des banques en matière climatique, tout comme l'Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR) à l'égard du secteur de l'assurance24(*). Ces tests permettent de mesurer les risques climatiques auxquels sont exposés ces établissements bancaires ou d'assurance et leur capacité à y faire face. Ainsi, Xavier Musca, directeur général délégué du groupe Crédit Agricole et directeur général de Crédit Agricole CIB, a indiqué devant la commission d'enquête25(*) : « Nous sommes soumis à des stress tests mis en place par la Banque centrale européenne (BCE). L'objectif est de vérifier si notre bilan est soutenable au regard de l'évolution du prix du carbone, laquelle pourrait rendre un certain nombre d'actifs non rentables et qui deviendraient ainsi échoués. Cette mécanique de supervision nous contraint ou nous incite déjà à réaliser tel ou tel investissement. »

On distingue ainsi deux types de risques climatiques pour le système financier : les risques physiques et les risques de transition.

D'une part, les risques physiques liés au climat seront croissants à cause du réchauffement climatique et déprécieront la valeur de certains actifs.

Source : Caisse centrale de réassurance, 2023

Comme l'a noté Patrice Geoffron, directeur du Centre géopolitique de l'énergie et des matières premières : « nous y avons été confrontés dernièrement dans le Nord, le Pas-de-Calais ou ailleurs, où nous avons dû faire face au dérèglement climatique et à ses conséquences, notamment en termes économiques. Il s'agit vraiment là d'un monde inconnu ». Cette situation étant inédite, le système financier et assurantiel pourrait avoir tendance à sous-estimer ces risques, ce qui pourrait le fragiliser lorsqu'ils se manifesteront.

Le risque « retrait-gonflement des argiles » (RGA)

Les sols argileux dans les pays tempérés comme la France peuvent être déformés en cas de sécheresse prononcée. Il en résulte des tassements d'ampleur différenciée. Ensuite, en raison d'un retour à des conditions hydrogéologiques normales, les argiles gonflent de nouveau. Ce mouvement de retrait-gonflement fragilise les fondations des bâtiments construits sur ces sols.

Or, à mesure que les sécheresses deviennent plus intenses et nombreuses à cause du réchauffement climatique, les dommages causés par le RGA devraient augmenter en France. Environ 10,4 millions de maisons individuelles connaîtraient un risque RGA fort ou moyen, ce qui représente 54,2 % de l'habitat individuel.

Un récent rapport26(*) de la commission des finances du Sénat souligne que la charge annuelle liée au risque RGA a atteint plus de 1 milliard d'euros en moyenne entre 2017 et 2020, contre 445 millions d'euros depuis 1982.

Ce rapport estime que le coût cumulé de la sinistralité sécheresse entre 2020 et 2050 en France devrait tripler par rapport aux trois décennies précédentes et atteindre 43 milliards d'euros. Cette augmentation pourrait menacer la pérennité du régime d'indemnisation des catastrophes naturelles (« CatNat »), garanti en dernière instance par l'État, dont les recettes deviendraient insuffisantes.

D'autre part, les politiques d'atténuation du changement climatique pourraient déprécier la valeur de certains actifs. Il s'agit d'actifs échoués. Ceux-ci peuvent être définis selon l'AIE comme « les investissements déjà réalisés, mais qui, avant le terme de leur durée de vie économique, ne sont plus en mesure de produire un retour économique du fait des évolutions économiques et réglementaires liées aux politiques climatiques ». Pour illustrer cette réalité, Patrice Geoffron a cité l'exemple d'une « centrale à charbon allemande qui, par hypothèse, arrêterait de fonctionner en 2030 ou en 2035 versus 2050 ». Plus largement, on peut mentionner des installations industrielles fortement émettrices en gaz à effet de serre, des gisements d'hydrocarbures ayant vocation à ne pas être extraits ou encore des bâtiments aux performances thermiques médiocres.

La valeur totale de ces actifs échoués est difficile à estimer et dépend des politiques climatiques qui seront mises en oeuvre. Plus l'action d'atténuation du réchauffement climatique est tardive et soudaine, plus les actifs échoués seront nombreux. L'Agence internationale pour les énergies renouvelables (Irena) anticipe que la transition énergétique engendrera environ 11 800 milliards de dollars d'actifs échoués d'ici 2050 - 7 700 milliards supplémentaires pourraient être ajoutés en cas de transition retardée27(*). Une récente étude28(*) estime, quant à elle, que les actifs échoués du seul secteur des énergies fossiles seraient supérieurs à 1 000 milliards de dollars.

Sans parler d'« actifs échoués », Yannick Jung, responsable Corporate & Institutional Banking (CIB) Global Banking de BNP Paribas a néanmoins évoqué devant la commission d'enquête29(*) les difficultés liées à la longévité de certains actifs « bruns », qui perdureront au bilan de la banque au-delà de 2030. Il a notamment pris l'exemple des unités flottantes de production et de stockage pour les champs de pétrole en mer : « Ces actifs ont une durée de vie très longue et les financements associés avaient des durées de vingt-cinq, trente, voire trente-cinq ans. Nous avons aujourd'hui dans notre bilan des actifs de cette durée. Nous avons essayé d'en vendre certains, sans y parvenir. Nous en avons vendu d'autres, mais nous sommes condamnés à les garder dans notre bilan au-delà de 2030. » L'objectif de BNP Paribas est d'abaisser, d'ici à 2030, la part de financements dédiés aux énergies fossiles à 10 % - contre un tiers en septembre 2023. Ainsi, comme résumé par Jean-Laurent Bonnafé, directeur général de BNP Paribas lors de cette même audition : « Sortir [du secteur pétrogazier] coûte tous les ans un peu plus cher, mais c'est le prix à payer. Nous remplaçons cette ancienne filière par une nouvelle. »

Existe-t-il une « malédiction du pétrole ? »

L'évaluation des effets économiques de la transition écologique exige de s'interroger de la rentabilité économique de la production de pétrole pour les pays qui en disposent dans leur sous-sol. Selon le spécialiste des questions énergétiques internationales Philippe Copinschi, entendu devant la commission d'enquête, « il y a une corrélation négative claire entre la forte dépendance d'un pays à l'égard de ses ressources naturelles, notamment énergétiques -- pétrole, gaz ou même uranium, pour le Niger -, et son développement. Plus l'économie d'un pays dépend de ses matières premières, moins elle est développée ».

Cette corrélation négative est due à un mécanisme économique appelé « maladie hollandaise » : à mesure qu'un pays exporte des matières premières, sa monnaie s'apprécie et la compétitivité-prix de production manufacturière diminue, ce qui le pousse à moins exporter et à plus importer. Il est possible d'éviter cette situation. Les cas de la Norvège et du Botswana sont des contre-exemples probants : les exportations de matières premières ne mènent pas toujours à une dépendance de l'économie à ces dernières.

Cependant, selon Philippe Copinschi, pour éviter cette dépendance néfaste, il faut que la gouvernance politique soit solide. Or, « la présence d'hydrocarbures a tendance à déstructurer le système politique d'un pays », car le gouvernement n'a plus besoin de rechercher le consentement des citoyens à l'impôt, les recettes publiques étant assurées par la rente pétrolière. Il en résulte un risque de transformation du champ politique en espace de lutte pour le captage de la rente.

Le directeur général de l'AFD, Rémy Rioux, a observé pour sa part lors de son audition que « ce sont les économies les plus diversifiées qui s'en tirent le mieux, même en temps de crise. Il se trouve qu'elles exploitent parfois des énergies fossiles, mais souvent pour une part limitée de leur produit intérieur brut (PIB).

Le chemin de développement pour ces pays semble clairement tracé : il ne passe pas par une dépendance totale aux industries fossiles. D'ailleurs, la région d'Afrique qui présente la plus forte croissance depuis une dizaine d'années est le Sahel, contrairement à l'image de zone perturbée qu'elle renvoie. En l'occurrence, cette importante croissance n'est pas liée aux énergies fossiles, excepté au Sénégal - en effet, leur extraction va affecter le PIB de ce pays pour la première fois en 2024. »

D. LE CONSENSUS SUR UNE SORTIE INÉLUCTABLE DES ÉNERGIES FOSSILES RELANCE LE DÉBAT SUR LE RYTHME DE CETTE SORTIE

Les recherches du Giec ont suscité une prise de conscience collective quant à la nécessité d'agir politiquement pour apporter une réponse au réchauffement climatique. En même temps que les premiers travaux du Giec, en dépit des incertitudes existant encore sur l'origine anthropique du réchauffement climatique, s'ouvre une « fenêtre d'opportunité » politique selon l'historien Christophe Bonneuil devant la commission d'enquête : « la conférence internationale du Programme des Nations unies pour l'environnement (Pnue) et de l'Organisation météorologique mondiale (OMM) à Toronto en juin 1988 conclut qu'un engagement ferme de baisser les émissions mondiales de 20 % entre 1990 et 2005 est nécessaire. La France, les Pays-Bas et la Suède lancent également en 1989 la déclaration de La Haye pour la création d'une autorité mondiale de l'atmosphère ayant un pouvoir contraignant sur les États ».

Deux ans après la publication du premier rapport du Giec s'est tenue la Conférence des Nations Unies sur l'environnement et le développement (CNUED), à Rio de Janeiro, au Brésil, du 3 au 14 juin 1992. Elle a été l'occasion d'adopter la convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques, dont les conférences des parties (COP) sont devenues le centre des négociations climatiques internationales. Cette convention marque l'appropriation par les responsables politiques des principales conclusions du premier rapport du Giec sur le changement climatique. Les États parties à la convention affirment en particulier que « l'activité humaine a augmenté sensiblement les concentrations de gaz à effet de serre dans l'atmosphère, que cette augmentation renforce l'effet de serre naturel et qu'il en résultera en moyenne un réchauffement supplémentaire de la surface terrestre et de l'atmosphère, ce dont risquent de souffrir les écosystèmes naturels et l'humanité ».

Les États parties soulignent également que les politiques publiques doivent tirer les conséquences de cette situation. En particulier, « les pays développés doivent agir immédiatement et avec souplesse sur la base de priorités clairement définies, ce qui constituera une première étape vers des stratégies d'ensemble aux niveaux mondial, national et éventuellement régional ».

Les parties définissent l'objectif ultime de la convention comme étant de « stabiliser, conformément aux dispositions pertinentes de la Convention, les concentrations de gaz à effet de serre dans l'atmosphère à un niveau qui empêche toute perturbation anthropique dangereuse du système climatique ».

Depuis le Sommet de Rio de 1992, 28 conférences des parties ont eu lieu. Elles traduisent une mobilisation internationale croissante afin d'atténuer l'ampleur du réchauffement climatique.

La COP 21 organisée à Paris du 30 novembre au 12 décembre 2015 a donné lieu à la signature d'un accord historique par la quasi-totalité des États du monde. Cet accord fixe l'objectif de contenir l'élévation de la température moyenne de la planète nettement en dessous de 2 °C par rapport aux niveaux préindustriels et en poursuivant l'action menée pour limiter l'élévation de la température à 1,5 °C par rapport aux niveaux préindustriels. Pour cela les États parties se sont engagés à ce que soit atteint un plafonnement mondial des émissions de gaz à effet de serre dans les meilleurs délais. Chaque pays se fixe des objectifs qu'il revoit tous les cinq ans afin d'atteindre les objectifs définis par le traité. Il rend également compte des émissions de gaz à effet de serre d'origine anthropique sur son territoire.

Les COP ultérieures ont vu se former progressivement un consensus politique mondial sur la nécessité d'une sortie hors des énergies fossiles. Le Pacte de Glasgow pour le Climat, conclu à l'occasion de la COP 26 en 2021, appelle les parties à accélérer « les efforts vers une diminution progressive de la production d'électricité à partir du charbon et de la disparition progressive des subventions inefficaces aux combustibles fossiles »30(*). La France a défendu à cette occasion sans succès la position d'une disparition progressive plutôt que d'une diminution progressive de la production d'électricité à partir de charbon.

La COP 28, qui s'est tenue aux Émirats arabes unis, s'est achevée par la conclusion d'un accord le 13 décembre 2023. Celui-ci montre que la nécessité d'une transition hors des énergies fossiles fait désormais consensus. L'accord reconnaît la nécessité de « transitionner hors des énergies fossiles dans les systèmes énergétiques, d'une manière juste, ordonnée et équitable, en accélérant l'action dans cette décennie cruciale, afin d'atteindre la neutralité carbone en 2050 conformément aux préconisations scientifiques31(*) ».

Le rythme de cette transition hors des énergies fossiles ne fait pas encore l'objet d'un consensus politique mondial. Les États n'ont pas défini de trajectoire contraignante de diminution de la production et de la consommation d'énergie fossile à l'échelle mondiale.

Une évolution de la demande en énergies fossiles en décalage
avec les objectifs des Accords de Paris

Les données du Giec montrent que l'exploitation en totalité des infrastructures d'extraction des énergies fossiles existantes amènerait à dépasser les budgets carbone disponibles pour maintenir le réchauffement climatique à 1,5 °C. Si l'on ajoute à ces infrastructures celles qui sont planifiées, alors les budgets carbone pour maintenir le réchauffement climatique sous les 2 °C seraient quasiment atteints.

L'AIE en conclut qu'aucun nouvel investissement dans la production d'énergies fossiles n'est souhaitable même si elle convient que le désinvestissement doit être progressif notamment pour éviter une hausse trop forte des prix. La consommation de charbon devrait passer d'environ 5 250 millions de tonnes par an en 2020 à 2 500 en 2030 et moins de 600 en 2050. Cela représente une diminution annuelle moyenne de 7 %. La demande de pétrole, passée sous les 90 millions de barils par jour en 2020 tomberait à 72 millions en 2030 et 24 millions en 2050 - soit une diminution annuelle de 4 % en moyenne. Pour le gaz naturel, la consommation annuelle mondiale passerait de 3 900 milliards de mètres cubes en 2020 à 3 700 en 2030 et 1750 en 2050 - la diminution serait de 3 % par an en moyenne.

Dans ses modélisations de la demande réelle d'énergie à venir, l'AIE anticipe un pic de la consommation d'énergies fossiles d'ici 2030, qui n'est suivi d'une baisse d'ampleur que pour le charbon.

Source : AIE, Word Energy Outlook 2023

Pour Patrick Pouyanné, président-directeur général de TotalEnergies, il y a donc une contradiction entre le scénario Net Zéro de l'AIE et ses prévisions, car « la demande de pétrole continue à augmenter, non en raison des pays occidentaux, mais des pays émergents dont la population croît et aspire à un meilleur niveau de vie ».

II. LA TRANSITION ET LA SOUVERAINETÉ ÉNERGÉTIQUES : LA NÉCESSITÉ D'ACCÉLÉRER LA DÉCARBONATION ET L'ÉLECTRIFICATION DE NOS ÉCONOMIES

A. LE POIDS TOUJOURS ULTRA DOMINANT DES HYDROCARBURES DANS LA CONSOMMATION ÉNERGÉTIQUE MONDIALE

Les hydrocarbures sont toujours au coeur de la consommation d'énergie contemporaine, mondiale comme nationale. Ils représentent plus de 80 % de la consommation énergétique mondiale et près de 50 % de la consommation nationale.

1. Une consommation mondiale d'énergie fossile à plus de 80 %

La consommation mondiale d'énergie primaire s'élève à 162 400 térawattheures (TWh) en 2020. Or, 80 % de cette consommation est issue d'énergies fossiles ; plus précisément, 29 % de cette consommation est liée au pétrole, 27 % au charbon et 24 % au gaz naturel.

Entre 1980 et 2020, cette consommation mondiale d'énergie primaire est passée de 83 600 à 162 000 TWh, soit une hausse de 94 %. La part des énergies fossiles dans cette consommation a diminué de 5 points sur cette période, avec une baisse de 14 points pour les produits pétroliers mais une hausse de 7 points pour le gaz naturel et de 2 points pour le charbon.

Le graphique ci-après illustre ces répartition et évolution32(*).

Cependant, il existe des disparités entre les continents. D'une part, certains continents ont une consommation d'énergie finale plus importante que d'autres. Ainsi, l'Asie est responsable de 49 % de cette consommation mondiale en 2020 et de 28 points d'augmentation de 1980 à 2020. D'autre part, certains continents ont une consommation d'énergie finale plus décarbonée que d'autres. En effet, l'Afrique recourt majoritairement à la biomasse (54 %), contre les énergies fossiles pour les autres continents (66 %) ; au sein de ces derniers, l'Océanie recourt largement aux produits pétroliers (50 %), contre des parts importantes de gaz naturel en Europe et en Amérique (21 et 27 %) et de charbon en Asie (18 %).

Les graphiques ci-dessous illustrent ces similitudes et divergences33(*).

2. Une production mondiale d'énergies fossiles dominée par quelques pays, dont les États-Unis et la Chine

Le marché mondial des énergies fossiles demeure concentré.

Ainsi, les États-Unis constituent le premier producteur mondial de pétrole en 2023, avec 21,91 millions de barils par jour (Mb/j), mais aussi le premier consommateur mondial en 2022, avec 20,01 Mb/j.

Les tableaux ci-après rappellent les principaux pays producteurs et consommateurs de pétrole en 2022 ou 202334(*).

 
 

S'agissant du gaz naturel sec, les États-Unis constituent le premier producteur mondial, avec 36 353 milliards de pieds cubes (BCF) en 202235(*), mais aussi le premier consommateur mondial, avec 32 288 BCF en 2022.

Pour ce qui est du charbon, c'est la Chine qui constitue le premier producteur mondial, avec 4 631 millions de tonnes attendues en 2023, et le premier consommateur mondial, avec 4 679 Mt en 202336(*).

3. Une consommation nationale d'énergie fossile à près de 50 %

En France, la consommation nationale d'énergie primaire atteint 2 482 TWh en 2022. 49 % de cette consommation est issue d'énergies fossiles ; plus spécifiquement, le pétrole atteint 30 %, le gaz naturel 16 % et le charbon 3 %.

Entre 2005 et 2022, cette consommation est passée de 3 155 TWh à 2 482 TWh, soit une baisse de 21 %. Depuis 1990, la consommation de charbon a baissé de 68 % et celle de pétrole de 24 %, contre une hausse de 35 % pour celle de gaz naturel.

Le graphique ci-après rend compte de ces répartition et évolution37(*).

4. Une production nationale d'énergies fossiles résiduelle

La France n'extrait quasiment pas d'énergies fossiles de son sous-sol ; sa production primaire se limite à 9,6 TWh pour le pétrole brut et 0,2 TWh pour le gaz de mines38(*) en 2022.

Elle recourt donc largement à des importations : 640 TWh pour le gaz naturel, 487 TWh pour le pétrole brut, 70,7 TWh pour le charbon. Les premiers pays d'importation sont les États-Unis pour le pétrole brut (15 % des importations) et le gaz naturel (25 %), ainsi que l'Australie pour le charbon (31 %).

Les graphiques ci-après présentent ces niveau et répartition39(*).

Dans ce contexte, la facture énergétique de la France s'élève à 116,3 Mds€ en 2022, dont 58,7 Mds€ pour le pétrole brut, les produits raffinés et les biocarburants, 46,7 Mds€ pour le gaz naturel et 2 Mds€ pour le charbon.

Le graphique ci-dessous illustre cette évolution40(*).

5. La dépendance risquée des pays consommateurs d'énergies fossiles

Dans la mesure où les hydrocarbures sont consommés dans tous les pays mais produits dans certains d'entre eux, il existe un risque de dépendance des économies européennes, dont la France, vis-à-vis des pays producteurs, dont les États-Unis et la Chine.

Ce risque de dépendance a fait l'objet d'échanges avec plusieurs personnalités scientifiques ou économiques, devant la commission d'enquête.

Tout d'abord, le professeur Jean-Marc Jancovici a rappelé le fait que « le pétrole irrigue la totalité de l'économie mondiale ».

De plus, le docteur Philippe Copinschi a rappelé que le pétrole constitue une « ressource stratégique » car il est « pratique, abondant et peu cher à produire ». D'abord utilisée pour tous les usages, « cette ressource a été progressivement réservée au seul usage pour lequel les modes de substitution manquaient, c'est le transport, surtout routier » après les crises pétrolières des années 1970. Aujourd'hui, le marché du pétrole est « globalisé et libéralisé », où l'« offre provient, non de pays, mais de compagnies ». Sur ce marché, les principaux pays producteurs sont les États-Unis, la Russie et l'Arabie Saoudite, et les principaux pays consommateurs sont les États-Unis et la Chine41(*).

Le professeur Patrice Geoffron a insisté, pour sa part, sur le fait que « la France [...] importe 100 % de son charbon, 99 % de son pétrole et 98 % de son gaz ».

6. La baisse de la demande d'énergies fossiles envisagée dans les scenarii de l'Agence internationale de l'énergie (AIE)

L'Agence internationale de l'énergie (AIE) a élaboré un scenario Net Zero Emission (NZE), publié en 2021 et actualisé en 2023, qui prévoit une baisse de la demande d'énergies fossiles pour atteindre l'objectif de neutralité carbone à l'horizon 2050, issu de l'Accord de Paris de 2015.

Ce scenario envisage une baisse de la demande d'énergies fossiles, de 511 à 88 exajoules (EL) de 2022 à 2050, soit 83 %. Pour y parvenir, la demande de pétrole doit passer de 189 à 42 EL (- 78 %), celle de gaz naturel de 144 à 32 EJ (- 78 %) et celle de charbon de 179 à 15 EJ (- 92 %).

Cela correspond à une baisse des émissions de gaz à effet de serre (GES) associées à ces énergies fossiles de 97 %. Ainsi, les émissions liées au pétrole doivent passer de 12,3 à 0,9 gigatonnes d'équivalents en dioxyde de carbone (GtCO2eq) (- 93 %) et celles liées au gaz naturel de 8,6 à 0,33 GtCO2eq (- 96 %).

Le scenario NZE précise que « les baisses de la demande de combustibles fossiles sont suffisamment fortes pour qu'il n'y ait pas besoin de nouveaux projets pétroliers et gaziers conventionnels en amont à long délai de réalisation, ni de nouvelles mines de charbon ou extensions de mines »42(*).

Les tableau et graphique ci-après rappellent la baisse de la demande d'énergies fossiles ainsi étudiée par l'AIE43(*).

Pour atteindre les objectifs de réduction de la demande d'énergies fossiles ainsi envisagés, 400 jalons ont été proposés par l'AIE. Certains concernent l'offre, telle que l'absence de nouveaux champs pétroliers ou gaziers ou de nouvelles mines de charbon en 2021. D'autres concernent la demande, avec la fin de la commercialisation des chaudières thermiques en 2025 et des véhicules thermiques en 2035.

Le graphique ci-dessous présente les jalons ainsi proposés par l'AIE44(*).

Dans sa réponse à la commission d'enquête, l'Agence internationale de l'énergie (AIE) a indiqué que : « Dans le Scénario NZE, une augmentation significative du déploiement des énergies propres amène la demande en pétrole et en gaz à diminuer fortement. La réduction de la demande dans ce scénario est suffisamment forte pour rendre dispensable tout nouveau projet amont pétrolier et gazier à long délai de livraison. Il est essentiel d'échelonner l'augmentation des investissements dans les énergies propres et la diminution des investissements dans l'approvisionnement en énergies fossiles pour garantir la sécurité énergétique et éviter des flambées de prix ou des excès d'offre. Nous avons fréquemment indiqué que le Scénario NZE était un chemin possible, mais pas le seul, qui permette au secteur énergétique d'atteindre l'objectif zéro émission nette à l'horizon 2050. L'AIE prend régulièrement en compte les tendances et les plans d'investissement des principaux acteurs des marchés énergétiques, et bien que nous ne commentions pas les projets spécifiques des entreprises de manière individuelle, une analyse portant sur l'industrie pétrolière et gazière est présentée dans notre rapport de novembre 2023 sur L'industrie pétrolière et gazière dans les transitions zéro émission nette. »

Aux côtés du scénario NZE, l'AIE a également élaboré45(*) :

le scenario Announced Pledges Scenario (APS), qui suppose que l'ensemble des engagements des États et des industriels, dont les Nationally Determined Contributions (NDC) pris à la fin du mois d'août 2023 seront atteints intégralement et dans les temps ;

le scenario dit Stated Policies Scenario (STEPS), qui rend compte des politiques actuelles, secteur par secteur et pays par pays, liées à l'énergie mis en place à la fin du mois d'août 2023, ainsi que de capacités technologiques attendues.

7. Les difficultés à atteindre l'objectif de neutralité carbone de l'Accord de Paris

Il existe un risque sérieux que l'objectif de neutralité carbone issu de l'Accord de Paris, de 2015 ne soit pas atteint, et d'échec des scenarii de l'AIE, à commencer par le plus ambitieux - le NZE -, compte tenu des importants changements dans la consommation et la production d'énergies fossiles qu'ils supposent.

Ce risque de non-atteinte a fait l'objet de discussions avec plusieurs personnalités scientifiques ou économiques, devant la commission d'enquête.

Tout d'abord, le professeur Jean-Marc Jancovici a indiqué que maintenir le réchauffement climatique en-dessous de 2°C nécessitait que « les émissions planétaires baissent de 5 % par an à partir de demain matin ». Le budget carbone pour atteindre 1,5°C est de « quelques centaines de milliards de tonnes » et pour atteindre 2°C « un millier de milliards de tonnes ». Dans ce contexte, il a toutefois fait part de son pessimisme en des termes que ne partagent pas les scientifiques auditionnés : « 1,5 °C, c'est mort. Et 2 °C, sauf chute de comète et effondrement économique, etc., c'est parti pour être mort parce que personne n'est candidat pour contracter délibérément l'économie de 3 ou 4 % par an pour réduire les émissions de 5 % par an ».

De son côté, le docteur Philippe Copinshi a présenté l'impact des scenarii STEPS, APS et NZE de l'AIE sur la consommation d'hydrocarbures. Dans le premier scenario, « la consommation baissera surtout pour le charbon » et « stagnera pour le pétrole et pour le gaz. Dans le deuxième scenario, « la consommation baissera pour le charbon, le pétrole et le gaz ». Quant au dernier scenario, il a estimé : « nous en sommes très loin ».

Le professeur Patrick Geoffron a lui aussi évalué l'incidence des scenarii STEPS, APS et NZE de l'AIE sur la production de pétrole. Dans le premier scenario, « le prix du baril en 2040 s'élèverait à 90 dollars. Rapporté à 100 millions de barils, cela assurerait un chiffre d'affaires quotidien du brut de 9 milliards de dollars ». Dans le deuxième scenario, « les 70 millions de barils vendus à 70 dollars pièce garantissent un chiffre d'affaires de 5 milliards de dollars par jour ». Dans le dernier scenario, « les 40 millions de barils qui devraient s'écouler à 30 dollars l'unité rapporteraient chaque jour environ 1,5 milliard de dollars ».

B. UN OBJECTIF DE NEUTRALITÉ CARBONE EN 2050 CONDITIONNÉ À UNE DÉCARBONATION MASSIVE DES ÉCONOMIES NATIONALE ET EUROPÉENNE

L'atteinte de l'objectif de neutralité carbone d'ici 2050, issu de l'Accord de Paris de 2015, de l'objectif de réduction de 55 % des émissions d'ici 2030, issu du Paquet ajustement 55 de 2021 et de la sortie de la dépendance aux hydrocarbures russes d'ici 2030, issu du Plan RePowerEU de 2023, nécessite une décarbonation massive des économies nationale et européenne.

Pour réussir la décarbonation de l'économie, l'Union européenne (UE) a consolidé sa législation au fil des ans.

1. Du paquet « d'hiver » de 2020 au paquet « Ajustement 55 » de 2021

Tout d'abord, la loi « Européenne sur le climat »46(*) du 30 juin 2021 est venue fixer à l'UE et à ses États membres des objectifs :

- de neutralité climatique à l'horizon 2050 (article 2) ;

- et de réduction des émissions nettes de GES - après déduction des absorptions - d'au moins 55 % d'ici 2030 par rapport à 1990 (article 4).

Plus précisément, la Commission européenne a présenté, le 14 juillet 2021, et complété, le 15 décembre suivant, le paquet « Ajustement l'objectif 55 »47(*). Ce paquet est composé de 8 règlements48(*), 5 directives49(*), 2 décisions50(*) et 1 stratégie51(*), présentés en juillet 2021, ainsi que 2 règlements52(*) et 2 directives53(*) connexes, proposés en décembre de la même année.

Dans son contenu initial, ce paquet doit permettre à l'UE de réduire de 55 % ses émissions de GES d'ici 203054(*), en limitant à 39 % la consommation d'énergie primaire55(*) ou en portant à 40 % la part de la consommation d'énergies renouvelables dans la consommation finale brute d'énergie56(*).

Le graphique ci-dessous présente le contenu initial du paquet « Ajustement à l'objectif 55 »57(*).

Le paquet « Ajustement 55 » s'est substitué au paquet « d'Hiver »58(*), présenté par la Commission européenne le 30 novembre 2016.

Ce paquet était composé 3 règlements59(*) et de 4 directives60(*).

Tel qu'adopté, ce paquet poursuivait des objectifs d'ici 2030 de 40 % de réduction des émissions de GES61(*), 26 % de réduction de la consommation d'énergie primaire62(*) et 32 % de part de la consommation d'énergies renouvelables dans la consommation finale brute d'énergie63(*).

Il a été transcrit en droit national par la commission des affaires économiques du Sénat, via plusieurs ordonnances, autorisées par la loi « Énergie-Climat », du 8 novembre 201964(*), et ratifiées par la loi « Climat et résilience », du 21 août 202165(*).

2. Les objectifs du paquet « Ajustement 55 » de 2021 impactés par le plan REPowerEU de 2022

Dans le contexte de la guerre russe en Ukraine, la Commission européenne a présenté le plan « REPowerEU », le 8 mars 202266(*), pour réduire la dépendance aux combustibles fossiles russes, accélérer la transition énergétique et garantir la sécurité énergétique.

Ce paquet a conforté les ambitions du paquet « Ajustement 55 », en proposant de relever d'ici 2030, de 9 % à 13 % l'objectif de réduction de la consommation d'énergie - dans la directive sur l'efficacité énergétique - et de 40 à 45 % celui sur la part de la consommation d'énergies renouvelables dans la consommation finale brute d'énergie - dans la directive sur les énergies renouvelables. En définitive, ces objectifs ont été fixés respectivement, dans le premier cas, à 11,7 %67(*),68(*) - ce qui correspond à une réduction de 34 % de la consommation d'énergie primaire par rapport à 200569(*) - et, dans le second cas, à 42,5 % - en s'efforçant d'atteindre 45 %70(*).

Dans son contenu initial, le plan « REPowerEU » a également identifié des investissements intelligents à hauteur de 210 Mds€ d'ici 2027. L'enjeu est de parvenir à économiser 80 Mds€ d'importations pour le gaz, 12 Mds€ pour le pétrole et 1,7 Mds€ pour le charbon d'ici 2030. Parmi ces investissements, la Commission européenne a prévu 37 Mds€ pour produire 17 milliards de mètres cubes (Mdm3) de biométhane et 27 Mds€ pour produire 4 millions de tonnes (Mt) supplémentaires d'hydrogène renouvelable et en importer 10 Mt71(*).

Le graphique ci-dessous présente le contenu initial des actions du plan « REPowerEU »72(*) :

3. Les autres objectifs du paquet « Ajustement 55 » non impactés par le plan « REPowerEU »

D'autres objectifs européens importants, fixés par le paquet « Ajustement 55 », et laissés inchangés par le plan « REPowerEU », sont rappelés ci-après, de manière non exhaustive :

la directive sur les énergies renouvelables73(*) prévoit des objectifs d'ici 2030 de parts d'énergie renouvelable dans la consommation d'énergie finale de 29 % pour les transports74(*) et de 49 % pour le bâtiment75(*), de part de biogaz, de biocarburants avancés et de carburants renouvelables d'origine non biologique de 5,5 % pour les transports dont 1 point pour ces derniers carburants et de part de carburants renouvelables d'origine non biologique de 42 % pour l'hydrogène industriel76(*) ;

le règlement ReFuelEU Aviation77(*) fixe un objectif de carburants d'aviation durables de 2 % en 2025, 6 % en 2030 et 70 % en 2050, les carburants de synthèse pour l'aviation devant atteindre 1,2 % en 2030 et 35 % en 2050 ;

- le règlement FuelEU Maritime78(*) prévoit un objectif de réduction des émissions de GES de 2 % en 2025, 6 % en 2030 et 80 % en 2050, les carburants renouvelables d'origine non biologique pouvant compter double dans cet objectif, entre 2025 et 2034, et un objectif d'incorporation de 2 % pouvant s'appliquer en 203479(*).

le projet de directive sur les marchés du gaz naturel et renouvelable et de l'hydrogène80(*) fixe un objectif de réduction de GES de 70 % au gaz bas-carbone, à l'hydrogène bas-carbone et aux carburants bas-carbone ;

le projet de règlement sur les émissions de méthane dans le secteur de l'énergie81(*) prévoit un régime de déclaration et de contrôle de ces émissions et interdit le torchage et l'éventage pour les stations de captage, à compter du 1er janvier 2025, et l'éventage par des puits d'aérage des mines de charbon, à compter du 1er janvier 2027.

4. Un paquet « Ajustement 55 » au défi de son application, compte tenu de la faiblesse de ses normativité et sanction

Alors que son parcours législatif européen s'achève, le paquet « Ajustement 55 » est aujourd'hui confronté au défi de son application.

D'une part, il est nécessaire d'adapter le droit national au cadre européen. L'enjeu est d'intégrer les règlements (loi européenne sur le climat, ReFuelEU Aviation, FuelEU Maritime) et de transposer les directives (Énergies renouvelables, Efficacité énergétique) prises, de même que ceux à venir. À titre d'exemple, la directive sur les énergies renouvelables fixe des échéances de transposition entre le 1er juillet 2024 et le 21 mai 2025 et celle sur l'efficacité énergétique au plus tard le 11 octobre 2025.

D'autre part, il est nécessaire d'atteindre les objectifs européens même s'ils sont parfois peu normatifs ou dépourvus de sanctions. Les objectifs européens fixés en matière d'énergies renouvelables ou d'efficacité énergétique ne sont pas toujours contraignants, mais parfois indicatifs. Par le passé, on relèvera que des procédures ont été engagées par la Commission européenne à l'encontre de la France dans ces deux domaines.

Malgré un potentiel qui devrait placer la France aux premiers rangs des pays européens, la France n'a cessé d'accumuler les retards en termes de déploiement des énergies renouvelables. En 2023, la part des énergies renouvelables dans la consommation finale brute d'énergie a été de 20,7 %82(*), contre un objectif d'au moins 33 %, mentionné au 4° de l'article L. 100-4 du code de l'énergie. Ce retard a entraîné l'application de sanctions de la part de la Commission européenne.

La commission d'enquête estime que la France doit dorénavant prendre pleinement sa part à l'ambition déclarée de l'Union d'ici 2030.

C. LA TRANSITION ÉNERGÉTIQUE DÉSORMAIS CONFRONTÉE AU DÉFI DE SON APPLICATION ET DE SON ACCEPTATION SOCIALE

Tout comme l'UE, la France a adapté sa législation pour décarboner son économie mais la transition énergétique demeure confrontée au défi de son acceptation sociale et aux difficultés matérielles de son application.

1. Les objectifs énergétiques nationaux fixés par le code de l'énergie

Les objectifs énergétiques nationaux, de nature législative, inscrits dans le code de l'énergie83(*) poursuivent la décarbonation de l'économie.

La loi « Energie-Climat », du 8 novembre 201984(*), a actualisé les objectifs figurant à l'article L. 100-4 de ce code notamment :

- en introduisant l'objectif de « neutralité carbone » à l'horizon 2050, et en prévoyant une division par un facteur supérieur à 6 des émissions de GES entre 1990 et 2050, contre un facteur 4 auparavant (1°) ;

- en ajoutant aux objectifs de réduction de la consommation énergétique finale de 20 % d'ici 2030 et 50 % d'ici 2050 un jalon de 7 % dès 2023 (2°) ;

- en relevant de 30 à 40 % d'ici 2030 l'objectif de réduction de la consommation énergétique primaire des énergies fossiles (3°) ;

- en relevant de 22 à 33 % au moins d'ici 2030 la part des énergies renouvelables dans la consommation finale brute d'énergie, cette part étant d'au moins 40 % pour la production d'électricité, 38 % pour la consommation finale de chaleur, 15 % pour la consommation finale de carburant et 10 % pour la consommation de gaz (4°) ;

- en introduisant un objectif d'1 gigawatt par an d'éolien en mer attribué par appels d'offres d'ici 2024 (4° ter) ;

- en introduisant un objectif de 20 à 40 % d'hydrogène renouvelable ou bas-carbone dans les consommations industrielle et totale d'hydrogène d'ici 2030 (10°).

C'est la commission des affaires économiques du Sénat qui a introduit la référence à l'Accord de Paris, de 2015, et l'objectif en matière d'éolien en mer ; elle a également consolidé les objectifs proposés en matière d'énergies renouvelables et d'hydrogène renouvelable ou bas-carbone.

2. Les objectifs énergétiques nationaux prévus par la programmation nationale de l'énergie (PPE) et la stratégie nationale bas-carbone (SNBC)

Ces objectifs énergétiques législatifs sont complétés par des objectifs réglementaires fixés par la programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE) et la stratégie nationale bas-carbone (SNBC).

Prévue à l'article L. 141-1 du code de l'énergie, la PPE définit, sur deux périodes de cinq ans, les modalités d'action des pouvoirs publics pour la gestion de l'ensemble des formes d'énergie sur le territoire métropolitain continental.

Mentionnée à l'article L. 222-1 B du code de l'environnement, la SNBC définit, sur trois périodes de cinq ans, la marche à suivre pour conduire la politique d'atténuation des émissions de GES dans des conditions soutenables sur le plan économique à moyen et long termes.

Un décret du 21 avril 202085(*) est venu fixer l'actuelle PPE.

Elle a prévu des objectifs de réduction de la consommation finale d'énergie de 16,5 % d'ici 2028 et de réduction de la consommation d'énergie primaire fossile de 22 % pour le gaz naturel, 34 % pour le pétrole et 80 % pour le charbon (article 2).

À l'inverse, elle a prévu des objectifs de développement des énergies renouvelables d'ici 2028 avec :

- entre 157 et 169 TWh de chaleur et de froid produits à partir de la biomasse (article 4) ;

- entre 24 et 32 TWh de biogaz (article 5) ;

- 2,8 % de biocarburants avancés pour la filière gazole et 3,8 % pour la filière essence (article 7).

Un décret du 21 avril 202086(*) a, quant à lui, fixé l'actuelle SNBC.

Les budgets carbone87(*) ont été institués à 422 MtCO2eq, de 2019 à 2023, 359, de 2024 à 2028, et 300, de 2029 à 2033, contre 458 en 2015 (articles 2 et 3).

Ces budgets carbone ont été fixés à (article 4) :

- 128, 112 et 94 MtCO2eq pour les transports ;

- 78, 60 et 43 MtCO2eq pour le bâtiment ;

- 72, 62 et 51 MtCO2eq pour l'industrie ;

- 48, 35 et 30 MtCO2eq pour l'énergie.

3. L'encadrement des installations de production d'électricité à partir d'énergies fossiles

Au-delà des objectifs énergétiques, législatifs et réglementaires, les installations de production d'électricité à partir d'énergies fossiles sont encadrées.

La loi « Énergie-Climat », du 8 novembre 201988(*), a prévu qu'un plafond d'émission vienne, à compter du 1er janvier 2022, réguler les installations de production d'électricité à partir de combustibles fossiles émettant plus de 0,55 tCO2eq/MWh (article L. 311-5-3 du code de l'énergie).

L'enjeu était alors d'arrêter de recourir aux quatre dernières centrales à charbon pour la production d'électricité d'ici 2022.

Une habilitation à légiférer par ordonnance a été prévue par la loi précitée, afin de tirer les conséquences, sur le plan du droit social, de cet arrêt.

Sur ce fondement a été prise l'ordonnance n° 2020-921 du 29 juillet 2020 portant diverses mesures d'accompagnement des salariés dans le cadre de la fermeture des centrales à charbon. Un projet de loi de ratification n° 680 (2021-2022) a été déposé au Sénat le 15 juin 2022.

Cependant, le décret d'application initial, du 5 février 202289(*), a été modifié à deux reprises90(*),91(*) de sorte que cet arrêt n'est pas pleinement intervenu.

De plus, la loi « Pouvoir d'achat », du 22 août 202292(*), a consacré la possibilité de rehausser par décret le plafond d'émissions précité, en cas de menace sur la sécurité d'approvisionnement, et a tiré les conséquences d'une reprise temporaire d'activité pour ces installations, sur le plan du droit social.

Par ailleurs, la PPE interdit la délivrance de nouvelles autorisations aux installations de production d'électricité à partir de combustibles fossiles situées sur le territoire métropolitain continental dont la puissance est supérieure à un seuil : l'article R. 311-2 du code de l'énergie a prévu un seuil de 20 mégawatts (MW) pour le gaz naturel et 10 MW pour les autres combustibles.

4. L'arrêt progressif de l'exploration et de l'exploitation d'hydrocarbures sur l'ensemble du territoire national

Si la production d'électricité à partir d'énergies fossiles est donc encadrée, l'exploration et l'exploitation d'hydrocarbures doivent être arrêtées progressivement sur l'ensemble du territoire national.

D'une part, la loi « Fracturation hydraulique », du 13 juillet 201193(*), a permis de prohiber l'exploration et l'exploitation des mines d'hydrocarbures liquides ou gazeux par des forages suivis de fracturation hydraulique de la roche.

D'autre part, la loi « Hydrocarbures », du 30 décembre 201794(*) a permis d'interdire l'attribution de nouveaux permis de recherche ou de nouvelles concessions d'énergies fossiles95(*), de prévoir l'extinction des concessions existantes après 204096(*) et de conforter l'interdiction précitée de l'exploration et de l'exploitation concernant la fracturation hydraulique.

La réforme du code minier, conduite dans le cadre de la loi « Climat et résilience », du 22 août 2021, a maintenu ces interdictions ; dans le cadre de l'habilitation à légiférer par ordonnance, prévue à l'article 81 de cette loi, la commission des affaires économiques du Sénat a souhaité exclure expressément la Terre Adélie de l'application de la réforme, les activités minières ne devant pas s'y développer en application du protocole relatif à la protection de l'environnement dans l'Antarctique signé à Madrid le 4 octobre 1991, au traité sur l'Antarctique conclu à Washington le 1er décembre 1959.

Au total, 5 ordonnances ont été publiées en application de l'habilitation à légiférer par ordonnance susmentionnée :

- l'ordonnance n° 2022-534 du 13 avril 2022 relative à l'autorisation environnementale des travaux miniers ;

- l'ordonnance n° 2022-535 du 13 avril 2022 relative au dispositif d'indemnisation et de réparation des dommages miniers ;

- l'ordonnance n° 2022-536 du 13 avril 2022 modifiant le modèle minier et les régimes légaux relevant du code minier ;

- l'ordonnance n° 2022-537 du 13 avril 2022 relative à l'adaptation outre-mer du code minier ;

- l'ordonnance n° 2022-1423 du 10 novembre 2022 portant diverses dispositions relatives au code minier.

Un projet de loi ratifiant les quatre premières ordonnances a été déposé au Sénat le 20 avril 2022. De plus, un projet de loi ratifiant la dernière ordonnance a été déposé au Sénat le 4 janvier 2023.

5. Une loi quinquennale sur l'énergie toujours en suspens

La nouvelle programmation énergétique est encore attendue, à commencer par la loi quinquennale sur l'énergie.

Dans le cadre de la loi « Énergie-Climat »97(*), les commissions des affaires économiques du Sénat et de l'Assemblée nationale, avec l'appui du Gouvernement, ont prévu qu'une loi quinquennale sur l'énergie fixe notre prochaine programmation énergétique.

Cette loi a vu son champ être étendu par le Sénat à la rénovation énergétique et à l'autonomie énergétique, dès la loi « Énergie-Climat » de 201998(*), à l'hydroélectricité et à l'hydrogène renouvelable ou bas-carbone, par la loi « Climat et résilience » de 202199(*), ainsi qu'au stockage des énergies renouvelables, par la loi « Accélération des énergies renouvelables » de 2023100(*).

Depuis lors, l'article L. 100-1 A du code de l'énergie dispose qu'une loi « détermine les objectifs et fixe les priorités d'action de la politique énergétique nationale » à compter du 1er juillet 2023 puis tous les cinq ans.

Son champ doit englober au moins cinq domaines : la réduction des émissions de GES, la réduction de la consommation énergétique, le développement et le stockage des énergies renouvelables, la diversification du mix de production d'électricité, la rénovation énergétique des bâtiments et l'autonomie énergétique dans les outre-mer.

Cette loi doit prévaloir sur quatre documents réglementaires : la PPE, la SNBC, le plan national intégré en matière d'énergie et de climat (Pniec) et la stratégie de rénovation de long terme.

Depuis lors, le Gouvernement n'a présenté aucun texte législatif, en application de cet article L. 100-1 A du code de l'énergie.

Pourtant, il a organisé depuis 2021 des ateliers, une concertation publique, une concertation nationale et des groupes de travail101(*). De plus, il a présenté un avant-projet de loi sur la souveraineté énergétique, dont le titre premier, consacré à la programmation énergétique, a été retiré des consultations préalables.

Dans ce contexte, dans sa délibération du 19 janvier 2024, le Conseil national de la transition écologique (CNTE) « demande la présentation d'un calendrier de travail sur l'élaboration de la programmation énergie-climat ». Dans son avis du 25 janvier 2024, le Conseil supérieur de l'énergie (CSE) « regrette la suppression du titre programmatique, qui aurait permis de fixer un cap indispensable à la réussite de la transition énergétique et climatique ».

Dans un courrier au Premier ministre, publié le 2 avril 2024102(*), la présidente du Haut conseil pour le climat (HCC) a indiqué : « Le Haut conseil pour le climat souhaite attirer toute votre attention sur le niveau d'urgence actuel, tant en matière d'atténuation que d'adaptation, qui invite à réaffirmer fermement et sans délai la politique climatique de la France, en adoptant au plus vite les documents de programmation prévus dans la loi de 2019 relative à l'énergie et au climat. Le Haut conseil pour le climat a salué l'articulation et la mise en cohérence des différentes composantes des politiques climatiques présentées par le Secrétariat général à la planification écologique au Conseil national de la transition écologique du 12 juillet 2023, qui faisait écho aux recommandations formulées dans ses rapports. Cependant, à ce jour, le Haut conseil pour le climat constate qu'après plusieurs consultations et débats, ni la loi de programmation énergie et climat, ni la Stratégie française énergie et climat, ni la 3ème Stratégie nationale bas-carbone, ni le 3ème Plan national d'adaptation au changement climatique, ni la 3ème Programmation pluriannuelle de l'énergie n'ont été formellement adoptés, en dépit des obligations législatives. Ces documents sont essentiels afin de guider l'action climatique à long terme. Ces documents doivent en outre fixer le niveau des budgets carbone de la France pour les périodes 2029-2033 et 2034-2038 en cohérence avec l'atteinte de la neutralité carbone en 2050, établir les priorités d'action pour la production et la gestion de l'énergie au-delà de 2028, et fixer les nouveaux plafonds indicatifs d'émissions pour les transports internationaux et l'empreinte carbone de la France. Le Haut conseil pour le climat ne peut que s'inquiéter du risque de recul de l'ambition de la politique climatique induit par les dérives de calendrier de ses instruments les plus structurants. »

Le Premier ministre a annoncé, le 15 mars dernier, le lancement d'une nouvelle consultation sur la PPE et la SNBC. Puis, le ministre chargé de l'énergie a indiqué par voie de presse, le 10 avril dernier, le renoncement du Gouvernement à légiférer sur les objectifs énergétiques nationaux. La difficulté à trouver un chemin parlementaire, entre les soutiens à l'énergie nucléaire et ceux aux énergies renouvelables, de même qu'une volonté globale du Gouvernement de moins légiférer, ont pu être avancées par lui pour justifier ce renoncement.

Pour autant, il s'agit bien là d'un véritable contournement du Parlement, contraire à la loi votée et aux engagements pris. Et un débat manqué sur notre politique énergétique nationale, de même que notre souveraineté et notre transition énergétiques. La guerre en Ukraine remet au premier plan la souveraineté énergétique, le rôle de régulation de l'État et la protection des intérêts stratégiques.

D. LA SOUVERAINETÉ ÉNERGÉTIQUE À NOUVEAU PRÉGNANTE DEPUIS LE LANCEMENT DE LA GUERRE RUSSE EN UKRAINE

1. Du plan « REPowerEU » aux sanctions économiques européennes

Lors de la réunion informelle des chefs d'État ou de Gouvernement à Versailles, les 10 et 11 mars 2022103(*), et à l'issue du Conseil européen à Bruxelles, les 24 et 25 mars 2022104(*), a été convenu le principe pour l'Union européenne de se défaire progressivement de sa « dépendance aux importations de gaz, de pétrole et de charbon russes, et ce dès que possible ».

Comme évoqué plus haut, le 8 mars 2022, la Commission européenne a présenté l'action conjointe REPowerEU selon laquelle « la dépendance aux combustibles fossiles issus de Russie peut être progressivement éliminée bien avant 2030 »105(*). Le 8 mai 2022, elle a dévoilé le plan REPowerEU qui « vise à réduire dès que possible notre dépendance à l'égard des combustibles fossiles russes »106(*).

Treize paquets de sanctions européennes ont été adoptés à l'encontre de la Russie107(*). 1 706 personnes et 419 entités ont été concernées. 21,5 Mds€ d'avoirs et 300 Mds€ d'actifs ont été gelés. 48 Mds€ d'exportations et 91,2 Mds€ d'importations ont été placés sous sanctions108(*).

S'agissant du secteur de l'énergie, plusieurs mesures109(*) ont été prises :

- l'interdiction de l'importation du pétrole brut et des produits pétroliers raffinés transportés par voie maritime110(*) ;

- l'interdiction de l'importation du charbon ;

- l'interdiction de l'importation du gaz de pétrole liquéfié (GPL) ;

- le plafonnement des prix du pétrole brut importé par voie maritime, à 60 $ le baril, des produits pétroliers négociés avec une décote, à 45 $ le baril, et des produits pétroliers avec une prime, à 100 $ le baril ;

- l'interdiction de nouveaux investissements énergétiques, sauf exception pour l'énergie nucléaire ou le transport énergétique, de nouveaux investissements miniers, sauf exception pour certaines matières premières, d'exportation de certaines technologies de raffinage et de réservation des capacités de stockage de gaz.

Au total, ces mesures ont pour effet de réduire en totalité les importations de charbon et autour de 90 % celles de pétrole. Cela représente pour la Russie un manque à gagner de 8 Mds€ par an pour le charbon111(*),112(*).

Le graphique ci-après113(*), synthétise les sanctions économiques prises par l'UE à l'encontre de la Russie en matière d'énergie.

2. Les évolutions législatives nationales pour garantir la sécurité et la souveraineté énergétiques

En France, plusieurs dispositions législatives ont été prises pour renforcer la sécurité et la souveraineté énergétiques.

D'une part, la loi « Pouvoir d'achat », du 22 août 2022114(*), a prévu, en cas de menace sur la sécurité d'approvisionnement, des dispositions permettant d'imposer une trajectoire de remplissage des infrastructures de stockage gazier (article L. 421-7-2 du code de l'énergie), de restreindre, suspendre ou réquisitionner les installations de production d'électricité utilisant du gaz naturel (article L. 143-6-1 du même code), d'autoriser un terminal méthanier flottant pour une durée d'exploitation n'excédant pas 5 ans (articles 29 et 30 de cette loi), de mettre à disposition les capacités d'effacement ou les installations de stockage disponibles (articles L. 321-17-1 et L. 321-17-2 du même code). Dans le même temps, cette loi a facilité l'interruption de fourniture de gaz pour les consommateurs industriels et prohibé l'interruption de la fourniture d'électricité115(*) pour les consommateurs particuliers (articles L. 431-6-2 du code de l'énergie et L. 115-3 du code de l'action sociale et des familles).

D'autre part, la loi « EDF », du 11 avril 2024116(*), a fait de ce groupe une société anonyme d'intérêt national détenue à 100 % par l'État, contre à plus de 70 % par le passé (article L. 111-67 du code de l'énergie). Auparavant, la loi de finances rectificative pour 2022, du 16 août 2022117(*), a autorisé à mobiliser 12 Mds€ pour porter le capital de l'État de 84 à 100 % ; dans le même ordre d'idées, la loi « Pouvoir d'achat », du 22 août 2022118(*), a permis de mieux encadrer le dispositif de l'accès régulé à l'électricité nucléaire historique (Arenh), en abaissant son plafond de 150 à 120 TWh et en relevant son prix de 42 à 49,5 €119(*) par MWh (articles L. 336-2 et L. 337-16 du code de l'énergie).

Enfin, dans le cadre des textes financiers, le Gouvernement a institué un « bouclier tarifaire » à l'intention des consommateurs d'électricité et de gaz. Plusieurs mesures ont été prises : boucliers individuel et collectif pour l'électricité et le gaz, mécanismes d'amortisseur et de suramortisseur, aides complémentaires aux très petites entreprises (TPE)... Son coût s'est élevé à 36,8 Mds€ de 2021 à 2024, dont 2,9 Mds€ pour 2024120(*).

3. Des mesures nationales et européennes encore insuffisantes pour prévenir les risques de dépendance et d'émission

Les mesures prises, aux échelons européen et national, ont permis de réduire la dépendance des économies européennes, dont celle de la France, aux importations d'hydrocarbures russes.

Ce progrès a été relevé par Bruno Le Maire, ministre de l'économie, devant la commission d'enquête : « Le gaz russe représente encore 15 % des importations de gaz naturel de l'Union européenne, soit sous forme de GNL - pour 7 % -, soit par le biais de gazoducs à travers l'Ukraine et la mer - pour un peu plus de 9 %. L'objectif est de sortir de cette dépendance, déjà fortement réduite, d'ici 2027. »

Pour autant, un risque de dépendance et d'émission demeure. D'une part, si la Russie ne représente plus que 6,1 % du GNL et 8,7 % du gaz par gazoduc importés dans l'Union européenne, 19,40 % du gaz est issu des États-Unis, 14,10 % d'Afrique du Nord et 5,30 % du Qatar121(*). D'autre part, le GNL est émetteur de GES.

Devant la commission d'enquête, le professeur Jean-Marc Jancovici a rappelé l'importance de ces émissions : « Le GNL américain n'est particulièrement pas bas-carbone en raison des émissions fugitives aux États-Unis associées à l'extraction et au transport du gaz. L'Energy Institute, ancien BP Statistical Review a publié des statistiques qui m'ont éberlué. Les émissions fugitives et de process liées au gaz représenteraient 4 milliards de tonnes équivalent CO2 par an dans le monde. C'est absolument considérable. Si on impute au gaz ces émissions-là, globalement, par unité d'énergie, il se situe au-dessus du pétrole, si ces chiffres sont exacts bien entendu ».

Pour autant, Louis Gallois, président de la Fabrique de l'Industrie, a estimé que le GNL peut être utile pour le secteur maritime : « Je ne suis pas un technicien, et je n'ai pas vérifié moi-même si le GNL était meilleur ou pire que le pétrole. Mais je lis que certains spécialistes s'interrogent sur cette question. Je lis également que des fuites sont constatées pour le gaz de schiste, sur les puits, au moment de la liquéfaction et au moment de la regazéification. Il existe une question, à laquelle je n'ai pas la réponse. Je suppose toutefois que le GNL est préférable au mazout lourd des bateaux, et qu'à ce titre il présente un intérêt. Je ne veux donc pas condamner le GNL. » Au reste, Rodolphe Saadé, président-directeur général (P-DG) de CMA-CGM, a évoqué l'intérêt de l'utilisation du GNL dans la stratégie de décarbonation de sa propre compagnie : « Le GNL n'est pas une solution définitive, ne réglera pas la question, mais il permet tout de même de réduire nos émissions de CO2 de 15 à 20 % - c'est un bon début ! »

III. LE RÔLE AMBIGU DE L'ÉTAT DANS LA TRANSITION ÉNERGÉTIQUE ET LE RISQUE DE LAISSER LES ACTEURS ÉCONOMIQUES LIVRÉS À EUX-MÊMES

Face à l'urgence de la situation, l'État dispose de nombreux leviers pour favoriser l'atteinte de ces objectifs internationaux, européens et nationaux ambitieux. Néanmoins, il doit composer avec des contraintes économiques et géopolitiques fortes.

A. DES LEVIERS PUISSANTS EN MATIÈRE DE TRANSITION ET DE SOUVERAINETÉ ÉNERGÉTIQUES

L'État dispose de leviers puissants en matière de transition et de souveraineté énergétiques : les participations, les subventions, la régulation ou encore la taxation.

1. Les participations

En premier lieu, l'État actionnaire dispose de participations publiques dans le secteur de l'énergie. Ce secteur a concentré 50,3 % de la valeur du portefeuille coté de l'État en 2022 et 18,8 % en 2023, la diminution s'expliquant par le retrait de la cotation du groupe EDF122(*). La participation de l'État dans EDF, à hauteur de 100 %, est consacrée à l'article L. 111-67 du code de l'énergie123(*), tandis que celle dans Engie, via au moins une action au capital, figure à l'article L. 111-68 du même code124(*).

À l'occasion de son audition devant la commission d'enquête, Alexis Zajdenweber, commissaire aux participations de l'État, a rappelé que l'État actionnaire promeut la décarbonation à travers un cadre doctrinal formalisé dans une charte et prenant notamment la forme d'une politique de rémunération ou d'une politique d'achat : « Pour ce faire, nous avons défini un cadre doctrinal. Nous publions depuis 2001 la Charte de l'État actionnaire en matière de responsabilité sociale, sociétale et environnementale des entreprises. Elle ne se limite pas à la décarbonation, mais celle-ci occupe une place centrale. Nous demandons aux entreprises dont l'État est actionnaire de s'engager vers une économie bas-carbone, en se fixant des objectifs ambitieux de réduction de leur empreinte carbone. En 2023, nous avons formulé un certain nombre de demandes pour que nos entreprises intègrent des critères de responsabilité sociale et environnementale dans les rémunérations variables de leurs dirigeants, représentant de 15 % à 20 % du montant, avec un minimum de 5 % pour le climat et la réduction des gaz à effet de serre. Nous engageons des dialogues autour de la politique d'achat, notamment en faveur du développement de l'achat responsable et de la participation à la décarbonation. »

Lors de son audition, le commissaire a indiqué que l'État intervient auprès d'entreprises stratégiques, exerçant des missions de service public ou d'intérêt général ou encore en difficulté. Il a justifié les participations de l'État dans EDF et Engie du fait du secteur stratégique du nucléaire mais aussi de la gestion monopolistique des réseaux d'électricité et de gaz : « Les entreprises dans lesquelles nous sommes actionnaires - je pense à EDF et à Engie - exercent des missions spécifiques, liées à la gestion monopolistique de réseaux. Ces missions sont encadrées par la législation européenne. Néanmoins, la distribution, le transport et le stockage d'électricité ou de gaz distinguent certaines entreprises d'une entreprise comme Total, lorsqu'elles commercialisent du gaz ou de l'électricité ou lorsqu'elles produisent de l'électricité en France. Par ailleurs, il existe une spécificité propre à EDF, à savoir la gestion du parc nucléaire français, qui est une part importante de son activité en France, laquelle est surveillée par les autorités compétentes. »

S'agissant du groupe TotalEnergies, le commissaire a précisé que l'État a détenu plus de 50 % du capital de Elf et plus de 30 % de celui de Total dans les années 1980-1990 (voir encadré ci-après). Il s'en est par la suite désengagé en raison de l'absence d'enjeux stratégiques et de l'évolution des règles européennes : « En résumé, à la fin des années 1990, l'État n'est plus actionnaire ni d'Elf, si ce n'est de manière symbolique, ni de Total. Au moment où l'opération de la fusion s'enclenche, l'État ne dispose plus que d'une action spécifique dans Elf. Le gouvernement de l'époque a décidé - le débat a eu lieu - de ne pas activer l'action spécifique et de laisser l'opération aller à son terme. Selon nos recherches, les considérations qui ont conduit à cette décision tiennent au fait qu'il s'agissait d'une fusion entre deux entreprises françaises, et qu'il n'y avait pas d'enjeu stratégique à l'empêcher. Parallèlement, en 1999, la Commission européenne a engagé une procédure contre cette action spécifique - je ne sais pas si c'était directement lié à l'opération de fusion -, considérant qu'elle n'était pas suffisamment fondée au regard des critères de sécurité nationale, de santé publique ou d'autres encore, qui sont ceux qui permettent de recourir à une telle action. Cette procédure a abouti à une décision de la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE) supprimant cette action spécifique, si bien qu'en 2002, l'État n'est plus détenteur d'actions au sein du groupe Total. Voilà comment s'arrête l'historique des participations directes de l'État au sein de Total. »

L'historique des participations de l'État dans Total et ELF Aquitaine

À la demande de la commission d'enquête, le groupe TotalEnergies a rappelé l'historique des participations de l'État dans Total, Elf Aquitaine et Pétrofina.

Tout d'abord, la Compagnie française des pétroles, ancêtre de Total, a été créée en tant que société privée en 1924 puis introduite en bourse à Paris en 1929.

L'État français est entré au capital de cette société en 1931 (avec une participation de 35 % et un avis sur la nomination de ses dirigeants), puis a amorcé un retrait en 1992 (avec une participation réduite à 5,4 %) et en 1996 (avec une participation inférieure à 1 %).

Plus encore, ELF Aquitaine a été créée comme société nationale, soit une entreprise publique ouverte aux capitaux privés, en 1976125(*).

L'État français a détenu la majorité du capital de cette société dès sa création (avec une participation de 70 %), puis a engagé un reflux en 1986, (avec une participation réduite à 56 %) en 1994 (avec une participation réduite à 13 %) et en 1996 (avec une participation inférieure à 1 %).

Un décret du 13 décembre 1993126(*) a institué une action spécifique au sein de cette société, conférant à l'État français deux sièges, avec voix consultative, au conseil d'administration et prévoyant l'approbation par le ministre chargé de l'économie pour tout « franchissement à la hausse des seuils de détention directe ou indirecte de titres, quelle qu'en soit la nature ou la forme juridique, du dixième, du cinquième ou du tiers du capital ou des droits de vote de la société par une personne physique ou morale, agissant seule ou de concert ».

Pétrofina a été créé en tant qu'entreprise privée, sans participation connue de l'État français, en 1920.

Avec le rachat de ELF Aquitaine par TotalFina, le 22 mars 2000, est né le groupe Total.

Un décret du 3 octobre 2002127(*) a abrogé le décret précité du 13 décembre 1993, mettant fin à la totalité des droits attribués à l'État français, afin, selon le groupe TotalEnergies, de « [prendre en compte] les prérogatives de l'Union Européenne, au titre du droit de la concurrence, et l'arrêt de la Cour de justice des Communautés européennes du 4 juin 2002128(*) »

TotalEnergies SE est actuellement une société cotée à capitaux privés.

2. Les subventions

En deuxième lieu, l'État stratège mobilise des subventions en direction de la transition énergétique. Des dispositifs de soutien à la production d'électricité et de gaz renouvelables, mais aussi d'hydrogène renouvelable ou bas-carbone, figurant notamment aux articles L. 314-1, L. 314-18129(*), L. 446-4, L. 446-5, L. 446-17130(*) et 812-1131(*) du code de l'énergie. Pour l'électricité et le gaz, il peut s'agir d'une obligation d'achat ou d'un complément de rémunération, attribués par guichets ouverts ou par appels d'offres : dans tous les cas, les dispositifs viennent compenser pour les producteurs les surcoûts induits par les charges de services publics de l'énergie (CSPE). Pour l'hydrogène, il peut s'agir d'une aide à l'investissement ou au fonctionnement, qui n'est pas opérée à ce stade par les CSPE132(*). Ces dispositifs ont représenté des engagements entre 106 et 177 Mds€ pour l'électricité et de 13 Mds€ pour le gaz à fin 2021 ; pour l'année 2024, le niveau estimé du soutien apporté à l'électricité est négatif, à hauteur de 2,7 Mds€, celui au gaz positif, de 876 M€, et celui à l'hydrogène positif, de 680 M€133(*).

Fait notable, à l'initiative de la commission des affaires économiques du Sénat, l'accès aux dispositifs de soutien public a été conditionné à un « bilan carbone » pour l'électricité et le gaz puis l'hydrogène renouvelable, aux articles L. 314-1 A, L. 446-1 et L. 812-1 du code de l'énergie134(*).

En dehors du soutien budgétaire alloué par l'État, on dénombre d'autres formes de soutien :

- d'une part, il existe des taux de réfaction tarifaires - entre 40 et 100 % - dont bénéficient les producteurs d'électricité ou de gaz renouvelables dans les tarifs d'accès aux réseaux de distribution et de transport d'électricité ou de gaz, aux articles L. 341-2, L.452-1, L. 452-1-1 du code de l'énergie135(*) ;

- d'autre part, il existe des garanties d'origine ou de traçabilité ou des certificats de production pour l'électricité, le gaz ou l'hydrogène renouvelables, mentionnés aux articles L. 314-14136(*), L. 446-18, L. 446-31137(*), L. 821-2 et L. 821-3138(*) du code de l'énergie ;

- enfin, les collectivités territoriales apportent un soutien, aux côtés de l'État, via notamment les sociétés de production d'énergies renouvelables, mentionnées aux articles L. 2253-1, L. 3231-6 et L. 4211-1 du code général des collectivités territoriales139(*).

Bpifrance, « banque du climat » détenue par l'État et la Caisse des dépôts, mobilise plusieurs leviers de soutien à la transition énergétique :

- le financement des énergies renouvelables : entre septembre 2020 et fin 2023, environ 5,9 Mds€ de financements ont été mobilisés pour plus de 540 projets d'énergie renouvelable. Bpifrance a aussi lancé fin 2023 un fonds de garantie pour les contrats « PPA » (corporate purchase agreement).

- l'accompagnement des entreprises dans la décarbonation grâce à des offres de diagnostics techniques et de conseils ;

- la mobilisation de prêts verts et de garanties « vertes » pour soutenir les investissements nécessaires à la transition privée : à fin 2023, Bpifrance indique que plus de 2 milliards d'euros de prêts « verts » ont été signés. Le fonds de garantie de Bpifrance, alimenté via le programme 134 de la mission « Économie » du budget général permet à l'État de couvrir le risque financier de certains crédits ;

- le financement de l'innovation dans le domaine climatique via différents outils comme des subventions, des avances remboursables, des prêts à l'innovation et à l'amorçage destinés aux Green Tech ;

- des investissements en fonds propres, directement au sein d'entreprises140(*), ou au travers du FIEE, le Fonds d'investissement dédié aux entreprises des secteurs de la transition écologique ;

- un dialogue actionnarial au sein de son portefeuille de participations pour sensibiliser les administrateurs aux questions climatiques, encourager la mise à l'agenda du climat au conseil d'administration et l'introduction de critères climatiques dans la rémunération variable des dirigeants ;

- des garanties publiques à l'export : Bpifrance Assurance Export, ex-Coface, garantit les crédits exports de projets d'entreprises françaises à l'étranger. Depuis la loi de finances pour 2023, les garanties publiques à l'export sont interdites pour les projets pétroliers et gaziers. Bpifrance a mis en place un bonus climatique permettant de valoriser les projets durables au sens de la taxonomie européenne en augmentant l'assiette de la garantie export pouvant leur bénéficier. Selon les données transmises par Bpifrance à la commission d'enquête, ce bonus aurait bénéficié à 10 projets en 2022 et 5 en 2023.

3. La régulation

En troisième lieu, l'État régulateur ajuste la règlementation en direction de la transition énergétique. Les fournisseurs ou distributeurs d'hydrocarbures, tout comme ceux d'électricité ou de gaz, sont assujettis aux certificats d'économies d'énergie (C2E) : mentionnés à l'article L. 221-1 du code de l'énergie141(*), les C2E sont délivrés à des personnes obligées ou éligibles142(*), en contrepartie de la réalisation d'opérations d'économies d'énergie auprès des particuliers ou d'entreprises. Pour la cinquième période d'application des C2E, c'est-à-dire du 1er janvier 2022 au 31 décembre 2025, leur volume a été porté de 2 500 térawattheures cumac (TWhc) à 3 100 TWhc, par un décret du 27 octobre 2022143(*). Au 1er janvier 2022, 852 TWhc ont été livrés, dont 524 au titre des opérations classiques et 318 au titre des opérations précarité144(*).

Outre les C2E, la régulation appliquée par l'État passe par :

des obligations, telles que celle d'établir un bilan des émissions de GES et un plan de transition pour les réduire - présentant les objectifs, les actions et les moyens -, tous les 4 ans pour les entreprises de plus 500 personnes145(*) et tous les 3 ans pour l'État, les régions, les départements, les communautés urbaines ou d'agglomération et les communes ou leurs groupements de plus de 50 000 habitants notamment, conformément à l'article L. 229-25 du code de l'environnement146(*) ;

des simplifications, les récentes lois d'accélération en matière d'énergie nucléaire147(*), d'énergie renouvelable148(*) et d'industrie verte149(*) ayant eu pour point commun de faciliter et d'accélérer l'implantation, le raccordement et le développement des projets industriels liés à la transition énergétique ;

des interdictions, telles que celle pour l'État d'attribuer une garantie en vue de l'exportation de biens et de services pour des opérations ayant pour objet direct l'exploration, la production, le transport, le stockage, le raffinage ou la distribution de charbon ou d'hydrocarbures liquides ou gazeux ainsi que la production d'énergie à partir de charbon, conformément à l'article L. 432-1 du code des assurances150(*),151(*).

À l'occasion de son audition par la commission d'enquête, Nicolas Dufourcq, directeur général de BpiFrance, a rappelé le caractère inédit de cette interdiction : « Une telle disposition est unique au monde : l'État français, via Bpifrance Assurance Export, est le seul État à avoir fait figurer cette interdiction dans la loi. Les mesures analogues prises par nos partenaires européens relèvent des politiques internes de leurs agences d'assurance-crédit. »

4. La fiscalité

En dernier lieu, l'État collecteur utilise la fiscalité en direction de la transition énergétique. La fiscalité énergétique est importante puisque son niveau estimé, pour l'année 2024, atteint 31,7 Mds€ pour la taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques (TICPE), 2,1 Mds€ pour celle sur le gaz naturel (TICGN) et un montant nul pour celle sur l'électricité152(*). Récemment ont été institués une contribution sur la rente inframarginale de la production d'électricité (Crim), pour capter les revenus de marché tirés de la fourniture d'électricité entre le 1er juillet 2022 et le 31 décembre 2024, à l'article 54 de la loi de finances pour 2023 et un crédit d'impôt au titre des investissements dans l'industrie verte (C3IV) pour accompagner les investissements au titre des batteries électriques, de l'éolien, des panneaux solaires et des pompes à chaleur jusqu'au 31 décembre 2025, à l'article 244 quater I du code général des impôts153(*).

Lors de son audition devant la commission d'enquête, Bruno Le Maire, ministre de l'économie, s'est félicité de la mise en oeuvre du C3IV : « Nous sommes le seul pays européen qui a mis en place un crédit d'impôt équivalent à l'Inflation Reduction Act (IRA), même si les montants ne sont pas les mêmes, pour soutenir les investissements dans l'industrie verte. » En revanche, il a reconnu les difficultés d'application de la Crim : « S'agissant de la contribution sur les rentes inframarginales, je souhaite que nous y travaillions ensemble. Je ne vais prendre aucune décision seul sur des sujets aussi sensibles. Selon la Commission de régulation de l'énergie (CRE), notre dispositif devait rapporter plus de 3 milliards d'euros en 2023. Il n'a rapporté que 300 millions d'euros ! Ce n'était pas mon évaluation ; j'ai fait avec. Il nous faut, tous ensemble, régler ce problème. »

5. Des leviers nationaux impactés par le nouveau cadre européen

Au total, les leviers d'intervention de l'État français en faveur de la transition énergétique, déjà bien étoffés, sont profondément impactés par le nouveau cadre européen.

Tout d'abord, le règlement n° 2020/852 du 18 juin 2010154(*), sur la « taxonomie verte européenne » est venue classer les activités économiques au regard de leur impact environnemental. Cette taxonomie poursuit 6 objectifs environnementaux : l'atténuation du changement climatique ; l'adaptation au changement climatique ; l'utilisation durable et la protection des ressources aquatiques et marines ; la transition vers une économie circulaire ; la prévention et la réduction des pollutions ; la protection et la restauration de la biodiversité et des écosystèmes. Elle prévoit 3 activités économiques : d'abord, celles durables, qui poursuivent au moins l'un des objectifs environnementaux précités et ne causent aucun préjudice aux autres ; ensuite, celles transitoires, pour lesquelles aucune solution de remplacement n'existe ; enfin, celles habilitantes, qui permettent à d'autres activités de poursuivre ces objectifs. Si le règlement vise à renforcer les règles de transparence financière et à réorienter les investissements privés, il ambitionne également de servir de point d'appui aux politiques publiques.

Plus encore, dans son contenu initial, la proposition de règlement « Net-zero Industry Act » (NZIA)155(*) vise à faciliter les investissements dans les technologies zéro net. Ces technologies sont ; les technologies solaires photovoltaïques et solaires thermiques ; les technologies éoliennes terrestres et renouvelables en mer ; les technologies de batterie/de stockage ; les pompes à chaleur et technologies géothermiques ; les électrolyseurs et piles à combustible ; les technologies durables de biogaz/biométhane ; les technologies de captage et de stockage du carbone ; les technologies des réseaux. Ces technologies peuvent être qualifiées d'innovantes, si elles n'ont pas atteint un niveau de maturité technologique suffisant, ou de stratégiques, si elles ont une incidence positive sur le système énergétique ou la chaîne industrielle. Plusieurs souplesses sont prévues pour ces projets : réduction de la charge administrative, facilitation de l'accès aux marchés publics, institution de bacs à sable réglementaires156(*), conclusions de partenariats industriels.

Dans le même esprit, dans son contenu initial, la proposition de règlement « Critical Raw Material Act » (CRMA) tend à garantir l'approvisionnement en matières premières critiques157(*). D'une part, il définit les matières critiques et matières stratégiques. D'autre part, il institue un soutien pour les projets stratégiques, prévoit des mesures de suivi et de préparation aux risques et renforce les critères de durabilité et les exigences de recyclabilité.

Dans ce contexte, des projets importants d'intérêt européen commun (PIIEC) ont été institués afin de décarboner la politique industrielle et consolider l'autonomie stratégique. Institués à compter de 2018, ils sont au nombre de sept, dont un pour les batteries électriques (3,2 Mds€ de financements européens), un pour les technologies de l'hydrogène (5,4 Mds€) et un pour les usages de l'hydrogène (5,2 Mds€)158(*).

Enfin, dans leurs contenus initiaux, les réformes des marchés électriques et gaziers prévoient de nouveaux outils de soutien à la transition énergétique. D'une part, la proposition de règlement sur l'organisation du marché de l'électricité159(*) prévoit d'instituer deux catégories de contrats de long terme pour les investissements dans la production d'électricité : les contrats d'écart compensatoire bidirectionnels (Contracts for Difference - CfD) doivent être mis en oeuvre par les États membres, dès lors qu'ils optent pour un régime de soutien direct des prix, afin de promouvoir les investissements dans les nouvelles installations de production d'électricité ainsi que le rééquipement, l'agrandissement ou la prolongation de celles existantes (pour les énergies éolienne, solaire, géothermique, hydroélectrique160(*) et nucléaire) ; les accords d'achat d'électricité (Power Purchase Agreements - PPA) peuvent être appuyés par les États membres, par un régime de garantie des prix, pour soutenir l'achat d'électricité renouvelable. D'autre part, la proposition de règlement sur les marchés du gaz et de l'hydrogène161(*) prévoit l'application de taux de réfaction tarifaire pour l'injection à partir d'installations de production de gaz renouvelable et bas-carbone, de stockage et de GNL.

B. DES LEVIERS PLUS INDIRECTS EN MATIÈRE DE TRANSPARENCE FINANCIÈRE ET EXTRA-FINANCIÈRE

La France s'est dotée d'un cadre juridique ambitieux concernant la transparence des entreprises sur leurs objectifs en matière climatique et les moyens mis en oeuvre pour les atteindre.

Les obligations des entreprises en la matière répondent à deux logiques qui s'autoentretiennent : il s'agit autant de garantir l'information éclairée des investisseurs et des consommateurs que d'inciter progressivement les entreprises à modifier leurs pratiques.

Néanmoins, ces outils sont davantage tournés vers les moyens mis en oeuvre que vers l'atteinte d'objectifs contraignants : ils ont donc des effets contrastés sur l'engagement des entreprises dans la transition énergétique.

Sans prétendre à l'exhaustivité, la commission d'enquête s'est intéressée aux informations extra-financières publiées par les entreprises, à leur devoir de vigilance ainsi qu'à la labellisation durable des produits financiers.

1. Les obligations de communication d'informations extra-financières

Depuis la loi « Grenelle II » de 2010162(*) et l'introduction du bilan des émissions de gaz à effet de serre (Beges), la France applique un cadre juridique ambitieux en matière de communication (reporting) d'informations extra-financières.

Ce cadre précurseur a été complété par la directive dite « NFRD » (non financial reporting directive) de 2014163(*) puis par la directive dite CSRD (corporate sustainability reporting directive)164(*) de 2022, applicable en droit interne depuis le 1er janvier 2024.

a) La déclaration de performance extra-financière

Les obligations de reporting d'informations extra-financières étaient, jusqu'à l'exercice 2024, régies par la directive dite « NFRD » de 2014, transposée par une ordonnance en 2017165(*). Témoignant de l'avance prise par la France en la matière, sa transposition a inclus une obligation de reporting sur les émissions de GES « scope 3 », déjà prévue par la loi « Grenelle II » mais non imposée par la directive NFRD.

En vertu de ce cadre juridique, doivent élaborer et publier une déclaration de performance extra-financière (DEPF) :

les sociétés cotées employant plus de 500 salariés et dont le bilan est supérieur à 20 millions d'euros ou dont le chiffre d'affaires net est supérieur à 40 millions d'euros ;

- les autres sociétés de plus de 500 salariés si leur bilan ou leur chiffre d'affaires est supérieur à 100 millions d'euros.

La DPEF est incluse dans le rapport de gestion présenté par le conseil d'administration ou le directoire à l'assemblée générale de la société. Conformément à l'article L. 225-102-1 du code de commerce, la DPEF inclut les « informations sur la manière dont la société prend en compte les conséquences sociales et environnementales de son activité, incluant les conséquences sur le changement climatique de son activité et de l'usage des biens et services qu'elle produit, ainsi que sur ses engagements sociétaux en faveur du développement durable, de l'économie circulaire, de la lutte contre le gaspillage alimentaire et en faveur de la lutte contre les discriminations et de la promotion des diversités. Il fait état des accords collectifs conclus dans l'entreprise et de leurs impacts sur la performance économique de l'entreprise ainsi que sur les conditions de travail des salariés. » Pour les sociétés cotées, à ces informations s'ajoutent « les effets de leur activité quant au respect des droits de l'homme et à la lutte contre la corruption et l'évasion fiscale. »166(*)

Le décret pris en application de l'article L. 225-102-1 du code de commerce prévoit que la DPEF doit être structurée de la façon suivante167(*) :

- une présentation du modèle d'affaires de la société ;

- pour chaque catégorie d'informations, une description des principaux risques liés au modèle d'affaires de l'entreprise ;

- une description des politiques appliquées ou les procédures de diligences normales pour prévenir et identifier ces risques ;

- les résultats de ces politiques incluant des indicateurs clés de performance.

Les obligations d'informations de la DPEF ont été renforcées par l'entrée en vigueur en 2020 du règlement « Taxonomie »168(*) mentionné ci-dessus qui établit un système de classification commun permettant d'identifier les activités économiques considérées comme durables. Depuis le 1er janvier 2022, les entreprises soumises à la DPEF sont tenues de publier des informations sur leur alignement avec les objectifs climatiques de la taxonomie, c'est-à-dire sur la façon dont leurs activités et leurs investissements sont alloués vers des activités considérées comme durables d'un point de vue climatique.

Le baromètre RSE 2023 du cabinet Mazars169(*) concluait qu'en 2022, si les entreprises ont bien publié leurs « ratios » d'alignement à la taxonomie, « des divergences méthodologiques subsistent pouvant créer des disparités dans un même secteur d'activité et rendant de fait la comparabilité encore difficile. »

b) Le rapport de durabilité

Depuis le 1er janvier 2024, la directive relative au reporting des entreprises en matière de durabilité, dite CSRD s'applique progressivement.

Par rapport à la NFRD qui prévoyait la DPEF, la CSRD introduit, avec le « rapport de durabilité »,les évolutions suivantes :

- elle étend le champ des entreprises concernées : en 2025, les entreprises soumises à la DPEF seront tenues de publier un rapport de durabilité sur l'exercice 2024 ; en 2026, les entreprises de plus de 250 salariés pour l'exercice 2025 et en 2027, les PME cotées en bourse pour l'exercice 2026 ;

- elle renforce et standardise les obligations de reporting en s'appuyant sur les nouvelles normes européennes d'informations de durabilité - ESRS (european sustainability reporting standards) définies par un règlement délégué. Contrairement au cadre issu de la DPEF qui laissait le choix aux entreprises des indicateurs publiés, la CSRD impose des obligations d'informations détaillées et spécifiques avec des exigences qualitatives en termes de comparabilité, de représentation fidèle, de vérifiabilité et de compréhensibilité. Selon l'AMF, « La directive CSRD va accroître considérablement le nombre et la qualité des informations extra-financières que devront publier les sociétés concernées. »170(*) ;

- elle introduit une « double matérialité » : une matérialité d'impact et une matérialité financière. Elle requiert non seulement des informations sur les impacts de l'activité de l'entreprise sur le climat, la biodiversité ou d'autres domaines qu'elle précise, mais aussi des informations sur la façon dont le modèle d'affaires de l'entreprise est affecté par ces phénomènes. Pour chaque standard de durabilité (ESRS), l'entreprise devra donc préciser l'impact de son activité et l'impact susceptible sur son activité.

2. Le devoir de vigilance

La commission d'enquête a examiné le cadre juridique national et européen du devoir de vigilance ainsi que sa mise en oeuvre globale par les entreprises et ses éventuelles implications juridiques.

Le plan de vigilance de TotalEnergies fait quant à lui l'objet d'une section dans la partie du rapport consacrée à TotalEnergies.

a) La loi du 27 mars 2017 relative aux sociétés mères et aux entreprises donneuses d'ordre

Introduit par la loi du 27 mars 2017171(*), qui a fait de la France une pionnière, le devoir de vigilance des entreprises repose sur l'élaboration et la publication d'un « plan de vigilance » annuel.

Ce plan contient les mesures de vigilance raisonnables propres à identifier les risques et à prévenir les atteintes en matière de droits humains, de libertés fondamentales, de santé, de sécurité et d'environnement. La loi dite « Climat et résilience » du 22 août 2021172(*) a ajouté à ces typologies de risques « la déforestation associée à la production et au transport vers la France de biens et de services importés » (avec une entrée en vigueur prévue au 1er janvier 2024).

Cette démarche inclut toute la chaîne de valeur : la société mère ou l'entreprise donneuse d'ordre doit identifier et prévenir les risques résultant son activité mais aussi des activités de ses filiales directes ou indirectes ainsi que de celles des sous-traitants et fournisseurs avec lesquels elle entretient des relations commerciales établies173(*).

Le plan de vigilance comprend les mesures suivantes174(*) :

1° Une cartographie des risques destinée à leur identification, leur analyse et leur hiérarchisation ;

2° Des procédures d'évaluation régulière de la situation des filiales, des sous-traitants ou fournisseurs avec lesquels est entretenue une relation commerciale établie, au regard de la cartographie des risques ;

3° Des actions adaptées d'atténuation des risques ou de prévention des atteintes graves ;

4° Un mécanisme d'alerte et de recueil des signalements relatifs à l'existence ou à la réalisation des risques, établi en concertation avec les organisations syndicales représentatives de ladite société ;

5° Un dispositif de suivi des mesures mises en oeuvre et d'évaluation et de leur efficacité.

Comme résumé par Me Charlotte Michon175(*), « la loi de 2017 instaure une nouvelle obligation juridique en demandant aux plus grandes entreprises françaises d'établir, de mettre en oeuvre et de publier un plan de vigilance, qui est une démarche d'identification, de priorisation et de gestion des risques d'impacts négatifs sur les droits humains et l'environnement ».

Le devoir de vigilance crée davantage une obligation de moyens qu'une obligation de fins : comme le souligne Me Grégoire Leray176(*), « la société mère n'est pas responsable de la survenue d'une atteinte aux droits humains, à la santé-sécurité et à l'environnement si elle parvient à démontrer que toutes les mesures propres à anticiper ces atteintes ont été mises en oeuvre de manière effective dans le plan de vigilance ».

Deux mécanismes sont prévus en cas de non-respect des obligations issues de la loi de vigilance :

- au niveau préventif, une société peut être mise en demeure par toute personne ayant intérêt à agir de se conformer à ses obligations dans un délai de trois mois. Si elle ne satisfait pas à la mise en demeure, elle peut être assignée en justice afin qu'une injonction soit prononcée par le juge à cette fin177(*) ;

- au niveau correctif, une action en responsabilité civile peut être intentée par une personne justifiant d'un préjudice subi et d'un lien de causalité entre le manquement de la société à son devoir de vigilance et le préjudice178(*).

L'article 35 de la loi dite « Climat et résilience » a également introduit une possibilité d'exclusion de la procédure de passation d'un marché public des entreprises qui ne satisfont pas à l'obligation d'établir un plan de vigilance179(*).

b) Les effets bénéfiques du devoir de vigilance sur les pratiques des entreprises malgré une mise en oeuvre contrastée

Selon les juristes auditionnés par la commission d'enquête180(*), la loi sur le devoir de vigilance des sociétés mères a d'ores et déjà entraîné un effet positif sur les pratiques des grandes entreprises concernées.

Elle a notamment permis d'accélérer, de professionnaliser et de systématiser les démarches liées aux droits humains et à l'environnement en leur sein :

- elle a eu pour effet de mobiliser de plus en plus d'acteurs au sein des entreprises sur les questions liées au devoir de vigilance : au-delà des directions des ressources humaines et des directions de la responsabilité sociale et environnementale des entreprises, les responsables de la conformité et de l'éthique pilotent la coordination du plan de vigilance, aux côtés des directions juridiques ainsi que des responsables de l'audit et du contrôle. Au sein des entreprises les plus matures, Me Charlotte Michon parle d'une « véritable gouvernance du devoir de vigilance » avec des comités inter-directionnels rassemblant l'ensemble des acteurs précités chargés de formaliser et suivre le plan de vigilance ;

- elle a eu pour effet de systématiser l'identification des risques, grâce à la cartographie des risques prévue au sein du plan de vigilance. Cette cartographie vise à identifier les différentes activités et relations commerciales sur tout le périmètre de l'entreprise où ses activités risquent d'entraîner des impacts négatifs sur les droits humains, l'environnement et la santé-sécurité.

Néanmoins, des décalages importants existent selon les entreprises dans la mise en oeuvre du devoir de vigilance, tant sur le fond et le périmètre des démarches que concernant les moyens mis en oeuvre pour assurer leur effectivité.

Comme indiqué par Me Charlotte Michon, « Il existe une grande diversité de pratiques en matière d'application de la loi française sur le devoir de vigilance et donc de maturité des plans de vigilance publiés (que nous pouvons apprécier dans le détail des informations données, le périmètre et l'intensité des mesures, ou encore la compréhension de l'approche par les risques voulue par le devoir de vigilance). »181(*)

c) Une mise en oeuvre du devoir de vigilance contrôlée par le juge

La loi du 27 mars 2017 pose un principe général sans modalité d'application particulière.

En 2017, le législateur a prévu que les modalités d'élaboration et de mise en oeuvre des mesures de vigilance prévues au I de l'article L. 225-102-4 pourront être précisées par un décret en Conseil d'État : ce décret n'a jamais été pris. Son l'application revient au juge, qui est seul, « sans régulateur ni superviseur » comme l'a exposé Marie-Anne Frison-Roche devant la commission d'enquête182(*).

Il n'appartient pas aux pouvoirs publics de mettre en demeure les entreprises assujetties qui n'auraient pas publié de plan de vigilance183(*).

Le contrôle du devoir de vigilance repose donc sur des personnes ayant intérêt à agir qui portent des contentieux devant le juge judiciaire. Selon Me Charlotte Michon « il existe actuellement 13 contentieux sur le devoir de vigilance portés par des ONG, pour environ 250 entreprises soumises »184(*).

Affaire La Poste : Décision du Tribunal judiciaire de Paris,
Sud PTT c. La Poste, 5 décembre 2023

Il s'agit de la première décision rendue au fond sur l'application de la loi n° 2017-399 du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d'ordre185(*).

Le syndicat SUD PTT a mis en demeure La Poste à plusieurs reprises entre 2020 et 2021 concernant deux plans de vigilance successifs, en demandant la publication de nouvelles mesures de vigilance, avant de l'assigner le 2 décembre 2021, estimant que son plan de vigilance n'était pas conforme aux prescriptions légales. Dans son assignation, le syndicat SUD PTT formulait deux demandes d'injonction avec astreinte :

- des demandes générales visant à remédier au caractère insuffisant du plan de vigilance ;

- des demandes plus précises sur l'adoption de certaines mesures de vigilance spécifiques liées aux risques psychosociaux et à la lutte contre le harcèlement ainsi qu'à la lutte contre la sous-traitance illicite et le travail dissimulé. 

Le tribunal a statué sur la non-conformité du plan de vigilance de La Poste à la loi, notamment en raison de l'imprécision de la cartographie des risques. Il a donc enjoint La Poste de compléter son plan de vigilance. Il n'a cependant pas donné droit à la demande d'injonction de SUD PTT concernant des mesures spécifiques. La Poste a fait appel de cette décision.

La décision mentionne que « l'article L. 225-102-4 du code de commerce ne prévoit pas de donner au juge le pouvoir d'enjoindre à l'entreprise de prendre des mesures adéquates spécifiques mais vise simplement à faire respecter à la société mère ou donneuse d'ordre les obligations prévues au I. (...) la loi instaure ainsi un contrôle judiciaire sur l'intégration au plan de mesures concrètes, adéquates et efficaces en cohérence avec la cartographie des risques. »

Selon Grégoire Leray186(*), cette décision est « le premier jugement qui présente une analyse de fond de l'adéquation concrète d'un plan de vigilance aux attendus de la loi de 2017. Si la non-conformité est déclarée par le jugement, l'entreprise est laissée libre d'identifier la voie à suivre afin de corriger les insuffisances constatées (...) Cependant, le tribunal refuse de faire droit à la prétention du requérant lui demandant d'enjoindre une piste de modification précise à la société. ».

À la suite de la loi du 22 décembre 2021 donnant compétence exclusive au tribunal judiciaire de Paris pour connaître des actions relatives au devoir de vigilance des sociétés187(*), la Cour d'appel de Paris a créé le 15 janvier 2024 une chambre des contentieux émergents et du devoir de vigilance au sein de son pôle économique.

Elle aura à connaître du devoir de vigilance et du contentieux portant sur la publication d'informations en matière de durabilité des entreprises ainsi que des litiges sur la responsabilité écologique. Selon le ministère de la justice, « La France qui a été pionnière en étant le premier pays à promulguer une loi sur le devoir de vigilance le sera également avec la création de cette chambre à compétence transversale. »188(*) Cette création participe de la spécialisation des juges face à un contentieux émergent : à ce titre, selon Grégoire Leray, la création d'une chambre spécialisée est une bonne nouvelle, tandis que Marie-Anne Frison-Roche souligne qu'« il est remarquable que les juridictions prennent ces initiatives pour répondre à ce contentieux qui a parfois été comparé à un tsunami, alors qu'aucun moyen supplémentaire ne leur a été donné. »189(*)

L'articulation du devoir de vigilance avec la responsabilité
du fait du préjudice écologique

Certains contentieux mêlent le devoir de vigilance issu de la loi de 2017 et l'obligation de prévention et de cessation du préjudice écologique sur le fondement de l'article 1252 du code civil. C'est par exemple le cas de l'assignation de TotalEnergies par 6 associations et 16 collectivités territoriales en 2020190(*) pour inaction climatique, qui a donné lieu à une ordonnance du juge de la mise en état du tribunal judiciaire du 6 juillet 2023. La décision d'appel sera rendue le 18 juin 2024.

Concernant la recevabilité de l'action intentée sur le fondement de l'action 1252 du code civil, le juge a estimé qu'« Il n'y a aucune différence entre la demande qu'ils formulent sur le fondement de l'article 1252 du code civil et celle qu'ils fondent sur l'article L.225-102-4 du code de commerce. Ces deux demandes poursuivent le même objectif. La demande formulée sur le fondement de l'article 1252 du code civil est en réalité soumise aux dispositions de l'article L.225-102-4 du code de commerce qui sont spéciales et dérogent aux dispositions d'ordre général du code civil. Elle a manifestement été faite en vue de contourner l'obligation de mise en demeure prévue au paragraphe II de l'article L.225-102-4 du code de commerce. Elle est donc irrecevable. »

Pour l'heure, la doctrine est divisée concernant le cumul possible de responsabilités entre celle résultant d'un manquement au devoir de vigilance prévu par le code de commerce et la responsabilité du préjudice écologique prévu par l'article 1252 du code civil.

Ainsi, comme l'analyse Grégoire Leray, « Pour l'heure, le juge de première instance a pu considérer que les dispositions fondées sur le devoir de vigilance constituent un texte spécial, qui doit exclure l'application de dispositions du droit de la responsabilité civile du Code civil. (...) Certes, le critère de leur champ d'application semble conduire à voir dans l'article L. 225-102-4 un texte spécial, dans la mesure où il ne concerne que certaines sociétés, là où l'article 1252 s'applique sans limites liées à la qualité de la personne visée. Toutefois, à contempler le critère de l'objet des textes, c'est l'article 1252 qui sera considéré comme un texte spécial, puisque son objet ne vise que la matière environnementale, là où la loi de 2017 vise un ensemble de lésions plus nombreuses. (...) Outre ces réflexions, la conséquence pratique de l'exclusion de l'article 1252 est paradoxale : elle conduit à instituer un privilège aux entreprises soumises au devoir de vigilance (celles-là mêmes dont la loi de 2017 entend encadrer les activités avec rigueur). Contre celles-ci, l'article 1252 sera inopposable, mais il le sera à l'encontre des autres structures non couvertes par le devoir de vigilance ».

d) Un cadre juridique français précurseur

L'adoption de la loi française sur le devoir de vigilance a impulsé l'adoption de cadres juridiques en Europe, à l'instar de la loi allemande du 16 juillet 2021 sur les chaînes d'approvisionnement, entrée en vigueur le 1er janvier 2023.

Elle couvre un champ similaire mais légèrement plus restreint que celui de la loi française, incluant l'environnement - en référence à quelques conventions précises -, les droits du travail et les droits humains. Les cadres juridiques en vigueur aux Pays-Bas, en Norvège et au Royaume-Uni sont quant à eux restreints aux droits humains ou de l'enfant. La Suisse a également adopté le 19 juin 2020 une loi fixant une obligation de diligence des entreprises dans leur chaîne d'approvisionnement, notamment en ce qui concerne les minéraux et métaux provenant de zones de conflits et le travail des enfants191(*). Elle est entrée en vigueur le 1er janvier 2022.

Au niveau de l'Union européenne, une directive sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité a été proposée par la Commission européenne le 23 février 2022 et a fait l'objet d'un accord interinstitutionnel le 13 décembre 2023, qui a depuis été modifié.

Formellement adoptée par le Conseil le 24 mai 2024192(*), cette directive :

- prévoit un périmètre plus large que la loi française : il s'applique aux entreprises européennes de plus de 1 000 salariés réalisant un chiffre d'affaires de plus de 450 millions d'euros ;

- impose une obligation de même nature que la loi française en ce qui concerne les droits humains et l'environnement, en faisant référence à une liste de conventions internationales ;

- prévoit également un plan de transition climatique pour l'atténuation du changement climatique visant à assurer la compatibilité du modèle d'affaire de l'entreprise avec une trajectoire d'élévation de la température mondiale de 1,5 °C d'ici 2100 ;

- prévoit des mesures de mises en oeuvre du plan de vigilance plus précises que la loi française, notamment en ce qui concerne le dialogue avec les parties prenantes ;

- étend le champ des partenaires de la chaîne de valeur inclus dans la démarche de vigilance : au-delà des activités des filiales de l'entreprise et des sous-traitants ou fournisseurs avec lesquels elle a une relation commerciale établie mais aussi, seraient concernés l'ensemble de l'amont et une partie de l'aval de la chaîne de valeur (distribution, transport, stockage de produits) ;

- inclut également une dimension extraterritoriale, en s'appliquant aussi aux entreprises étrangères réalisant un chiffre d'affaires de plus de 450 millions d'euros dans l'Union européenne ;

- prévoit, comme en droit français, un possible engagement de la responsabilité civile des entreprises en cas de manquement à leurs obligations ;

- prévoit la désignation par les États-membres d'une autorité chargée du contrôle de l'application du devoir de vigilance, pouvant prononcer des sanctions en fonction du chiffre d'affaires de l'entreprise.

À compter de son entrée en vigueur, la France disposera d'un délai de deux ans pour transposer la directive.

Source : étude de législation comparée figurant en annexe du présent rapport.

 

Union européenne

France

Allemagne

Norvège

Pays-Bas

Royaume-Uni

Nom de la loi et statut

Proposition de directive sur le devoir de vigilance (compromis final).

Délai de transposition de 2 ans et entrée en vigueur de certaines obligations en 2028/2029.

Loi du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d'ordre.

En vigueur.

Loi du 16 juillet 2021 sur les chaînes d'approvisionnement.

Entrée en vigueur le 1er janvier 2023.

Loi sur la transparence de 2021.

Entrée en vigueur le 1er juillet 2022.

Loi du 24 octobre 2019 sur le devoir de vigilance en matière de travail des enfants.

Pas entrée en vigueur faute de textes d'application.

Loi du 26 mars 2015 sur l'esclavage moderne.

Domaines couverts

- Droits de l'homme.

- Environnement.

- Droits de l'homme.

- Santé et sécurité.

- Environnement.

- Droits de l'homme.

- Droits du travail.

- Environnement (limité à certaines conventions).

- Droits de l'homme.

- Conditions de travail décentes.

- Droits de l'enfant.

- Droits de l'homme.

Entités concernées

Entreprises de l'UE et non-UE de plus de 1 000 salariés et dont le CA est > 450M€

Très grandes entreprises françaises (= 5 000 salariés) et étrangères opérant en France (= 10 000 salariés).

Très grandes entreprises allemandes et opérant en Allemagne (= 3 000 salariés, puis 1 000 salariés depuis le 1er janvier 2024).

Entreprises grandes et de taille moyenne, norvégiennes ou acquittant l'impôt en Norvège, dépassant au moins 2 des 3 seuils (CA = 70M NOK, bilan = 35 M NOK, 50 salariés).

Entreprises vendant des biens ou services aux Pays-Bas.

Entreprises opérant au Royaume-Uni avec un CA = 36 M£.

 

Union européenne

France

Allemagne

Norvège

Pays-Bas

Royaume-Uni

Application à la chaîne de valeur

- Activités propres et filiales.

- Activité des partenaires commerciaux dans la chaîne de valeur.

-Activités propres et filiales.

- Relations commerciales établies avec des sous-traitants ou fournisseurs.

- Activités propres, filiales et sous-traitants directs.

- Sous-traitants indirects seulement s'il existe des indices sérieux d'atteintes.

- Activités propres et filiales.

- Tous les fournisseurs et sous-traitants de la chaîne d'approvisionnement.

Non précisé.

- Activités propres et entités tout au long de la chaîne d'approvisionnement.

Obligations de vigilance

Intégrer le devoir de vigilance, évaluer les incidences négatives, adopter des mesures de prévention et correctives, procédure de plainte etc.

Adopter un plan de transition pour l'atténuation du changement climatique.

Établir et mettre en oeuvre un plan de vigilance comprenant notamment une cartographie des risques, des mesures d'atténuation et de prévention et un mécanisme d'alerte.

Réaliser des analyses de risques régulières, adopter des mesures de prévention voire des mesures correctives et mettre en place une procédure de plainte, etc. Application du principe d'adéquation.

Intégrer le devoir de vigilance dans les politiques de l'entreprise, évaluer les risques, prendre des mesures de prévention et d'atténuation, etc.

Principe de proportionnalité.

Adoption d'une déclaration annuelle et si nécessaire d'un plan d'action pour empêcher le travail des enfants.

Adoption d'une déclaration sur l'esclavage et la traite des êtres humains pour chaque exercice financier.

Obligations d'information

Publication d'une déclaration annuelle.

Publication du plan annuel de vigilance.

Publication d'un rapport public annuel.

- Publication d'un rapport public annuel.

- Répondre aux demandes d'information des consommateurs.

Publication des déclarations dans un registre sur internet.

Publication des déclarations dans un registre sur internet.

Modalités d'application

Désignation par chaque État-membre d'une autorité de contrôle ayant des pouvoirs d'enquête et de sanction. (amende max. 5 % du CA annuel).

Mise en demeure et possible saisine du juge par toute personne ayant un intérêt à agir si pas de réponse dans un délai de 3 mois.

Suivi et contrôle exercé par l'Office fédéral de l'économie et du contrôle des exportations, qui peut prononcer des mises en demeure, voire des sanctions financières (jusqu'à 8 M€ ou 2 % du CA annuel).

Suivi et contrôle exercé par l'Autorité de protection des consommateurs qui peut prononcer des interdictions et des injonctions, voire des amendes en cas d'infraction aux obligations d'information.

Contrôle par une autorité administrative (non désignée) qui peut recevoir des plaintes et imposer des amendes.

Possibilité du secrétaire d'État compétent d'engager une procédure civile devant le tribunal de grande instance pour obtenir une injonction.

Responsabilité civile et pénale

Responsabilité civile pour les dommages causés en cas d'absence de mesures préventives ou correctives.

Pas de responsabilité pour les activités des partenaires commerciaux.

Responsabilité civile pour les préjudices qui auraient pu être évités en cas d'application de la loi.

Pas d'engagement de la responsabilité civile ou pénale des entreprises pour non-respect de la loi.

Pas de disposition explicite.

Possibilité de poursuites pénales contre les directeurs d'entreprises ayant déjà reçu une amende.

Cf supra.

3. Les labels

En matière financière, la démarche de labellisation permet aux pouvoirs publics d'offrir une meilleure visibilité aux produits dits responsables auprès des investisseurs et des épargnants mais aussi de renforcer la lisibilité de l'offre pour ces mêmes investisseurs et épargnants : face aux nombreux indicateurs extra-financiers utilisés, le caractère effectivement durable ou responsable d'un produit est difficile à appréhender pour l'épargnant. La labellisation permet donc de surmonter une asymétrie d'information forte entre les émetteurs, les sociétés de gestion et les épargnants.

Le label « Investissement socialement responsable » (ISR) est un label créé en 2016, à l'initiative du Ministère de l'économie193(*).

Il remplace le label ISR créé par Novethic, filiale de la Caisse des dépôts, dès 2009. Conformément au décret du 8 janvier 2016, ce label est attribué aux sociétés de gestion de portefeuille pour un ou plusieurs fonds d'investissement gérés. Pour l'obtenir, les sociétés de gestion candidatent auprès d'un organisme de certification accrédité qui contrôle le respect du référentiel (ou cahier des charges) défini par arrêté du ministre en lien avec un comité consultatif (Comité du label). Le label est attribué pour une durée de trois ans.

Entre 2016 et 2020, le label ISR s'est rapidement diffusé dans le paysage européen des labels de la finance responsable, occupant la première ou deuxième place aux côtés du label belge194(*).

Néanmoins, un rapport de l'inspection générale des finances publié en décembre 2020 alertait : « à moins qu'il n'évolue radicalement, le label ISR s'expose à une perte inéluctable de crédibilité et de pertinence. Nonobstant son succès quantitatif, il présente des faiblesses intrinsèques qui obèrent son adaptation à un marché en forte évolution. » Une des faiblesses identifiées par le rapport tenait à une « hésitation quant à l'objectif de politique publique poursuivi par le label, entre promotion des pratiques de l'industrie et réallocation de l'épargne »195(*).

En octobre 2021, le ministre de l'économie a missionné un comité chargé de renforcer les exigences du label ISR.

Après deux consultations publiques, le comité du label ISR a rendu sa proposition de refonte du label le 18 juillet 2023. Elle incluait la proposition d'exclure du label ISR les entreprises qui développent de nouveaux projets d'exploration, d'extraction et de raffinage de combustibles fossiles non-conventionnels. Dans l'attente d'une décision gouvernementale sur le nouveau référentiel sur la base de cette proposition, plus de soixante personnalités issues des milieux associatifs, économiques et académiques ont cosigné le 31 octobre 2023 une lettre ouverte adressée à la Première ministre Élisabeth Borne intitulée « Pour un label ISR sans greenwashing »196(*). Les signataires soulignaient notamment l'importance de préserver le compromis issu des travaux du comité du label d'exclure les entreprises qui développent de nouveaux projets d'exploration, d'extraction et de raffinage de combustibles fossiles non-conventionnels. Ils mentionnaient leur préoccupation « face à l'éventualité d'un arbitrage moins-disant par rapport à la proposition du Comité concernant ce critère d'exclusion, lui-même déjà minimaliste puisqu'il se limite aux combustibles fossiles non-conventionnels ».

Les contours du label révisé annoncés le 7 novembre 2023 par le ministre de l'économie vont au-delà de cette proposition : les critères d'éligibilité des fonds au label excluent désormais les entreprises dont plus de 5 % de l'activité est liée au charbon ou aux hydrocarbures non conventionnels mais aussi celles qui lancent de nouveaux projets d'exploration, d'exploitation ou de raffinage d'hydrocarbures.

Auditionné devant la commission d'enquête, le ministre de l'économie a confirmé que cette décision « implique que toutes les activités de TotalEnergies soient exclues »197(*). Ainsi, Laurence Pessez, directrice de la responsabilité sociale et environnementale de BNP Paribas a indiqué à la commission d'enquête198(*) les conséquences de cette refonte du label pour le gestionnaire d'actifs BNP Paribas Asset Management : « À l'heure actuelle, 86 de nos fonds sont classés ISR conformément au label français, pour un montant de 86 milliards d'euros. Parmi eux, 32 investissent dans les secteurs pétroliers et gaziers, pour un montant de 456 millions d'euros. La proportion est donc très faible. La moitié de ces investissements concerne TotalEnergies. L'objectif de BNP Paribas Asset Management est de conserver au maximum ces labels, ce qui nécessitera des désinvestissements de certains types de sociétés du secteur pétrolier et gazier, dont TotalEnergies fait partie. »

La refonte du label va dans le sens d'une meilleure lisibilité des produits financiers responsables, alors que pour 6 Français sur 10, un fonds « responsable » ne devrait pas investir dans des entreprises développant des projets d'énergie fossiles199(*). Ainsi, comme rappelé par le ministre, « même si TotalEnergies investit massivement dans les EnR, cela reste une grande major pétrolière, et je ne souhaite pas entretenir la confusion »200(*).

Au 30 avril 2024, 1 231 fonds gérés par 203 sociétés de gestion sont labellisés ISR pour un montant de 771 milliards d'euros d'encours201(*). Le nouveau référentiel du label est entré en vigueur au 1er mars 2024.

Le label ISR n'est pas le seul label développé par la puissance publique.

Le label Greenfin - France Finance Verte, développé par le ministère de la transition écologique récompense depuis 2015 les fonds investissant dans la transition énergétique et écologique. Il propose une nomenclature plus axée sur l'énergie « verte » que le label ISR. Tout comme le label ISR, l'État en est propriétaire et son référentiel (ou cahier des charges) est défini par arrêté, avec l'appui d'un comité du label qui propose d'éventuelles évolutions et veille au bon déroulement du processus de labellisation. Les dossiers de candidature des fonds sont également instruits par des tiers certificateurs agréés.

Les critères du label Greenfin incluent :

- une part « verte » des investissements qui doit être majoritaire (75 % d'investissements dans des entreprises réalisant plus de 50 % de chiffre d'affaires dans des « écoactivités » pour les fonds investis dans des titres non cotés, 65 % pour les fonds investis dans des titres cotés) ;

- une exclusion totale des entreprises réalisant au moins 5 % de leur activité dans l'exploration-production, l'exploitation et le raffinage de combustibles fossiles et dans la production d'électricité à partir de combustibles fossiles. Pour la distribution, le transport et le stockage, les combustibles fossiles - sauf gazeux - sont également exclus. Les activités liées à la filière nucléaire étaient initialement exclues mais ont été réintégrées dans le cadre de la publication du nouveau référentiel Greenfin publié en janvier 2024202(*), afin d'améliorer la cohérence du label avec la taxonomie européenne ;

- une exclusion partielle des entreprises réalisant au moins 30 % de leur activité dans la distribution, le transport, la fourniture et le stockage de combustibles fossiles gazeux, dans la production, le transport et la distribution, la vente d'équipements ou de services à des clients de secteurs totalement exclus, dans les centres de stockage et d'enfouissement sans capture de GES, dans l'incinération sans récupération d'énergie, dans l'efficience énergétique pour les sources d'énergie non renouvelable et les économies d'énergie liées à l'optimisation de l'extraction, du transport et de la production d'électricité à partir de combustibles fossiles ou enfin l'agriculture sur tourbière ou dans l'exploitation forestière sauf si elle est gérée de manière durable ;

- la prise en compte de critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) dans la construction et la vie du portefeuille (description obligatoire des processus de veille et de gestion des controverses ESG, liste des entreprises exclues ou sous-pondérées dans le portefeuille du fait d'une controverse ESG) ;

- l'impact positif sur la transition écologique du fonds : le fonds candidat doit avoir mis en oeuvre un outil de mesure de la contribution de ses investissements à la transition énergétique et écologique dans l'un des quatre domaines suivants : changement climatique, eau, ressources naturelles, biodiversité.

Le site du ministère de la transition écologique, consulté le 13 juin 2024, indique que 106 fonds sont labellisés Greenfin, pour un montant représentant 36 milliards d'euros.

Enfin, des labels privés existent, comme le label belge Towards Sustainability, porté par des acteurs de marché, qui est aujourd'hui le deuxième fonds après le label ISR en termes d'encours et de fonds labellisés. La dernière actualisation de son référentiel, en vigueur depuis le 1er janvier 2024, a exclu les entreprises impliquées dans l'exploration, l'exploitation ou le développement de nouveaux gisements de pétrole ou de gaz ni dans la construction de nouvelles centrales électriques au charbon.

C. L'ACTION INTERNATIONALE EN MATIÈRE DE TRANSITION ÉNERGÉTIQUE

L'objet même de la commission d'enquête fait référence à la manière dont l'État s'assure du respect par TotalEnergies de ses obligations climatiques et des orientations de la politique étrangère de la France. La commission s'est donc intéressée au rôle du ministère de l'Europe et des affaires étrangères, au rôle de nos ambassadeurs dans les pays où TotalEnergies développe des projets importants ainsi qu'aux missions exercées par certaines institutions françaises exerçant à l'international.

1. Le soutien aux entreprises françaises du ministère de l'Europe et des affaires étrangères

La direction de la diplomatie économique du ministère de l'Europe et des affaires étrangères contribue à la définition et à la mise en oeuvre coordonnée de la diplomatie économique de la France.

D'après l'arrêté relatif à son organisation203(*), « elle pilote le suivi sectoriel des entreprises à l'export. Elle coordonne les travaux des personnalités chargées de fédérer les secteurs prioritaires à l'export et apporte son soutien aux directions géographiques qui appuient l'action des représentants spéciaux pour la diplomatie économique. Elle assure la tutelle des opérateurs intervenant en matière de diplomatie économique. Elle soutient le développement international des entreprises françaises et participe au renforcement de l'attractivité de la France, notamment afin de faire connaître à l'étranger les atouts de la France et de ses territoires et d'attirer les investissements, les compétences et les projets internationaux en France. Elle contribue à l'analyse économique de la mondialisation ainsi qu'à la définition, au niveau européen et international, de sa régulation et de sa gouvernance. »

Elle comprend une sous-direction du commerce extérieur et de la politique économique, une sous-direction des secteurs stratégiques et une sous-direction des sanctions, des normes économiques et de la lutte contre la corruption.

En particulier, la sous-direction des secteurs stratégiques assure le suivi sectoriel des entreprises et participe à la concertation interministérielle sur certains grands contrats dans les secteurs dits stratégiques.

Cette sous-direction comprend un pôle « énergie », composé, selon Mme Hélène Dantoine, directrice de la diplomatie économique204(*), de sept collaborateurs travaillant sur le nucléaire civil, les minéraux stratégiques et la transition écologique, les entreprises des secteurs pétrolier et gazier, les énergies renouvelables, la géopolitique de la transition énergétique sur certaines zones géographiques et d'autres sujets connexes comme les nouveaux systèmes énergétiques, les énergies renouvelables, l'efficacité énergétique, les batteries, les réseaux électriques intelligents, l'électrification, l'interconnexion électrique, l'hydrogène décarboné et la géopolitique de la transition énergétique.

L'action de la diplomatie économique à l'égard des entreprises s'exerce en faveur d'entreprises qui la sollicitent et non en fonction d'orientations de politiques étrangères, de politiques climatiques, énergétiques ou économiques, a indiqué la directrice lors de son audition.

Selon Hélène Dantoine, « il est de bonne pratique que notre soutien ne se concrétise qu'en réponse à la demande d'une entreprise, sans excéder sa volonté, et dans des termes bien pesés par celle-ci. En principe, nous ne prenons pas l'initiative : ce serait une erreur de notre part d'aider une entreprise qui ne nous a rien demandé, parce que l'on ne peut préjuger de ses intentions et parce qu'il est important de ne pas s'immiscer dans son approche commerciale de manière intempestive ou maladroite. »

Le soutien apporté aux entreprises peut se matérialiser par :

- le partage d'analyse sur la situation politique, économique et sociale d'un pays ;

- une mise en contact d'entreprises avec des ambassades ;

- l'organisation de réunions sur certains sujets spécifiques ;

- des alertes occasionnelles sur des législations susceptibles de concerner les entreprises ;

- l'accompagnement de délégations d'investisseurs étrangers désireux de mieux connaître l'offre française ;

- l'organisation de séminaires et de réunions permettant aux administrations et aux entreprises de se rencontrer et de s'informer sur des sujets d'intérêts communs - agriculture, métaux critiques, santé à l'export, infrastructures numériques, etc.

- l'entreprise de démarches occasionnelles et autonomes pour valoriser l'offre française à l'étranger : selon Hélène Dantoine, « il nous arrive d'engager des démarches - de manière autonome, mais en toute impartialité - pour valoriser l'offre française à l'étranger. Dans l'hypothèse où plusieurs entreprises françaises seraient en concurrence pour l'obtention d'un même marché, nous valorisons l'offre française dans son ensemble. » ;

- le soutien des entreprises par le biais de la cotutelle de Business France qui contribue avec la Team France Export, à informer les entreprises sur les marchés étrangers et à les préparer à la projection de leurs activités à l'étranger.

L'action de l'État en matière de diplomatie économique ne fait pas l'objet de lignes directrices spécifiques qui seraient moins-disantes ou mieux-disantes que les orientations fixées par le Gouvernement en matière de politique énergétique et de politique étrangère.

Selon Hélène Dantoine : « La France n'a pas une doctrine en matière de diplomatie économique qui diffère de notre politique en matière climatique ou en matière de droits de l'homme ; la diplomatie économique n'est pas à l'origine d'un moins-disant dans ces domaines : nous ne soutiendrions pas des projets illicites, c'est-à-dire contraires aux orientations que le Parlement a votées, si une entreprise française risquait de perdre un marché ou de ne pas l'obtenir face à une entreprise étrangère. »

Entre fin février 2022 et fin février 2024205(*), TotalEnergies a envoyé une demande de soutien au ministère : selon Hélène Dantoine, « l'entreprise sollicitait notre appui pour un projet d'énergies renouvelables au Kazakhstan. » Cette initiative est mentionnée dans les déclarations de représentation d'intérêts de TotalEnergies auprès de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP).

Selon Hélène Dantoine, cette demande a été traitée par l'ambassade de France au Kazakhstan et son service économique en lien avec la Direction de l'Europe continentale du ministère.

Le ministère de l'Europe et des affaires étrangères est en effet appuyé par un important réseau diplomatique, au sein duquel les ambassadeurs sont fortement mobilisés sur les questions économiques. Hélène Dantoine a notamment indiqué à la commission d'enquête que « les ambassadeurs peuvent consacrer 30 % à 40 % de leur temps à des questions économiques ».

Auditionné par la commission d'enquête, Jean-Yves Le Drian, ancien ministre des affaires étrangères, a détaillé le rôle des ambassadeurs au service de la diplomatie économique de la France. « J'ai responsabilisé les acteurs de terrain, à l'étranger, en demandant par exemple l'implication personnelle de chacun de nos ambassadeurs sur des dossiers économiques prioritaires, et en France, pour développer la culture de l'exportation au sein des PME, en intégrant les régions dans la gouvernance de Business France. Nous avons ainsi pu augmenter le nombre de primo-exportateurs. »206(*)

Il a également mentionné des interactions directes du ministre avec des dirigeants d'entreprises « S'agissant des grands contrats, il fallait défendre notre rang, dans l'aéronautique, les transports, l'énergie, et essayer de conquérir de nouveaux marchés, en Asie du Sud-Est et en Amérique latine en particulier. Cela nécessitait un lien permanent avec de grands groupes tels qu'Airbus, Thales, la RATP, ADP ou Total, entre autres. J'avais, une fois par an, un entretien en tête-à-tête avec les patrons de ces différents groupes. Ce format permettait d'éviter les fuites et un fonctionnement trop bureaucratique. Cette méthode a donné satisfaction aux uns et aux autres. »

À l'inverse, dans le domaine énergétique, l'action d'autres établissements publics, à l'instar de Bpifrance Assurance Export ou de l'Agence française de développement dont le soutien aux entreprises est plus ciblé, répond à des orientations sectorielles spécifiques, détaillées ci-après.

2. La fin de l'octroi des garanties publiques à l'exportation aux entreprises actives dans les secteurs du pétrole et du gaz

Filiale de Bpifrance, Bpifrance Assurance Export gère les garanties publiques à l'exportation au nom, pour le compte et sous le contrôle de l'État.

Bpifrance Assurance Export est l'opérateur de l'octroi de ces garanties qui figurent au bilan de l'État. Elle agit en subsidiarité du marché de l'assurance-crédit privé pour garantir des commandes effectuées aux exportateurs français. Cette intervention économique est encadrée par l'Arrangement de l'OCDE de 1978207(*) : la garantie publique à l'exportation ne peut être octroyée que dans le cas où au moins 20 % des biens ou services sont produits en France.

Cette activité apporte des revenus à l'État : selon François Lefebvre, directeur général, « l'assurance-crédit dégage depuis vingt-cinq ans des excédents annuels, de l'ordre de 400 millions d'euros cette année, qui sont intégralement reversés au bénéfice de l'État ».

Les décisions les plus importantes d'octroi de garanties publiques à l'export sont prises par le ministre après délibération d'une commission des garanties : dans ce cadre, Bpifrance Assurance Export a un rôle de conseil auprès du ministre et de la commission. Pour des décisions dont les montants sont inférieurs, Bpifrance Assurance Export intervient directement en délégation de l'État.

Dès le 1er janvier 2021, la France a mis en oeuvre une trajectoire de cessation des garanties publiques aux crédits à l'exportation dans le domaine fossile, selon le calendrier suivant :

- à compter du 1er janvier 2025, pour l'exploration de gisements ou l'exploitation d'hydrocarbures liquides ;

- au plus tard à compter du 1er janvier 2035, pour l'exploration de gisements ou l'exploitation d'hydrocarbures gazeux dans le cadre de permis correspondants à des gisements encore non exploités.

Un cadre européen a ensuite été dessiné en 2022 pour mettre un terme aux soutiens publics aux crédits à l'exportation pour des projets dans le secteur des énergies fossiles.

Les conclusions du Conseil Ecofin du 15 mars 2022 annoncent ainsi l'intention des États de « déterminer dans leurs politiques nationales d'ici la fin de 2023, leurs propres délais fondés sur des données scientifiques pour mettre un terme à l'octroi d'un soutien public aux crédits à l'exportation pour des projets dans le secteur des énergies fossiles, à l'exception de circonstances limitées et clairement définies, conformes à une limitation du réchauffement à 1,5 °C et aux objectifs de l'accord de Paris ». La commission européenne a réalisé un questionnaire pour recenser ces mesures, dont les résultats ont été rendus publics le 25 avril 2024208(*).

Si les pays européens ont ainsi mis en place un calendrier de sortie des énergies fossiles dans le cadre des garanties publiques à l'export conformément aux conclusions du Conseil, la France est le seul pays européen à ce jour à avoir banni les garanties publiques à l'exportation aux projets d'énergies fossiles, en accélérant le calendrier prévu en loi de finances initiale pour 2021.

L'article 152 de la loi de finances pour 2023 prévoit ainsi la cessation des garanties publiques accordées aux crédits à l'exportation pour des projets en vue de l'exportation :

- de biens et de services pour des opérations ayant pour objet direct l'exploration, la production, le transport, le stockage, le raffinage ou la distribution de charbon ou d'hydrocarbures liquides ou gazeux ;

- de la production d'énergie à partir de charbon.

Des exceptions sont prévues pour les « opérations ayant pour effet de réduire l'impact environnemental négatif, d'améliorer la sécurité d'installations existantes ou leur impact sur la santé sans en augmenter la durée de vie ou la capacité de production, ou visant le démantèlement ou la reconversion de ces installations. »

Devant la commission d'enquête, Nicolas Dufourcq, directeur général de Bpifrance, a rappelé le caractère inédit de cette interdiction : « Une telle disposition est unique au monde : l'État français, via Bpifrance Assurance Export, est le seul État à avoir fait figurer cette interdiction dans la loi. Les mesures analogues prises par nos partenaires européens relèvent des politiques internes de leurs agences d'assurance-crédit. »

Depuis l'entrée en vigueur de la loi de finances pour 2023, Bpifrance Assurance Export a tiré les conséquences de cette interdiction.

Selon Nicolas Dufourcq, « L'assurance-crédit de Bpifrance a couvert, jusqu'au 31 décembre 2022, les unités de liquéfaction du gaz de Technip. À partir du 1er janvier 2023, l'assurance-crédit publique française sur compte d'État ne peut plus financer de projets gaziers à l'étranger, sauf exception [...]. Ainsi Technip se finance-t-il désormais auprès d'autres assureurs de crédits européens, qui sont nos concurrents - Euler Hermes, SACE, UK Export Finance, etc. »

3. La politique d'exclusion des énergies fossiles de l'Agence française de développement

L'Agence française de développement (AFD), établissement public, met en oeuvre la politique de développement de la France. Elle a pour objet de financer des acteurs publics dont les activités ne sont pas lucratives. Elle accorde principalement des prêts aux États, collectivités locales, établissements publics, fondations, mais aussi des subventions à des projets portés par des ONG françaises.

Via Proparco, sa filiale dédiée aux financements du secteur privé, elle accorde aux entreprises privées implantées dans ses pays d'intervention des prêts, participations ou garanties.

Les missions de l'Agence française de développement

Son mandat est fixé par la loi du 4 août 2021 de programmation relative au développement solidaire et à la lutte contre les inégalités mondiales. Il a été ensuite précisé par le conseil présidentiel du développement réuni au printemps 2023, puis par le comité interministériel de la coopération internationale du développement (CICID) de juillet 2023.

Un contrat d'objectifs et de moyens (COM) pluriannuel lie l'AFD à l'État. En vertu de l'article 1er de la loi n° 2010-873 du 27 juillet 2010 relative à l'action extérieure de l'État, il est transmis aux commissions permanentes du Parlement avant sa signature. Le COM 2020-2022 n'a été transmis aux commissions des affaires étrangères des deux chambres qu'à la mi-juin 2021.

Par sa stratégie « Climat et Développement » (2017-2022), l'AFD s'est engagée à aligner son activité de financement sur l'Accord de Paris.

Cela a impliqué :

- d'évaluer l'impact sur le climat des financements octroyés par l'AFD. Selon Rémi Rioux209(*), « pour la seule année 2023, ce fut le cas de 62 % de nos financements, soit 7,5 milliards d'euros, et de 50 % des activités de notre filiale Proparco. » ;

- de s'assurer que les clients de l'AFD, dans le cadre de leurs contributions déterminées au niveau national (CDN) par l'Accord de Paris, ont opté pour des trajectoires de long terme - à l'horizon 2050 - allant dans ce sens. Selon Rémi Rioux, « à cet égard, nous mettons toute une gamme d'outils à la disposition des gouvernements étrangers, y compris en matière de modélisation des trajectoires de développement et des trajectoires énergétiques, pour permettre leur optimisation à moyen et à long termes. »

Pour évaluer l'impact de son activité de financement, le Groupe AFD a développé une méthodologie spécifique de calcul de sa contribution aux Objectifs de développement durable (ODD)210(*).

Dans le cadre de l'ODD n° 13 qui vise à « Prendre d'urgence des mesures pour lutter contre les changements climatiques et leurs répercussions », la France s'est engagée à porter son financement en faveur du climat à 6 milliards d'euros par an pour la période 2021-2025, dont un tiers pour l'adaptation au changement climatique.

En 2022, le financement français au climat s'est élevé à 7,6 milliards d'euros, dont 2,6 milliards d'euros pour l'adaptation211(*). En 2023, sur les 7,5 milliards d'euros de financements en faveur du climat dans les pays en développement et en outre-mer français octroyés par l'AFD, dont 3 milliards dédiés à l'adaptation, 6,2 milliards contribuent à l'engagement de la France en matière de financement du climat à l'international conformément à son engagement pour la période 2021-2025 dans le cadre de la convention-cadre des Nations-Unies.

Le groupe AFD a également mis en place une stratégie de transition énergétique 2019-2022 qui fixe une liste d'exclusion pour les activités du groupe portant sur les énergies fossiles.

Renforcée en novembre 2021 puis en 2022, cette liste d'exclusion s'étend à toute intervention en faveur :

- de projets de construction, d'extension ou de rénovation de centrales de production d'électricité et de chaleur à partir d'énergies fossiles, à l'exception des projets de mini-réseaux alimentés par des centrales hybrides (couplant les énergies renouvelables et des combustibles fossiles) ;

- d'infrastructures associées à une unité de production, de stockage ou de transformation de ressources énergétiques fossiles (mines, unités de traitement, raffinerie, stockage, etc.) ou de production d'électricité à base d'énergie ;

- de projets d'exploration, de production ou de transformation, ou dédiés exclusivement au transport de charbon, gaz et pétrole (conventionnels et non conventionnels).

Selon Rémy Rioux, « cette liste d'exclusion est la plus forte qui existe - seule celle de la Banque européenne d'investissement (BEI) est d'un niveau comparable -, ce qui nous vaut parfois des critiques. »

La liste d'exclusion du groupe AFD inclut également tous les types d'activités que le Groupe se refuse à financer du fait de critères environnementaux ou sociaux, d'ordre éthique, réglementaire, ou découlant de la traduction des exigences normatives et de ses choix stratégiques : elle inclut une liste d'activités illégales mais aussi une liste d'activités non alignées avec les engagements du groupe AFD en matière de développement durable. Elle inclut, outre des exclusions dans le secteur énergétique, des exclusions dans le secteur des médias, dans le domaine de la biodiversité ou des droits humains212(*).

D. UNE LUTTE CONTRE LES CONFLITS D'INTÉRÊTS ET UN ENCADREMENT DES MOBILITÉS ENCORE PERFECTIBLES

1. Des dispositifs de prévention des conflits d'intérêts et d'encadrement des mobilités stricts dont l'application est perfectible
a) Les dispositifs de prévention des conflits d'intérêts et d'encadrement des mobilités

Les agents publics sont sujets à plusieurs risques pénaux et déontologiques dans le cadre de leurs mobilités professionnelles vers ou depuis le secteur privé, ainsi que du fait de liens d'intérêts de toute nature.

Si les mobilités entre le secteur public et le secteur privé peuvent être source d'ouverture et permettent à l'État d'attirer des profils et compétences variés, elles comportent également des risques qu'il est nécessaire de prévenir. Elles peuvent en effet compromettre ou mettre en cause le fonctionnement normal, l'indépendance ou la neutralité du service. À la suite d'une telle mobilité, l'agent peut également être placé en situation de conflit d'intérêts, c'est-à-dire une situation d'interférence entre un intérêt public et des intérêts publics ou privés, qui est de nature à influencer ou paraître influencer l'exercice indépendant, impartial et objectif d'une fonction.

Une mobilité vers le secteur privé peut également mener à commettre un délit : la prise illégale d'intérêt, qui est le fait, par une personne dépositaire de l'autorité publique ou chargée d'une mission de service public ou par une personne investie d'un mandat électif public, de prendre, recevoir ou conserver, directement ou indirectement, un intérêt de nature à compromettre son impartialité, son indépendance ou son objectivité dans une entreprise ou dans une opération dont elle a, au moment de l'acte, en tout ou partie, la charge d'assurer la surveillance, l'administration, la liquidation ou le paiement.

Plus largement, un agent public peut avoir des liens d'intérêts (biens matériels possédés, activités et engagements personnels), qu'il est normal pour toute personne d'avoir, mais qui peuvent mener, dans certains cas, à la constitution de conflits d'intérêts et nuire au bon exercice de ses fonctions.

Pour répondre à ces risques, un système de prévention des conflits d'intérêts et d'encadrement des mobilités a été mis en place. Ce système repose, pour la majorité des agents publics, sur des contrôles internes de l'administration. Il revient à l'autorité hiérarchique et, le cas échéant, au référent déontologue de l'administration concernée, de procéder au contrôle des risques déontologiques et pénaux encourus par les agents en cas de mobilité. Les agents publics sont également tenus de prévenir et de faire cesser toute situation de conflit d'intérêts, et donc d'en faire part à leur autorité hiérarchique si nécessaire.

Afin de compléter ce système de prévention interne, la loi relative à la transparence de la vie publique du 11 octobre 2013 a créé une autorité administrative indépendante, la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP).

La Haute Autorité assure un contrôle ciblé des risques déontologiques et pénaux dans le cadre des mobilités professionnelles entre les secteurs public et privé de 15 000 agents publics exerçant les fonctions et emplois les plus exposés. Ces contrôles garantissent ainsi l'impartialité et l'indépendance de l'action de l'administration.

En cas de nomination à un emploi public exposé d'une personne qui a eu un emploi dans le secteur privé dans les trois années précédant sa nomination, la HATVP est saisie. Elle peut refuser la nomination ou donner un avis de compatibilité, éventuellement en formulant des réserves.

En cas de départ vers le secteur privé d'un agent public exerçant un emploi exposé, la HATVP doit également se prononcer. Elle peut rendre un avis de refus, qui est immédiatement applicable, ou formuler un avis de compatibilité, éventuellement assorti de réserves. L'ancien agent reste soumis au contrôle de la HATVP dans les trois années suivant son départ de l'administration.

La HATVP ne formule que peu d'avis d'incompatibilité. 22 avis seulement, soit 5 % d'entre eux, ont été rendus en 2023, dont 19 concernaient les cas de reconversion professionnelle vers le secteur privé. La plupart des avis rendus par la HATVP sont des avis de compatibilité avec réserve (77 % en 2023). Selon le président de la HATVP, Didier Migaud, une telle proportion montre « la recherche d'équilibre entre différents intérêts, à laquelle s'astreint la Haute Autorité. Permettre des passages entre le secteur public et le secteur privé peut être opportun, tant pour les activités et les individus concernés que pour le secteur public, qui doit pouvoir attirer des profils divers et compétents ».

La HATVP peut être également saisie à titre subsidiaire de mobilités d'agents relevant des contrôles internes de l'administration. Lorsque la saisine du référent déontologue ne permet pas de lever toutes les difficultés rencontrées dans l'appréciation de la situation de l'agent concerné, l'administration peut en effet la solliciter.

Ce n'est cependant pas son principal pôle d'activité. La part des saisines à titre subsidiaire sur l'ensemble de ses saisines est en effet faible (5 % des avis rendus en 2023).

La HATVP contrôle également les conflits d'intérêts potentiels des agents publics exerçant un emploi exposé. Ceux-ci sont tenus d'adresser une déclaration patrimoniale et une déclaration d'intérêts à la Haute Autorité. Y figurent notamment les activités professionnelles passées ou présentes, les participations à des organes dirigeants d'organismes, qu'ils soient publics ou privés, et la profession du conjoint.

La HATVP mène un contrôle ciblé des déclarations et peut recommander à l'agent public en question de prendre des mesures pour faire cesser le conflit d'intérêts, voire l'enjoindre à les prendre si la situation perdure.

b) Les difficultés des dispositifs de prévention des conflits d'intérêts et d'encadrement des mobilités

La HATVP rencontre de nombreuses difficultés dans la mise en oeuvre de ses missions, notamment parce que, selon les informations transmises à la commission d'enquête, ses moyens « sont globalement insuffisants pour mener à bien l'ensemble de ses missions » La HATVP dispose en effet de 75 agents (en équivalent temps plein), ce qui est en deçà du niveau nécessaire à l'exercice satisfaisant de ses compétences.

Ce manque de moyens constitue une difficulté marquée dans le contrôle des mobilités public/privé par la Haute Autorité, notamment relativement au respect des réserves émises dans le cadre de ses avis. La Haute Autorité a ainsi indiqué à la commission d'enquête que « le suivi de l'ensemble des avis de compatibilité avec réserves ne peut être mené avec exhaustivité, faute de disposer de moyens suffisants ». Didier Migaud a également souligné : « Nous interpellons régulièrement les personnes concernées par nos réserves et nous nous efforçons de recouper les informations, ce qui demande une certaine disponibilité et des moyens adéquats ».

De même, si la Haute Autorité mène une veille pour détecter d'éventuels défauts de saisine, elle ne peut mener cette mission de façon aussi approfondie qu'il serait souhaitable. Or, « la détection des défauts de saisine et le suivi des avis formulés par la Haute Autorité constituent des aspects essentiels du contrôle, dont ils garantissent la pleine effectivité ».

Des difficultés supplémentaires se posent dans le contrôle subsidiaire exercé par la HATVP sur les mobilités de certains agents dont l'administration la saisit. La Haute Autorité constate que les administrations et les référents déontologues ne précisent pas toujours l'appréciation qu'ils portent sur le projet de mobilité de l'agent en amont de sa saisine. Selon les informations qu'elle a communiquées à la commission d'enquête, « cette appréciation, qui devrait être systématiquement mentionnée, ne l'est pas toujours et de manière parfois insuffisamment circonstanciée ». Elle note également qu'il arrive parfois qu'il n'y ait pas de référent déontologue identifié.

Enfin, il apparaît que le régime de sanctions prévu en cas de manquement aux réserves ou à l'interdiction de réaliser un projet de mobilité est lacunaire. En effet, la rédaction actuelle de l'article L. 124-20 du code général de la fonction publique, qui définit les sanctions applicables semble indiquer qu'elles ne peuvent être prises qu'en cas de non-respect d'un avis de la Haute Autorité, mais pas d'un avis de l'autorité hiérarchique. Une telle différence constitue un frein à l'effectivité des contrôles déontologiques.

Les incohérences des contrôles des mobilités vers et depuis les établissements publics à caractère industriel et commercial (Epic) 213(*)

Le contrôle des mobilités public/privé vers ou depuis des établissements publics à caractère industriel et commercial (Epic) et d'autres établissements comme la Caisse des dépôts et consignations est insuffisant et pose de nombreuses difficultés. Aujourd'hui, le directeur d'un Epic est un agent de droit public, et sa mobilité depuis l'État vers l'Epic en question n'est pas contrôlée par la Haute Autorité. En revanche, les autres agents de l'Epic sont des agents de droit privé : leur mobilité est donc contrôlée en cas de mobilité depuis ou vers l'État, mais pas depuis ou vers le secteur privé. Or, d'une part, les risques pénaux afférents aux mobilités d'agents publics vers ou depuis un Epic sont les mêmes qu'ils en soient ou non le directeur. D'autre part, les mobilités de personnes venant du secteur privé depuis ou vers un Epic peuvent également susciter des risques déontologiques et pénaux (notamment de prise illégale d'intérêts).

2. Les dispositifs de régulation des activités de représentation d'intérêts sont encore limités et leur efficacité insuffisante
a) Un cadre de régulation des activités de représentation d'intérêts encore embryonnaire

La HATVP est également chargée depuis 2017 de la régulation des activités de représentation d'intérêts.

Elle assure la gestion du répertoire numérique des représentants d'intérêts sur lequel doivent s'inscrire les acteurs de la société civile (entreprises et cabinets de conseil, associations, ONG...) qui cherchent à influer sur le contenu d'une décision publique en entrant en communication avec des responsables publics.

Ce répertoire est public et consultable sur le site de la HATVP. On peut y consulter une fiche d'identité de chaque représentant d'intérêts, la liste de ses différentes actions de représentation d'intérêts et une évaluation des moyens qu'il y consacre. Ce répertoire compte plus de 3 000 représentants d'intérêts inscrits, qui ont déclaré plus de 72 000 fiches d'activités. Par exemple, l'entité « TotalEnergies SE » est inscrite depuis le 30 octobre 2017 au répertoire. Sur sa fiche, sont précisés :

- son identité ;

- le secteur de ses activités de représentation d'intérêts (l'énergie), ses niveaux d'intervention (national et local) ;

- les personnes chargées de représentation d'intérêts au sein de la société ;

- la liste des organisations d'appartenance, comme « l'Association nationale des sociétés par actions » ou encore l'association « Entreprises pour l'environnement ».

La liste des actions de représentation d'intérêts menées par les entreprises est également consultable en ligne. Ainsi, TotalEnergies SE a mené 25 actions en 2023 dont certaines concernant par exemple le « Projet de loi de finances pour 2024 - Expliquer les enjeux de rentabilité du raffinage afin de défendre la compétitivité de ce secteur en France », pour un montant compris entre 1,25 et 1,5 million d'euros.

Les représentants d'intérêts sont également tenus de respecter des règles de déontologie définies à l'article 18-5 de la loi relative à la transparence de la vie publique.

Lorsque la Haute Autorité constate, de sa propre initiative ou à la suite d'un signalement, qu'un représentant d'intérêts n'a pas respecté ses obligations déontologiques ou ne s'est pas inscrit sur le répertoire des représentants d'intérêts (ou n'a pas fourni avec exactitude l'ensemble des informations exigées), elle adresse au représentant d'intérêts concerné une mise en demeure qu'elle peut rendre publique de respecter les obligations auxquelles il est assujetti, après l'avoir mis en état de présenter ses observations.

Pendant les trois années suivant une mise en demeure, une nouvelle infraction aux règles déontologiques est passible d'un an de prison et de 15 000 euros d'amende.

b) Les insuffisances du dispositif de mise en oeuvre

Les missions de la Haute Autorité en matière de régulation du lobbying rencontrent aussi plusieurs écueils. Selon Didier Migaud, le dispositif d'encadrement de la représentation d'intérêts souffre « de plusieurs faiblesses et d'un bilan en demi-teinte : des insuffisances persistantes nuisent à la transparence de la décision publique et, d'une certaine façon, à la pertinence du dispositif mis en place ».

Tout d'abord, le dispositif présente plusieurs points de complexité et de manque de lisibilité. Pour Didier Migaud, « L'information contenue peut apparaître comme biaisée, en raison d'un cadre législatif et réglementaire trop complexe, qui affaiblit le dispositif ».

Ainsi, la définition des représentants d'intérêts pose de nombreuses difficultés pratiques. Ce sont les personnes morales de droit privé, les établissements publics ou groupements publics exerçant une activité industrielle et commerciale, et les organismes des réseaux des chambres de commerce et d'industrie et des chambres des métiers et de l'artisanat, dont un dirigeant, un employé ou un membre a pour activité principale ou régulière d'influer sur la décision publique, notamment sur le contenu d'une loi ou d'un acte réglementaire en entrant en communication avec des responsables publics214(*).

Une personne a pour activité principale de mener des actions de représentation d'intérêts lorsqu'elle y consacre plus de la moitié de son temps. Alternativement, le caractère régulier d'actions de représentations d'intérêts est considéré comme rempli pour toute personne qui a exercé au moins dix activités de représentations d'intérêts sur une période de douze mois.

Ces critères ont des effets paradoxaux car, comme le soulignait dès 2021 la HATVP, une telle définition « conduit à l'obligation d'inscription d'une entité dont au moins un employé réalise dix actions, mais exclut, par exemple, celle dont plusieurs salariés réalisent chacun neuf actions »215(*). En outre, il n'y a pas de consolidation des informations fournies à l'échelle des groupes d'entreprises. Comme le note Didier Migaud, « Pour le cas de TotalEnergies, huit sociétés du groupe sont inscrites et déclarent des activités liées à des thématiques diverses ». Il en résulte un manque de lisibilité compte tenu de l'éclatement des déclarations, qui empêche de disposer d'une vision d'ensemble des actions menées par les groupes. Didier Migaud souligne même que « Le risque d'occultation des déclarations est également prégnant, du fait de la simplicité des montages juridiques. Ces modalités d'inscription et de déclaration sont sources de lourdeurs administratives, à la fois pour les déclarants et pour la HATVP, et donc sources d'erreurs ». À l'inverse, l'inscription au registre de transparence européen est soumise au principe de l'enregistrement unique, qui évite ces difficultés.

Exemple de fiche de déclaration d'une action de représentant d'intérêts publiée sur le site de la HATVP

En outre, aujourd'hui, les représentants d'intérêts doivent préciser les actions qu'ils ont menées, leur objet et leur domaine d'intervention, mais les informations demandées sont lacunaires et peu précises.

Ainsi, les représentants d'intérêts doivent seulement indiquer le type de décisions publiques sur lesquelles ont porté les actions de représentation d'intérêts engagées, mais pas la décision publique en particulier. De même, ils indiquent uniquement le type d'actions de représentations d'intérêts engagées (organiser des discussions informelles ou des réunions en tête-à-tête ; convenir pour un tiers d'une entrevue avec le titulaire d'une charge publique ; inviter ou organiser des évènements, des rencontres ou des activités promotionnelles ; établir une correspondance régulière...), mais pas leur contenu précis. Dans le répertoire ne figurent que les catégories de responsables publics avec lesquelles les représentants d'intérêts sont entrés en communication, mais par leur fonction ni même leur identité.

Comme le montre le tableau ci-dessous, la qualité de ces informations est en décalage avec les meilleurs standards internationaux. De même, dans le registre de transparence européen, les représentants d'intérêts sont tenus d'indiquer de façon précise l'intitulé des initiatives à propos desquelles ils exercent une action de représentation d'intérêts.

Source : HATVP, L'encadrement de la représentation d'intérêts :
Bilan, enjeux de l'extension du répertoire à l'échelon local et propositions, 2021

De surcroît, le délai de communication des déclarations d'activités est annuel, ce qui ne permet pas aux citoyens d'accéder aux informations les plus récentes, et donc les plus utiles.

Le champ des actions concernées est également restrictif. En effet, les actions conduites en réponse à une demande émanant de responsables publics, par exemple dans le cas des travaux préparatoires des rapporteurs de textes législatifs, sont exclues de l'obligation de déclaration. Or, la paternité d'une prise de contact sur un sujet précis entre un décideur et un représentant d'intérêts peut être difficile à établir, notamment en cas d'échanges réguliers entre eux.

Enfin, la Haute Autorité dispose de pouvoirs limités. Elle n'a pas de pouvoir autonome de communication des documents qui sont essentiels pour son contrôle, notamment auprès des établissements bancaires et financiers, et doit donc demander à l'administration fiscale d'exercer ce droit pour son compte, ce qui crée de nombreuses difficultés pratiques216(*). Elle n'a pas non plus de pouvoir explicite de copie de documents en cas de contrôle sur place. Comme la Haute Autorité le soulignait dès 2021, « aucune sanction n'est prévue en cas d'obstruction à l'investigation ou à l'instruction, notamment en fournissant des renseignements et des pièces incomplètes ou inexactes, ou en s'opposant au bon déroulé d'un contrôle sur place ».

E. DES LEVIERS SOUMIS EN PRATIQUE À DES DYNAMIQUES CONTRADICTOIRES

Malgré la diversité de ces outils de financement, de régulation, d'incitation, de soutien et d'informations, l'État peut difficilement fixer des objectifs de décarbonation contraignant directement l'action des entreprises privées.

1. La prise en compte des enjeux environnementaux et sociaux par les entreprises demeure difficile à imposer par l'État

En vertu de l'article L. 225-35 du code de commerce, les orientations de l'activité d'une entreprise sont définies exclusivement par son conseil d'administration.

L'article 169 de la loi dite « Pacte »217(*) a précisé que ces orientations sont mises en oeuvre conformément à l'intérêt social de la société, « en considérant les enjeux sociaux et environnementaux de son activité ». Cette évolution est issue d'une recommandation du rapport rendu par Nicole Notat et Jean-Dominique Sénard en 2018218(*) qui précisait à cet égard : « Aucune société, même une société civile immobilière, ne peut faire complètement abstraction des enjeux sociaux et environnementaux de son activité. Cette écriture consacre un mouvement enclenché par les entreprises elles-mêmes. »

Le même rapport a aussi été à l'origine de la raison d'être de l'entreprise, définie aujourd'hui par l'article 1835 du code civil. Cette raison d'être, lorsqu'elle est inscrite dans les statuts, est également prise en compte par le conseil d'administration. Les auteurs du rapport soulignaient que « Le rôle premier de l'entreprise n'est pas la poursuite de l'intérêt général, mais des attentes croissantes à l'égard des entreprises sont régulièrement exprimées, avec l'essor des défis environnementaux et sociaux. » et que « Chaque entreprise a donc une raison d'être non réductible au profit. »

Plus de la moitié des sociétés du CAC 40 auraient défini une raison d'être fin 2021, sans pour autant l'inscrire dans leur statut219(*) et donc la rendre contraignante à l'égard des dirigeants et des associés.

Concernant l'intérêt poursuivi par les sociétés pétrolières et gazières, le chercheur Philippe Copinschi a opéré une synthèse devant la commission d'enquête : « Toutes les grandes compagnies sont privées. Leur but est - elles ne s'en cachent pas - de faire du bénéfice et de distribuer des dividendes à leurs actionnaires. Il faut donc faire en sorte qu'un dollar investi dans le pétrole rapporte moins qu'un dollar investi dans d'autres solutions, et cela passe par la fiscalité et les normes. »220(*)

2. L'application aux entreprises privées des normes internationales et nationales en matière climatique fait débat

Si les objectifs de politiques publiques en matière climatique fixés par l'État peuvent lui être opposés, il n'en va pas nécessairement de même en ce qui concerne les entreprises privées.

Les trois décisions « Grande Synthe » du Conseil d'État en 2020, 2021 et 2023 ont mis en évidence que le Gouvernement était tenu de prendre des mesures en matière de politiques publiques de manière à assurer le respect des objectifs fixés par la loi, le juge assurant un contrôle concret de l'efficacité de ces mesures.

Les décisions du Conseil d'État
dites « Grande Synthe I », « Grande Synthe II », « Grande Synthe III »

Le 19 novembre 2020, saisi d'une demande de la commune de Grande Synthe, le Conseil d'État a demandé à l'État de justifier sous trois mois que son refus de prendre des mesures complémentaires pour respecter l'Accord de Paris était compatible avec le respect de la trajectoire de réduction choisie pour atteindre les objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de 40 % en 2030 par rapport à 1990. Le Conseil d'État s'est notamment fondé sur des éléments de faits, relevant que la France « a, au cours des dernières années, régulièrement dépassé les plafonds d'émissions qu'elle s'était fixés et que le décret du 21 avril 2020 a reporté l'essentiel des efforts de réduction après 2020 »221(*).

À la suite de la transmission par le Gouvernement de nouveaux éléments, une instruction contradictoire a été ouverte et une audience publique s'est tenue le 11 juin au Conseil d'État. Le 1er juillet 2021, le Conseil d'État a fait droit à la demande des requérants d'annuler le refus de l'État de prendre des mesures complémentaires et a donc enjoint le Gouvernement à prendre toutes les mesures utiles pour atteindre l'objectif issu de l'Accord de Paris avant le 31 mars 2022, observant notamment que le « Gouvernement admet que les mesures actuellement en vigueur ne permettent pas d'atteindre l'objectif de diminution de 40 % des émissions de gaz à effet de serre fixé pour 2030, puisqu'il compte sur les mesures prévues par le projet de loi « Climat et résilience » pour atteindre cet objectif. »222(*)

Un an après avoir reçu des éléments du Gouvernement permettant de justifier les mesures prises, le Conseil d'État a examiné si sa décision du 1er juillet 2021 a été bien exécutée. Après avoir notamment entendu le Haut conseil pour le climat (HCC) et mobilisé les données publiées par le centre interprofessionnel technique d'études de la pollution atmosphérique (Citepa), le Conseil d'État relève que malgré les mesures prises depuis le 1er juillet 2021, « le Haut Conseil pour le Climat (HCC) dans son rapport 2022, estime qu'il existe un risque avéré que l'objectif de réduction pour 2030 ne soit pas tenu ». Le Conseil d'État n'a donc pas considéré sa précédente décision comme exécutée et a adressé une nouvelle injonction au Gouvernement, en lui demandant de « prendre, d'ici au 30 juin 2024 toutes les mesures nécessaires pour atteindre l'objectif de réduction des émissions de - 40 % en 2030 et de transmettre d'ici le 31 décembre 2023 dans un premier temps, puis au plus tard le 31 juin 2024 tous les éléments justifiant à la fois qu'il a pris ces mesures et qu'elles sont de nature à permettre de respecter cet objectif. »223(*)

En revanche, l'application des objectifs climatiques que fixent les États au niveau national ou international aux entreprises privées fait aujourd'hui débat, de surcroît lorsqu'il s'agit de normes non contraignantes, à l'instar des objectifs issus de l'Accord de Paris.

Dans une décision rendue le 26 mai 2021, le tribunal de première instance de La Haye a ordonné à Royal Dutch Shell de réduire les émissions du groupe Shell, de ses fournisseurs et de ses clients de 45 % nets par rapport aux niveaux de 2019, d'ici à la fin de 2030, par le biais de la politique d'entreprise du groupe Shell224(*).

Il s'agit de la première décision d'un tribunal conduisant à condamner une entreprise à réduire ses émissions conformément aux objectifs que les États se sont engagés à atteindre dans le cadre de l'Accord de Paris sur le climat de 2015225(*).

Fondements de la décision du 26 mai 2021 du tribunal de La Haye

Le tribunal de La Haye fonde sa décision sur la « norme de diligence non écrite » prévue à l'article 162, livre 6, du code civil néerlandais226(*), ayant trait à la responsabilité délictuelle, tout en se référant à des textes de droit international non contraignants relatifs aux droits de l'homme. Le juge énonce que : « l'obligation de réduction de RDS découle de la norme de diligence non écrite énoncée dans le livre 6, article 162 du code civil néerlandais, selon laquelle il est illégal d'agir à l'encontre de ce qui est généralement accepté dans la société en vertu du droit non écrit. Il découle de cette norme de diligence que, lorsqu'elle détermine la politique d'entreprise du groupe Shell, RDS doit respecter la diligence raisonnable exercée dans la société ».

Après avoir cité l'affaire Urgenda227(*) pour illustrer le fait que les droits de l'homme peuvent protéger contre les effets du changement climatique, le juge mentionne une série de textes internationaux qui, bien que juridiquement non contraignants, sont largement acceptés, et qui peuvent, selon lui, servir de « guides » pour mettre en oeuvre la norme de diligence non écrite. Il cite notamment les principes directeurs des Nations unies, le Pacte mondial des Nations unies, ainsi que les principes directeurs de l'OCDE concernant les entreprises multinationales228(*).

Le juge néerlandais se réfère également aux objectifs de réduction de l'Accord de Paris pour interpréter la norme de diligence non écrite : « Les objectifs de l'Accord de Paris reflètent les meilleures découvertes disponibles dans le domaine de la science du climat. Il existe donc un large consensus international sur ce point. Les objectifs non contraignants de l'Accord de Paris reflètent donc une norme universellement soutenue et acceptée, qui protège les intérêts publics contre un changement climatique dangereux. En interprétant la norme de diligence non écrite, le tribunal suit la même voie. Il part du principe qu'il est universellement admis que le réchauffement climatique doit être limité à bien moins de 2° C en 2100 et que l'objectif doit être de limiter l'augmentation à 1,5° C [...]. Le tribunal note que cela ne constitue pas une norme juridiquement contraignante [...]. Le tribunal tient compte de ce large consensus sur ce qui est nécessaire pour prévenir un changement climatique dangereux pour répondre à la question de savoir si RDS a l'obligation de réduire les émissions de CO2 du groupe Shell ».

Cette décision a fait l'objet de nombreux commentaires critiques.

Selon l'avocat à la Cour Corinne Lepage, « Il s'agit donc là d'une utilisation extrêmement poussée de la soft law et également du principe de précaution, même si le terme n'est pas utilisé »229(*).

Selon Marie-Anne Frison-Roche230(*), « cette obligation implicite de diligence, qui n'est pas reprise en droit français et dont certains voudraient la reconnaissance, est elle-même très débattue [...]. Si on devait admettre qu'il existe une obligation implicite de diligence, c'est-à-dire une obligation générale et non-écrite de ne pas nuire à la nature, alors la responsabilité civile serait engagée. Mais ce qui vaudrait pour Shell vaudrait pour chacun d'entre nous : la seule perspective d'un dommage suffirait à constituer un « fait générateur ». Or, la responsabilité civile suppose, pour qu'une obligation de réparation soit engagée, la réunion de 3 éléments distincts et cumulés : un fait générateur, un dommage et un lien de causalité entre les deux. On ne peut pas dire qu'« implicitement » il y a une obligation de ne pas nuire, c'est-à-dire un fait générateur automatique. Il faut un fait générateur autonome et distinct du dommage, de la nuisance. »

Le 20 juillet 2021, Shell a officiellement fait appel de la décision du 21 mai 2021 devant la Cour d'appel de La Haye231(*). Le 15 novembre 2021, Shell a invité ses actionnaires à voter sur une résolution spéciale visant à modifier les statuts de Royal Dutch Shell PLC afin d'établir son siège social et sa résidence fiscale au Royaume-Uni. Parmi les raisons de ce changement, figurent l'accélération de la distribution des dividendes aux actionnaires mais aussi la stratégie vers la neutralité carbone de l'entreprise232(*).

Dans la lignée de la décision du tribunal de La Haye, un recours a été introduit par 12 citoyens et deux ONG (Greenpeace Italie et ReCommon) le 9 mai 2021 contre l'entreprise italienne Eni et ses actionnaires majoritaires (le ministère italien de l'économie et des finances et la caisse des dépôts italienne) sur le fondement de la non-conformité de sa trajectoire de décarbonation avec les objectifs inscrits dans l'Accord de Paris.

ENI a déclaré que le recours était dépourvu de fondement juridique, puisqu'il n'existe aucun motif d'illégalité imputable à ENI, ni aucun préjudice indemnisable, ni même de lien de causalité entre le comportement d'ENI et les dommages inexistants dont il est fait grief233(*).

La première audience s'est tenue devant le tribunal civil de Rome, le 16 février 2024.

3. L'action unilatérale d'un État en matière climatique est par nature limitée

Les auditions devant la commission d'enquête ont mis en évidence la difficulté de réguler les activités énergétiques en l'absence d'autorité internationale aux pouvoirs contraignants :

- en l'absence d'autorité internationale, il est particulièrement difficile de réguler des marchés internationaux : l'Agence internationale de l'énergie n'a qu'un rôle de coopération et ses scénarii ne s'imposent ni aux États ni aux acteurs économiques. De la même manière, si la production d'hydrocarbures par fracturation hydraulique est interdite sur le sol français depuis 2011234(*), la France importe pourtant du GNL extrait par fracturation hydraulique. Il en va de même concernant la loi de 2017 mettant fin à l'exploitation des hydrocarbures en France235(*) : le chercheur Philippe Copinschi a souligné qu'« avec une loi comme la loi Hulot, on envoie un message ; mais cela ne change rien ni à la consommation (...) ni à la production et aux prix de marché » ;

- les « coûts à agir seul » peuvent être importants : l'audition du directeur général de Bpifrance a, par exemple, mis en évidence les conséquences de l'interdiction des garanties publiques à l'exportation pour les projets impliquant des hydrocarbures en 2023, induisant une relative perte de compétitivité pour certaines entreprises et notamment des PME. François Lefebevre, directeur général de Bpifrance Assurance Export, a ainsi indiqué à la commission d'enquête que plusieurs entreprises, notamment des PME, ont été impactées par cette interdiction : « Quelque soixante-huit entreprises nous ont dit qu'elles auraient aimé bénéficier, au cours de l'année 2023, d'une couverture que nous n'avons pas pu leur accorder » ;

- les objectifs de développement de certains pays producteurs d'hydrocarbures peuvent entrer en contradiction avec les objectifs de transition énergétique d'autres pays : comme souligné par Oriane Wegner devant la commission d'enquête236(*), « Le rôle des transferts financiers est absolument central en la matière. Reste la question de savoir si c'est suffisant. Quant à la possibilité de contraindre les États à oeuvrer en ce sens, cette question dépasse le cadre de notre travail, bien qu'elle mérite évidemment une réflexion parallèle. Elle est plutôt du ressort des COP, et singulièrement de la COP 29, prévue cette année, dont le focus est financier. »

Enfin, au niveau de l'État, l'action en faveur de la transition économique peut se trouver freiner par des dynamiques contradictoires. Les objectifs ambitieux de la politique climatique de la France peuvent entrer en contradiction avec des actions de soutien aux grandes entreprises françaises, notamment à l'échelle internationale, qui répondent à d'autres objectifs de politiques publiques en termes de sécurisation de l'approvisionnement énergétique, de souveraineté énergétique, de défense des grandes entreprises et de compétitivité, de même qu'un secteur stratégique pour le ministère de la défense ou de l'économie ne l'est pas dans les mêmes conditions pour le ministère de la transition écologique.

F. DES ENTREPRISES EN DEMANDE DE VISIBILITÉ ET DE STABILITÉ POUR PERMETTRE DE MODIFIER LE MODÈLE ÉCONOMIQUE

Les dirigeants d'entreprises interrogés ont fait part, devant la commission d'enquête, d'attentes convergentes à l'égard de la politique énergétique conduite par l'État. Ils attendent de l'État de la constance dans la durée et du réalisme compte tenu du niveau d'avancement de la transition énergétique.

1. La clarté et la stabilité des règles

Tout d'abord, la législation sur l'énergie étant très mouvante, les acteurs économiques ont rappelé la nécessité de règles claires et stables. L'enjeu n'est pas tellement de compléter, ni d'ailleurs de contester, les objectifs de décarbonation issus du « Paquet Ajustement 55 » mais bien de les appliquer.

Ce constat a été fait par l'ensemble des acteurs industriels du secteur des transports auditionnés par la commission d'enquête. Carlos Tavares, P-DG de Stellantis, a ainsi indiqué : « J'attends des pouvoirs publics [...] de la constance et un environnement stabilisé ». Rodolphe Saadé, P-DG de CMA-CGM a précisé : « Ce que nous souhaiterions, c'est avoir un peu plus de clarté s'agissant des énergies qu'il convient de choisir pour continuer à avancer ». Enfin, Guillaume Faury, directeur général (DG) d'Airbus, a précisé : « Évidemment, nous avons aussi besoin des États et des régulateurs pour créer le cadre [...] pour la consommation de ces nouveaux carburants ».

Les acteurs bancaires ont également mentionné ce même besoin de lisibilité et de stabilité de la règlementation, tout en soulignant le caractère souvent structurant des décisions publiques pour la détermination de leur stratégie climatique. Ainsi, Jean-Laurent Bonnafé, directeur général de BNP Paribas, a mis en évidence237(*) le rôle qu'ont joué la taxonomie européenne et la politique de relance du nucléaire en France pour la détermination de l'objectif de réduction de la part des investissements de la banque dans le gaz, fixé à - 30 % d'ici 2030 : « Nos raisonnements et les décisions que nous prenons ne sont pas autonomes, n'étant ni indépendants ni souverains : nous appartenons à la collectivité et sommes pleinement intégrés dans l'économie européenne sous-jacente. La part du gaz [dans nos financements] se réduit nécessairement à partir du moment où l'Europe indique que le nucléaire est une énergie de transition et que le premier acteur du secteur, Électricité de France, et la France nous assurent avoir un plan de charge pour aller de l'avant. Dans le cas contraire, nous n'aurions pas pu nous fixer un objectif plus élevé. Nous ne nous attribuons donc pas le mérite de l'accélération perceptible entre 2022 et 2024, nous en tenant aux choix qui ont été faits concernant le nucléaire. »

2. Un soutien public pour compenser les surcoûts induits

Plus encore, les acteurs économiques ont insisté sur la nécessité d'un soutien public pour compenser les surcoûts induits.

Lors de son audition devant la commission d'enquête, Louis Gallois, co-président de La Fabrique de l'industrie, a mis en avant les surcoûts auxquels est confrontée l'industrie française du fait « de l'augmentation du prix de l'énergie » et « des programmes de décarbonation ». Si les industriels réduisent leur consommation d'énergie - directe ou indirecte - et font évoluer leur appareil de production, ils sont plus prudents s'agissant d'un complet changement d'équipement ou de procédé. Pour le co-président, « amener ces industriels à passer à des investissements massifs en termes de décarbonation, c'est-à-dire les amener à changer de procédés de fabrication et d'équipements, ne sera possible - je le dis très franchement - qu'à la condition de mettre en place des aides publiques ». À titre d'illustration, la décarbonation des hauts fourneaux à Dunkerque représente un investissement d'1,8 Md€, dont la moitié est prise en charge par l'État.

Preuve des coûts auxquels sont confrontés les industriels et, plus généralement, les entreprises, de 2020 à 2022, le prix des énergies238(*) est passé pour ces dernières d'environ 100 à 130 € par MWh pour l'électricité, soit une hausse de 30 %, et de 40 à 77 € pour le gaz, soit une hausse de 93 %239(*).

Corollaire de cette évolution, de 2021 à 2022, le prix des énergies240(*) pour les particuliers, même contenu par le bouclier tarifaire, a augmenté de 7 % pour l'électricité et de 22 % pour le gaz241(*).

La nécessité de compenser les surcoûts privés par un soutien public a été rappelée par l'ensemble des acteurs industriels du secteur des transports entendus par la commission d'enquête. Le P-DG de Stellantis a insisté sur l'action en direction de la demande : « La stimulation de la demande des classes moyennes est ici le facteur essentiel ; c'est la seule porte de sortie que je vois en ce moment, d'où notre présence très appuyée aux côtés du gouvernement français en faveur du leasing social ». Dans sa contribution écrite, le groupe a plaidé plus en détail pour soutenir les aides à la mobilité propre, appelant au maintien du bonus écologique, de la prime à la conversion et du leasing social, pour les particuliers, et à la restauration du bonus écologique, pour les professionnels.

De son côté, le P-DG de CMA-CGM a insisté sur l'action en direction de l'offre : « La difficulté principale que nous rencontrons dans notre secteur, c'est que le carburant vert coûte cher. Il faut donc réfléchir aux moyens de trouver le carburant à la fois le plus vert possible et le moins coûteux possible. Au bout du compte, nous ne pouvons pas assumer seuls le coût de ces énergies vertes. Il doit être partagé avec nos clients. » Dans sa contribution écrite, le groupe a plaidé pour instituer des soutiens publics en investissement (Capex) et en fonctionnement (Opex) pour favoriser la décarbonation du secteur maritime.

Quant au DG d'Airbus, il a évoqué différentes solutions, appelant à jouer, tant sur la demande (avec des mandats et des règlementations), que sur l'offre (avec des aides et des subventions) : « Ces nouveaux carburants [...] sont plus chers : [le cadre de soutien] passe potentiellement par des mandats, par des réglementations, mais aussi par des aides et des subventions. De nombreux systèmes peuvent être mis en place. Malheureusement, aujourd'hui, il n'y a pas de solution unanime. »

3. L'accès aux ressources

Autre point, les acteurs économiques ont mis l'accent sur la nécessité d'un accès aux ressources : l'électricité et la biomasse pour la production de biocarburants ou d'e-carburants, les métaux critiques pour la production de batteries électriques.

Au cours de son audition devant la commission d'enquête, le co-président de La Fabrique de l'industrie, Louis Gallois, citant les travaux de Réseau de transport d'électricité (RTE) (voir encadré ci-après) a insisté sur la hausse de la consommation d'électricité induite par la transition énergétique : « S'agissant de la souveraineté énergétique, notre erreur funeste, au cours des vingt dernières années, est d'avoir pensé que la consommation d'électricité allait diminuer. Or cette consommation devrait connaître au contraire une croissance extrêmement forte dans les années à venir, à la faveur de l'électrification générale des usages - la mobilité, le chauffage, l'industrie, etc. Réseau de transport d'électricité (RTE) prévoit dans l'un de ses scénarios une consommation de 754 térawattheures (TWh) en 2050. En 2023, cette consommation s'établissait à 445 TWh. La perspective est donc proche d'un doublement en vingt-cinq ans, et je me souviens que Monsieur Jean-Bernard Lévy, l'ancien président d'EDF, évoquait l'hypothèse d'une consommation de 800 à 900 TWh. ».

Les scenarii de consommation et de production d'électricité pour la France
de Réseau de transport d'électricité (RTE)

Les travaux de prospective conduits par Réseau de transport d'électricité (RTE) laissent augurer un « effet ciseau » avec une hausse de la consommation d'électricité et une baisse de la production d'électricité pour la France sur les prochaines décennies.

Dans son étude Futurs énergétiques à l'horizon 2050, publiée en 2021242(*), RTE a en effet estimé que la consommation d'électricité devrait augmenter, de 400 TWh à 645 TWh d'ici 2050, soit une hausse 60 %, dans son scénario de référence. Elle atteindrait 555 TWh (+ 40 %), dans le scénario de sobriété, et 752 TWh (+ 90 %), dans le scénario de réindustrialisation.

Dans son Bilan prévisionnel, publié en 2023243(*), RTE a précisé que la consommation d'électricité pourrait passer de 400 TWh à 580 TWh voire 640 TWh dès 2035, soit une hausse de 45 % voire 60 %, dans son scenario de référence. Autrement dit, selon RTE « les nouveaux objectifs de décarbonation et de réindustrialisation conduisent à positionner les trajectoires de consommation d'électricité à l'horizon 2035 parmi les plus hautes de Futurs énergétiques 2050 ».

Le graphique ci-après, tiré du bilan précité, présente l'évolution de la consommation d'électricité d'ici 2035, selon RTE :

Dans son étude Futurs énergétiques à l'horizon 2050244(*), RTE a rappelé que la production d'électricité sera, quant à elle, confrontée à un « effet falaise », c'est-à-dire à une conjonction d'arrêts de réacteurs, dès la décennie 2040, dans la mesure où ceux existants ont été installés dans les années 1970 et 1980 et ont une durée de vie s'achevant entre leurs 50 et 60 ans. Au total, une production de 400 TWh devrait être renouvelée, à l'horizon 2050-2060.

Le graphique suivant, issu de l'étude susmentionnée, rappelle l'évolution de la production d'électricité selon RTE d'ici 2050-2060 :

Outre l'électricité, le président de La Fabrique de l'industrie a insisté sur les intrants stratégiques, tels que les métaux critiques pour les énergies renouvelables et l'uranium pour l'énergie nucléaire : « [Le nucléaire] est certes dépendant de l'extérieur pour l'uranium, qui représente moins de 5 % du prix de revient du kilowattheure (kWh). Cela est donc relativement marginal du point de vue des coûts. Mais l'uranium est à peu près équitablement réparti sur la planète, sans qu'un pays puisse se prévaloir d'une position dominante. Cela n'est pas le cas pour les aimants permanents des éoliennes, qui sont faits de terres rares à 90 % chinoises. Il existe des terres rares en Europe, mais sommes-nous disposés à ouvrir des mines de terres rares sur le sol européen, sachant qu'elles sont extrêmement polluantes ? ».

De leurs côtés, les acteurs impliqués du secteur des transports interrogés par la commission d'enquête ont fait part de besoins spécifiques. Le P-DG de Stellantis a insisté sur la nécessité de produire des batteries électriques pour soutenir l'essor de l'électromobilité : « Les batteries viennent d'Asie et nous n'allons pas pouvoir développer une vraie filière de véhicules électriques en Europe si nous ne sommes pas maîtres de la fabrication des batteries ».

De plus, le P-DG de CMA-CGM a insisté sur le risque de concurrence dans l'accès aux biocarburants ou aux e-carburants : « Nous redoutons des problèmes de disponibilité des carburants décarbonés : nous anticipons une compétition entre les différents secteurs pour avoir accès à ces carburants verts en quantité suffisante. ».

Enfin, le DG d'Airbus a insisté sur la difficulté de développer des filières compétitives en matière de carburants d'aviation durables : « Nous avons des partenariats avec beaucoup d'acteurs : aéroports, compagnies aériennes, énergéticiens [...] Nous avons donc aussi des accords avec [des] énergéticiens, dont des émergents qui se spécialisent sur les SAF, pour maximiser les chances de trouver, d'obtenir des filières compétitives. Et nous avons également des accords plus régionaux : dans chaque région, différents acteurs travaillent sur les SAF. »

4. La neutralité technologique

Préoccupation importante, les acteurs économiques ont fait observer le besoin d'une neutralité technologique : si l'électrification semble en bonne voie dans le secteur routier, les technologies de décarbonation semblent moins matures s'agissant des secteurs aéronautique et maritime.

Ainsi, le DG d'Airbus a rappelé qu'il développe, à la fois, les carburants aéronautiques durables et l'hydrogène : « Notre programme de recherche, d'innovation et de développement, dans l'objectif de la quatrième révolution de l'aviation, repose à la fois sur des technologies pour faire des avions plus performants et moins consommateurs et sur les carburants. Nous avons deux fers au feu : les carburants d'aviation durables et l'hydrogène ».

De son côté, le P-DG de CMA-CGM a indiqué qu'il misait sur le GNL, dans le court terme, puis les biocarburants et les e-carburants : « Ce que nous souhaitons, c'est développer, avec les autorités et les grands énergéticiens, une seule et unique énergie. Mais pour l'heure, nous tâtonnons. Voilà pourquoi nous nous replions sur le GNL, le méthane, le méthanol, l'ammoniac et l'hydrogène ».

Dans sa contribution écrite, le P-DG de Stellantis a ajouté que les e-carburants seraient particulièrement utiles pour les modes de transport ne disposant pas ou peu de technologies alternatives : « En complément, pour assurer la décarbonation du parc roulant, un levier majeur pourrait être l'usage des carburants alternatifs de synthèse : e-Fuels. Cependant, en Europe, il est à craindre que leurs quantités restent limitées pour le transport automobile, en raison des besoins très élevés d'énergie décarbonée nécessaire à leur production et à leurs coûts élevés. Ils seraient ainsi prioritairement alloués aux modes de transport ne disposant pas ou peu de technologies de décarbonation alternatives (aérien et maritime). »

5. Un même « level playing field » pour éviter les risques de concurrence et de dépendance

Enfin, les acteurs économiques ont insisté sur le différentiel d'exigence, et donc de compétitivité, entre l'Europe, très engagée dans la décarbonation, et les États-Unis ou la Chine, parfois plus en retrait.

Tant le P-DG de CMA-CGM que celui d'Airbus ont regretté le fait qu'il n'existe pas un même « level playing field » à l'échelle mondiale. Le premier a insisté pour « sélectionner une ou deux énergies » et le second pour « [homogénéiser] la réglementation ».

Plus largement, le co-président de La Fabrique de l'industrie a rappelé que l'Union européenne règlemente pour décarboner son économie, là où ses concurrents subventionnent. D'une part, la Chine conduit une politique commerciale agressive, s'agissant non seulement des énergies renouvelables mais aussi des véhicules électriques : « Ce que nous avons constaté dans le domaine du photovoltaïque, nous allons probablement le subir dans celui des éoliennes et, de manière massive, dans celui des batteries et des voitures électriques qui vont fortement impacter l'industrie européenne. » D'autre part, les États-Unis conduisent une politique industrielle dynamique, via de grands plans de décarbonation neutres sur le plan technologique : « Les États-Unis [...] aident massivement la décarbonation de leur industrie, à travers le plan Inflation Reduction Act (IRA) de 400 milliards de dollars, auquel s'ajoutent un certain nombre d'autres plans, ainsi qu'une partie des 1 200 milliards de dollars du plan d'infrastructures. Au total, l'enveloppe à destination de l'industrie américaine représente un montant de l'ordre de 1 000 milliards de dollars. Le niveau de soutien à la décarbonation est actuellement beaucoup plus élevé aux États-Unis que dans l'Union européenne. »

IV. TOTALENERGIES : UN SYMBOLE DE NOTRE DÉPENDANCE AUX HYDROCARBURES APPELÉ À INCARNER LA DÉCARBONATION DE NOTRE ÉCONOMIE

A. UNE ENTREPRISE AU CENTRE DE TOUTES LES ATTENTIONS DANS LE CONTEXTE DE LA TRANSITION ÉNERGÉTIQUE

Alors que TotalEnergies estime que son activité représente 1,5 % de la production mondiale de pétrole, son nom est associé à une vingtaine de projets pétroliers ou gaziers qualifiés de « bombes carbone » qui auraient pour effet d'en faire un des principaux pollueurs de la planète. Cet écart entre la part de l'entreprise dans la production mondiale de pétrole et la responsabilité qui lui est attribuée illustre l'image contrastée qui colle à la peau de la principale major de l'Union européenne.

Dans ce débat public parfois passionné, la commission d'enquête a opté pour une présentation factuelle des positions des différents acteurs, sans jugement de valeur de sa part.

1. Les activités de production et de commercialisation d'énergie

Le groupe TotalEnergies conduit des activités de production et de commercialisation d'énergie, en France et dans le monde.

Dans sa réponse écrite transmise à la commission d'enquête, le groupe a précisé la nature de son activité de production et de vente d'énergie à date, pour la France et dans le monde.

En 2023, le groupe a produit 1,2 million de barils équivalent pétrole par jour (Mbep/j) de produits raffinés dans le monde, sur un total de 102 Mbep/j, soit 1,2 %. Pour la France, ce niveau est de 0,5 Mbep/j, sur un total de 1,5 Mbep/j, soit 33 %.

Au total, la production d'énergie finale du groupe dans le monde a atteint 15,1 pétajoules par jour (PJ/j) en 2023, dont 53 % de pétrole, 42 % de gaz naturel, 3 % d'électricité renouvelable et 3 % d'électricité autre. Le niveau du charbon, des bioénergies et de l'hydrogène est nul. Ainsi que l'a précisé devant la commission d'enquête Patrick Pouyanné, P-DG du groupe, « dès 2015, lorsque je suis devenu PDG, nous sommes sortis du secteur du charbon : je ne pouvais financer ce secteur alors que je voulais promouvoir le gaz à la place. » Du côté des ventes mondiales, elles se sont élevées à 20,8 PJ/j en 2023, dont 47 % de gaz, 43 % pour le pétrole, 8 % pour l'électricité et 2 % pour les autres énergies renouvelables245(*).

Source : TotalEnergies

Les hydrocarbures non conventionnels ont représenté 9,7 % de la production du groupe et moins de 5 % de son chiffre d'affaires en 2023. Le groupe ne produit plus de pétrole issu des sables bitumineux, depuis une cession d'actifs du Canada, en 2023. Il est également sorti des projets de développement d'huiles extra-lourdes du Venezuela, en 2021.

Pour la France, la production d'énergie finale a atteint 3,13 PJ/j, dont 90,4 % de produits raffinés, 7,3 % d'électricité issue de centrale à gaz à cycle combiné, 1 % d'électricité renouvelable et 1,3 % de bioénergies. Du côté des ventes, elles se sont élevées à 5,7 PJ/j, dont 50 % de produits pétroliers, 34 % de gaz, 13 % d'électricité et 3 % de bioénergie.

Source : TotalEnergies

Sur le plan des investissements nets, ils ont atteint 16,83 Mds$ en 2023, dont 5,68 Mds$ pour le pétrole, 5,28 Mds$ pour le gaz et 5,87 Mds$ pour les énergies bas-carbone. Depuis 2017, ces investissements sont en baisse de 3,7 % pour le pétrole, et en hausse de 5,6 % pour le gaz et de 738,6 % pour les énergies bas-carbone.

Ces énergies bas-carbone regroupent : s'agissant du volet Integrated Power, les activités de génération, de stockage, de négoce d'électricité et de distribution B2B ou B2C de gaz-électricité ; s'agissant du volet molécules bas-carbone, les biocarburants, le biogaz, le recyclage du plastique, les biopolymères, les carburants synthétiques, l'hydrogène, ainsi que les investissements dans la réduction de l'empreinte carbone du groupe.

Source : TotalEnergies

La commission d'enquête relève que la nomenclature ainsi proposée ne permet pas toujours de bien distinguer les énergies renouvelables des énergies bas-carbone.

2. Les soutiens publics et para-publics nationaux ou européens

Tout comme ses concurrents éligibles, le groupe TotalEnergies perçoit des soutiens, publics ou para-publics, à l'échelon national comme européen.

Dans sa réponse écrite à la commission d'enquête, le groupe a précisé les modèles de financement et, le cas échéant, les interventions publiques.

D'une part, s'agissant des projets de production d'hydrocarbures conduits aux échelons national et mondial, le groupe a précisé : « Le financement de TotalEnergies et de ses filiales est effectué grâce aux flux de trésorerie générés par nos activités, et par des émissions obligataires ou des emprunts bancaires Les financements destinés à des projets spécifiques sont levés par les entités portant ces projets. Il s'agit le plus souvent d'entités juridiques de droit étranger détenues conjointement par TotalEnergies et ses partenaires et sur lesquelles la Compagnie n'exerce pas de contrôle. Les projets de production de pétrole sont financés sur fonds propres tandis que les projets d'infrastructures, de GNL ou de renouvelables, mêlent en règle générale financements propres et externes. »

D'autre part, concernant la production d'électricité et de gaz conduits à l'échelle nationale, le groupe a indiqué avoir bénéficié, au titre de la branche Gas Renewables & Power :

- de soutien pour les tarifs d'achat ;

- de soutien pour les compléments de rémunération ;

- de primes de capacité pour la centrale à gaz à cycle combiné de Landivisiau ;

- de soutien à l'injection de biométhane et aux dispositifs sociaux via les charges de service public de l'énergie, en excluant les chèques énergie et les boucliers tarifaires ;

- de subventions ou avances pour 8 projets de méthanisation et les projets de batteries de Saft ;

- de montants au titre du dispositif de l'accès régulé à l'électricité nucléaire historique (Arenh), ainsi que des mécanismes de capacité d'effacement et de production.

Le groupe a aussi indiqué avoir perçu, pour la branche Raffinage - Chimie, des subventions pour le projet de décarbonation de la plateforme de Sobegi, pour celui de la plateforme de Normandie, pour le projet de recyclage de plastique de Synova et pour le projet sur l'aéronautique de Hutchinson via le Conseil de recherche aéronautique civile (Corac).

Enfin, s'agissant du financement de la recherche et du développement (R&D) à l'échelle du groupe, et hors les projets précités de Saft et Hutchinshon, TotalEnergies a reconnu avoir bénéficié de subventions pour 11 projets. Il a aussi indiqué avoir bénéficié d'un montant annuel de crédit d'impôt recherche (CIR) entre 55 et 85 M€.

3. Les obligations légales applicables aux secteurs de l'énergie et des mines

Le groupe TotalEnergies a précisé se conformer au cadre légal en vigueur en matière de production et de commercialisation d'énergie.

Dans sa réponse écrite à la commission d'enquête, il a ainsi indiqué : « TotalEnergies respecte les lois et règlements nationaux et européens qui lui sont applicables ».

S'agissant de la production et de l'extraction minières, depuis l'entrée vigueur de la loi « Facturation hydraulique », en 2011, « le permis de recherches d'hydrocarbures “ de Montélimar ”, attribué par arrêté du 1er mars 2011 aux sociétés Total Gas Shale Europe et Total Exploration et Production France, a été abrogé à la suite de l'entrée en vigueur de la loi Jacob. ». De plus, depuis l'entrée en vigueur de la loi « Hydrocarbures », en 2017, « les activités d'exploration et de production d'hydrocarbures menées en France par Total ont connu leur terme le 14 octobre 2013 avec l'arrêt de la production et de l'exploitation du gaz extrait dans le cadre des concessions de Lacq. » S'agissant de la Guyane, « le permis de recherches d'hydrocarbures « Guyane Maritime » avait été prolongé par arrêté ministériel du 14 septembre 2017, avant l'intervention de la loi Hulot. Par la suite, un puits d'exploration, foré de manière conventionnelle sans recours à la technologie de la fracturation hydraulique, s'est soldé par un échec en février 2019. Le permis de recherches a expiré en juin 2019. Total E&P Guyane Française a été relevée de la police des mines par Donner Acte reçu le 16 juin 2020. » Le groupe a précisé ne pas être concerné par le règlement n° 2017/821 de 2017 sur le devoir de diligence à l'égard de la chaîne d'approvisionnement des importateurs d'étain, de tantale, de tungstène, de minerais ou d'or provenant de zones de conflit ou à haut risque, car « aucune société contrôlée par TotalEnergies n'est importatrice de ces minerais ou métaux dans l'Union ».

Concernant l'information financière et extra-financière, le groupe a affirmé que, conformément à la loi « Devoir de vigilance », de 2017, « la société TotalEnergies SE établit et met en oeuvre de manière effective un plan de vigilance, qui est rendu public et inclus dans son rapport de gestion, de même que le compte rendu de la mise en oeuvre effective de ce plan ». Il a indiqué disposer d'un bilan carbone, institué par la loi « Grenelle II », de 2010 : « Conformément aux articles L. 229-25, et R. 229-46 et suivants du Code de l'environnement, TotalEnergies établit et publie tous les quatre ans un bilan des émissions de gaz à effet de serre (BEGES) ». Il a précisé répondre aux informations requises par le plan de transition, introduit par la loi « Énergie-Climat » de 2019, dans sa déclaration de performance extra-financière : « Conformément à l'article L. 229-25 du Code de l'environnement, TotalEnergies SE est dispensée de l'élaboration du plan de transition prévu par ce même article, dans la mesure où la déclaration de performance extra-financière, qu'elle établit conformément à l'article L.225-102-1 du code de commerce, comporte les informations requises dans ce plan de transition ». Enfin, il a ajouté que cette déclaration de performance extra-financière comporte les informations requises par le règlement n° 2020/852 de 2019 sur la taxonomie : « TotalEnergies SE publie depuis l'exercice 2021, au sein de sa déclaration de performance extrafinancière, les informations requises par le règlement (UE) n° 2020/852 « Taxonomie », à savoir le chiffre d'affaires, les dépenses d'investissement (CapEx) et d'exploitation (OpEx) portant sur ses activités éligibles, et sur ses activités alignées avec les critères de durabilité établis par la Commission européenne. »

Pour ce qui est des pratiques commerciales trompeuses en matière d'environnement, réprimées à l'article L. 121-2 du code de la consommation, tel que modifié par la loi « Climat et résilience », de 2021, le groupe a indiqué que « TotalEnergies respecte les lois relatives à la communication sur les produits énergétiques » ; s'agissant de l'infraction d'écocide, créée à l'article L. 231-3 du code de l'environnement, par la loi « Climat et résilience » de 2021, le groupe a ajouté qu'« à notre connaissance, TotalEnergies et ses filiales ne font pas l'objet de poursuites sur le fondement de l'infraction d'“écocide” ».

4. Les contrôles du ministère chargé de l'économie et de la Commission de régulation de l'énergie (CRE)

Plusieurs acteurs publics interrogés par la commission d'enquête ont précisé contrôler l'activité de production et de commercialisation d'énergie du groupe TotalEnergies.

D'une part, Bruno Le Maire, ministre de l'économie, a rappelé que l'État garantit le respect de l'ordre public économique et financier par les différents énergéticiens, dont le groupe TotalEnergies.

Le ministre a indiqué que cette entreprise est assujettie à l'impôt en France conformément au principe de l'établissement stable : « Pour ce qui concerne les impôts de TotalEnergies, je rappelle que les entreprises sont imposées sur leur lieu de production. Le principe clé de la fiscalité internationale est celui de l'établissement stable. [...] Pour le reste, le montant de l'impôt que paie exactement TotalEnergies pour sa production en France est soumis au secret fiscal. »

Le ministre a rappelé que cette entreprise est soumise notamment aux dispositifs des bilans carbone, certificats d'économies d'énergie et quotas d'émission de CO2 : « Le troisième objectif de notre politique économique est l'encadrement de l'activité des entreprises polluantes. Je suis évidemment garant du respect des obligations en la matière. TotalEnergies est soumis à la réglementation nationale du bilan des émissions de gaz à effet de serre (Beges), qui l'oblige à publier, tous les quatre ans, son bilan d'émission. TotalEnergies est aussi soumis à la mise en oeuvre de la directive européenne Corporate Sustainability Reporting Directive, la fameuse directive CSRD, qui a été largement portée par la France et qui va l'obliger à présenter un bilan d'émissions de gaz à effet de serre (GES) et des cibles de décarbonation sur l'ensemble de ses activités au niveau mondial, contrairement au Beges, qui, lui, s'applique au niveau national. Enfin, ces dispositifs seront complétés par la directive sur le devoir de vigilance, qui a valeur juridique et va obliger TotalEnergies à mettre en oeuvre son plan de transition climatique avec une obligation de moyens très concrets. Par ailleurs, TotalEnergies est soumis, comme d'autres, aux dispositifs de certificats d'économies d'énergie ou de quotas carbone. »

Le ministre de l'économie a précisé que cette entreprise a répondu à sa demande de plafonnement des prix de l'essence et du diesel, dans le contexte de la récente flambée des prix des énergies : « TotalEnergies nous a aussi permis de lutter contre l'inflation, après le déclenchement de la crise ukrainienne, qui a entraîné une flambée des prix des énergies. À ma demande, l'entreprise a accepté la mise en place d'un plafonnement à 1,99 euro du prix de l'essence et du diesel dès le début de l'année 2023. À ma demande, de nouveau, TotalEnergies a reconduit ce dispositif pour l'ensemble de l'année 2024. Je rappelle qu'aucune autre grande compagnie pétrolière au monde n'a pris ce genre de décision. »

Dans sa contribution écrite transmise à la commission d'enquête, le ministère de la transition écologique et de la cohésion des territoires, qui ne contrôle plus le groupe TotalEnergies depuis début 2022, a précisé ne pas avoir rencontré de difficulté particulière avec lui par le passé : « « Le ministère [...] n'est plus compétent en matière de contrôle des activités du groupe TotalEnergies dans les domaines de l'électricité, du gaz ou du pétrole depuis le 16 mai 2022. En ce qui concerne la période antérieure au 16 mai 2022, il n'a pas été noté de difficulté particulière pour l'application des dispositions législatives et réglementaires relatives au gaz naturel. On peut souligner que la reconversion de la raffinerie traditionnelle de La Mède en bioraffinerie a fait l'objet de polémique dû à l'approvisionnement en matières premières initialement prévu par TotalEnergies, composé notamment d'huiles de palme. Depuis, TotalEnergies a annoncé que le site n'utilise plus d'huile de palme à compter de 2023. »

D'autre part, Emmanuelle Wargon, présidente de la Commission de régulation de l'énergie (CRE), a précisé que la CRE veille au respect du bon fonctionnement des marchés de gros et de détail d'électricité et de gaz par les différents énergéticiens, dont le groupe TotalEnergies.

La présidente de la CRE a indiqué que cette entreprise respecte ses obligations en tant que fournisseur d'électricité et de gaz : « pour notre part, nous n'avons pas de difficulté particulière avec TotalEnergies en tant que fournisseur. Nous exerçons notre rôle de surveillance sur tous les fournisseurs. Vous parlez d'oligopole : il reste tout de même d'autres fournisseurs qu'EDF, Engie et TotalEnergies. Ainsi, 10 % du marché sont couverts par d'autres fournisseurs, plus petits. Quoi qu'il en soit, nous n'avons pas constaté de problème de comportement de TotalEnergies envers ses clients, ni pendant la crise ni en dehors, qu'il s'agisse du gaz ou de l'électricité. En matière tarifaire, TotalEnergies a essentiellement développé deux types d'offres : d'une part, des offres fondées sur les tarifs réglementés et assorties d'une décote de 5 % ou de 10 % selon les moments ; d'autre part, des offres à prix fixe. Durant la période de crise, aucun fournisseur n'a été capable de maintenir des offres à prix fixe : ces dernières ont disparu chez TotalEnergies comme chez tous ses concurrents. Elles sont en train de réapparaître aujourd'hui. Je le répète, les offres de TotalEnergies sont clairement positionnées par rapport aux TRVE ou aux prix de référence du gaz, avec une décote ou à des prix fixes qui sont eux-mêmes un peu inférieurs. »

Dans sa réponse écrite transmise à la commission d'enquête, la présidente de la CRE a réitéré le fait que « la CRE n'a pas constaté de difficultés particulières s'agissant des activités de TotalEnergies dans les domaines des marchés de l'électricité et du gaz. » Elle a précisé que, sur le marché de détail, « l'entreprise a répondu présente pour appliquer rapidement et efficacement les mécanismes exceptionnels de protection des consommateurs en 2022 et 2023 ». Elle a ajouté que, sur le marché de gros, « TotalEnergies a été sanctionné par le Comité de Règlement des Différends et Sanctions de la CRE le 27 juillet 2023 à une amende de 80 000 euros à cause de retards de publication d'informations au titre du règlement européen REMIT. »246(*)

La présidente de la CRE a ajouté, lors de son audition, que cette entreprise participe régulièrement aux appels d'offres à destination des énergies renouvelables, notamment solaire et éolienne (terrestre ou en mer) « L'entreprise fait partie des acteurs qui se présentent aux appels d'offres, qui sont régis de façon précise par le droit. L'identité de l'entreprise est assez neutre pour nous. Nous étudions les projets, les prix et le reste des cahiers des charges [...] TotalEnergies fait partie des entreprises qui soumissionnent régulièrement, avec des projets éoliens terrestres et solaires. De même, TotalEnergies a soumissionné dans un certain nombre d'appels d'offres d'éolien offshore. »

Dans sa réponse écrite transmise à la commission d'enquête, la présidente CRE a précisé : d'une part, « TotalEnergies dispose d'environ 4 % du parc d'énergies renouvelables électricité en France hors hydraulique » mais « il est difficile d'estimer le montant de soutien à cette entreprise car cela diffère selon les tarifs des arrêtés, la taille des installations et le niveau de prix des différents appels d'offres » ; d'autre part, « TotalEnergies détient 5 % des capacités » en biométhane mais « il est très difficile de connaître le montant exact de soutien à cette entreprise car il diffère selon les évolutions des tarifs et selon les installations. »

Enfin, la présidente de la CRE a précisé, lors de son audition, que le régime exempté, plutôt que régulé, du terminal méthanier du Havre présente pour avantage de ne représenter aucun coût public : « La CRE n'a pas du tout participé à la décision en opportunité quant à l'accueil de ce terminal. En revanche, elle a participé aux décisions quant au régime économique applicable à ce dernier. Deux régimes étaient envisageables : un régime régulé et un régime exempté. Dans le premier cas, la CRE fixe les tarifs d'utilisation et assure un revenu garanti à l'opérateur. Ce régime s'applique aux terminaux de Fos-Cavaou et de Saint-Nazaire. Dans le second cas, l'opérateur assumant seul le risque, il fixe librement ses tarifs. Le projet ne fait l'objet d'aucune intervention publique et d'aucun financement mutualisé. Ce régime s'applique au terminal de Dunkerque et a été demandé par TotalEnergies. Notre analyse de marché nous a conduits à penser que les conditions de marché permettaient de créer ce régime d'exemption. Selon ce régime, le fonctionnement de ce terminal ne coûte rien aux Français, ni aux consommateurs, ni aux contribuables. Il a certes fallu faire des travaux sur les réseaux de gaz, qui ont coûté 33 millions d'euros à GRTgaz, mais TotalEnergies paye une redevance de 8 millions d'euros par an, soit 40 millions d'euros en cinq ans, donc plus que la totalité des travaux nécessaires pour accueillir ce terminal dans de bonnes conditions, dont le raccordement au réseau et la remontée du gaz. Je répète qu'il n'y a aucun argent public mobilisé, ni directement, ni indirectement. Cependant, nous avons validé les règles de commercialisation. TotalEnergies bénéficie de 50 % de la capacité pour ses propres contrats et met aux enchères le reste dans des conditions ayant fait l'objet de délibérations pour veiller à leur équité et à leur transparence, tous les acteurs de marché devant pouvoir en bénéficier. »

5. Les investissements de TotalEnergies en faveur de la transition énergétique

Le groupe TotalEnergies a affirmé investir et souhaiter investir dans les énergies bas-carbone, dont celles renouvelables, en France et dans le monde.

À l'occasion de son audition devant la commission d'enquête, Patrick Pouyanné, P-DG du groupe, a évalué à environ 5 Mds€ pour l'électricité et 1 Md€ pour les molécules bas-carbone les investissements annuels de son groupe dans le monde « Au lieu d'investir comme jadis 18 milliards d'euros par an dans les hydrocarbures, nous investissons 12 milliards d'euros dans le pétrole et le gaz, environ 5 milliards d'euros dans l'électricité et 1 milliard d'euros dans des molécules bas-carbone, comme les carburants aériens durables, et dans le biogaz. Voilà l'équation qui se présente à nous. »

De plus, il a estimé à environ 2 Mds€ les investissements de son groupe en France pour 2023, dont 60 % pour la transition énergétique : « En 2023, nous avons investi 2 milliards d'euros en France, dont 60 % pour la transition énergétique. Avec 400 millions d'euros, nous étions le plus gros investisseur dans les énergies renouvelables. Nous investissons aussi 300 millions d'euros dans les carburants aériens durables, avec la construction d'une nouvelle bioraffinerie, et nous investissons plus de 100 millions d'euros pour construire des bornes de recharge. Nous avons 20 000 bornes, dont 1 300 bornes de recharge très rapides. Nous investissons aussi dans le biogaz et d'autres technologies. Même si je n'investirai pas dans le nucléaire, offrir un contrat de long terme peut contribuer à financer la production de nucléaire pour la nation. »

Interrogé à son tour par la commission d'enquête, Jean-Claude Mallet, directeur des affaires publiques du groupe, a confirmé le souhait du groupe de « dépenser 5 milliards d'euros par an pour les énergies décarbonées. »

Les acteurs publics auditionnés par la commission d'enquête ont rappelé que le groupe TotalEnergies constitue le premier investisseur dans les énergies renouvelables et les recharges ultrarapides en France.

Tout d'abord, Bruno Le Maire, ministre de l'économie, a rappelé l'implantation du groupe TotalEnergies en France, où se situent 21 % des 220 Mds€ de son chiffre d'affaires et 35 % de ses 100 000 salariés. L'activité industrielle représente, pour le raffinage, 5 000 emplois dans les usines de Donges, Gonfreville-l'Orcher et Feyzin, pour la distribution, 3 400 stations-service, pour l'électricité thermique, 6 centrales à gaz et pour les énergies renouvelables, 634 sites de production.

Le ministre a présenté cette entreprise comme un atout pour garantir notre sécurité d'approvisionnement en hydrocarbures : « Le fait d'avoir TotalEnergies en France reste un atout économique majeur pour notre pays, pour une raison simple : nous aurons encore besoin des hydrocarbures pendant des années. On peut tourner les choses dans tous les sens, vouloir accélérer, ce qui est mon cas, la décarbonation de notre économie, [...] l'électrification du parc automobile français [...]. Il n'en demeure par mois que 97 % du parc automobile français est thermique et qu'il ne va pas se renouveler du jour au lendemain, qu'il demandera des hydrocarbures et que nous avons tout intérêt à avoir une entreprise nationale qui nous permette de garantir notre indépendance. L'intérêt est d'abord la sécurisation de notre approvisionnement. »

De son côté, Christophe Béchu, ministre de l'écologie, a indiqué, devant la commission d'enquête : « La question est de savoir si nous devons explorer et chercher de nouveaux gisements alors qu'il existe un consensus pour dire que les gisements existants suffisent à répondre à la demande et que les nouvelles explorations conduiront à une surproduction d'énergies fossiles. La recherche de ces nouveaux gisements vise à rendre ces énergies fossiles plus compétitives, donc potentiellement à accroître la dépendance même à ces énergies. »

De plus, Bruno Le Maire, ministre de l'économie, a pris l'exemple du rôle joué par cette entreprise en matière de sécurité d'approvisionnement dans la crise énergétique ayant résulté de l'invasion de l'Ukraine par la Russie : « Nous en avons eu une illustration avec l'invasion de l'Ukraine par la Russie. Depuis le début du conflit, nous nous sommes mobilisés pour diversifier et sécuriser notre approvisionnement en carburant et en gaz. Je constate que TotalEnergies a répondu présent en installant un terminal d'importation flottant de gaz naturel liquéfié (GNL) au Havre, précieux pour reconstituer nos stocks et garantir qu'il n'y ait pas de rupture d'approvisionnement de gaz durant la période hivernale. Ce terminal a été mis en service fin 2023. Il est un pilier de sécurité essentiel, dont les capacités supplémentaires seront utiles s'il y a, demain, des pics importants de consommation. Il permet d'anticiper toute difficulté sur l'approvisionnement en gaz. Je rappelle également que TotalEnergies a trouvé des modes d'approvisionnements alternatifs en diesel au moment où les tensions sur la disponibilité étaient fortes. Si nous n'avions pas ce groupe, nous serions dans les mains des grandes majors anglo-saxonnes pour l'approvisionnement en diesel des automobilistes et consommateurs français. Je préfère l'indépendance à la dépendance. »

Enfin, le ministre a rappelé que le groupe est impliqué dans le développement des énergies renouvelables et des recharges électriques : « Je rappelle que TotalEnergies investit massivement dans les énergies renouvelables (EnR) : c'est le premier investisseur de France en la matière [...] L'entreprise investit également pour transformer son modèle vers l'électrification et les biocarburants et vient de dépasser, en 2023, les 1 000 bornes de recharge haute puissance installées dans les stations-service. C'est aujourd'hui le premier acteur de la recharge ultrarapide sur autoroute et sur voie rapide. En 2023 toujours, l'entreprise a investi près de 5 milliards d'euros dans les énergies bas-carbone, s'est engagée à réduire de moitié les émissions de CO2 de ses sites de raffinage et de pétrochimie à l'horizon 2030 et a accepté de transformer ses raffineries de La Mède et Grandpuits vers la production de biocarburants, tout en électrifiant et en améliorant l'efficacité énergétique de ces installations. »

Dans le même esprit, le ministre de l'écologie, Christophe Béchu, a précisé : « TotalEnergies reste le premier investisseur en France dans les énergies renouvelables. C'est le premier acteur des bornes de recharge ultra-rapides. »

Dans sa contribution écrite transmise à la commission d'enquête, le ministère de la transition écologique et de la cohésion des territoires a souligné l'implication du groupe TotalEnergies dans le contexte de la décarbonation du secteur des transports : « La France est particulièrement impliquée dans la décarbonation du secteur des transports, à laquelle contribue les producteurs d'hydrocarbures, et est encore aujourd'hui pionnière en matière de décarbonation du secteur aérien avec l'intégration du secteur dans le champ de la taxe incitative depuis le 1er janvier 2022, en avance de phase par rapport aux autres États membres. En plus de la distribution de carburants renouvelables, TotalEnergies est également impliqué dans la transition du secteur du raffinage, avec notamment la transformation de la raffinerie de La Mède en bioraffinerie entre 2016 et 2020, et la reconversion de la raffinerie de Grandpuits en cours et devant s'achever à la fin de l'année 2024. TotalEnergies a également transformé ses raffineries traditionnelles pour co-produire des biocarburants à Donges et Gonfreville. TotalEnergies est par ailleurs le seul acteur du raffinage à avoir lancé un appel à projets de grande ampleur pour initier la production d'hydrogène décarboné permettant de décarboner les raffineries déjà existantes et le secteur des transports. Enfin TotalEnergies est un acteur important du déploiement d'infrastructures de recharge pour véhicules électriques sur le territoire. »

Enfin, les acteurs industriels du secteur du transport auditionnés par la commission d'enquête ont affirmé que le groupe TotalEnergies répond, comme d'autres énergéticiens, à leurs besoins en biocarburants ou en e-carburants.

Il en va ainsi du P-DG de CMA-CGM, Roldophe Saadé : « En ce qui concerne TotalEnergies et Engie, je pense qu'ils sont en effet engagés pour trouver des solutions. La difficulté principale que nous rencontrons dans notre secteur, c'est que le carburant vert coûte cher. Il faut donc réfléchir aux moyens de trouver le carburant à la fois le plus vert possible et le moins coûteux possible. Au bout du compte, nous ne pouvons pas assumer seuls le coût de ces énergies vertes. Il doit être partagé avec nos clients. À cet égard, l'engagement de TotalEnergies, d'Engie voire d'autres grands groupes internationaux est réel. »

C'est également le cas du DG d'Airbus, Guillaume Faury : « Ce n'est pas à moi de juger de l'action de TotalEnergies ni du prix des SAF. Si je comprends bien, une enquête sénatoriale a précisément pour objet de juger si TotalEnergies  fait le job . En ce qui concerne Airbus, la réponse est oui, puisque nous avons trouvé un accord avec eux : TotalEnergies sera notre partenaire et nous fournira plus de 50 % des SAF dont nous avons besoin en Europe dans les années qui viennent. Vous avez vu que nous étions un utilisateur de SAF très important en proportion des objectifs du secteur. Je comprends que l'objectif de TotalEnergies, sur lequel ses responsables ont communiqué publiquement, est d'atteindre une production de 1,5 million de tonnes de SAF en 2030, ce qui représentera une proportion de l'utilisation des SAF beaucoup plus importante que la part qu'occupe aujourd'hui TotalEnergies dans l'utilisation des kérosènes. TotalEnergies produit aujourd'hui environ 2 % du kérosène mondial. Avec 1,5 million de tonnes de SAF en 2030 - les investissements sont lancés -, le groupe produira entre 5 % et 10 % des SAF, ce qui est significativement supérieur à 2 %. »

6. Une entreprise « moins pire » que les autres ?

Plusieurs personnalités scientifiques ou économiques ont été interrogées par la commission d'enquête sur l'évaluation qu'ils attribueraient au groupe TotalEnergies pour savoir si son comportement est meilleur ou plus mauvais que celui de ses concurrents s'agissant de la décarbonation.

Valérie Masson-Delmotte, paléoclimatologue et ancienne présidente du Groupement d'experts international d'évolution du climat (Giec) a évoqué une note à la moyenne : « Les activités de l'ensemble des entreprises de ce secteur sont incohérentes avec les trajectoires fixées par l'accord de Paris. Je précise que je me réfère aux publications académiques qui comparent les différents acteurs sur la base des trajectoires des rapports du Giec. Dans ce cadre, la note donnée à TotalEnergies était de l'ordre de dix sur vingt. »

De son côté, le docteur Philippe Copinschi a indiqué que les compagnies pétrogazières européennes sont plus soucieuses de l'environnement que celles américaines : « Il y a des domaines dans lesquels TotalEnergies est probablement un bon élève, d'autres moins. Les acteurs européens sont globalement plus soucieux des questions environnementales que les acteurs américains. Au sein des acteurs européens, TotalEnergies se comporte plutôt mieux qu'Eni, est comparable à Shell et à BP et est un peu moins bien qu'Equinor, mais tout cela s'équivaut à peu près ; surtout, une compagnie peut être meilleure sur certains aspects et moins bonne sur d'autres, car les régimes politiques évoluent. »

Cela rejoint les propos tenus par le professeur Patrick Geoffron qui a rappelé que les compagnies pétrogazières européennes sont un peu plus volontaristes en matière climatique que celles américaines : « En ce qui concerne les engagements climatiques et leur mise en oeuvre, y compris à court terme, les entreprises pétrogazières européennes sont dans le wagon de tête d'un tortillard - je pense que c'est la bonne manière de présenter les choses. Lorsqu'on discute avec des entreprises américaines de ces questions, on se rend compte qu'il n'y a aucune forme d'engagement et que des actions juridiques sont même intentées à l'encontre d'investisseurs qui essaieraient de leur tordre le bras. Bien entendu, les grands pays producteurs, qui sont assis sur des ressources extrêmement importantes, ne manifestent pas le même volontarisme timide observable chez les entreprises européennes. Il me semble important de garder cette hiérarchie à l'esprit. »

De son côté, le professeur Jean-Marc Jancovici a évoqué une notation au-dessus de la moyenne : « Sur la question de savoir si TotalEnergies fait mieux ou moins bien que ses concurrents, Carbone4Finance dispose d'une méthode qui compare les entités d'un même secteur. [...] Tous les secteurs ne sont pas équivalents évidemment sur le sujet climatique. Il y a des secteurs dans lesquels on ne peut évidemment pas avoir de très bonnes notes. Le secteur pétrolier en fait partie. Mais on peut avoir une note moyenne, une mauvaise ou une très mauvaise note. TotalEnergies fait partie des acteurs qui sont plutôt du côté de la moyenne ; ils sont plutôt mieux notés que les autres. Globalement, le reste des autres acteurs de la planète sont plutôt pires. Ça ne veut pas dire que TotalEnergies soit un saint, ni un diable ; ce n'est pas comme ça qu'on juge. Ça veut juste dire que lorsqu'on fait un classement relatif avec des critères qu'on essaie d'objectiver, selon la méthode de Carbone4Finance, on constate que ce ne sont pas les pires. »

Quant à Sylvain Waserman, président de l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe), il a mentionné des notes en-dessous de la moyenne : « Quelle est la trajectoire de décarbonation de TotalEnergies ? Nous n'avons pas, formellement, émis un avis sur le sujet, qui serait issu de notre expertise interne, mais nous recueillons des éléments d'évaluation sur le groupe qui sont portés à notre connaissance. Nos ingénieurs ont construit une méthodologie, l'Assessing Carbon Transition (ACT) afin d'évaluer les trajectoires de décarbonation des entreprises et nous avons confié à notre partenaire World Benching Alliance (WBA) le soin d'utiliser cet outil pour classer les cent premières entreprises pétrolières et gazières dans le monde. Ces données sont d'ailleurs publiques. Nous disposons également des données fournies par le Forum pour l'investissement responsable (FIR) sur les exercices « Say on climate » des entreprises, c'est-à-dire l'information qu'elles transmettent à leurs administrateurs sur leur trajectoire de décarbonation. Ces deux sources ont noté les trajectoires de décarbonation des cent premières entreprises pétrolières et gazières dans le monde : TotalEnergies a obtenu la note de 7,6/20 par WBA et 7/20 par le FIR - la note est faible, mais cela classe l'entreprise en troisième et en septième position sur les cent premières mondiales dans chacun des deux classements. Il n'y a pas de surprise, les trajectoires de décarbonation des entreprises du secteur ne sont pas à la hauteur, car, à l'instar de TotalEnergies, elles sont dans une logique de poursuite de la vente de carburant, ce qui structure leur Scope 3. »

7. L'enjeu des « bombes carbone » et de la responsabilité dans ce cadre de TotalEnergies

La plateforme CarbonBombs.org a identifié des « bombes carbone », c'est-à-dire des projets pétroliers ou gaziers très émissifs, et imputé la responsabilité de certaines d'entre elles au groupe TotalEnergies.

La plateforme, dont la commission d'enquête a entendu deux co-fondatrices247(*), recense ainsi les 425 projets d'extraction d'énergies fossiles susceptibles d'émettre plus d'une gigatonne d'équivalent dioxyde de carbone (un GtCO2eq) sur l'ensemble de leur cycle de vie.

Seuls sont recensés les projets en exploitation ou dont la décision finale d'investissement a été prise. Selon Lou Welgryn, analyste au sein de Carbon4Finance et coprésidente de l'association Data For Good, et Oriane Wegner, co-fondatrice du collectif Éclaircies, entendues par la commission d'enquête, 40 % des bombes carbone recensées, soit 169 projets, n'avaient pas encore vu le jour en 2020 et au moins 20 nouveaux projets ont démarré depuis. Selon elles, l'addition des émissions potentielles de tous ces projets de bombes carbone - existants et à venir - excéderait le budget carbone nécessaire pour limiter le réchauffement climatique à 1,5 °C d'ici 2100 par un facteur de 2 à 3.

La notion de « bombe carbone »

Cette notion provient des travaux de recherche menés en 2022 par Kjell Kühne de l'ONG Leave It In The Ground et ses coauteurs248(*), cartographiant les 425 plus grands projets d'extraction fossile dans le monde dont la combustion potentielle de chacun pourrait générer plus d'un milliard de tonnes de CO2 (1 Gt de CO2).

Les associations Eclaircies et Data For Good ont ensuite croisé les données de cette étude avec celles du Global Energy Monitor, qui établit le lien entre les projets et les entreprises exploitantes, et avec celle du consortium d'ONG Banking on Climate Chaos, qui associe ces entreprises aux banques finançant leurs activités.

L'articulation de ces trois sources a permis à ces associations de créer la plateforme « carbonbombs.org » qui cartographie les 425 « bombes carbone » dans le monde, les montants d'émissions de gaz à effet de serre associés, les entreprises impliquées ainsi que leurs financeurs.

Lors de leur audition devant la commission d'enquête et dans leur contribution écrite transmise en complément, Oriane Wegner et Lou Welgryn ont imputé 23 « bombes carbone » au groupe TotalEnergies.

Lou Welgryn s'est exprimée en ces termes devant les sénateurs : « TotalEnergies figure dans notre base de données relative aux bombes carbone, impliqué dans vingt-trois projets représentant un potentiel d'émissions combiné de 60 gigatonnes de dioxyde de carbone (CO2). Je précise que nous avons adopté une méthodologie visant à la vulgarisation plutôt qu'une comptabilité carbone stricte d'autant que, dès lors qu'une entreprise est impliquée dans un projet, elle lui permet d'exister ; nous avons donc choisi d'attribuer à chaque entreprise la totalité des émissions potentielles des projets auxquels celle-ci participe. »

Elle a ajouté lors de cette même audition : « Les divers projets de bombes carbone impliquant TotalEnergies suscitent des interrogations quant à la position du groupe à l'égard de la transition énergétique mondiale et de sa propre stratégie de décarbonation. Pour nous, cet enjeu est cristallisé dans son slogan : « Une compagnie Net Zéro en 2050, ensemble avec la société ». Il est permis de s'interroger sur la valeur de la stratégie de décarbonation de l'entreprise, sur son reporting et ses objectifs ainsi que sur la trajectoire choisie au regard de ces allégations de « net zéro ». Par ailleurs, que signifie réellement “ ensemble avec la société ” ? Comment cette affirmation se traduira-t-elle concrètement dans la société de demain, à la fois en termes d'offre et de demande énergétique ? »

Selon le site de cette plateforme249(*), consulté le 18 mai 2024, le chiffrage actuel est de 17 « bombes carbone », représentant 43,6 gigatonnes de dioxyde de carbone (GtCO2).

TotalEnergies y est identifiée parmi les entreprises responsables de « bombes carbone », aux côtés d'autres entreprises pétrogazières telles que China Energy Investment Corp Ltd (41 bombes carbone), Saudi Arabian Oil Company (18 bombes carbone), et Exxon Mobil Corp (16 bombes carbone).

La particularité méthodologique de la plateforme carbonbombs est d'associer à chaque entreprise impliquée dans une « bombe carbone » la totalité des émissions de GES potentielles du projet.

Le choix, assumé, de ne pas procéder à une allocation des émissions en fonction de la part détenue par chaque entreprise dans un projet est justifié de la manière suivante par les co-fondatrices : « Cette approche méthodologique tient d'une part à l'absence de transparence de certaines entreprises sur la part des réserves qu'elles détiennent dans un gisement, mais se justifie également par le fait que l'implication d'une entreprise dans un projet, même si celle-ci est très minoritaire, permet la mise en exploitation du champ total. Ainsi, il existe des modes de participation à un projet d'extraction dont l'importance n'est pas strictement reflétée par la part des réserves que détient l'entreprise, alors qu'elle est déterminante dans la mise en production du projet (ex. apport d'expertise technique, d'infrastructure, de relations, etc.) »250(*).

Ainsi, selon cette méthodologie, les 23 bombes carbone dans lesquelles TotalEnergies serait impliqué représentent un potentiel d'émissions combiné de 60 gigatonnes de dioxyde de carbone (60 GtCO2).

Trois exemples de bombes carbone susceptibles d'impliquer TotalEnergies

- Le projet d'extraction de gaz de schiste « Vaca Muerta Shale » en Argentine, dont le potentiel d'émission de GES est estimé à plus de 5 GtCO2. Les entreprises impliquées sont nombreuses, selon la plateforme carbonbombs : Capex SA, Chevron Corp, Exxon Mobil Corp, Geopark Ltd, Medanito SA, Pampa Energia SA, Pan American Energy Group SL, Petroleos Sudamericanos SA, Petroquimica Comodoro Rivadavia SA, Pluspetrol SA, President Petroleum SA, Shell PLC, Tecpetrol SA, TotalEnergies SE, Vista Oil & Gas Argentina SAU, Wintershall Dea GmbH, YPF SA.

- Le projet « Mozambique LNG » au Mozambique, suspendu pour cas de force majeure en 2021 en raison d'une attaque terroriste.

- Le projet « North Field », au Qatar, un site de production de gaz naturel liquéfié (GNL) dont le potentiel d'émission de GES est estimé à plus de 11 GtCO2. TotalEnergies est impliqué dans North Field East à hauteur d'environ 6,25 % et dans North Field South à hauteur d'environ 9,3 %. Les entreprises QatarEnergy et Shell PLC sont également impliquées dans le projet.

Lors de son audition devant la commission d'enquête, Valérie Masson-Delmotte, paléoclimatologue et ancienne présidente du Giec a indiqué qu'il est plutôt difficile d'identifier les entreprises pétrogazières responsables des projets : « Le site carbonbombs.org fait état de dix-sept projets dans lesquels le groupe TotalEnergies a investi, impliquant une production correspondante de 43 milliards de tonnes de CO2. Pour autant, il est assez difficile d'attribuer des émissions pour chaque projet à une seule compagnie. »

Quant à Patrick Pouyanné251(*), P-DG du groupe TotalEnergies, il a soulevé deux difficultés.

D'une part, il a indiqué qu'en « corrigeant les erreurs factuelles », les émissions associées à la présence de TotalEnergies dans les bombes carbone sont estimées à 7,5 milliards de tonnes équivalent CO2 (7,5 GtCO2). Cette estimation a été produite sur la base de l'implication réelle de TotalEnergies dans chaque projet, en proportion de sa participation en capital aux différents projets : « Comment croire qu'une entreprise qui a une part de marché de 1,5 % dans le pétrole représenterait à elle toute seule 25 % des projets pétroliers mondiaux ? Ce rapport est totalement faux, et vous pourrez lire notre réponse. Il nous attribue 100 % des champs alors que nous n'en avons que 15 % et il nous attribue même des champs qui ne sont pas à nous, des fantômes ! Simplement en corrigeant les erreurs factuelles, les 67 milliards de tonnes de CO2 redescendent à 7,5 milliards, même si cela reste beaucoup. »

D'autre part, il a estimé que : « Le scope 3 correspond aux émissions de tout un chacun, quand on consomme de l'énergie en utilisant notre voiture ou en prenant l'avion. Cette énergie peut être vendue par TotalEnergies, mais c'est le client qui décide de la consommer. Sans client, pas de scope 3. [...] TotalEnergies ne fabrique ni voitures, ni avions, ni bateaux. Or le scope 3, pour nous, est essentiellement le calcul de la consommation du pétrole que nous vendons à nos clients qui, eux, consomment. Je ne dis pas que nous n'y participons pas, mais le scope 3 de TotalEnergies n'est pas qu'à moi : sur un avion, le scope 3 que l'on m'attribue lorsque je vends un litre de kérosène sera aussi le scope 3 d'Airbus, de Snecma et en partie le scope 3 d'Aéroports de Paris (ADP). Tout le monde compte le scope 3. Vous voulez attribuer à TotalEnergies, considérée comme la source de tous les maux, le scope 3 de tout le monde ! Je ne peux pas l'accepter. Surtout, je ne peux pas m'engager à le baisser comme cela, en valeur absolue. Si Airbus décide que demain tous ses avions vont utiliser 100 % de biocarburants, il m'aidera à faire baisser mon scope 3. Pour l'instant, il ne porte ce ratio qu'à 50 %. »

B. LA STRATÉGIE DU GROUPE TOTALENERGIES POUR ATTEINDRE L'OBJECTIF DE « ZÉRO ÉMISSION »

1. Le bilan carbone en 2023

Le groupe TotalEnergies rend compte de ses émissions de GES, qu'ils s'agissent de ses émissions directes (scopes 1 et 2) ou de ses émissions indirectes (scope 3).

Dans sa réponse écrite transmise à la commission d'enquête, il a précisé le niveau de ces émissions à date, pour la France et dans le monde.

Les émissions mondiales des scope 1 et 2 du groupe ont atteint 35 mégatonnes d'équivalent en dioxyde de carbone (MtCO2e) sur son périmètre opéré et 49 MtCO2e sur son périmètre patrimonial en 2023. En France, les émissions des scopes 1 et 2 du groupe se sont élevées à 8,7 MtCO2e la même année.

Source : TotalEnergies

Les émissions mondiales du scope 3 du groupe pour la catégorie 11 sur l'utilisation des produits énergétiques vendus ont représenté 355 MtCO2e en 2023.

Source : TotalEnergies

Le groupe a précisé calculer ces émissions indirectes en prenant en compte « le volume le plus élevé entre la production, le secteur intermédiaire, et les ventes pour usage final. »

Source : TotalEnergies

Aux émissions mondiales du scope 3 du groupe sur la catégorie 11 sur l'utilisation des produits énergétiques vendus doivent être ajoutées celles des autres catégories, qui ont représenté au moins 61 MtCO2e en 2023.

Source : TotalEnergies

2. La stratégie de transition en 2030 et 2050

Le groupe TotalEnergies a présenté une stratégie de transition dénommée, « Vision Net Zéro en 2050 » ; elle est détaillée dans son Sustainabily & Climate 2024 Progress Report252(*), publié le 10 mars 2024.

Dans sa réponse écrite transmise à la commission d'enquête, comprenant des extraits de ce rapport, il a précisé l'évolution de son mix de vente et de production aux horizons 2030 et 2050, pour la France et dans le monde.

Pour 2030, l'objectif est d'atteindre un mix de vente composé de 30 % de pétrole, 50 % de gaz et 20 % d'électricité. Cela correspondrait à une production de 40 % de pétrole, 40 % de gaz, 13 % d'électricité renouvelable, 5 % d'électricité autre et 2 % de bioénergies et d'hydrogène. Le groupe entend « augmenter [sa] production d'énergie (pétrole, gaz et électricité) globalement de 4 % par an entre 2023 et 2030, tout en en réduisant les émissions (Scope 1+ 2 et méthane) de [ses] sites opérés »253(*). Il a précisé développer, d'ici 2030, une capacité de carburants d'aviation durables de 1,5 Mt / an, une capacité de stockage de 10 Mt CO2 / an, un appel d'offres d'hydrogène renouvelable de 0,5 Mt, une production d'électricité renouvelable de 100 TWh et une production de biométhane de 10 TWh. Il entend devenir l'un des 5 plus importants développeurs éolien et solaire au monde - hors Chine -, accélérer le développement des bornes de recharge électrique et développer des stations de recharge hydrogène. À l'occasion de son audition, le P-DG du groupe TotalEnergies, Patrick Pouyanné, a également évoqué un appui possible du groupe à la relance française de l'énergie nucléaire sous la forme de contrats de longue durée pour l'achat d'électricité nucléaire à EDF.

Source : TotalEnergies

Pour 2050, l'objectif est d'atteindre un mix de vente constitué de 25 % de molécules bas-carbone, 50 % de renouvelables et d'électricité, 18 % de GNL et de gaz et 7 % de pétrole. En 2050, cela correspondrait à une production d'électricité de 500 TWh/an, de molécules bas-carbone de 50 Mt/an et d'hydrocarbures d'1 Mb/j, dont 0,7 Mb/j pour le GNL et 0,2 à 0,3 Mb/j pour le pétrole. Ces molécules bas-carbone englobent les biocarburants, le biogaz, l'hydrogène et les e-carburants ou e-gaz.

Source : TotalEnergies

3. Le bilan carbone de TotalEnergies en 2030 et 2050

Le groupe TotalEnergies a présenté une évolution de ses émissions de GES (scope 1, 2 et 3) et son intensité carbone aux horizons 2030 et 2050.

Dans sa réponse écrite transmise à la commission d'enquête, comprenant ici aussi des extraits du rapport susmentionné, il a précisé l'évolution de ses scopes 1, 2 et 3 aux horizons 2030 et 2050, pour le monde dont la France.

Pour 2030, le groupe a pour objectifs une baisse, par rapport à 2015, de 40 % de ses émissions des scopes 1 et 2 sur le périmètre opéré, de 40 % de ses émissions du scope 3 sur l'utilisation des produits pétroliers vendus et de 25 % de l'intensité carbone du cycle de vie des produits énergétiques vendus. Il a également pour objectifs de réduire ses émissions de méthane sur le périmètre opéré de 80 % par rapport à 2020, ainsi que ses émissions des scopes 1 et 2 aux bornes de Feyzin, Normandie, Donges, La Mède et Grandpuits de plus de 50 %. Il a ajouté viser un scope 3 de la catégorie 11 sur l'utilisation des produits énergétiques vendus « inférieur à 400 MtCO2e en 2025 et 2030 tout en augmentant les ventes d'énergie ». Il a précisé avoir atteint, en 2023, une baisse de 24 % de ses émissions des scopes 1 et 2 par rapport à 2015, de 13 % de l'intensité carbone du cycle de vie des produits énergétiques vendus par rapport à la même année et de 47 % de ses émissions de méthane sur le périmètre opéré par rapport à 2020.

Source : TotalEnergies

Pour 2050, le groupe a pour objectifs une compensation de 10 MtCO2e/an par la nature, s'agissant des émissions de ses scopes 1 et 2 sur le périmètre opéré, et de 100 MtCO2e/an par des solutions d'utilisation ou de captage et de stockage du carbone, s'agissant des émissions de son scope 3 pour la catégorie 11 sur l'utilisation des produits énergétiques vendus. Il prévoit également que l'intensité carbone en cycle de vie des produits énergétiques vendus atteigne 100 %.

Source : TotalEnergies

4. Les doutes concernant le bilan carbone et la stratégie de décarbonation de TotalEnergies

Plusieurs personnalités institutionnelles ou associatives ont fait part à la commission d'enquête de critiques ou, à tout le moins, de commentaires, s'agissant du bilan carbone et, plus largement, de la stratégie de décarbonation, du groupe TotalEnergies.

Tout d'abord, Sylvain Waserman, président de l'Ademe, a rappelé l'importance des émissions de scope 3 du groupe, qui sont équivalentes à celles de la France : « L'Ademe collecte les bilans de gaz à effet de serre, que l'entreprise a l'obligation d'établir tous les quatre ans au moins. TotalEnergies est à jour de cette obligation et je commencerai par quelques commentaires sur son bilan d'émissions de gaz à effet de serre. D'abord, les scopes 1 et 2, qui regroupent les activités de raffinage, de production, les installations industrielles à proprement parler, ne représentent que 5 % des émissions, soit 40 millions de tonnes d'après les déclarations du groupe, l'essentiel des émissions relevant du scope 3, c'est-à-dire l'impact des produits vendus, principalement les ventes de carburants - qui représentent 389 millions de tonnes de carbone. L'impact global dépasse donc 400 millions de tonnes, ce qui représente l'équivalent des émissions de carbone de la France. Sur cet ensemble, l'Ademe regarde l'activité de TotalEnergies en France, dans les scopes 1 et 2, donc dans les 5 % des émissions globales de l'entreprise, et c'est dans ce périmètre restreint qu'interviennent nos aides à la décarbonation. Dans son plan de transition énergétique, TotalEnergies entend diminuer de 40 % les scopes 1 et 2, nous l'accompagnons dans cette voie. »

Par ailleurs, plusieurs acteurs ont affirmé que le groupe constitue l'une des entreprises pétrogazières les plus dynamiques. Lou Welgryn, analyste au sein de Carbon4Finance et co-présidente de l'association Data For Good, a rappelé : « TotalEnergies figure dans notre base de données relative aux bombes carbone, impliqué dans vingt-trois projets représentant un potentiel d'émissions combiné de 60 gigatonnes de dioxyde de carbone (CO2) [...] D'après la liste d'Urgewald, TotalEnergies est enfin l'entreprise qui a mené le plus d'activités d'explorations pétrolières dans le monde en 2022. »

Dans le même esprit, Valérie Masson-Delmotte, paléoclimatologue et ancienne présidente du Giec, a indiqué que « le site climateaccountability.org établit que TotalEnergies fait partie du top 14 des entreprises d'énergies fossiles responsables d'émissions cumulées. ».

De son côté, Laurence Tubiana, membre du Haut conseil pour le climat (HCC) a estimé : « C'est la deuxième entreprise la plus expansionniste dans le secteur des énergies fossiles dans le monde, car elle a un grand nombre de projets d'exploration de nouveaux champs de pétrole et de gaz dans toutes les régions du monde, en Amérique latine, en Asie et en Afrique. C'est la firme qui a approuvé le plus de nouveaux projets pétroliers et gaziers en 2022, en particulier en Ouganda et en Tanzanie. ».

Quant à Lucie Pinson, présidente de Reclaim Finance, elle a précisé : « TotalEnergies est la sixième entreprise mondiale en termes d'expansion à court terme dans les énergies fossiles. Elle est même en tête du classement si l'on s'en tient aux entreprises cotées [...] TotalEnergies est aussi la onzième entreprise mondiale parmi les entreprises développant le plus de nouveaux terminaux d'exportation de gaz naturel liquéfié (GNL). »

Plusieurs acteurs ont aussi rappelé que l'activité du groupe reste centrée sur les énergies fossiles. Lou Welgryn a estimé : « La proportion d'électricité renouvelable produite par TotalEnergies est aujourd'hui d'environ 1 % de son énergie totale. Autrement dit, 99 % de sa production d'énergie repose sur les énergies fossiles. Par ailleurs, les investissements, ou Capex (Capital Expenditures), par opposition aux dépenses de fonctionnement, se situent autour de 25 % pour ce qui concerne le bas-carbone, ce qui veut dire que 75 % des investissements sont toujours liés aux énergies fossiles [...] Le rapport Sustainability & Climate indique que le groupe mettra bien en oeuvre une réduction des produits pétroliers à l'horizon 2030. Celle-ci sera toutefois compensée par la hausse de la vente du GNL qui, bien qu'il soit présenté par TotalEnergies comme une énergie de transition, reste une énergie fossile. »

Dans le même esprit, Laurence Tubiana a indiqué que « TotalEnergies est une très grande entreprise, et 99 % de ses activités de production reposent sur le pétrole et le gaz en 2022. ». Selon Lucie Pinson, « TotalEnergies n'est pas en transition - je le dis d'entrée de jeu. C'est non pas une opinion, mais une affirmation étayée par des arguments scientifiques. Pourquoi ? Il est totalement fondé de parler d'une diversification des activités de TotalEnergies : l'entreprise développe en effet de nouvelles activités, au-delà de la production d'hydrocarbures, notamment dans le segment « Power » ou production d'électricité, qui comprend les énergies renouvelables, également des énergies qualifiées de soutenables. Toutefois, ce segment ne comprend pas que les énergies renouvelables, mais aussi la production d'électricité à partir de gaz. S'il y a bien une diversification, il en faut cependant davantage pour parler de transition. » Un constat proche a été fait par Valérie Masson-Delmontte, pour qui « la diversification des investissements du groupe vers l'électricité bas-carbone, la planification d'une moindre commercialisation de pétrole et la forte hausse des investissements dans le secteur du GNL n'impliquent pas une baisse de ces émissions scope 3 dans le monde - c'est un point sur lequel nous devons rester vigilants. »

L'absence de nette baisse des émissions du scope 3 du groupe a été relevée par plusieurs acteurs. Sylvain Wasemar a ainsi estimé que « l'objectif affiché par TotalEnergies de maintenir à 400 millions de tonnes sa production de carbone à l'horizon 2030 est décevant. » De son côté, Lucie Pinson a précisé : « TotalEnergies ne prévoit de baisser ses émissions de scope 3 - qui représentent la majeure partie de ses émissions - que de 2,5 % entre 2015 et 2030. L'objectif de baisse des émissions est donc presque nul par rapport à l'année de référence de 2015, et est en réalité supérieur au niveau d'émissions de TotalEnergies en 2022 ou en 2023. » Quant à Valérie Masson-Delmotte, elle a indiqué : « En regardant la trajectoire d'investissements présentée par TotalEnergies en septembre dernier, on peut évaluer le niveau de ses émissions scope 3 à environ 400 millions de tonnes, qui est constante entre 2015 et 2030. »

L'absence de pleine compatibilité de la stratégie de décarbonation du groupe avec le scenario NZE, issu des travaux de l'AIE, a aussi été soulignée par plusieurs acteurs. Il en va ainsi de Sylvain Waserman : « TotalEnergies continue à investir dans la prospection et dans de nouveaux projets pétroliers et gaziers, c'est contraire au scénario « net zéro », donc aux objectifs de l'AIE. Ce scénario considère que les sites d'extraction actuels sont suffisants, puisqu'il faut diminuer la consommation d'énergies fossiles. La stratégie de TotalEnergies ne répond donc pas aux objectifs de l'AIE. » Il en va de même de Lou Welgryn : « La projection de la trajectoire de production de gaz et de pétrole de TotalEnergies s'écarte fortement du scénario Net Zero Emission de l'AIE à l'horizon 2030, et les points intermédiaires ne convergent pas non plus. En ce qui concerne les objectifs pour 2050, la projection d'émissions absolues de TotalEnergies correspond au scénario de l'AIE, puisqu'une division par quatre des émissions liées à l'énergie est effectivement prévue. En revanche, les définitions retenues sont très ambiguës et ne sont pas alignées avec les standards de référence. » C'est enfin le cas de Louis Pinson, pour qui : « TotalEnergies n'entend pas réduire sa production d'hydrocarbures dans les prochaines années, contrairement à des entreprises comme BP ou Equinor, qui sont ses concurrents directs. TotalEnergies entend au contraire l'augmenter de 2 % à 3 % par an jusqu'en 2028, ce qui fait de cette entreprise la deuxième major occidentale, européenne et étasunienne, à prévoir une telle hausse, après Eni. Nous sommes donc très loin des projections de l'AIE, dont le scénario visant à limiter le réchauffement à 1,5 degré prévoit une réduction de plus de 21 % de la production de pétrole et de plus de 18 % de la production de gaz d'ici à 2030. »

Enfin, les modalités de compensation du carbone envisagées par la stratégie de décarbonation du groupe ont été critiquées par plusieurs acteurs. Sylvain Waserman a rappelé que « l'entreprise entend recourir à la compensation plutôt qu'à la diminution de son empreinte carbone. » Lou Welgryn a indiqué : « TotalEnergies prévoit notamment d'être  Net Zéro  en 2050. Or, selon les standards de l'initiative Science Based Targets, qui est une référence dans le secteur, une entreprise peut se déclarer  Net Zéro  si, et seulement si, elle a réduit de 90 % ses émissions par rapport à l'année de référence et si les émissions incompressibles restantes ont été éliminées par des solutions de séquestration de carbone. Or les projections de TotalEnergies prévoient une réduction des émissions de seulement 75 %. De plus, la définition des émissions supprimées est très ambiguë car elle inclut l'élimination des émissions restantes grâce à des solutions, non pas d'élimination, mais d'évitement de carbone. » Quant à Valérie Masson-Delmotte, elle a affirmé : « Le groupe TotalEnergies envisage de contrebalancer une partie de ses émissions par l'achat de crédits carbone sur des projets de restauration de forêts, de reforestation ou d'afforestation. Mais regardons les choses en face : on ne peut ignorer l'augmentation de la mortalité des arbres, que ce soit en France ou sous les tropiques. Dans notre pays, rien qu'en 2022, les feux de forêt et les feux de sol dans le Sud-Ouest ont causé un niveau d'émissions très important [...] Le fait d'augmenter le stock de biomasse sur pied n'assure donc pas la pérennité du stockage associé ; les opérations de restauration des forêts ne peuvent donc pas contrebalancer l'élévation du niveau d'émissions polluantes dans l'atmosphère, surtout si la croissance des arbres se traduit ensuite par un retour d'émissions du fait des incendies. »

Les interrogations du ministère de la transition écologique
sur la stratégie de décarbonation de TotalEnergies

Dans sa contribution écrite adressée à la commission d'enquête, le ministère de la transition écologique et de la cohésion des territoires a fait part de ses observations quant au bilan carbone et, au-delà, à la stratégie de décarbonation du groupe TotalEnergies : « TotalEnergies n'a pas fourni d'objectifs de réduction GES en scope 3 sur le périmètre français, malgré l'obligation en ce sens issue de la réglementation des Beges.

Il n'est ainsi pas possible de comparer la trajectoire des émissions GES liées aux activités françaises de TotalEnergies à celle de la France. TotalEnergies prévoit de réduire ses émissions internationales directes nettes de GES (scope 1+2) pour ses activités opérées d'au moins 40% à horizon 2030 par rapport à 2015.

Le calcul des émissions nettes prend en compte les puits naturels de carbone hors de sa chaine de valeur comme la forêt, l'agriculture régénérative et les zones humides, ce qui est contraire à la réglementation française qui demande des objectifs bruts. TotalEnergies s'est engagé à réduire les émissions de méthane (hors méthane biogénique) de ses installations opérées de 80% entre 2020 et 2030 conformément aux recommandations de l'AIE. Pour ses émissions indirectes (i.e. en scope 3), TotalEnergies prévoit de maintenir ses émissions liées à l'utilisation par ses clients des produits énergétiques à un niveau inférieur à 400 MtCO2e d'ici 2030 par rapport à 2020 tout en réduisant les émissions de GES du scope 3 sur le poste des produits pétroliers vendus dans le monde de plus de 40% à l'horizon 2030 par rapport à 2020 et l'intensité carbone du cycle de vie des produits énergétiques utilisés par les clients de plus de 25% à l'horizon 2030 par rapport à 2020. TotalEnergies prévoit par ailleurs d'augmenter sa production d'hydrocarbures d'ici à 2030. Ceci entre en contradiction avec l'AIE qui soulignait qu'au-delà des projets déjà engagés en 2021, l'atteinte de la neutralité carbone implique qu'aucune nouvelle exploitation de gisements de pétrole et de gaz naturel ne devrait être entreprise, ainsi qu'aucune nouvelle exploitation ou expansion de mine de charbon. Pour 2050, les objectifs de TotalEnergies sont de contribuer à l'atteinte de la neutralité carbone (zéro émission net) pour les activités opérées (scope 1+2) et pour les émissions indirectes de GES liées à l'utilisation par ses clients des produits énergétiques (scope 3). TotalEnergies à date n'a pas précisé de quelle manière il compte opérationnaliser ce dernier objectif très ambitieux, au-delà d'un recours important aux puits de carbone naturels et technologiques, dont la maturité rend l'atteinte de ces résultats incertains. Afin de réduire ses émissions nettes, TotalEnergies provisionne d'importantes quantités de crédits carbone, 11 Mt aujourd'hui, pour un objectif de 44 Mt en 2030. Cela représente un budget annuel de 100 M$/an. »

Les informations extra-financières publiées par TotalEnergies
ainsi que son bilan carbone ont fait l'objet de saisines de l'AMF
de la part de certaines ONG

Les ONG Sherpa et Notre Affaire à tous ont saisi l'AMF en mai 2020254(*) concernant la sincérité financière des informations publiées par TotalEnergies en matière de risques climatiques. Elles estiment que « le Groupe fonde sa communication financière sur des hypothèses incertaines ne rendant pas compte de manière suffisamment prudente des risques financiers liés à la dépendance de son modèle économique aux hydrocarbures, ni des risques d'une possible dépréciation très forte de ses actifs. »

En novembre 2022, l'ONG Greenpeace a notamment publié un rapport intitulé « Bilan carbone de TotalEnergies : le compte n'y est pas » dans lequel elle estime que les émissions déclarées par TotalEnergies seraient sous-évaluées.

L'ONG indique : « en déclarant émettre 455 millions de tonnes de CO2 équivalent (CO2e) en 2019, TotalEnergies sous-évalue massivement ses émissions carbone, qui, selon nos calculs, s'élèveraient à 1 milliard 637 millions 648 mille tonnes de CO2e, soit un résultat quatre fois supérieur ».

Greenpeace a proposé un recalcul des estimations de gaz à effet de serre de TotalEnergies en tentant de reconstituer l'ensemble de la chaîne de production du groupe, soulignant que TotalEnergies « n'explicite pas les volumes produits, transformés et vendus sur lesquels il s'appuie pour ses calculs. » Elle s'appuie également sur une comparaison avec le concurrent de TotalEnergies, Shell, dont elle estime le reporting plus détaillé et dont les émissions de gaz à effet de serre sont 3,6 fois plus importantes pour une production de pétrole et de gaz 1,2 fois supérieure.

Greenpeace a donc opéré un signalement à l'AMF pour information trompeuse de la part de TotalEnergies concernant ses émissions de gaz à effet de serre. L'ONG avait par ailleurs déjà assigné TotalEnergies en justice le 2 mars 2022 pour pratiques commerciales trompeuses, assignation qui a donné lieu à l'ouverture d'une enquête préliminaire par le Parquet de Nanterre qui a confié des investigations à la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF).

TotalEnergies a répondu aux critiques de Greenpeace via un communiqué de presse255(*) dans lequel il estime que la méthodologie suivie par Greenpeace est « pour le moins douteuse ». Notamment, elle ne tiendrait pas compte du caractère intégré du groupe TotalEnergies le long des chaînes de valeur huile et gaz, aboutissant à la comptabilisation à plusieurs reprises d'émissions liées à la combustion de productions sur chaque chaîne de valeur. TotalEnergies indique suivre les méthodologies sectorielles publiées par l'Ipieca, qui comptabilise le volume le plus important sur la chaîne de valeur : soit la production, soit les ventes. Le reporting concernant le bilan carbone de TotalEnergies est par ailleurs revu, comme ses autres informations extra-financières, par un organisme tiers indépendant - en l'occurrence, EY.

En ce qui concerne l'écart d'émissions de gaz à effet de serre avec le groupe Shell, TotalEnergies a indiqué à la commission d'enquête256(*) que, même s'il ne lui appartient pas de se prononcer, « TotalEnergies a plus de 10 000 stations-service dans le monde, tandis que Shell en a plus de 40 000, ce qui peut sans doute expliquer les volumes plus importants d'émissions indirectes s'agissant des émissions liées à l'usage final des produits énergétiques par les clients des entreprises. »

5. Les justifications apportées par le groupe TotalEnergies sur son bilan carbone

En réponse aux critiques précitées de son bilan carbone, le groupe TotalEnergies a rappelé sa position à la commission d'enquête.

Lors de son audition, le P-DG Patrick Pouyanné a précisé que le groupe se fixe des objectifs de réduction pour ses émissions directes des scopes 1 et 2 mais non pour celles indirectes du scope 3 : « Nous nous engageons pour les scopes 1 et 2. Je suis prêt à m'engager sur l'intensité carbone qui intègre le scope 3, car j'ai une stratégie pour baisser cette intensité de mes produits, mais non sur un scope 3 en valeur absolue. Nous nous sommes seulement engagés à ne pas l'augmenter au-dessus de 400 millions de tonnes. Nous le ferons mais nous ne pouvons pas faire plus, car sinon, ce serait décider que l'entreprise va décliner : soit vendre des actifs, soit en fermer. Ce n'est pas la vocation de notre entreprise. Le scope 3 déclinera, et notre ambition Net Zero est en phase avec la société. Lorsque la demande de pétrole déclinera, nous déclinerons avec, et le scope 3 se réduira. »

De plus, dans sa contribution écrite transmise à la commission d'enquête, le groupe est revenu plus en détail sur trois critiques.

Tout d'abord, il a contesté sa responsabilité dans les 23 « bombes carbone » susmentionnées, car, selon lui, certains projets d'hydrocarbures lui ont été attribués par erreur et les émissions du scope 3 représentent la consommation d'hydrocarbures : « Un rapport [Carbonbombs.org publié en 2023] [...] prétend que TotalEnergies serait lié à au moins 23 projets qui, s'ils étaient tous réalisés, conduiraient à l'émission de 60 GtCO2e (gigatonnes équivalent CO2). Depuis lors, Carbonbombs.org a réévalué le chiffre attribué à TotalEnergies à 43 Gt ( - 27 %). Cela donne une indication de la fiabilité qu'il convient d'accorder à ce « rapport ». Ce rapport reste encore basé sur de nombreuses erreurs méthodologiques. La première catégorie d'erreurs méthodologiques de ce rapport est d'attribuer systématiquement à TotalEnergies le contenu carbone de champs pétroliers et gaziers dont TotalEnergies n'a en droit d'exploitation qu'une fraction, voire dans certains cas, aucun intérêt du tout ( !). Nous avons identifié au moins 5 types d'erreurs : 1. Émissions et ressources correspondant aux bassins de production dans leur ensemble et non aux actifs/licences détenus par TotalEnergies dans ces bassins (par exemple en Argentine) ; 2. Double comptage des émissions des actifs sur lesquels TotalEnergies est présent dans l'Amont et l'Aval (par exemple au Qatar) ; 3. Prise en compte des émissions d'actifs desquels TotalEnergies est sorti (exemple : Canada) ; 4. Attribution à TotalEnergies de 100 % des émissions et non uniquement de la part patrimoniale de TotalEnergies (participation minoritaire entre 5 % et 26,5 % pour les projets cités) ; 5. Prise en compte de projets futurs, aujourd'hui hypothétiques. En synthèse, les évaluations de ce rapport sont sans lien avec la réalité de la production et des investissements de TotalEnergies. Corrigée de ces erreurs manifestes, la liste des projets identifiés correspondrait à un contenu carbone d'au plus 7,5 GtCO2e, issu pour l'essentiel de l'usage des produits énergétiques par les clients dans le cadre d'une demande en énergie mondiale qui répond à des choix de société, des politiques publiques et industrielles, et pas seulement à la production de telle ou telle entreprise. Car ces volumes d'émissions sont en fait fondés sur une seconde erreur méthodologique, celle d'attribuer systématiquement à TotalEnergies les émissions de ses clients (le scope 3). À ce compte, toutes les entreprises et tous les États du monde seraient responsables de plusieurs milliers de fois des émissions de gaz à effet de serre produits par l'activité humaine. À noter que les États signataires de l'Accord de Paris se sont fixé des objectifs de réduction pour les seules émissions directes de leur territoire (équivalentes au périmètre « scope 1 » de la méthodologie GHG Protocol 1 qu'utilisent les entreprises). »

Concernant la non-prise en compte de la méthodologie prévue par la SBTi, le groupe a répondu qu'il n'existe pas de standard applicable au secteur Oil & Gas : « Le standard SBTi spécifique au secteur Oil & Gas n'existe pas à ce jour et est en cours d'élaboration. Par conséquent, SBTi n'évalue pas à ce stade les objectifs et les engagements des compagnies du secteur Oil & Gas. »

Pour ce qui est de la non-prise en compte de la notion de budget carbone, le groupe a répondu qu'il n'existe pas de mécanisme de répartition pour les États ou les entreprises : « Le budget carbone s'applique donc à l'ensemble de la planète et il n'existe aucune répartition de ce budget carbone aux États, aux Parties de la COP, ou aux entreprises. »

6. Les justifications apportées par le groupe TotalEnergies sur sa stratégie de décarbonation

En réponse aux critiques susmentionnées sur sa stratégie de décarbonation, le groupe a rappelé sa position à la commission d'enquête.

En premier lieu, il a affirmé la compatibilité de sa stratégie avec le paquet « Ajustement 55 », issu du droit de l'UE.

Dans sa contribution écrite transmise à la commission d'enquête, comprenant des extraits du Sustainability & Climate 2024 Progress Report, il a affirmé qu'il « soutient les objectifs de l'Accord de Paris, et respecte les choix et les objectifs déterminés par chaque État Partie au titre de cet Accord » et que « la prise en compte des objectifs du Fit for 55 est partie intégrante à la stratégie de TotalEnergies en Europe. »

Plus spécifiquement, le groupe a affirmé que l'objectif de réduction de ses émissions des scopes 1 et 2 est en phase avec ce paquet : « Notre objectif de baisse de 40 % des émissions nettes de Scope 1+ 2 opéré est en phase avec l'objectif de baisse du programme « Fit for 55 » de l'Union européenne (- 37 % entre 2015 et 2030) »257(*).

Le groupe a ajouté contribuer à l'atteinte de plusieurs objectifs prévus par les règlements et directives européens, rappelant ses investissements en matière d'énergies renouvelables, d'électromobilité, de carburants synthétiques durables ou de captage et de stockage du CO2 : « La Directive Énergies renouvelables fixe un objectif contraignant d'au moins 42,5 % d'énergies renouvelables dans la consommation finale brute de l'Union en 2030. TotalEnergies y contribuera en devenant l'un des 5 plus importants développeurs éolien et solaire au monde (hors Chine) en 2030. [De plus] l'Union européenne a adopté plusieurs législations sur la décarbonation des transports (RED, AFIR, Refuel Aviation, FuelEU Maritime, Standards CO2 pour voitures et poids-lourds). Pour les voitures dont l'Union européenne a fixé une réduction de 100 % des émissions en 2035, TotalEnergies a décidé d'accompagner la transition vers l'électromobilité en se développant de manière offensive dans l'électromobilité, avec l'accélération de son plan de déploiement de bornes de recharges électriques sur les grands axes et dans les grandes villes européennes. De plus, une co-entreprise a été créée avec Air Liquide pour développer un réseau de station de recharge hydrogène pour les poids-lourds, contribuant ainsi aux objectifs de l'Afir et du règlement standard CO2 pour les poids-lourds. [Autre point], TotalEnergies contribuera à l'atteinte des mandats d'incorporations de SAF prévus par RefuelEU Aviation (6 % en 2030 et 20 % en 2035) en produisant 1,5Mt/an en 2030, soit 10 % de parts du marché mondial. TotalEnergies a récemment conclu un partenariat avec Airbus en vue de lui fournir la moitié de ses besoins en carburants aériens durables en Europe. [Enfin] l'Union européenne s'est fixé un objectif de stockage de 50MtCO2/an à partir de 2030 dans le règlement Net Zero Industry Act. Elle a également présenté une feuille de route pour la gestion industrielle du carbone montrant la nécessité de développer la chaîne de valeur du Carbon Capture & Storage (CCS). TotalEnergies contribuera à cet objectif en développant une capacité de stockage de 10MtCO2/an d'ici 2030 au niveau mondial notamment en Europe (Norvège, Danemark, Pays-Bas, Royaume-Uni). »

Lors de son audition devant la commission d'enquête, le P-DG Patrick Pouyanné a rappelé l'implication de son groupe dans la production d'électricité et de gaz, au-delà du pétrole : « Nous avons l'ambition de représenter 1 % de la production d'électricité mondiale à l'horizon de 2030. Ce n'est pas une petite ambition, sachant que nous représentons aujourd'hui 1,5 % de la production mondiale de pétrole. Dans la mesure où nous continuons à produire du pétrole et du gaz, notre responsabilité est de les produire autrement, en émettant moins de CO2, et, pour la production de gaz, moins de méthane. C'est une transition ; le terme est important : il n'y aura pas de Grand Soir ! [...] Le gaz contribue à la trajectoire de réduction des émissions carbone, à une nuance près : le méthane, problème dont nous avons souligné l'importance lors de la COP26, à Glasgow. Nous avons pris cette question à bras le corps : nous nous sommes engagés à réduire de 80 % nos émissions de méthane entre 2020 et 2030, soit de 90 % entre 2010 et 2030, objectif que nous pouvons tenir. À Dubaï, l'ensemble des compagnies pétrolières ont signé une charte stipulant qu'elles tendaient vers l'objectif de zéro émission de méthane d'ici à 2030. [...] Le gaz fait donc partie de la transition, même si, je le disais, il n'est pas la solution ultime. Après avoir racheté les actifs d'Engie en 2018, nous sommes devenus le numéro 3 mondial du GNL. Nous continuons à investir dans de nouveaux projets de pétrole et de gaz, afin de répondre à la demande et de contribuer à cette transition. Notre autre pilier est, je le disais, l'électricité, activité commencée en 2020. En quatre ans, nous sommes devenus un électricien détenant environ 20 milliards d'euros d'actifs, produisant 45 térawattheures (TWh) en 2024, et prévoyant une production annuelle de 120 TWh en 2030. Nos installations d'énergies renouvelables représentent environ 23 GW de puissance installée, alors que nous sommes partis de zéro ; cette puissance atteindra 35 GW en 2025 et nous visons une centaine de GW d'ici à la fin de la décennie. [...] Aujourd'hui, l'électricité bas-carbone représente 8 % à 10 % de nos ventes d'électricité. À la fin de la décennie, cette proportion devra atteindre 20 % et les ventes de gaz seront plus importantes que les ventes de pétrole. [...] Dans notre secteur, nous sommes perçus comme un acteur ambitieux et pionnier. On m'a demandé d'être l'un des trois champions de l'Oil and Gas Decarbonization Charter (OGDC, Charte de décarbonation du pétrole et du gaz), aux côtés des patrons de l'Aramco et de l'Adnoc. »

En second lieu, le groupe TotalEnergies a admis la non-compatibilité de sa stratégie de décarbonation avec certains éléments du scenario NZE, issu des travaux de l'AIE.

Dans sa contribution écrite transmise à la commission d'enquête, comprenant ici aussi des extraits du rapport précité, il a affirmé que l'objectif de réduction des émissions de ses scopes 1 et 2 est en phase avec le scenario NZE et que l'objectif de réduction de l'intensité carbone du cycle de vie des produits énergétiques vendus est proche du scenario APS : « Notre objectif de baisse de 40 % des émissions nettes de Scope 1+ 2 opéré est en phase avec l'objectif de baisse [...] du scenario Net Zero Emissions (NZE) de l'AIE (- 31 % entre 2015 et 2030. Nos objectifs de baisse de l'intensité carbone cycle de vie des produits énergétiques vendus (-15 % en 2025 et - 25 % en 2030) nous positionne sur une trajectoire proche du scenario APS (Announced Pledges Scenario) du World Energy Outlook 2023 de l'AIE »258(*).

En revanche, le groupe a indiqué constater une divergence avec le scénario NZE de l'AIE, qui fait l'hypothèse d'une diminution de la demande d'hydrocarbures et d'un arrêt des nouveaux projets dans ce domaine, et la tendance observée sur le marché mondial : « En mai 2021, l'AIE a publié son scénario Net Zéro Émissions (NZE) décrivant l'évolution d'une demande d'énergie mondiale qui serait compatible avec un scénario + 1,5 °C  sans dépassement du budget carbone associé . Les hypothèses très exigeantes utilisées pour l'évolution de la demande d'énergie d'ici 2030 ont amené l'AIE à affirmer que le monde n'avait plus besoin de nouveaux projets pétroliers et gaziers. En effet, dans ce scénario « normatif », la demande de pétrole entre 2020 et 2030 décline aussi vite que la déplétion naturelle des champs soit environ 4 % par an. Ce scénario ne prétend pas décrire une évolution prévisionnelle de la demande d'énergie et depuis sa parution, l'AIE a été amenée à publier plusieurs prévisions de demande qui montrent à quel point le monde réel s'écarte de cette vision normative. Non seulement la demande de pétrole ne décline pas autant que la déplétion des champs existants, mais elle est en réalité en hausse. En 2023, la demande mondiale de produits pétroliers a atteint 101,8 Mb/j soit + 2,3 Mb/j par rapport à 2022 et devrait continuer de croître au cours de la décennie selon l'AIE (105,7 Mb/j à l'horizon 2028). Ces prévisions de la demande demeurent dépendantes notamment de la croissance démographique et économique, du rythme de pénétration des innovations technologiques bas carbone telles que les véhicules électriques et de l'évolution des comportements. En outre, elle évoluera de manière différenciée selon les feuilles de route de transition énergétique des divers pays. Les prévisions de demande de pétrole à court terme de l'AIE rejoignent les analyses de TotalEnergies : si nous partageons le point d'atterrissage en 2050 du scenario NZE, force est de constater que la trajectoire de la demande 2020-2030 décrite pour y arriver est très éloignée des tendances observées sur le marché. L'AIE a reconnu, suite à la crise énergétique qui a marqué l'année 2022, l'importance d'assurer un équilibre entre l'offre et la demande des énergies aujourd'hui consommées dans le monde. Dans son scénario APS (compatible avec l'Accord de Paris) la demande mondiale de pétrole devrait atteindre son pic en 2030, puis commencer à décliner mais moins vite que le taux de déclin naturel des champs. De nouveaux projets sont donc nécessaires. »

Lors de son audition devant la commission d'enquête, le P-DG Patrick Pouyanné, a ainsi justifié de nouveaux projets d'hydrocarbures, compte tenu de la perte du potentiel des gisements et de la hausse de la demande mondiale : « Le phénomène de perte naturelle du potentiel mondial du gisement de pétrole de 4 % par an est majeur. Il explique que, si nous voulons simplement maintenir la production à 100 millions de barils par jour, alors que la demande a crû pour s'établir à 102 millions et atteindra sans doute 103 millions cette année, il faut investir dans de nouveaux champs de pétrole, ne serait-ce que pour lutter contre le déclin naturel. Cette donnée physique est souvent omise dans le débat. La question est moins de savoir quand aura lieu le pic pétrolier, mais de savoir quand le déclin de la demande de pétrole sera de plus de 4 % par an. À ce moment-là, on pourra commencer à dire :  Il ne faut plus investir dans les champs de pétrole . Avec un déclin annuel de l'offre de 4 % et un accroissement de la demande de l'ordre de 1 % ou 1,2 % par an, sans investissement dans le pétrole - mais cela vaut aussi pour le gaz -, les prix augmenteront jusqu'au ciel ! Cette stratégie pourrait paraître confortable pour TotalEnergies, mais en réalité elle ne le serait pas, car tout le monde se plaindrait ; je vous renvoie aux phénomènes auxquels nous faisons déjà face à cet égard. [...] Qu'est-ce que le fameux scénario Net Zero de l'AIE ? C'est un scénario théorique avec un point d'arrivée de zéro émission nette en 2050. Ce n'est pas zéro pétrole, mais une production de 20 millions de barils par jour en 2050, soit une baisse de 80 % par rapport à la production actuelle. L'AIE a procédé ensuite à une régression linéaire, en traçant une droite entre 2020 et 2050, dont la pente se trouve être de 4 % par an. Comme ce chiffre correspond au déclin naturel des champs d'hydrocarbures, l'AIE estime qu'il suffit d'arrêter d'investir dans le pétrole. Mais la même AIE, nous explique, chaque semaine et chaque mois, que la demande de pétrole de l'année suivante augmente. Le point de départ de 2020 était de 98 millions de barils par jour, on est passé à 100 millions ; on est à 102 millions cette année et on sera à 103 millions l'année prochaine. En 2026, nous atteindrons 105,6 millions de barils par jour. Ce n'est donc pas à moi qu'il faut poser la question, mais à M. Fatih Birol : comment fait-il pour concilier 106 millions de barils par jour en 2026 avec la production de 80 millions de barils par jour que nous devrions avoir atteinte si nous suivons sa trajectoire ? Je sais que tout le monde s'y raccroche et que nous avons un nouveau pape et une nouvelle bible, mais ce n'est pas la réalité de ce que nous vivons : la demande de pétrole continue à augmenter, non en raison des pays occidentaux, mais des pays émergents dont la population croît et aspire à un meilleur niveau de vie. »

La commission d'enquête rappelle à cet égard que pour l'Agence internationale de l'énergie (AIE) : « Dans le Scénario NZE, une augmentation significative du déploiement des énergies propres amène la demande en pétrole et en gaz à diminuer fortement. La réduction de la demande dans ce scénario est suffisamment forte pour rendre dispensable tout nouveau projet amont pétrolier et gazier à long délai de livraison. Il est essentiel d'échelonner l'augmentation des investissements dans les énergies propres et la diminution des investissements dans l'approvisionnement en énergies fossiles pour garantir la sécurité énergétique et éviter des flambées de prix ou des excès d'offre. »

7. TotalEnergies face aux résolutions climatiques

Des critiques sur la stratégie de décarbonation de TotalEnergies ont été également formulées par des actionnaires minoritaires de l'entreprise, qui ont déposé des « résolutions climatiques » demandant l'adoption de mesures complémentaires pour atteindre les objectifs de l'Accord de Paris.

Dès l'assemblée générale des actionnaires de 2020, un consortium de 11 actionnaires minoritaires a souhaité déposer un projet de résolution climatique. Le consortium, incluant La Banque postale Asset Management, le Crédit Mutuel Asset Management et les Assurances du Crédit Mutuel ou encore Meeschaert, a déposé une résolution climatique demandant à TotalEnergies d'adopter des objectifs de décarbonation absolue de ses activités, avec une stratégie détaillée dans le temps pour les atteindre, de manière à s'aligner sur les objectifs de l'Accord de Paris259(*). TotalEnergies a accepté d'inscrire cette résolution à l'ordre du jour de l'Assemblée générale tandis que Vinci, autre société confrontée à une même demande en 2020, l'a refusé260(*). Après le dépôt de cette résolution et avant l'Assemblée générale, le groupe TotalEnergies a annoncé de nouveaux engagements climatiques261(*). Cette résolution, inscrite à l'ordre du jour tout en étant « non agréée par le conseil d'administration », a été approuvée par 16,8 % des actionnaires et rejetée par 83,2 % d'entre eux. Il s'agissait de la première résolution climatique engageante pour une société déposée par des investisseurs institutionnels en France.

Anticipant les attentes de ses investisseurs, le conseil d'administration de TotalEnergies a annoncé le 18 mars 2021 prendre « l'initiative de soumettre une résolution sur la transition énergétique de TotalEnergies vers la neutralité carbone » à ses actionnaires lors de son assemblée générale de 2021262(*).

En vue de l'assemblée générale de 2022, un collectif d'actionnaires composé de MN, Edmond de Rothschild AM et la Financière de l'Échiquier a déposé un projet de résolution climatique contraignante. Elle visait, entre autres, à ajouter des informations au rapport de gestion et consistant à encadrer la stratégie « pour aligner ses activités avec les objectifs de l'Accord de Paris » et « pour (i) fixer des objectifs de réduction en valeur absolue (...) des émissions directes ou indirectes de gaz à effet de serre (...) et (ii) les moyens mis en oeuvre par la société pour atteindre ces objectifs ». TotalEnergies a refusé l'inscription à l'ordre du jour de ce projet de résolution, considérant qu'il contrevenait aux règles de répartition légale des compétences entre conseil d'administration et assemblée générale et notamment qu'il empiétait sur celle, d'ordre public, du conseil d'administration de fixer la stratégie de l'entreprise. Plusieurs actionnaires membres du collectif ont alors formulé un recours devant le tribunal de commerce sur ce refus, conformément à la procédure, et ont demandé au Président de l'AMF de se saisir pour ordonner au conseil d'administration d'inscrire leur résolution climatique à l'ordre du jour de la prochaine assemblée générale. Ce dernier a affirmé que cela ne relevait pas de sa compétence mais bien de celle du tribunal de commerce.

L'année suivante, une autre résolution climatique à l'instigation du groupe actionnarial Follow This, cette fois-ci consultative et n'emportant pas de modification de statut, a été soumise au vote de l'assemblée générale du 26 mai 2023. Par cette résolution consultative, les actionnaires ont exprimé leur souhait que la société prenne des engagements concernant :

- l'investissement des bénéfices exceptionnels générés par les prix élevés du pétrole et du gaz dans d'autres sources d'énergie ;

- l'alignement des objectifs de réduction d'émissions « scope 3 » de gaz à effet de serre sur l'Accord de Paris.

Cette résolution climatique a été approuvée par 30,44 % des actionnaires.

Depuis l'assemblée générale des actionnaires de 2021, le conseil d'administration de TotalEnergies sollicite chaque année l'avis des actionnaires sur la politique de développement durable et de transition énergétique de l'entreprise, via un vote sur le rapport Sustainability & Climate - Progress Report. Ces consultations ont été approuvées à 91,88 % en 2021, 88,89 % en 2022 et 88,76 % en 2023. Lors de l'assemblée générale du 24 mai 2024, les actionnaires ont ainsi été amenés à approuver, par un vote consultatif, dans les mêmes conditions que les années précédentes, le rapport Sustainability & Climate - Progress Report. Ce rapport rend compte des progrès réalisés par l'entreprise dans la mise en oeuvre de son ambition en matière de développement durable et de transition énergétique vers la neutralité carbone et ses objectifs en la matière à horizon 2030. L'assemblée générale du 24 mai  2024 a émis un avis favorable au rapport avec 80 % des voix exprimées263(*).

C. LE RETRAIT À RECULONS DE TOTALENERGIES DU MARCHÉ DU GAZ RUSSE

Le maintien du groupe TotalEnergies sur le marché de gaz russe dans le contexte de guerre en Ukraine a suscité des interrogations de la part de la commission d'enquête qui ont amené à examiner le régime des sanctions européennes applicables et les marges de manoeuvre des États-membres.

1. L'historique des activités du groupe TotalEnergies en relation avec la Russie

Le groupe TotalEnergies conduit des activités en Russie depuis plusieurs années.

Dans sa réponse écrite transmise à la commission d'enquête, il a précisé les participations prises dans ce pays dans les secteurs de la production de gaz et de pétrole mais aussi de batteries et de lubrifiants.

D'une part, le groupe a développé une activité de production de gaz et de pétrole.

En 1999, TotalEnergies a acquis 50 % d'une co-entreprise (avec 40 % pour Norsk Hydro et 10 % pour NOC) exploitant le champ de pétrole de Kharyaga et en est devenu opérateur. Le groupe a cédé, en 2009, 10 % de ses participations à la société d'État russe Zarubehneft et, en 2016, 20 % de ses participations ainsi que son statut d'opérateur.

En 2009, TotalEnergies a acquis 49 % de la société Terneftegaz (avec 51 % pour Novatek) exploitant le champ de gaz de Termokarstovoye. Novatek a assuré l'intégrité de la commercialisation du gaz et des condensats produits. Le groupe TotalEnergies a précisé n'avoir effectué aucun versement à cette société depuis 2015.

Entre 2011 et 2018, TotalEnergies a acquis 19,4 % de Novatek, société russe commercialisant du gaz domestique et du gaz GNL. Le groupe TotalEnergies a précisé que cette société n'est pas l'objet de sanctions.

En 2011, TotalEnergies a acquis 20 % dans Yamal LNG (avec 50,1 % pour Novatek, 20 % pour CNPC et 9,9 % pour Silk Road Fund), société russe construisant et exploitant un champ de gaz et une usine de liquéfaction. Un premier train de liquéfaction est entré en fonction en 2017, un deuxième et un troisième en 2018 et un quatrième au printemps 2021. En 2023, la production s'est élevée à 20,9 Mt de GNL, dont 70 % ont été livrés vers l'Europe. S'agissant du groupe TotalEnergies, il est lié par un contrat de long terme pour l'achat de 5 Mt de GNL par an, dont 60 % ont été livrés vers l'Europe en 2023. Le groupe TotalEnergies a précisé que la société n'est pas l'objet de sanctions européennes.

En 2019, TotalEnergies a acquis 10 % dans la société Artic LNG2 (avec 60 % pour Novatek, 10 % pour CNPC, 10 % pour CNOOC et 10 % pour Mitsui Jogmec), pour produire 20 Mt de GNL avec 3 trains de liquéfaction. Un premier train de liquéfaction a été achevé en 2023 mais aucune livraison n'a eu lieu. Le groupe TotalEnergies a précisé que la société est l'objet de sanctions américaines.

En 2021, TotalEnergies a acquis 10 % dans la société Artic Transshipment (avec 90 % pour Novatek), pour exploiter des actifs logistiques, notamment des unités de stockage et de transbordement de GNL. TotalEnergies est un actionnaire minoritaire passif, sans rôle dans la gouvernance ou les opérations. Le groupe ToalEnergies a précisé que la société est l'objet de sanctions américaines.

D'autre part, le groupe a développé une activité de développement de lubrifiants et de batteries.

En octobre 2018, TotalEnergies a lancé, via sa filiale TotalEnergies Marketing Russie (TEMRU), une unité de production de lubrifiants destinée à être commercialisée en Russie.

De plus, sa filiale de batteries Saft a eu des activités commerciales
- mais pas d'activités industrielles - en Russie.

2. Les principes d'action du groupe TotalEnergies pour gérer les activités en relation avec la Russie

Le groupe TotalEnergies a formalisé des principes d'action pour gérer ses activités en relation avec la Russie.

Dans sa réponse écrite transmise à la commission d'enquête, il a rappelé les principales lignes et étapes de ces principes d'action.

En outre, le groupe TotalEnergie a indiqué avoir agi en conformité avec les sanctions économiques issues du droit de l'Union : « TotalEnergies a agi avec le souci de la conformité de ses activités avec les sanctions édictées par l'Union européenne. Pour ce faire, TotalEnergies s'est organisée afin de suivre en temps réel les différents trains de sanctions adoptés par l'Union européenne, et celles adoptées par les autorités américaines, et a revu l'ensemble de ses activités et transactions en lien avec la Russie afin de s'assurer de leur conformité auxdites sanctions. Les équipes de TotalEnergies ont également suivi les lignes directrices et positions émises par les autorités européennes et nationales afin de veiller à la correcte interprétation des sanctions dans ce cadre. Des ressources externes et internes ont été mises en place. »

Le 1er mars 2022, le groupe TotalEnergies a condamné l'invasion de l'Ukraine par la Russie et a communiqué sur plusieurs mesures :

- mobilisation pour fournir du carburant aux autorités ukrainiennes et de l'aide aux réfugiés ukrainiens en Europe ;

- affirmation publique de l'approbation des sanctions mises en place par l'Union Européenne ;

- décision de ne plus apporter de capital à de nouveaux projets en Russie.

Le 22 mars 2022, le groupe TotalEnergies a explicité ses principes d'action pour gérer ses relations en lien avec la Russie :

- assurer le strict respect des sanctions européennes, quelles que soient les conséquences sur la gestion de ses actifs, et engager la suspension progressive de ses activités en Russie, en veillant à la sécurité de son personnel ;

- compte tenu des sanctions techniques et financières visant la Russie et de leur probable montée en puissance, ne plus enregistrer de réserves prouvées au titre d'Arctic LNG2 dans les comptes du groupe ;

- ne pas inverser l'objectif des sanctions à l'encontre de la Russie en ne transférant pas indûment de la valeur à des intérêts russes en se retirant des actifs ;

- contribuer à assurer la sécurité de l'approvisionnement énergétique, dans le cadre défini par les autorités européennes, dont l'approvisionnement de l'Europe en GNL à partir de Yamal LNG dans le cadre des contrats longs termes du groupe ;

- compte tenu de l'existence de sources alternatives disponibles pour l'Europe, ne plus conclure ou renouveler des contrats d'achat de pétrole ou de produits pétroliers russes et mettre fin aux achats à terme en cours d'ici la fin de l'année 2022.

Le groupe TotalEnergies a précisé que « ces principes d'action ont guidé - et continuent encore de guider - la conduite de TotalEnergies depuis lors. »

Ainsi, le 27 avril 2022, il a annoncé provisionner 4,1 Mds$ dans ses comptes au premier trimestre 2022, concernant notamment Artic LNG2.

Le 6 juillet 2022, il a annoncé céder sa participation de 20 % dans le champ de pétrole de Kharyaga, qui est devenue effective le 3 août 2022.

Le 28 juillet 2022, il a annoncé provisionner 3,5 Mds$ au deuxième trimestre 2022, concernant notamment Novatek.

Le 26 août 2022, il a annoncé céder sa participation de 49 % dans la société Terneftegaz, qui est devenue effective le 15 septembre 2022.

Le 27 octobre 2022, il a annoncé provisionner 3,1 Mds$ au troisième trimestre 2022.

Le 9 décembre 2022, il a annoncé retirer ses deux administrateurs au conseil d'administration de Novatek, provisionner 3,7 Mds$ au quatrième trimestre 2022 et ne plus enregistrer les réserves prouvées au titre de sa participation dans Novatek.

Au total, le groupe TotalEnergies a indiqué avoir enregistré 14,8 Mds$ de dépréciation et de pertes comptables.

Plus largement, le groupe TotalEnergies a affirmé qu'« il a contribué et contribue » aux objectifs du plan REPowerEU, avec :

- l'arrêt de l'achat de pétrole brut et de produits pétroliers fin 2022 (avec les réorganisations des raffineries de Leuna, en Allemagne, et de Gdansk, en Pologne) ;

- la maximisation des importations de GNL (pour 26,5 Mt en 2022 et 22,8 Mt en 2023) ;

- la mise en place de 2 terminaux méthaniers flottants (Le Havre, en France, et Lublin, en Allemagne) ;

- la participation aux mécanismes d'achats groupés (pour 0,4 BCM à l'achat et 0,45 BCM à la vente en gaz pipe en 2023).

À l'occasion de son audition devant la commission d'enquête, Patrick Pouyanné, P-DG du groupe, a rappelé que les importations de gaz naturel liquéfié (GNL) russes peuvent difficilement être remplacées avant 2027 : « En 2022 et 2023, 14 millions de tonnes de GNL russe ont été importées en Europe, soit 12 % à 13 % de nos importations de gaz. Si nous, Européens, décidons de bannir le GNL russe, il faudra chercher ces 14 millions de tonnes ailleurs, en les payant plus cher. Il n'y a pas 14 millions de tonnes de GNL disponibles sur le marché mondial : il faudra les prendre aux Asiatiques, comme on l'a fait en 2022, en payant plus cher qu'eux. Pour moi, ce n'est pas un problème ; il n'y a pas de stratégie d'influence. Au contraire, les prix du GNL augmentant, je gagnerai plus sur mon portefeuille mondial que je ne perdrai sur les 3 millions de tonnes que j'amène de Russie en Europe. Nous sommes en train de construire des capacités supplémentaires aux États-Unis et au Qatar. Mais, d'ici à 2027, si nous bannissons le GNL russe, les prix du gaz repartiront à la hausse. Si les autorités politiques prennent cette décision, nous exercerons sans état d'âme la clause de force majeure prévue au contrat et cesserons les importations de GNL. Dans l'intervalle, je ne peux pas le faire, car nous sommes liés à la Russie par un contrat Take or pay : tant qu'à les payer, je préfère avoir en échange le gaz dont l'Europe a besoin... »

Dans sa contribution écrite transmise à la commission d'enquête, le groupe a précisé que le terminal méthanier flottant du Havre n'a pas servi à transporter du GNL russe et ne constitue pas une exception en Europe : « Le terminal du Havre a reçu depuis sa mise en opération, 8 cargaisons de GNL soit l'équivalent d'environ 8 TWh dont 7 ont été regazéifiés et émis vers le réseau. Sur ces 8 cargaisons de GNL, 2 proviennent de Norvège et 6 des États-Unis. 11 terminaux de GNL en Europe bénéficient à ce jour d'un régime d'exemption (soit près d'un tiers des terminaux existants) dont 2 en France : celui de Dunkerque opéré par Dunkerque LNG et celui du Havre (arrêté d'exemption du 21 avril 2023) opéré par TELSF. Le législateur a permis à l'opérateur du FSRU de demander une exemption au régime régulé. C'est en accord avec le régulateur français que TotalEnergies a demandé l'exemption afin de 1) permettre son installation et investissement dans des délais extrêmement courts pour être opérationnel à l'hiver 2023, 2) permettre à l'opérateur de réserver 50 % de la capacité du terminal à sa filiale de négoce de gaz afin d'assurer un ancrage robuste au projet et 3) ne pas peser sur les tarifs régulés compte tenu de la structure de coûts du terminal méthanier flottant du Havre (moins d'investissement et plus de frais d'exploitation qu'un terminal conventionnel terrestre). Les 50 % de capacités restantes sont commercialisées selon des règles approuvées par le régulateur et permettent de garantir un accès équitable et non discriminatoire des tiers au terminal. »

En revanche, le groupe a précisé que l'UE a recouru à du GNL russe en 2023, à hauteur de 20 BCM, dont 4,9 BCM livrés par lui : « En 2021, la dépendance au gaz russe était de 150 bcm, représentant le tiers de la demande européenne. Même si cette dépendance s'est beaucoup réduite, en application du plan RePower EU, le bouclage de la balance offre/demande en 2023 a encore nécessité 40 bcm de gaz russe, dont environ 20 bcm de gaz pipe et 20 bcm de GNL. Sur ces 20 bcm de GNL russe livré en Europe (issu de Yamal LNG), TotalEnergies en a livré 4,9 bcm, soit un peu moins que 25 %, se limitant strictement aux engagements contractuels desquels la Compagnie ne peut sortir sans s'exposer aux pénalités prévues aux contrats, sauf sanctions adoptées par l'Union européenne qui permettraient d'activer les clauses de force majeure du contrat take or pay . »

3. Une présence de TotalEnergies en Russie licite au regard des sanctions de l'Union européenne

Si ces treize paquets de sanctions adoptés à l'encontre de la Russie n'ont pas fait cesser les importations de gaz de l'Union européenne en provenance de la Russie, ils les ont drastiquement diminuées. En 2021, 40 % des importations de gaz de l'UE provenaient de Russie. Fin 2023, à la suite de la diversification des approvisionnements mise en oeuvre par le plan RepowerEU, la Russie ne représente plus que 8,7 % des importations de gaz et 6,1 % des importations de GNL de l'Union européenne264(*).

Cependant, l'effectivité de ce cadre de sanctions a été interrogée par certains acteurs. Devant la commission d'enquête, Mai Rosner de l'ONG Global Witness265(*) a affirmé : « En 2023, le Kremlin a gagné environ 88 milliards d'euros grâce au pétrole et au gaz et on estime que ce chiffre devrait croître en 2024. » Selon elle, « la résilience des revenus pétroliers et gaziers de la Russie est liée en partie à quelques faiblesses clés dans l'application des sanctions européennes, que les énergéticiens occidentaux continuent d'exploiter - le plus grand d'entre eux étant Total. »

D'une part, les sanctions adoptées à l'encontre de la Russie dans le domaine énergétique ne visent pas le gaz naturel liquéfié (GNL).

Selon les estimations du Centre pour la recherche sur l'énergie et l'air propres (Centre for research on energy and clean air)266(*), en 2023 :

- 13 % du volume de GNL importé par l'Union européenne en 2023 provenait de la Russie, soit environ 17,25 bcm hors transbordements vers des pays tiers ;

- l'Union européenne reste le débouché de la moitié des exportations de GNL de la Russie en 2023, des exportations en hausse significative depuis le début de la guerre ;

- toujours en 2023, 72 % des exportations de GNL de Yamal étaient destinées à l'Union européenne.

Selon Mai Rosner, les estimations du CREA montrent également que « la France a importé 3,5 millions de tonnes de GNL russe en 2023, pour une valeur de 1,9 milliard d'euros » dont l'intégralité provenait de Yamal.

Mai Rosner estime par ailleurs que : « La résilience des revenus pétroliers et gaziers de la Russie est liée en partie à quelques faiblesses clés dans l'application des sanctions européennes, que les énergéticiens occidentaux continuent d'exploiter, le plus grand d'entre eux étant Total. Contrairement à ses alliés américains et britanniques, l'Union européenne n'a pas interdit l'importation du gaz naturel liquéfié, ce qui a permis à Total de rester un acteur important dans sa production et son négoce. Total est ainsi la seule major occidentale qui est encore impliquée dans la production de combustibles fossiles russes. »

En l'absence d'un paquet de sanctions ciblant le GNL, en tant que producteur de GNL impliqué à hauteur de 20 % dans le projet Yamal, TotalEnergies contribue donc à l'approvisionnement européen en GNL russe. Corroborant les chiffres du CREA, TotalEnergies a indiqué à la commission d'enquête que le « le bouclage de la balance offre/demande en 2023 a encore nécessité 40 bcm de gaz russe, dont environ 20 bcm de gaz pipe et 20 bcm de GNL. Sur ces 20 bcm de GNL russe livré en Europe (issu de Yamal LNG), TotalEnergies en a livré 4,9 bcm, soit un peu moins que 25 %, se limitant strictement aux engagements contractuels desquels la Compagnie ne peut sortir sans s'exposer aux pénalités prévues aux contrats, sauf sanctions adoptées par l'Union européenne qui permettraient d'activer les clauses de force majeure du contrat take or pay ».

Or, le 11 avril 2024, le Parlement européen a adopté la proposition de règlement sur les marchés intérieurs du gaz renouvelable, du gaz naturel et de l'hydrogène, qui ouvrira la voie à des restrictions nationales aux importations de gaz en provenance de la Russie267(*).

Le groupe TotalEnergies a indiqué clairement qu'il se conformerait à un élargissement du régime des sanctions. L'Union européenne prévoyant d'autoriser ses pays membres à arrêter les importations de gaz russes, il apparaît essentiel que la France se saisisse de cette possibilité afin de délier les signataires de leurs obligations contractuelles.

Article 8, point 7 de la proposition de règlement du Parlement européen
et du Conseil sur les marchés intérieurs du gaz renouvelable,
du gaz naturel et de l'hydrogène

Les paragraphes 1 à 6 s'entendent sans préjudice de la possibilité pour les États membres de prendre des mesures proportionnées pour restreindre temporairement les approvisionnements en GNL provenant de la Fédération de Russie et de la Biélorussie, pour une durée déterminée, qui peut être renouvelée si cela est justifié, en limitant au préalable les offres émanant d'un utilisateur individuel quelconque du réseau ou la fourniture de capacités d'installation de GNL à un utilisateur individuel quelconque du réseau pour des livraisons provenant de la Fédération de Russie ou de la Biélorussie, lorsque cela est nécessaire pour protéger leurs intérêts essentiels en matière de sécurité et ceux de l'Union, et à condition que ces mesures :

a) ne perturbent pas indûment le bon fonctionnement du marché intérieur du gaz naturel et les flux transfrontières de gaz naturel entre les États-membres, et ne compromettent pas la sécurité de l'approvisionnement de l'Union ou d'un État-membre ;

b) respectent le principe de la solidarité énergétique ;

c) soient prises dans le respect des droits et obligations de l'Union et des États membres à l'égard des pays tiers.

Compte tenu de la nécessité d'assurer la sécurité de l'approvisionnement de l'Union, les mesures prises par les États-membres en vertu du premier alinéa peuvent viser à diversifier les approvisionnements en GNL en vue de supprimer progressivement la dépendance à l'égard du gaz naturel russe, lorsqu'il peut être démontré que ces mesures sont nécessaires pour protéger leurs intérêts essentiels en matière de sécurité et ceux de l'Union.

Avant de décider d'une mesure visée au premier alinéa, l'État-membre concerné consulte la Commission et, dans la mesure où ils sont susceptibles d'être affectés par la mesure concernée, les autres États-membres, les parties contractantes de la Communauté de l'énergie, les pays tiers qui sont parties contractantes à l'accord sur l'Espace économique européen et le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord. L'État-membre concerné tient le plus grand compte de la situation dans ces États-membres et pays tiers et de toute préoccupation exprimée à cet égard par ces États-membres, ces pays tiers ou la Commission.

D'autre part, les paquets de sanctions européennes visant le pétrole brut n'empêchent pas l'importation de produits pétroliers de pays tiers dont les raffineries sont alimentées par du pétrole russe. Les sanctions européennes n'interdisent en effet pas l'importation de produits faits à partir de pétrole russe, notamment les raffinats comme le diesel ou les carburants aériens, en provenance de pays comme la Turquie et l'Inde : devant la commission d'enquête, Mai Rosner de Global Witness a affirmé que « les raffineries privées de ces pays ont d'ailleurs augmenté massivement leurs importations de pétrole russe et celui-ci constitue entre 30 à 40 % de leurs intrants même si officiellement, les produits qui sortent de ces raffineries ne sont plus de nationalité russe. » De ce fait, l'ONG Global Witness a dénoncé « un véritable blanchissement du pétrole russe par l'intermédiaire de raffineries basées en Inde et en Turquie »268(*). L'ONG précise néanmoins qu'il ne s'agit pas d'une violation des sanctions puisque « cette faille du raffinage fait partie intégrante du cadre des sanctions ».

D. UN « PLAN DE VIGILANCE » DE TOTALENERGIES CONTESTÉ

Conformément à la loi269(*), le plan de vigilance de TotalEnergies SE est rendu public au sein de son rapport de gestion. En pratique, il fait l'objet d'une section au sein de la partie « Risques et contrôle » du document d'enregistrement universel qui inclut le rapport de gestion mais aussi le rapport sur le gouvernement d'entreprise ou la déclaration de performance extra-financière.

Le plan de vigilance de TotalEnergies, conformément à la loi, est structuré en plusieurs parties.

En introduction du plan, TotalEnergies présente la méthodologie d'élaboration du plan de vigilance en mettant l'accent sur :

- les procédures, les dispositifs de gestion et les outils de reporting en matière d'hygiène, de sécurité et d'environnement (HSE) et de droits humains qui nourrissent le plan de vigilance - à l'instar de son comité HSE depuis 2016 ou de son comité de pilotage droits humains mis en place depuis 2010 ;

Source : p. 154 du document d'enregistrement universel 2023 de TotalEnergies

- le dialogue avec les parties prenantes : la loi relative au devoir de vigilance précise que « Le plan a vocation à être élaboré en association avec les parties prenantes de la société, le cas échéant dans le cadre d'initiatives pluripartites au sein de filières ou à l'échelle territoriale »270(*). Ainsi, TotalEnergies identifie, cartographie et hiérarchise ses principales parties prenantes au niveau de ses filiales et de ses sites en fonction de leurs niveaux d'attente et d'implication. Selon le groupe, « ce dispositif permet d'expliquer les activités de la Compagnie aux communautés et autres parties prenantes, et de porter une attention particulière aux populations locales potentiellement vulnérables »271(*). TotalEnergies donne notamment l'exemple de réseau de médiateurs auprès des communautés riveraines mis en place au sein dans certaines filiales du secteur Exploration-Production, qui remplissent un rôle d'agents de liaison en charge de la mise en oeuvre d'un dialogue continu avec les communautés locales et les autorités. TotalEnergies précise : « Employés par TotalEnergies, parfois issus des communautés locales, ils parlent les langues locales et comprennent les usages locaux. Leur rôle est déterminant pour établir une bonne relation entre TotalEnergies et ses parties prenantes avec une attention particulière portée aux populations les plus vulnérables. »

La première partie du plan de vigilance est une cartographie des atteintes graves. Conformément à la loi, cette cartographie est « destinée à leur identification, leur analyse et leur hiérarchisation. »

Parmi les atteintes graves en matière de santé, sécurité et environnement, les travaux d'analyse interne de TotalEnergies lui permettent d'identifier notamment les risques suivants :

- les risques « résultant d'un accident industriel majeur sur un site offshore ou onshore » ;

- les risques « liés au cycle de vie des produits fabriqués, aux substances et matières premières utilisées » ;

- les risques « liés au transport pour lesquels la probabilité d'occurrence d'un accident opérationnel dépend non seulement de la dangerosité des produits manipulés, mais aussi des quantités, de la longueur des trajets et de la sensibilité des zones traversées (qualité des infrastructures, densité de population, environnement) » qui sont « susceptibles de résulter d'accidents ou d'incidents dans le cadre du transport des matières premières et produits finis de la Compagnie, notamment le transport par navire, pipeline ou le transport routier, ainsi que d'accidents ou d'incidents dans le transport aérien de personnes ».

Le changement climatique fait l'objet d'un passage au sein de cette partie du plan de vigilance en tant que « risque global pour la planète qui est le résultat d'actions humaines diverses dont la consommation d'énergie ». TotalEnergies y rappelle que les émissions de gaz à effet de serre associées aux installations opérées par TotalEnergies ont représenté en 2023 moins de 0,1 % des émissions mondiales de 2022 et renvoie à sa déclaration de performance extra-financière pour ce qui concerne sa stratégie en matière climatique.

Pour identifier les atteintes graves en matière de droits humains et de libertés fondamentales, TotalEnergies a réalisé en 2016 un travail de concertation avec des parties prenantes internes et externes suivant un processus établi conformément à la méthodologie du Guide de reporting des Principes Directeurs des Nations Unies. Ce travail a permis à TotalEnergies d'identifier des risques saillants, qu'il a hiérarchisés. En 2019, il a mis à jour ses processus d'analyse de risques d'atteinte aux droits humains pour intégrer le pays, les types d'activités, de matières premières ou de produits et services achetés.

Selon le plan de vigilance de TotalEnergies, l'ensemble de ces travaux a permis d'identifier six risques saillants, répartis au sein de trois thèmes clés pour la Compagnie :

- les droits humains sur le lieu de travail des collaborateurs de TotalEnergies et des employés de ses fournisseurs, et de ses autres partenaires commerciaux : le travail forcé et le travail des enfants, la discrimination et les atteintes aux conditions de travail équitables, satisfaisantes et sûres ;

- les droits humains et les communautés locales : les atteintes à l'accès à la terre en raison de déplacements de populations et les atteintes au droit à la santé et à un niveau de vie suffisant, qui concernent par exemple des activités pouvant avoir des conséquences sur l'accès à l'eau douce des populations ;

- le respect des droits humains et les activités de sûreté, notamment le risque de l'usage disproportionné de la force lorsque l'intervention de forces de sûreté gouvernementales ou privées est nécessaire pour protéger le personnel et les installations de la Compagnie.

En ce qui concerne les risques d'atteintes graves résultant des activités des fournisseurs, TotalEnergies se fonde sur une cartographie des risques RSE liés aux achats de TotalEnergies, qu'il croise avec les indices de risques liés aux droits humains et à l'environnement par pays afin d'identifier les fournisseurs les plus à risque en matière de droits humains, santé, sécurité et environnement. Cette cartographie n'est pas publiée.

Par rapport à la structuration du plan de vigilance prescrit par la loi, TotalEnergies ajoute un chapitre relatif aux « principes d'action et d'organisation ». Il est dédié à la présentation des référentiels mis en place pour prévenir les atteintes en matière de droits humains, santé et sécurité des personnes et environnement. Il y présente succinctement son organisation dans les matières concernées par le plan de vigilance (HSE, sûreté, développement durable, achats, etc.), son code de conduite, les règles internes incluant des éléments relatifs aux droits humains, sa charte sécurité santé environnement qualité (disponible sur son site internet), sa politique de prévention de la survenance d'un accident industriel majeur, des accidents au poste de travail, des risques pour la santé au travail, des risques en matière de santé et de sécurité des consommateurs et d'accidents de transports.

En matière environnementale, il y présente également les mesures mises en place pour « limiter l'empreinte environnementale des activités de TotalEnergies » en termes de protection de l'air et de protection des sols ainsi que les actions pour « maîtriser les atteintes à la biodiversité et à la nature dans les projets et les opérations », qui sont détaillées par ailleurs au sein d'une partie de la déclaration de performance extrafinancière dédiée aux « enjeux liés à l'environnement et à la nature ».

La troisième partie du plan de vigilance correspond à la présentation des procédures d'évaluation des filiales et de ses fournisseurs. Cela correspond au deuxième type de mesures devant composer le plan selon la loi272(*). Les dispositifs d'évaluation des filiales incluent les évaluations HSE
- grâce à une auto-évaluation tous les deux ans et un audit HSE a minima tous les cinq ans ainsi que d'autres dispositifs ciblés comme une enquête annuelle Hygiène industrielle - et les évaluations en matière de droits humains - grâce au recours à un mandataire spécialisé, à des études d'impacts des projets ou encore à un questionnaire annuel d'auto-évaluation. En ce qui concerne l'évaluation des fournisseurs, il est précisé qu'« en phase précontractuelle, le processus de préqualification des Fournisseurs de biens et services, portant sur six critères (administratif, anticorruption, technique, HSE, financier et développement durable) permet l'évaluation des Fournisseurs quant au respect des droits humains au travail, de la sécurité, de la santé et de l'environnement. » (...) « Pendant la relation contractuelle, TotalEnergies a mis en place un dispositif d'évaluation des Fournisseurs, par des tierces parties indépendantes, pour identifier et prévenir les risques d'atteinte grave envers les droits humains et les libertés fondamentales, la santé, la sécurité des personnes et l'environnement. »

La quatrième partie du plan de vigilance correspond à la présentation des actions d'atténuation des risques et de prévention des atteintes graves. Cela correspond au troisième type de mesures devant composer le plan selon la loi273(*).

TotalEnergies y détaille les actions mises en oeuvre conformément aux principes d'actions de l'entreprise. Ces actions reposent sur : i) les retours d'expérience grâce à un processus d'analyse des événements accidentels ; ii) la sensibilisation et la formation des collaborateurs ; iii) la sensibilisation et formation des fournisseurs ; iv) la gestion de crise.

Concernant les actions mises en oeuvre pour maîtriser et réduire ses émissions de GES de son scope 1 et 2 en lien avec le risque lié au climat qu'il décrit comme un « risque global résultant de l'ensemble des activités humaines », il renvoie au compte rendu de mise en oeuvre, dernière partie du plan de vigilance.

La cinquième partie du plan de vigilance correspond à la présentation des mécanismes d'alertes ouverts aux collaborateurs, aux fournisseurs et aux tiers. Cela correspond au quatrième type de mesures devant composer le plan selon la loi274(*). Ces mécanismes d'alerte reposent sur la saisine du comité d'éthique pour toute question ou signalement et d'autres mécanismes mis en oeuvre au niveau des filiales.

La sixième partie du plan de vigilance correspond à la présentation des dispositifs de suivi des mesures mises en oeuvre. Cela correspond au cinquième type de mesures devant composer le plan selon la loi275(*). Ce suivi est assuré par des comités pluridisciplinaires notamment le comité d'éthique et le comité de pilotage droits humains ainsi que par le système de reporting interne.

Enfin, TotalEnergies présente le compte rendu de la mise en oeuvre de son plan de vigilance276(*).

En ce qui concerne le climat, il y reprend des éléments figurant au sein de sa déclaration de performance extra-financière. Il y rend compte de ses émissions résultant de son activité (scope 1 et 2), de la gouvernance en matière de climat (notamment sa supervision après le conseil d'administration), ainsi que sa stratégie en matière climatique et de transition énergétique.

Sur le fondement de la loi relative au devoir de vigilance, TotalEnergies a été assigné à plusieurs reprises en justice par des ONG contestant l'insuffisance de son plan de vigilance.

Le 29 octobre 2019, TotalEnergies a été assigné par les associations Les amis de la Terre France, la National Association of Professionnal Environmentalists (Nape) et l'African Institute for Energy Governance (Afiego). Le juge des référés du tribunal judiciaire de Paris a rendu une ordonnance le 28 février 2023 prononçant l'irrecevabilité de la requête.

Le 10 février 2020, TotalEnergies a été assigné par les associations Notre Affaire à Tous, Sherpa, Zéa, Eco-Maires, France nature environnement, Amnesty International France, les communes d'Arcueil, Bayonne, Bègles, Bize-Minervois, Correns, Grenoble, La Possession, Mouans-Sartoux, Nanterre, Sevran, Vitry-le-François, Paris, Poitiers, New York, l'établissement Est-Ensemble, la région Centre-Val de Loire concernant sa stratégie climatique devant le tribunal judiciaire de Paris qui a rendu le 6 juillet 2023 une décision d'irrecevabilité. Les requérants ayant fait appel, une nouvelle audience a eu lieu le 5 mars 2024 au sein de la nouvelle chambre spécialisée de la cour d'appel de Paris. La décision est attendue le 18 juin 2024.

Le 23 février 2023, TotalEnergies a été assigné par l'ONG Mena Rights Group concernant des pratiques commises par des forces gouvernementales sur le site de Balhaf au Yémen exploité par Yémen LNG dont TotalEnergies est actionnaire à hauteur de 39,6 %277(*).

Le 27 juin 2023, TotalEnergies a été assigné par vingt-six ougandais et cinq associations françaises et ougandaises en ce qui concerne les impacts sur les communautés locales et l'environnement du projet EACOP, en demandant réparation du préjudice subi sur le fondement de l'article L. 225-102-5 du code de commerce.

La contestation judiciaire des plans de vigilance

TotalEnergies n'est pas la seule entreprise française à connaître de contentieux sur le fondement du devoir de vigilance :

- EDF a été assignée en octobre 2020 concernant l'impact sur les communautés locales d'un de ses projets éoliens au Mexique. Après une décision d'irrecevabilité, un appel est en cours devant la cour d'appel de Paris et la décision est attendue le 18 juin 2024 ;

- Casino a été assigné en mars 2021 concernant des pratiques d'un fournisseur au Brésil en lien avec la déforestation dans la chaîne d'approvisionnement du boeuf ;

- Suez et Veolia ont été assignées le 7 juin 2021 en raison d'impacts sur les personnes suite à un accident industriel au Chili. Après une décision d'irrecevabilité, l'appel est en cours devant la cour d'appel de Paris. La décision est attendue le 18 juin 2024 ;

- La Poste a été assignée en décembre 2021 en raison des conditions de travail au sein d'un de ses sous-traitants. Le tribunal judiciaire de Paris a rendu sa décision le 5 décembre 2023. Un appel est en cours ;

- Le Groupe Rocher a été assigné le 23 mars 2022 devant le tribunal judiciaire de Paris concernant les conditions de travail de ses travailleurs en Turquie ;

- Le groupe Idemia a été assigné en juillet 2022 en raison des impacts sur les droits humains liés à l'usage d'une solution d'identification fournie au gouvernement kenyan. Un accord a été annoncé à la suite d'une médiation ;

- Le groupe Danone a été assigné en janvier 2023 concernant sa stratégie de déplastification. Une médiation est en cours ;

- Le groupe BNP Paribas a été assigné en février 2023 concernant son financement des énergies fossiles.

D'autres contentieux impliquent TotalEnergies sur des sujets connexes mais présentant d'autres fondements juridiques et ne sont donc pas détaillés dans le présent rapport.

E. LES MISES EN CAUSE DE TOTALENERGIES DANS LE CADRE DE SES ACTIVITÉS D'EXPLOITATION DANS CERTAINES RÉGIONS DU MONDE

La commission d'enquête a souhaité examiner les conditions dans lesquelles TotalEnergies conduit ses projets d'exploitation des gisements de pétrole et de gaz. Elle a ainsi réalisé plusieurs « focus » géographiques en auditionnant à chaque fois des représentants du groupe, des représentants d'ONG ainsi que plusieurs ambassadeurs de France.

1. L'engagement de TotalEnergies dans les projets Tilenga et EACOP en Ouganda et Tanzanie

Le groupe TotalEnergies est présent en Ouganda et en Tanzanie. Selon les informations communiquées à la commission d'enquête par la compagnie, elle détient en Ouganda une participation majoritaire (56,7 %) dans un projet d'exploitation des ressources pétrolières de trois blocs du bassin sédimentaire du lac Albert. Ses partenaires sont la compagnie chinoise CNOOC (28,3 %) et la compagnie nationale ougandaise Unoc (15 %). Les ressources pétrolières sont estimées à 1 milliard de barils, et la production devrait atteindre un rythme de croisière de 230 000 barils par jour en 2026.

Ce projet comporte plusieurs sites de forage. TotalEnergies opère le projet Tilenga, « avec le forage de 420 puits répartis sur 29 emplacements, dont 132 puits sur 8 emplacements localisés dans le parc national des Murchison Falls ». Le projet Kingfisher est en revanche opéré par CNOOC, avec le forage de 31 puits. Les investissements nécessaires pour mener à bien les deux projets Tilenga et Kingfisher sont estimés à 6 milliards de dollars.

Source : éléments transmis par TotalEnergies à la commission d'enquête

Afin de permettre l'exportation sur les marchés internationaux du pétrole issu des gisements ougandais, une société dédiée EACOP Ltd est chargée de réaliser un oléoduc transfrontalier de l'Ouganda à l'Océan indien via la Tanzanie, dit oléoduc EACOP (East African Crude Oil Pipeline). TotalEnergies est actionnaire majoritaire à 62 % de cette société, en partenariat avec l'Unoc (15 %), la Tanzania Petroleum Development Corporation (TPDC) (15 %) et CNOOC (8 %).

L'oléoduc en projet sera enterré et mesurera 1 443 km, depuis Kabale en Ouganda jusqu'au port de Tanga en Tanzanie. À la suite d'un accord intergouvernemental signé entre l'Ouganda et la Tanzanie en mai 2017, EACOP a signé en 2021 un accord avec chacun des deux États afin de définir les modalités de réalisation du projet dans chaque pays.

Les investissements nécessaires pour mener ce projet sont estimés à 4 milliards de dollars, financés en partie par les fonds propres des entreprises actionnaires et en partie par des financements externes. Selon les informations fournies par TotalEnergies, « de nombreuses banques internationales ont confirmé leur intérêt pour participer à ces financements ».

Selon TotalEnergies, ces projets bénéficieront aux économies locales. Le groupe met en avant que « le projet de développement des ressources du Lac Albert (amont/aval) est un projet d'investissement majeur dans l'histoire de l'Ouganda et de la Tanzanie. Il représente une véritable opportunité de transformation économique et sociale pour ces deux pays. Avec près de 2 milliards de dollars d'investissements attribués à des entreprises locales, ce projet va créer, en phase de construction, près de 80 000 emplois directs et indirects et générer, en phase d'exploitation, des ressources budgétaires très significatives pour les deux pays ».

Le groupe souligne également que les émissions de gaz à effet de serre produites afin d'extraire le pétrole ougandais sont en deçà de la moyenne internationale. Il estime en effet qu'elles seront de 13 kg de CO2 par baril, à comparer avec une moyenne TotalEnergies de 18 kg de CO2 par baril et une moyenne mondiale de l'industrie à 60 kg de CO2 par baril selon les données transmises par la compagnie à la commission d'enquête.

Cependant, ces projets ont des caractéristiques telles qu'ils pourraient causer des dégâts sur la biodiversité locale et occasionner des violations des droits humains. La compagnie revendique néanmoins avoir identifié et neutralisé ces risques. Le plan de vigilance du groupe décrit la doctrine d'action de TotalEnergies sur le sujet : mener des études d'impact, en tirer des plans d'action et veiller à leur application via des comités de pilotage. La compagnie indique en particulier avoir mis en place de nombreux dispositifs d'implication des parties prenantes.

Sur les enjeux relatifs à la biodiversité, le groupe a reconnu que « Les projets Tilenga et EACOP sont situés dans un environnement naturel particulièrement sensible, notamment sur le plan de la biodiversité. (...) S'agissant du projet Tilenga, la partie Nord du développement est située dans des zones de fort intérêt en termes de biodiversité : le parc national des Murchison Falls et le delta du Nil Victoria ». Sur la base des études d'impact qu'elle a menées, la compagnie a cherché à éviter, réduire et compenser les effets sur la biodiversité. Selon les informations transmises à la commission d'enquête, le projet Tilenga n'aurait une empreinte que sur « 0,03 % de la surface du parc ». Quant au projet EACOP, la compagnie souligne que « le tracé de l'oléoduc a été conçu pour éviter au maximum les zones d'intérêt environnemental, et est principalement situé en zone de terres agricoles. Le tracé ne traverse pas le Lac Victoria ni aucune aire protégée UICN. L'oléoduc sera enterré sur la totalité de son tracé. Ainsi, une fois l'oléoduc installé, le terrain sera revégétalisé pour être rendu à son état initial ». Le groupe concède cependant que « Le tracé traverse néanmoins ponctuellement certaines réserves forestières et aires d'habitat naturel abritant des espèces protégées » pour lesquelles sera mis en oeuvre un « plan de gestion et de sauvegarde de la biodiversité ». In fine, TotalEnergies revendique néanmoins « produire un impact positif net sur la biodiversité ».

Les violations des droits humains en relation avec les projets seraient liées au programme d'acquisition de terres d'ampleur nécessité par les projets Tilenga et EACOP, « pour environ 6 400 hectares (la part la plus importante concerne le tracé de l'oléoduc ; une bande de 30 m de large et 1 450 km de long soit environ 4 400 hectares, 69 % de l'ensemble) » selon le groupe. Il estime que 19 000 foyers -- représentant 100 000 personnes environ -- seraient concernés, parce qu'ils possèdent ou utilisent un actif278(*) indispensable durant le temps des travaux ou situé sur des emprises pérennes. Dans le détail, la majorité des foyers touchés sont concernés par le projet EACOP. Selon TotalEnergies, « À la fin décembre 2023, 3 660 PAPs (Project Affected Persons) étaient recensés en Ouganda et 9 904 en Tanzanie » dans le cadre du projet EACOP279(*).

Selon les informations transmises à la commission d'enquête par le groupe, « 775 foyers, soit environ 5 000 personnes, résidaient sur l'emprise des projets et ont été relogées à proximité et dans de meilleures conditions (735 nouvelles maisons construites et livrées à ce jour) ». En outre, « 99 % des accords de compensation sont maintenant signés ». Concernant plus précisément EACOP, TotalEnergies a indiqué à la commission d'enquête qu'« en mars 2024, 96 % des accords ont été signés pour l'Ouganda et 93 % des PAPs ont été payés ». Côté tanzanien, en décembre 2023, « 9 822 PAPs avaient signé leur formulaire de compensation et ont été dédommagés soit 99 % ». Sur le volet relogement d'EACOP, TotalEnergies estime que 203 foyers étaient concernés en Ouganda pour 177 maisons à construire, et 344 foyers en Tanzanie pour 339 maisons à construire. Le groupe a indiqué à la commission d'enquête que « fin décembre [2023], le programme de relogement était achevé puisque toutes les maisons étaient construites et les foyers relogés dans leurs nouvelles maisons ».

Le groupe revendique un processus mené dans le respect des législations nationales et des standards de la Banque mondiale déployé en étroite concertation avec les parties prenantes locales et accordant une attention particulière « à la protection des personnes les plus vulnérables et des droits des femmes ». Il précise également que « pour la très grande majorité, le propriétaire d'un terrain situé sur le tracé d'EACOP en disposera après les travaux ».

TotalEnergies revendique une « totale transparence » sur ces projets et a créé une page internet pour expliciter son action. Le groupe diffuse également des évaluations de ces projets. Il déclare également entretenir un dialogue avec les ONG locales.

Pourtant, en dépit de cet ensemble de mesures, l'implication de TotalEnergies dans ces projets a fait l'objet de critiques, notamment issues d' ONG qui dénoncent l'impact du projet sur la biodiversité et sur les droits humains. Le Parlement européen a même adopté une résolution le 15 septembre 2022 sur les violations des droits de l'homme en Ouganda et en Tanzanie en lien avec les investissements réalisés dans des projets fondés sur les énergies fossiles. Plusieurs enquêtes journalistiques, notamment dans La Croix, ont décrit des compensations insuffisantes et versées dans des délais trop longs. Elles pointent également la tendance des autorités ougandaises à réprimer les ONG et les particuliers qui s'opposeraient au projet.Maxwell Atuhura, directeur général de Tasha research institute Africa limited, une organisation qui défend les droits de l'homme, l'environnement et la justice climatique, et promeut en particulier la mise en place d'une bonne gouvernance des ressources naturelles en Ouganda a fait part à la commission de l'arrestation dont il a été victime, due, selon lui, à ses propos à l'encontre des projets Tilenga et EACOP. Au total, il estime avoir été harcelé onze fois à cause de son action à l'encontre de ces projets qui ont selon lui pour effet de bafouer de nombreux droits, sans que les indemnisations attendues soient toujours versées. Plus généralement, selon lui, la faune locale est perturbée par le projet, notamment par des forages menés de nuit, ce qui effraie les animaux, en particulier les éléphants et les buffles, qui peuvent alors avoir des comportements dangereux pour les personnes vivant aux alentours.

En réponse à ces différentes mises en cause, le groupe TotalEnergies explique être intervenu en mai 2021 par courrier280(*) auprès des autorités ougandaises, à la suite de l'arrestation de M. Maxwell Atuhura, pour demander à ce que les droits des personnes détenues soient respectés rappelant l'engagement de TotalEnergies en matière de défense des droits humains. Le groupe est également intervenu auprès des mêmes autorités en décembre 2023, à la suite de l'arrestation de 7 étudiants qui manifestaient contre les projets de TotalEnergies en Ouganda et demandait à ce que leurs droits soient respectés.

La commission d'enquête considère que les difficultés particulières soulevées par ces projets en Ouganda et en Tanzanie justifient une attention spécifique des pouvoirs publics et la réalisation d'un état des lieux périodique afin de s'assurer du respect des droits humains et environnementaux par les énergéticiens.

2. L'implication de TotalEnergies dans le projet Mozambique LNG

TotalEnergies est impliqué dans le projet Mozambique LNG qui consiste dans l'exploitation d'un gisement de gaz et sa liquéfaction dans deux trains de liquéfaction d'une capacité totale de 13,1 millions de tonnes par an. En 2019, les entreprises impliquées dans le projet ont décidé d'investir 20 milliards de dollars pour le mener à bien. TotalEnergies détient un intérêt de 26,5 % dans le projet aux côtés d'ENH Rovuma Área Um S.A. (15 %), Mitsui E&P Mozambique Area1 Limited (20 %), ONGC Videsh Rovuma Limited (10 %), Beas Rovuma Energy Mozambique Limited (10 %), BPRL Ventures Mozambique B.V. (10 %), et PTTEP Mozambique Area 1 Limited (8,5 %). TotalEnergies assure le leadership industriel du projet.

Le projet est situé sur le site d'Afungi dans la province du Cabo Delgado, qui est le théâtre d'insurrections armées de longue date. La situation s'est dégradée à partir de 2017, et plus rapidement encore en juin 2019, date des premières attaques revendiquées par l'État islamique dans la région. En 2020, la ville de Mocímboa da Praia, à 80 kilomètres environ des sites exploités par Mozambique LNG, tombe entre les mains des djihadistes. Ensuite, l'État islamique attaque le 24 mars 2021 la ville de Palma et s'en empare le 27 mars. Cette ville est située à six kilomètres de sites exploités par Mozambique LNG. La ville est reprise par l'armée mozambicaine le 5 avril. À partir de juin 2021, plusieurs États prêtent assistance au Mozambique, notamment le Rwanda, pour combattre l'insurrection terroriste.

Face à l'attaque, TotalEnergies a indiqué que « l'ensemble des personnels présents sur le site a été évacué du site ». L'état de force majeure a également été déclaré. Le projet est pour le moment suspendu. Pour Nicolas Terraz, directeur général Exploration-Production de TotalEnergies, « La sécurité de nos employés est une valeur pour notre compagnie et le premier point de notre code de conduite. Nous ne reprendrons le projet du Cabo Delgado que si la sécurité de l'ensemble des personnes peut être assurée. Cela fait bientôt trois ans que nous avons déclaré la force majeure sur ce projet. Celle-ci ne sera levée que si Mozambique LNG, au sein de laquelle TotalEnergies détient une participation de 26,5 %, aux côtés de compagnies indiennes qui détiennent 30 % du capital, de la compagnie japonaise Mitsui qui en détient 20 %, de la compagnie thaïlandaise PTTEP et de la compagnie nationale, décide que les conditions sont réunies, la condition essentielle pour la levée de la force majeure étant aujourd'hui que la sécurité soit assurée de manière durable au Cabo Delgado ».

Plus largement, ce projet a été critiqué parce qu'il serait facteur de violations de droits humains, notamment à l'occasion des déplacements de certaines populations situées sur l'emprise du projet. Afin d'en mesurer l'ampleur et de pouvoir y remédier, Patrick Pouyanné a commandé un rapport à Jean-Christophe Rufin.

Ce document a été rendu public en mai 2023. S'il met en avant que TotalEnergies a su faire preuve d'« une conception plus ouverte et plus extensive de la relation avec les populations de la région » que le précédent gestionnaire du projet, il pointe des difficultés persistantes. Mozambique LNG a en effet développé diverses actions socio-économiques dont la philosophie générale est qualifiée de « pertinente », mais « la mise en oeuvre de ces programmes, leur définition et leur choix pose un problème de cohérence d'ensemble et de coordination ». Le gestionnaire du projet a en effet une action pensée dans une logique sécuritaire et ses actions souffriraient d'un manque de coordination.

Le rapport analyse également les actions de relocalisation et d'indemnisation des populations affectées par le projet. Il souligne que « les populations engagées dans le processus émettent des réserves de diverses natures quant à la mise en oeuvre stricto sensu de la procédure. Certaines réserves concernent un manque de consentement ou d'informations, d'autres les évaluations du préjudice, d'autres enfin les indemnisations et le paiement de ces indemnités, tant personnelles que communautaires, qu'elles soient en nature ou en numéraire. L'examen du processus révèle également un problème concernant les délais de traitement de la procédure et les voies de recours disponibles ». Devant « l'écart entre le processus théorique et les constatations de terrain », Jean-Christophe Rufin recommande donc notamment de mieux contrôler les procédures et d'améliorer les conditions de recueillement du consentement des populations.

À la suite de ce rapport, TotalEnergies a publié un plan d'actions afin de répondre aux critiques qui y sont formulées et de prendre en compte ses recommandations. Selon Patrick Pouyanné, « Le rapport Rufin recommande de partager, sans attendre la production en 2028 ou 2029, les dividendes des futurs profits. C'est ce que nous faisons, via une fondation dotée de 200 millions d'euros qui développe l'activité économique au bénéfice des populations. Un des moyens de lutter contre les groupes islamistes est sans doute de faire des populations des alliées, en partageant la prospérité sans attendre les profits, que, d'ailleurs, nous ne réaliserons peut-être pas, si le projet ne va pas à son terme ».

Il est encore difficile aujourd'hui de tirer le bilan de ces engagements.

3. L'implication de TotalEnergies en Azerbaïdjan

TotalEnergies est impliqué indirectement en Azerbaïdjan dans l'exploitation d'un champ de gaz naturel281(*). Selon les éléments, communiqués à la commission d'enquête, une filiale de TotalEnergies détient une participation de 35 % dans le champ de gaz d'Absheron, situé en mer Caspienne, à 100 km au sud-est de Bakou. Les autres partenaires sont la compagnie nationale azerbaïdjanaise Socar (35 %) et la compagnie nationale émiratie ADNOC (30 %). Le champ gazier était détenu jusqu'en août 2023 par TotalEnergies et Socar. Les deux partenaires ont alors cédé une participation de 15 % chacun à Adnoc.

L'exploitation du champ de gaz et de condensats est menée par Jocap (Joint Operating Company Absheron Petroleum), une société conjointe entre Socar, TotalEnergies et Adnoc.

Le champ, découvert en 2011, a bénéficié d'un développement lancé en 2018. La production de gaz a commencé en juillet 2023. Elle alimente le marché domestique azéri.

TotalEnergies a indiqué à la commission d'enquête que « Les sociétés opérant ces actifs n'étant pas contrôlées, directement ou indirectement, par TotalEnergies SE au sens du II de l'article L. 233-16 du code de commerce, leurs activités ne relèvent pas du plan de vigilance de TotalEnergies en application de l'article L225 102-4 du code de commerce ». Cependant, la participation de filiales du groupe dans ce projet d'exploitation de gaz naturel en Azerbaïdjan a suscité des critiques relatives à la situation politique du pays et de sa politique étrangère, notamment à l'égard de l'Arménie. En effet, selon Mai Rosner, chargée de campagne de l'ONG Global Witness « Le régime d'Aliev en Azerbaïdjan est hautement dépendant de la production et de l'exportation de combustibles fossiles : il s'agit du principal contributeur aux finances publiques de ce régime ».

Devant la commission d'enquête, Patrick Pouyanné a dénoncé ces critiques en déclarant : « Ne nous demandez pas de faire la morale à la place des pouvoirs publics. Si l'Union européenne et les Nations unies décident de sanctions contre l'Azerbaïdjan, nous les appliquerons. Mais je ne vois pas en quoi, aujourd'hui, nous devrions renoncer à cette production de gaz qui intervient dans des conditions respectant les lois, les règlements et nos propres codes de conduite ».

4. L'exploitation de gaz de schiste par TotalEnergies en Amérique

Le gaz de schiste est un gaz non conventionnel qui est présent de manière diffuse dans des roches peu perméables. Son extraction exige que soient utilisées des techniques spécifiques, comme la fracturation hydraulique.

TotalEnergies produit du gaz de schiste. Selon les informations communiquées à la commission d'enquête, « TotalEnergies EP Barnett opère des actifs gaziers (détenus à 95 % en moyenne) dans le bassin du Barnett pour une production de 4,6 bcm en 2023, ce qui représente 0,4 % de la production de gaz aux États-Unis. Le 5 avril 2024, TotalEnergies a finalisé l'acquisition de 20 % des intérêts détenus par Lewis Energy Group dans les licences de Dorado, situées dans le bassin de l'Eagle Ford, et opérées par EOG. Cette acquisition correspond à une production estimée d'environ 0,4 bcm de gaz pour 2024 ». Toutefois, selon Nicolas Terraz, directeur général Exploration-Production de TotalEnergies, il faut replacer cette production sur un marché global : « Nous sommes un tout petit producteur de gaz de schiste, puisque nous produisons à peu près 500 millions de pieds cubes par jour. Notre production se concentre aux États-Unis et en Argentine ».

Le groupe revendique d'inclure cette énergie dans sa stratégie de transition. Selon Aurélien Hamelle, directeur général Stratégie et développement durable de TotalEnergies, « S'agissant du gaz et le gaz de schiste, la COP28 a rappelé que le gaz est une énergie de transition, parce qu'il permet de décarboner la génération électrique, celle-ci étant assurée à plus d'un quart par du charbon, qui génère les trois quarts des 37 milliards de tonnes de COémis. La génération électrique par le gaz représente un peu moins d'un quart de la production électrique mondiale et environ un quart des émissions de GES. Autrement dit le gaz permet de produire de l'électricité avec deux fois moins de CO2 que de charbon. À cet égard le gaz, en substituant du charbon, qui est très utilisé dans beaucoup de pays, est une énergie vertueuse pour permettre la décarbonation de la génération électrique. C'est pourquoi l'essor du gaz de schiste a permis aux États-Unis de réduire leurs émissions de GES, parce qu'ils ont substitué des centrales à gaz à des centrales à charbon depuis une dizaine d'années voire un peu plus ».

TotalEnergies importe également du GNL en France via des méthaniers affrétés pour partie par le groupe. Il est ensuite livré « dans les trois terminaux onshore français dans lesquels TotalEnergies détient des capacités de regazéification (Dunkerque, Montoir et Fos), ainsi qu'au terminal flottant du Havre à partir de fin 2023 ». Le groupe a indiqué à la commission d'enquête que « Le fonctionnement du marché de gros du gaz aux États-Unis ne permet pas de distinguer l'origine du gaz entre source conventionnelle et source non conventionnelle ».

L'exploitation du gaz de schiste est cependant contestée, car elle peut mener à des pollutions locales d'ampleur, notamment des nappes phréatiques. Son bilan carbone est également plus défavorable que celui du gaz conventionnel à cause de fuites de méthanes plus importantes. Selon Lou Welgryn, analyste au sein de Carbon4Finance, coprésidente de l'association Data For Good : « Une étude chinoise publiée dans Nature Communications en 2020 indique que l'extraction de gaz de schiste émet quatre fois plus de GES que celle du gaz conventionnel, 50 à 70 % de ces émissions étant dues aux fuites de méthane. Ces techniques posent également des problèmes de gestion de l'eau et de qualité de l'air ». Jean-Marc Jancovici a également attiré l'attention de la commission d'enquête sur une publication de Carbon 4 :  Importations de gaz naturel : tous les crus ne se valent pas mentionnant que « À partir de 2012, le Fonds de défense de l'environnement a coordonné une vaste campagne de recherche sur 5 ans, qui a notamment montré que les taux de rejet de méthane en phase d'extraction étaient plus de 2 fois supérieurs à ceux estimés par l'Agence Fédérale Américaine de l'Environnement (EPA) à l'époque. En 2019, une étude de l'Université de Cornell montre que l'augmentation de la concentration atmosphérique de méthane, qui s'est accélérée depuis la fin des années 2000, serait causée à hauteur d'un tiers par le boom du gaz de schiste aux États-Unis ».

F. LA POLITIQUE D'INFLUENCE DE TOTALENERGIES ET SON ENCADREMENT

TotalEnergies s'est dotée de plusieurs documents de référence qui ont l'ambition d'en faire une entreprise responsable. Selon la contribution écrite de TotalEnergies transmise à la commission d'enquête, « Force est de relever que son code de conduite, ses normes de référence ou sa stratégie présentent de nombreux points de convergence avec les orientations mentionnées dans certains documents publics officiels, dont le respect des droits humains n'est pas des moindres ».

TotalEnergies définit son code de conduite comme « le document de référence destiné à l'ensemble des collaborateurs à travers le monde. En interne, les comportements de chacun doivent démontrer que ce code de conduite est respecté et concrètement mis en oeuvre. Nul n'est censé l'ignorer ». Il est également adressé aux fournisseurs et prestataires du groupe auxquels il revient de vérifier qu'ils appliquent des standards équivalents.

Le code de conduite de l'entreprise repose sur cinq valeurs : la sécurité, le respect de l'autre, l'esprit pionnier, la force de la solidarité et le goût de la performance.

Le groupe revendique en particulier refuser toute forme de corruption ou de trafic d'influence et toute forme de comportement relevant d'un manque de neutralité ou relevant d'un conflit d'intérêts. Il décrit divers comportements à proscrire comme « Accepter, lors du rachat d'actifs ou de l'entrée dans une joint-venture, une association avec une société inconnue au motif qu'elle prendra en charge certains risques locaux liés à l'opération » au motif que cela risquerait d'« engager les biens et la réputation de l'entreprise avec un partenaire peu honnête qui poursuit des objectifs divergents ou même illicites » et de « se trouver associé(e) à des opérations répréhensibles pouvant exposer à des risques de corruption ».

Extrait du code de conduite de TotalEnergies

TotalEnergies revendique également respecter scrupuleusement les droits de l'homme et a identifié des domaines prioritaires afin de concrétiser cet engagement (voir image ci-dessus). Un comité d'éthique de la compagnie, composé de salariés du groupe, est le garant de ces principes et du respect du code de conduite.

Ces principes sont déclinés au sein d'un guide pratique d'intégrité, qui formule des conseils pratiques pour les collaborateurs du groupe afin de prévenir les situations à risque, par exemple les risques de corruption.

Il présente des situations concrètes et la conduite qu'il faut alors tenir. Ainsi, lorsque des élus locaux sont invités sur le site d'une entreprise, les collaborateurs du groupe doivent préciser clairement par écrit les conditions de cette invitation et son objectif. Ils doivent également refuser d'assumer les frais supplémentaires occasionnés par la présence éventuelle de leur famille sur certains évènements non professionnels. Le guide appelle aussi à la prudence quant aux partenariats locaux et à la prise en charge des frais en cas d'immersion sur un site de collaborateurs d'un partenaire public étranger. Il fournit également des conseils spécifiques de déclaration des conflits d'intérêts (voir image ci-dessous).

Source : Extrait du guide pratique d'intégrité de TotalEnergies

La compagnie affirme également refuser toute forme de « paiement de facilité » pour mener ses démarches administratives.

Ces documents internes publics relatifs aux engagements de TotalEnergies en matière de droits de l'homme et de conflits d'intérêts montrent que le groupe a conscience de l'importance de ces enjeux. Toutefois, ces documents comportent peu de dispositions contraignantes, et se contentent souvent d'appeler les collaborateurs du groupe à respecter le droit du pays dans lequel ils interviennent.

Par exemple, si les paiements d'intermédiaires en espèce doivent être refusés par ceux-ci, en revanche, les versements vers des comptes offshore ne sont à éviter que « dans la mesure du possible »282(*).

En outre, si ces documents précisent la conduite à suivre en cas de conflit d'intérêts préjudiciables à la compagnie, ils n'indiquent pas de règles relatives à de possibles conflits d'intérêts liés à la présence au sein du groupe de collaborateurs qui étaient ou souhaitent devenir dans un futur proche des agents publics.

Or, les mobilités entre le secteur public et des entités du groupe TotalEnergies peuvent en effet amener à des situations de conflits d'intérêts et de prise illégale d'intérêts si elles ne font pas l'objet de règles d'encadrement strictes. C'est d'ailleurs pourquoi l'administration ou des autorités indépendantes -- en France la HATVP -- sont chargées de vérifier l'absence de risques pénaux et déontologiques attachés à ces mobilités. Ces situations éventuelles sont d'autant plus problématiques que les politiques relatives aux enjeux énergétiques et de transition écologique exigent une action publique rigoureusement indépendante des intérêts particuliers ou sectoriels, qui pourraient porter atteinte à la neutralité de l'administration.

Plus largement, Olivier Petitjean, cofondateur et coordinateur de l'Observatoire des multinationales, a souligné devant la commission d'enquête qu'il existait des risques vis-à-vis des mobilités public-privé « qui se déroulent dans un même secteur. Par exemple, les gens qui travaillent dans des services financiers à Bercy ou à la Commission européenne vont migrer dans des banques ou à la Fédération bancaire française. (...) Ces portes tournantes sont, à notre avis, problématiques, essentiellement car elles contribuent à entretenir des phénomènes d'entre-soi, d'insuffisance du respect du contradictoire et de prises de contact non publiques. Tout ceci contribue à restreindre un peu le champ des possibles et de l'imaginaire si bien que, schématiquement, les décideurs publics sont amenés à n'entendre qu'un seul son de cloche, ce qui est contestable du point de vue démocratique ».

Comme l'a souligné Jean-Claude Mallet, directeur des affaires publiques de TotalEnergies il est donc nécessaire « d'être vigilant sur les conflits d'intérêts ». Cela ne signifie pas qu'il ne faille pas prendre en compte les effets bénéfiques liés à ces mobilités. Jean-Claude Mallet a rappelé à cet égard qu'il est indispensable que « les parcours entre le service public et les entreprises privées ne soient pas découragés, bien au contraire, lorsqu'ils apportent de l'expérience ». Jean-Yves Le Drian a également déclaré devant la commission d'enquête qu'« il est intéressant pour l'État de disposer de personnels d'encadrement de haut niveau qui ont vécu l'expérience du privé et la réalité de l'entreprise ». Un équilibre doit donc être trouvé entre les risques d'entre-soi auxquels peuvent mener ces mobilités et, au contraire, les possibilités d'ouverture dont peuvent bénéficier l'État et les entreprises grâce à ces parcours.

Selon les éléments écrits fournis par TotalEnergies à la commission d'enquête, « Au 31 décembre 2023, la Compagnie comptait 265 cadres dirigeants. Nous avons identifié 25 cadres dirigeants ayant au cours de leur carrière occupé des fonctions dans le secteur public, soit moins de 10 % des cadres dirigeants de TotalEnergies ». Ces données prennent en compte des personnes ayant effectué des mobilités dans le secteur public qui peuvent remonter à plusieurs dizaines d'années. Selon les éléments qu'elle a fournis au rapporteur, depuis 2020, la HATVP a eu à se prononcer sur neuf projets, concernant sept agents publics, de mobilités vers ou depuis le groupe TotalEnergies, quatre concernant des personnes en provenance du groupe TotalEnergies et cinq concernant des mobilités d'anciens responsables publics vers le groupe TotalEnergies. Selon elle, « Ces cas n'ont donné lieu à aucun avis d'incompatibilité. Tous, en revanche, ont fait l'objet d'un avis de compatibilité avec réserves ». Cette situation est cohérente avec l'ensemble des avis rendus par la HATVP, dont 77 % des avis étaient des avis de compatibilité avec réserves en 2023.

Plus généralement, la construction des politiques climatiques pose des questions de conflits d'intérêts structurels des entreprises des secteurs les plus émissifs en gaz à effet de serre, et en particulier des entreprises du secteur des énergies fossiles. À cet égard, la présence d'entreprises de ce secteur aux COP, au sein desquelles se crée le consensus politique sur les mesures prises pour répondre au réchauffement climatique a fait l'objet de nombreuses critiques. Laurence Tubiana, représentante spéciale du gouvernement français pour la conférence de Paris de 2015 sur les changements climatiques (COP21), aujourd'hui membre du Haut Conseil pour le climat souligne que « la présence croissante des acteurs économiques dans les négociations internationales est un phénomène observé depuis longtemps. La philosophie de l'Accord de Paris était d'ailleurs de leur réserver une place, pour qu'ils puissent contribuer à changer l'économie ». Cependant, étant donné qu'il « n'y a pas de solution viable avec les énergies fossiles dans la lutte contre le changement climatique », Mme Tubiana estime qu'il y a une contradiction entre les intérêts des entreprises de ce secteur des énergies fossiles et l'intérêt des États. Le Haut Conseil pour le climat constate en effet dans des éléments écrits transmis à la commission d'enquête qu'« il existe un conflit d'intérêt de fait : d'un côté, l'objectif est de lutter contre le changement climatique et de parvenir à un zéro carbone net d'ici 2050 en moyenne pour la planète, tandis que de l'autre côté, les entreprises souhaitent continuer à produire des énergies fossiles. Ce conflit d'intérêts n'a pas été suffisamment traité jusqu'à présent, mais à Dubaï, il est devenu particulièrement évident. Une réflexion plus poussée sur cette question est nécessaire ».

Enfin, la question du financement d'études relative au changement climatique et à l'environnement par des entreprises du secteur des énergies fossiles comme TotalEnergies pose des difficultés. De tels financements ont été utilisés par certains acteurs de l'industrie pétrolière et gazière dans les années 1990 pour tenter de semer le doute sur l'origine anthropique du réchauffement climatique et son ampleur.

Compte tenu de cette situation historique, une insuffisante transparence de ces financements est de nature à créer des risques quant à l'indépendance des chercheurs. Or, selon l'historien Christophe Bonneuil, « les meilleurs laboratoires de climatologie bénéficient de financements de la part de TotalEnergies pour leurs recherches. L'entreprise passe des conventions industrielles de formation par la recherche (Cifre) et est associée à des chaires d'excellence dans les meilleurs laboratoires français de climatologie, tels que le Laboratoire des sciences du climat et de l'environnement (LSCE). Les climatologues liés à TotalEnergies comptent parfois parmi les experts du Giec ». Cette situation peut même poser un « problème de non-séparation clinique entre les besoins d'une expertise publique indépendante et la présence de cette grande multinationale dans nos laboratoires. L'université de Pau dépend pour une grande partie de ses revenus propres du financement de TotalEnergies. Il y a une vigilance à avoir sur cette question de l'indépendance de la recherche ».

V. RÉAFFIRMER LES RÔLES STRATÉGIQUES DE L'ÉTAT ET DE TOTALENERGIES POUR ACCÉLÉRER LA TRANSITION ÉNERGÉTIQUE

L'accélération du dérèglement climatique et ses conséquences de plus en plus dramatiques exigent de tous les acteurs, tant publics que privés, une réponse forte et urgente, à la hauteur des enjeux, et proportionnée à la responsabilité de chacun. La puissance publique doit être en première ligne pour inciter tous les acteurs économiques dont TotalEnergies à sortir plus rapidement des énergies fossiles et à investir davantage dans toutes les énergies alternatives.

Les recommandations de la commission d'enquête visent donc à rappeler le rôle de l'État dans ce domaine, à accroître ses moyens d'action et à exiger de sa part des actions déterminées pour créer les conditions d'une transition rapide, ordonnée et efficace.

A. RENFORCER NOTRE SOUVERAINETÉ ÉNERGÉTIQUE ET CLIMATIQUE

Le groupe TotalEnergies doit être plus fortement incité par l'État à se placer aux avant-postes des efforts pour atteindre les objectifs énergétiques nationaux et européens. Si son statut d'entreprise privée n'a pas de raison d'être remis en cause, il est essentiel que les impératifs d'intérêt général soient davantage mis en balance des objectifs de profitabilité propres à toute entreprise du secteur privé, compte tenu en particulier des menaces qui pèsent sur notre souveraineté énergétique.

1. Réintroduire une action spécifique au capital de TotalEnergies pour garantir notre souveraineté énergétique

L'entreprise Total a été créée en 1924 pour tirer les leçons de la Première Guerre mondiale pendant laquelle la France avait manqué d'un grand acteur pouvant assurer son indépendance énergétique. Elf a été créé à son tour lors de la seconde guerre mondiale pour les mêmes raisons.

La fin de la « mondialisation heureuse » et la résurgence des conflits remettent au premier plan l'impératif de souveraineté énergétique qui doit être articulé avec la nécessité pour les pouvoirs publics d'accélérer la transition énergétique.

a) Un actionnariat de moins en moins français dans un contexte international de plus en plus fragmenté

L'actionnariat de TotalEnergies est aujourd'hui composé à environ 40 % d'actionnaires nord-américains et à 55 % d'actionnaires européens.

Ce graphique représente les parts détenues par les 30 principaux actionnaires de TotalEnergies.
Source : réponse de Reclaim Finance au questionnaire écrit de la commission d'enquête

Avec 6,5 % du capital, l'investisseur institutionnel BlackRock serait ainsi le 2ème actionnaire de TotalEnergies, derrière le fonds d'épargne salariale de la compagnie, géré par Amundi.

Depuis 2010, la structure de l'actionnariat de TotalEnergies a évolué de la manière suivante :

au 31 décembre 2010, les actionnaires français détenaient 34 % du capital de la société, contre 11 % pour les actionnaires britanniques ; 23 % pour ceux du reste de l'Europe ; 26,5 % pour les Nord-Américains et 5,5 % pour le reste du monde ;

au 31 décembre 2023, les actionnaires français détenaient 26,7 % du capital de la société, contre 11,5 % pour le Royaume-Uni ; 16,9 % pour le reste de l'Europe ; 39,7 % pour l'Amérique Nord et 5,3 % pour le reste du monde.

En 13 ans, la part de capital détenue par les investisseurs nord-américains a donc augmenté de 13,2 points tandis que celle détenue par les investisseurs français a baissé de 7,3 points.

Cette dynamique pourrait se poursuivre dans un contexte où les actionnaires européens, plus sensibles à l'impératif climatique, ont davantage tendance à vendre leurs titres que les actionnaires américains qui sont plutôt acheteurs. Ces derniers mois, les investisseurs américains ont donc eu tendance à acheter des titres vendus par leurs homologues français, ces derniers étant vendeurs pour des motifs mêlant intérêt pour la décarbonation et hausse du cours de l'action en raison de bons résultats de l'entreprise.

En évoquant ces tendances, le président - directeur général (PDG) de TotalEnergies a ouvert la voie le 26 avril 2024283(*) à une cotation principale de TotalEnergies à New York - et non à Paris.

Selon lui, une cotation principale à New York et non plus à Paris peut être un moyen de gagner en visibilité sur le marché des actions américain, jugé plus dynamique et plus favorable aux entreprises comme TotalEnergies, permettant ainsi à l'entreprise de se financer à moindre coût sur les marchés et d'atteindre une meilleure valorisation. Le marché américain est souvent décrit comme un marché où les actionnaires privilégient les titres stables et rémunérateurs (à l'instar des hydrocarbures) et sont plus circonspects sur les investissements en faveur de la décarbonation que les actionnaires européens.

Néanmoins, pour la place financière de Paris, une cotation principale de TotalEnergies à New York serait un très mauvais signal : TotalEnergies est aujourd'hui la quatrième capitalisation boursière du CAC 40 derrière LVMH.

Face à ces évolutions, qui portent en elles un risque de changement de nationalité du groupe si la tendance actuelle devait se poursuivre, la commission d'enquête a mené une réflexion sur la réintroduction d'une participation publique au capital de TotalEnergies et ses modalités.

Elle a estimé en particulier qu'une prise de participation publique significative au sein du capital de TotalEnergies n'était pas aujourd'hui envisageable en raison de son coût pour les finances publiques. Les évaluations transmises à la commission d'enquête ont mis en évidence un coût de l'ordre de 7 milliards d'euros pour une prise de participation de 5%. La commission d'enquête a donc envisagé d'autres modalités, plus ciblées, de présence de l'État au capital de TotalEnergies.

b) La nécessité de détenir une action spécifique au capital de TotalEnergies

Outre une participation « classique » dans une entreprise, l'État peut avoir recours à un mode d'intervention plus ciblé, via une action spécifique ou « golden share » - un outil créé à la suite des privatisations de 1986.

Ce type d'actions a été défini par l'article 10 de la loi n° 86-912 du 6 août 1986 relative aux modalités des privatisations, modifié par l'article 3 de l'ordonnance n° 2000-912 du 18 septembre 2000. Selon ses dispositions, « un décret détermine, pour chacune des entreprises [privatisées], si la protection des intérêts nationaux exige qu'une action ordinaire de l'État soit transformée en une action spécifique assortie de tout ou partie des droits définis ci-dessous. Dans l'affirmative, ledit décret prononce également cette transformation. »

Une action spécifique plutôt qu'une action de préférence

Récentes en droit des sociétés et d'inspiration anglosaxonne, les actions de préférence sont régies par le code de commerce, en ses articles L.228-11 et suivants. Elles sont assorties de droits particuliers avec ou sans droit de vote (droits patrimoniaux ou droits d'informations). Leur émission est décidée par l'assemblée générale extraordinaire des actionnaires. L'État actionnaire a pu avoir recours à ce type d'action, mais auprès d`entreprises faisant déjà partie de son portefeuille.

L'État français détient des actions de préférence dans les sociétés suivantes :

- Ariane Groupe SAS qui conçoit et fabrique des missiles balistiques ;

- Airbus DS Géo qui est un opérateur et fournisseur de services issus de satellites d'imagerie et d'observation de la Terre ;

- GeaST, ancienne coentreprise entre General Electric et Alstom chargée des activités nucléaires civiles, dont les parts d'Alstom ont été revendues à General Electric en 2018 ;

- l'aDiT, leader européen de l'intelligence stratégique, de la prévention et de la gestion des risques, de l'intelligence économique territoriale et de la diplomatie d'affaires ;

- Exxelia International, fabricant de composants passifs spécialisé dans la conception de produits destinés à des environnements contraints en termes de température, de pression ou de vibrations, utilisés dans les domaines spatial, aéronautique et de la défense. En août 2023, l'Etat a décidé de convertir en action de préférence l'action qu'il détenait depuis le 11 avril au capital de la société Exxelia International, pour assurer la protection des intérêts de l'État à la suite de l'acquisition de cette société française par le groupe américain Heico284(*).

Une action spécifique confère à l'État actionnaire des prérogatives exorbitantes du droit commun, dans le cadre d'une participation au capital d'une entreprise intervenant dans des secteurs économiques jugés sensibles (sécurité publique, défense, énergie, santé, transports, etc.).

Elle est donc assortie de droits spécifiques, décorrélés du poids effectif de l'État au capital. En vertu de l'ordonnance du 20 août 2014 relative à la gouvernance et aux opérations sur le capital des sociétés à participation publique, ils incluent notamment :

la soumission à un agrément préalable du ministre chargé de l'économie de tout franchissement de seuil de participations par une société cotée ;

la nomination d'un représentant de l'État sans voix délibérative au conseil d'administration, au conseil de surveillance ou au sein de l'organe délibérant ;

le pouvoir de s'opposer à des cessions d'actifs, à des décisions ayant pour conséquence d'affecter des actifs à titre de garantie ou de modifier les conditions d'exploitation de certains types d'actifs de la société ou de ses filiales.

La loi dite Pacte du 22 mai 2019 a élargi la possibilité pour l'État de recourir aux actions spécifiques en autorisant la création d'une action spécifique en dehors du cas d'une cession de participations de l'État, via la transformation d'une action « ordinaire » en action spécifique. Ainsi, « si la protection des intérêts essentiels du pays en matière d'ordre public, de santé publique, de sécurité publique ou de défense nationale exige qu'une action ordinaire de l'État soit transformée en une action spécifique [...], un décret en Conseil d'État prononce cette transformation et en précise les effets ».

Les actions spécifiques sont soumises au contrôle de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE), au regard notamment des principes de libre établissement et de libre circulation des capitaux285(*).

En 1999, le décret transformant une action dans Elf-Aquitaine en action spécifique a fait l'objet d'un recours pour manquement devant la CJCE par la Commission européenne. Dans un arrêt du 4 juin 2002286(*), la Cour a estimé que l'action spécifique constituait une restriction disproportionnée à la liberté de circulation des capitaux à l'intérieur de l'Union prévue par les traités. L'action spécifique de l'État français au capital d'Elf-Aquitaine était assortie des droits suivants :

a) tout franchissement à la hausse des seuils de détention directe ou indirecte de titres du dixième, du cinquième ou du tiers du capital ou des droits de vote de la société par une personne physique ou morale, agissant seule ou de concert, devait être approuvé préalablement par le ministre de l'Économie ;

b) il pouvait être fait opposition aux décisions de cession ou d'affectation à titre de garantie des actifs figurant en annexe du décret n° 93-1298 du 13 décembre 1993 instituant une action spécifique dans Elf-Aquitaine, à savoir la majorité du capital des quatre filiales de la compagnie mère que sont Elf-Aquitaine Production, Elf-Antar France, Elf-Gabon SA et Elf-Congo SA ;

Si la Cour admet qu'il peut être justifié « que les États membres gardent une certaine influence dans les entreprises initialement publiques et ultérieurement privatisées, lorsque ces entreprises agissent dans le domaine des services d'intérêt général ou stratégiques », l'entrave à la libre circulation des capitaux et à la liberté d'établissement doit être :

(i) justifiée par des raisons impérieuses d'intérêt général. C'est à l'aune de ce principe que l'avis du Conseil d'État sur la loi Pacte a préconisé de circonscrire le champ du dispositif de l'action spécifique à la préservation des intérêts essentiels du pays en matière d'ordre public, de sécurité publique ou de défense nationale ;

(ii) proportionnée au but poursuivi. L'exorbitance des pouvoirs attachés à l'action spécifique doit donc être limitée - par exemple, concernant le délai pour poser un véto ou rendre une décision, la définition précise des actifs concernés, la détermination des seuils concernés par l'agrément préalable du ministre...

En ne prévoyant pas de critères suffisamment précis et objectifs concernant l'approbation ou l'opposition des opérations de cession, d'affectation des titres ou des franchissements de seuil, la France avait donc manqué aux obligations.

Cette décision a été suivie de décisions dans un sens similaire, par exemple en 2006287(*) pour les entreprises KPN NV et TPG NV issues de la privatisation de la poste néerlandaise.

Ces décisions excluaient toute utilisation discrétionnaire et générale de l'action spécifique.

Plus de 20 ans après les décisions de la Cour de justice de l'Union européenne sur les actions spécifiques, dans le contexte actuel où la guerre en Ukraine a mis la souveraineté énergétique européenne à rude épreuve et où l'enjeu climatique fait l'objet d'un intérêt stratégique, la commission d'enquête estime que les conditions sont réunies pour rétablir une action spécifique dans TotalEnergies afin de garantir la souveraineté énergétique de la France et de l'Europe et d'accompagner cette entreprise dans ses efforts de transition énergétique.

L'État détient des actions spécifiques dans plusieurs entreprises aujourd'hui, à l'instar de Thalès, Engie, Safran Ceramics, Nexter Systems et Aubert & Duval SAS.

L'action spécifique de l'État au sein de Thalès

Avec la privatisation de Thomson SA en 1996, devenue ensuite Thomson CSF puis Thalès en 2000, l'État a acquis une action spécifique à son capital lui conférant les pouvoirs suivants288(*) :

- l'approbation préalable par le ministre chargé de l'économie de tout franchissement à la hausse des seuils de détention directe ou indirecte de titres, quelle qu'en soit la nature ou la forme juridique, du dixième ou d'un multiple du dixième du capital ou des droits de vote de la société ;

- la nomination d'un représentant de l'État sur proposition du ministre de la défense au conseil d'administration de la société sans voix délibérative ;

- la possibilité de faire opposition à des décisions de cession ou d'affectation à titre de garantie de certains actifs.

Aujourd'hui, l'action spécifique de l'État au sein de Thalès est justifiée par les hautes technologies produites par Thalès pour les marchés de la défense et la sécurité dont certaines sont essentielles à la souveraineté nationale.

L'action spécifique de l'État au sein d'Engie

Depuis décembre 2007, l'État détient, en application de l'article L. 111-69 du code de l'énergie, une action spécifique dans Engie qui lui permet de s'opposer à toute décision d'Engie ou de ses filiales de droit français « en vue de préserver les intérêts essentiels de la France dans le secteur de l'énergie relatifs à la continuité et à la sécurité d'approvisionnement en énergie ». Durant l'examen de la loi Pacte, le Sénat a précisé dans le code de l'énergie289(*) que l'État dispose au moins d'une action dans la société Engie, afin de pouvoir effectivement exercer les pouvoirs rattachés à cette action spécifique.

L'action spécifique de l'État au sein d'Aubert & Duval

Aubert & Duval est une entreprise productrice d'aciers spéciaux, filiale du groupe Eramet jusqu'en 2022, date à laquelle elle a été cédée à une holding détenue par un consortium composé de Safran, Airbus SE et Tikehau Ace Capital. Compte tenu des actifs détenus par Aubert & Duval, dans le domaine des matériaux indispensables aux besoins de la défense nationale dans les secteurs aéronautique, naval, terrestre et nucléaire, L'État a institué une action spécifique au capital d'Eramet par décret n° 2022-206 du 18 février 2022, qu'il a ensuite substitué à une action spécifique au capital d'Aubert & Duval. Le décret n° 2022-1182 du 25 août 2022 institue l'action spécifique au capital d'entreprise, son article 1er précisant : « Afin de protéger les intérêts essentiels de la France dans le domaine des matériaux indispensables aux besoins de la défense nationale dans les secteurs aéronautique, naval, terrestre et nucléaire et notamment la préservation des capacités d'innovation, de conception et de production, ainsi que la sécurité de l'approvisionnement concernant ces matériaux, une action ordinaire de l'État au capital de la société Aubert & Duval SAS est transformée en une action spécifique assortie des droits définis aux articles 2 à 4 ci-après. » Cette action spécifique prévoit l'agrément préalable du ministre de l'économie pour tout franchissement à la hausse des seuils de détention des titres ou des droits de vote et un droit du ministre de s'opposer à toute décision ayant pour effet de céder, apporter ou transmettre certains actifs ou types d'actifs.

La rédaction actuelle de l'ordonnance de 2014 donne la possibilité à l'État de prendre une action spécifique au sein d'une entreprise moyennant des conditions de fond et de périmètre qui ne permettent pas aujourd'hui d'inclure TotalEnergies :

sur le fond, un décret en Conseil d'État peut prononcer la transformation d'une action ordinaire en action spécifique « si la protection des intérêts essentiels du pays en matière d'ordre public, de santé publique, de sécurité publique ou de défense nationale » l'exige ;

au niveau du périmètre, le champ des entreprises pour lesquelles l'ordonnance de 2014 dans sa rédaction issue de la loi Pacte s'applique, inclut celles relevant du périmètre de l'APE en date du 1er janvier 2018 conformément au décret n° 2004-963 du 9 septembre 2004 dans sa rédaction en vigueur au 1er janvier 2018 et celles cotées dont au moins 5 % du capital était détenu par Bpifrance en date du 1er janvier 2018.

Afin de recourir à une action spécifique dans le cas de TotalEnergies, des modifications de nature législative et réglementaire seraient probablement nécessaires en sus de l'acquisition par l'État d'une action de TotalEnergies. Pour autant, de telles modifications ont été récemment opérées : par exemple, au niveau règlementaire, pour permettre l'acquisition d'une action spécifique au capital de la société Aubert & Duval SAS, l'annexe du décret du 9 septembre 2004 a été modifiée par le décret n° 2023-1017 du 3 novembre 2023 afin de mentionner Aubert & Duval parmi la liste des entreprises relevant du périmètre de l'APE.

La commission d'enquête estime que le recours à une action spécifique au capital de TotalEnergies permettrait à l'État, sans empiéter sur les prérogatives du Conseil d'administration en matière de détermination de la stratégie de l'entreprise, de disposer d'un « droit de regard » sur les évolutions actionnariales stratégiques de TotalEnergies et d'une plus grande information, voire influence, en ce qui concerne les décisions de son conseil d'administration.

Recommandation n° 1 : Compte tenu de l'évolution des menaces qui pèsent sur la souveraineté énergétique de la France et de l'Europe, de l'évolution de la structure de l'actionnariat de TotalEnergies et de la nécessité d'accompagner une major européenne dans ses efforts de transition énergétique, prévoir la détention par l'État d'une action spécifique au capital de TotalEnergies.

2. Inciter TotalEnergies à devenir un leader des énergies renouvelables et de la mobilité propre

Le groupe TotalEnergies a fait part de son engagement en faveur des énergies renouvelables et de la mobilité propre. Le groupe a indiqué souhaiter investir environ 5 Mds€ par an en faveur des énergies décarbonées. Il a précisé avoir déjà investi environ 2 Mds€ en France en 2023. Au total, d'ici 2030, ce sont 100 TWh de production d'électricité renouvelable et 10 TWh de production de biogaz qui sont espérés.

Concernant les carburants renouvelables, le groupe a pour ambition de produire 1,5 Mt / an de carburants d'aviation durables d'ici 2030, soit 10 % du marché mondial. Il prévoit de répondre à la moitié des besoins d'Airbus. Les usines de La Mède, dans les Bouches-du-Rhône, et de Grandpuits, en Seine-Maritime, ont été reconverties en bioraffineries.

S'agissant des bornes électriques, le groupe a pour ambition de déployer ses 20 000 bornes, dont 1 300 ultra-rapides, le long des axes routiers ou autoroutiers. Il prévoit aussi de développer des stations de recharge en hydrogène avec Air Liquide.

Pour ce qui est du captage et du stockage du CO2, le groupe entend permettre de stocker 10 Mt / an de CO2 d'ici 2030. Si le groupe prévoit d'investir à l'étranger, la modernisation du code minier envisagée par le Gouvernement dans le cadre du projet de loi de simplification de la vie économique en cours, pourrait faciliter de telles infrastructures en France.

La commission d'enquête considère que l'État a tout intérêt à inciter le groupe TotalEnergies à développer les projets liés à la transition énergétique en France car ils sont utiles à l'intérêt général.

La nécessité de procurer des biocarburants a été relevée par Rodolphe Saadé, P-DG de CMA-CMG, qui a affirmé : « Nous redoutons des problèmes de disponibilité des carburants décarbonés : nous anticipons une compétition entre les différents secteurs pour avoir accès à ces carburants verts en quantité suffisante. »

Celle de développer des bornes électriques a été indiquée par Carlos Tavares, P-DG de Stellantis en ces termes : « La deuxième condition est de faire en sorte qu'il y ait une infrastructure de recharge visible et perçue comme suffisamment dense. »

La commission d'enquête accueille positivement le souhait du groupe TotalEnergies d'investir dans les énergies renouvelables et la mobilité propre. Elle considère que le groupe dispose des moyens de devenir un leader des carburants durables, des recharges électriques ou encore, dans une moindre mesure, du captage et du stockage du CO2. Aussi, plaide-t-elle pour maintenir l'éligibilité du groupe aux appels d'offres en matière de transition énergétique, qui ne doit pas être l'objet de débats.

Pour autant, malgré l'implication croissante de TotalEnergies dans les énergies renouvelables, seuls 35 % de ses investissements nets concernent les énergies bas-carbone en 2023. De plus, seuls 3 % de sa production d'énergie finale concernent l'électricité renouvelable290(*). Le groupe doit donc accélérer ses efforts afin de mieux contribuer à la décarbonation de l'économie.

Dans sa réponse à la commission d'enquête, l'Agence internationale de l'énergie (AIE) a indiqué que : « Dans le scénario NZE, une augmentation significative du déploiement des énergies propres amène la demande en pétrole et en gaz à diminuer fortement. La réduction de la demande dans ce scénario est suffisamment forte pour rendre dispensable tout nouveau projet amont pétrolier et gazier à long délai de livraison. Il est essentiel d'échelonner l'augmentation des investissements dans les énergies propres et la diminution des investissements dans l'approvisionnement en énergies fossiles pour garantir la sécurité énergétique et éviter des flambées de prix ou des excès d'offre. »

La commission d'enquête plaide donc pour que le groupe TotalEnergies accélère autant que possible sa stratégie d'investissements dans les énergies renouvelables, à court, moyen et long termes, en vue d'atteindre l'Accord de Paris.

Recommandation n° 2 : Inciter TotalEnergies à accroître ses efforts pour devenir véritablement un leader des énergies renouvelables et de la mobilité propre, notamment des carburants durables, des recharges électriques et, dans une moindre mesure, de la capture et du stockage du CO2.

Recommandation n° 3 : Encourager TotalEnergies à accélérer autant que possible sa stratégie d'investissements dans les énergies renouvelables, à court, moyen et long termes, afin d'atteindre les objectifs de l'Accord de Paris.

B. AFFIRMER UN LEADERSHIP INTERNATIONAL APRÈS L'ACCORD DE PARIS

Les nouvelles programmations et la régulation énergétiques doivent encourager plus fortement la sortie des énergies fossiles, a fortiori de celles en provenance de régimes illibéraux, en encadrant davantage les activités brunes et en tarissant les soutiens publics, en encourageant les énergies renouvelables et en promouvant la sobriété énergétique.

1. Actualiser dès cette année la programmation énergétique nationale

L'article L. 100-1 A du code de l'énergie, issu de la loi « Énergie-Climat », de 2019291(*), a prévu qu'une loi détermine les objectifs de la politique énergétique nationale, à compter du 1er juillet 2023 puis les 5 ans. Cette loi doit englober 5 grands domaines : la réduction des émissions de GES, la réduction de la consommation énergétique, le développement et le stockage des énergies renouvelables, la diversification du mix de production d'électricité, la rénovation énergétique des bâtiments et l'autonomie énergétique dans les outre-mer. Elle doit prévaloir sur 4 documents réglementaires : la programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE), la stratégie nationale bas-carbone (SNBC), le plan national intégré en matière d'énergie et de climat (Pniec) et la stratégie de rénovation de long terme.

Or, le ministre de l'énergie, Roland Lescure, a annoncé renoncer à légiférer sur le sujet, par voie de presse, le 10 avril dernier.

Légiférer sur nos objectifs énergétiques nationaux constitue pourtant :

une exigence démocratique, le principe d'une loi quinquennale sur l'énergie étant issu du compromis de la commission mixte paritaire (CMP) issu de la loi « Energie-Climat » de 2019 ;

une nécessité économique, les entreprises, les collectivités et les citoyens ayant besoin de visibilité pour mener à bien leurs projets liés à la transition énergétique ;

une obligation légale, la loi quinquennale sur l'énergie conditionnant l'entrée en vigueur de la PPE, de la SNBC, des comités régionaux de l'énergie et des zones d'accélération des énergies renouvelables ;

une obligation européenne, les règlements et les directives issus du paquet « Ajustement à l'objectif 55 » de 2021 devant être pleinement intégrés à notre droit national, d'autant que certains sont déjà applicables (Loi européenne sur le climat, ReFuelEU Aviation, FuelEU Maritime, directive sur les énergies renouvelables, directive sur l'efficacité énergétique).

Dans un courrier au Premier ministre, publié le 2 avril 2024292(*), la présidente du Haut conseil pour le climat (HCC) a indiqué : « Le Haut conseil pour le climat souhaite attirer toute votre attention sur le niveau d'urgence actuel, tant en matière d'atténuation que d'adaptation, qui invite à réaffirmer fermement et sans délai la politique climatique de la France, en adoptant au plus vite les documents de programmation prévus dans la loi de 2019 relative à l'énergie et au climat. Le Haut conseil pour le climat a salué l'articulation et la mise en cohérence des différentes composantes des politiques climatiques présentées par le Secrétariat général à la planification écologique au Conseil national de la transition écologique du 12 juillet 2023, qui faisait écho aux recommandations formulées dans ses rapports. Cependant, à ce jour, le Haut conseil pour le climat constate qu'après plusieurs consultations et débats, ni la loi de programmation énergie et climat, ni la Stratégie française énergie et climat, ni la 3è Stratégie nationale bas-carbone, ni le 3è Plan national d'adaptation au changement climatique, ni la 3è Programmation pluriannuelle de l'énergie n'ont été formellement adoptés, en dépit des obligations législatives. Ces documents sont essentiels afin de guider l'action climatique à long terme. Ces documents doivent en outre fixer le niveau des budgets carbone de la France pour les périodes 2029-2033 et 2034-2038 en cohérence avec l'atteinte de la neutralité carbone en 2050, établir les priorités d'action pour la production et la gestion de l'énergie au-delà de 2028, et fixer les nouveaux plafonds indicatifs d'émissions pour les transports internationaux et l'empreinte carbone de la France. Le Haut conseil pour le climat ne peut que s'inquiéter du risque de recul de l'ambition de la politique climatique induit par les dérives de calendrier de ses instruments les plus structurants. »

C'est la raison pour laquelle la commission d'enquête appelle le Gouvernement à présenter la loi quinquennale sur l'énergie attendue, ainsi que la PPE et la SNBC devant en découler.

En premier lieu, la commission d'enquête souhaite que cette loi acte la sortie des énergies fossiles, en fixant des objectifs de réduction de 55 % des émissions de GES, de 30 % de la consommation d'énergie totale et de 45 % de la consommation d'énergie fossile d'ici 2030, contre 40 %, 20 % et 40 % actuellement. Elle souhaite aussi que cette loi acte la sortie de la production d'électricité à partir de charbon d'ici 2027, le Gouvernement l'ayant promise dès 2022, mais jamais pleinement réalisée depuis lors.

En deuxième lieu, la commission d'enquête attend de cette loi qu'elle promeuve l'essor des énergies renouvelables et une politique de sobriété, d'efficacité et de rénovation énergétiques ambitieuse.

D'une part, il est indispensable de garantir un socle d'électricité décarbonée, d'au moins 580 TWh d'ici 2035 pour accompagner l'électrification des usages. Ce niveau permettrait de couvrir a minima la nouvelle référence minimale de consommation d'électricité de RTE, dans son Bilan prévisionnel, de 2023293(*).

D'autre part, il est crucial de porter de 10 à 20 % la consommation de biogaz d'ici 2030, pour compenser la sortie des importations d'hydrocarbures russes. Ce niveau permettrait de contribuer à l'objectif européen jusqu'à 35 milliards de mètres cubes de biométhane, évoqué par le plan « REPowerEU », de 2022294(*).

Il est également nécessaire de prévoir des trajectoires d'incorporation pour les biocarburants et les e-carburants, afin de les diffuser dans le secteur des transports, notamment parmi les modes (maritime et aérien) les plus difficiles à électrifier.

Enfin, il est utile de promouvoir les installations de récupération de la chaleur fatale et de captage et de stockage du CO2, notamment sur les sites industriels. La commission d'enquête déplore l'instabilité juridique et financière de la politique de soutien à la rénovation thermiques des bâtiments. Selon la commission d'enquête sénatoriale sur l'efficacité des politiques publiques en matière d'efficacité énergétique, dont la présidente était Dominique Estrosi Sassone et le rapporteur Guillaume Gontard, « il y a un risque de découragement face à l'instabilité, la complexité et un reste à charge qui reste trop élevé alors que la tâche est considérable. »295(*)

L'urgence de disposer d'un socle d'électricité décarbonée a également été relevée par Louis Gallois, président de La Fabrique de l'Industrie, qui a indiqué : « Je ne veux pas jouer les prophètes de malheur, mais il me semble nécessaire d'envisager très sérieusement l'hypothèse - qui n'est pas assurée - d'une insuffisance de la production d'électricité entre 2030 et 2040. »

L'intérêt de promouvoir la production de biogaz a été indiquée par Patrice Geoffron, professeur d'économie, qui a affirmé : « L'autre solution est de regarder la capacité que nous avons à produire du biométhane. Je sais que cette question a été soulevée dans vos débats. Les quantités que nous pourrions produire ne nous permettront pas de nous passer totalement de gaz naturel, mais l'ordre de grandeur me paraît intéressant. L'objectif de la puissance publique était de consommer 10 % de gaz sous forme de biogaz en 2030. Le plan REPowerEU invite les Européens à doubler l'objectif. Si nous parvenons à consommer 20 % de gaz sous forme de biogaz, cela correspondra à ce que nous importions de Russie. »

Cet intérêt a aussi été mis en avant par Emmanuelle Wargon, présidente de la CRE, en ces termes : « La CRE a ainsi validé 345 zones de raccordement, qui couvrent environ 70 % du territoire ; elle accompagne 1 200 projets en cours ou à venir, pour environ 25 térawattheures (TWh) de production de biogaz par an. Nous en sommes actuellement à 11 TWh de biogaz injecté et il faudra poursuivre pour remplacer progressivement le gaz fossile par du biogaz. Selon les prévisions nationales, nous devrons probablement diviser par deux notre consommation globale de gaz à l'horizon 2050, et ce gaz devra être, en intégralité, du biogaz produit localement par des unités de méthanisation. Nous accompagnons donc cette politique de développement du biogaz. »

S'agissant de la nécessité de développer les biocarburants et les e-carburants dans les secteurs les plus difficiles à électrifier, c'est Carlos Tavares, P-DG de Stellantis, qui l'a indiquée dans sa contribution écrite transmise à la commission d'enquête : « En complément, pour assurer la décarbonation du parc roulant, un levier majeur pourrait être l'usage des carburants alternatifs de synthèse : e-Fuels. Cependant, en Europe, il est à craindre que leurs quantités restent limitées pour le transport automobile, en raison des besoins très élevés d'énergie décarbonée nécessaire à leur production et à leurs coûts élevés. Ils seraient ainsi prioritairement alloués aux modes de transport ne disposant pas ou peu de technologies de décarbonation alternatives (aérien et maritime). »

Quant au ministre de l'écologie Christophe Béchu, il a plaidé pour le remploi de la chaleur fatale des sites industriels, en ces termes : « L'un des modèles auxquels je crois le plus est celui des zones industrielles bas-carbone, qui permettent à des entreprises de plus petite taille de bénéficier de la chaleur de leurs voisins et de dispositifs d'investissement appuyant une diminution de notre dépendance aux énergies fossiles. »

L'efficacité énergétique est par ailleurs une condition préalable cruciale pour atteindre les objectifs climatiques de l'Europe à l'horizon 2050, comme a pu le souligner la paléontologue et ancienne présidente du Giec Valérie Masson Delmotte lors de son audition : « les engagements des États signataires qui portent le plus d'effet sont le triplement des énergies renouvelables et le doublement du rythme d'augmentation de l'efficacité énergétique. » Son importance a été encore soulignée par la crise énergétique actuelle, alors que l'Europe cherche de toute urgence des moyens de mettre fin à sa dépendance aux importations russes de combustibles fossiles.

Pour autant, le captage et le stockage du CO2 ne doivent intervenir que pour les émissions résiduelles pour lesquelles il n'y a pas de technologie ou d'alternative ou à titre transitoire. Lors de son audition, la présidente du Haut conseil pour le climat Corinne Le Quéré a précisé : « les puits de carbone forestiers diminuent - car les forêts sont fragilisées par le réchauffement climatique, le budget carbone cible incluant à la fois les émissions et le stockage de carbone dans les sols et les forêts est en voie d'être dépassé ». Valérie Masson-Delmotte, paléoclimatologue et ancienne présidente du Giec a, quant à elle, déclaré : « le pari sur une capacité des acteurs des énergies fossiles à déployer du captage et du stockage n'est pas gagné - la réalité n'est pas du tout à la hauteur de cet affichage. On ne peut que déplorer une forme de greenwashing ou de technowashing en la matière. Il est essentiel de considérer le rapport du HCC296(*) sur le potentiel de captage, de stockage et la réutilisation du carbone, paru en novembre dernier, en regard de la capacité affichée par les entreprises d'abattre des émissions à très grande échelle. »

En troisième lieu, cette loi doit être l'occasion d'adapter le cadre législatif applicable. D'une part, les projets d'énergies renouvelables peuvent encore être facilités, s'agissant notamment des projets solaires, hydrauliques ou de biogaz, dans la continuité de la loi « Aper », du 10 mars 2023297(*). D'autre part, les actions de sobriété et d'efficacité énergétiques peuvent être renforcées, pour les entreprises, les administrations et les particuliers. Enfin, les pouvoirs des autorités de régulation appellent à être consolidés, la CRE étant amenée à jouer un rôle de plus en plus important au-delà des seuls marchés d'électricité et du gaz, notamment en matière d'hydrogène ou de captage et de stockage du CO2.

Lors de son audition devant la commission d'enquête, Patrick Pouyanné, P-DG du groupe TotalEnergies, a rappelé que le cadre français présente des rigidités en matière d'investissements dans les projets d'énergies renouvelables : « De plus, en Europe, tout est lent - je suis désolé de vous le dire - et cela pour deux raisons. Premièrement, il n'y a pas assez de fonctionnaires pour s'occuper de ce type de projets. Cela peut paraître étonnant, mais le guichet en face de nous est surchargé. Les projets sont très nombreux et, même s'ils sont petits, ils requièrent une instruction des procédures, que ce soit en matière de biodiversité, d'archéologie ou autre. Il n'y a pas assez d'agents pour le faire et cela prend donc du temps. Deuxièmement, dans nos démocraties, il y a des droits de recours importants et les recours sont lents. [...] Alors que, en France, il faut cinq ans pour développer un projet d'énergies renouvelables, au Texas, il ne faut qu'un an. Aujourd'hui, j'ai besoin de deux à trois fois plus de personnes pour produire des MWh en France que dans d'autres pays. Telle est donc la situation en Europe, même si encore une fois cela ne veut pas dire qu'il faut renoncer. »

D'autres intervenants ont également souligné les difficultés des entreprises à investir dans les filières renouvelables en France : délais trop longs, procédures trop complexes, absence de mesures de lutte le dumping... Ce constat est particulièrement vrai pour les produits chinois et la filière photovoltaïque. La commission d'enquête, toujours soucieuse de conforter la souveraineté énergétique, s'inquiète de la disparition des dernières entreprises françaises de production de panneaux photovoltaïques et de l'inaction de l'État et de l'Union européenne vis-à-vis du dumping pratiqué par certains industriels chinois. Cette inaction apparaît totalement contradictoire avec l'objectif affiché par le ministre de l'économie Bruno Lemaire, selon lequel 40 % des panneaux photovoltaïques devraient être produits en France à l'horizon 2030298(*).

Dans ce contexte, la commission d'enquête propose de davantage structurer et développer les filières industrielles des énergies renouvelables. Pour ce faire, elle propose deux séries d'actions concrètes. À l'échelon européen, il lui apparaît nécessaire d'instituer un projet important d'intérêt européen commun (PIIEC) en matière d'énergies renouvelables, au-delà de ceux sur les réseaux d'électricité et l'hydrogène existants, ainsi que des mesures de lutte contre le dumping des industriels chinois et de promotion des industriels européens dans le cadre des marchés publics (Buy European Act). À l'échelon national, il lui apparaît utile de mieux intégrer les énergies renouvelables au dispositif Territoires d'industrie et d'assortir de souplesses administratives les zones d'accélération pour l'implantation des énergies renouvelables, en préservant les compétences des collectivités territoriales.

Quant à la présidente de la CRE, Emmanuelle Wargon, dans sa contribution transmise à la commission d'enquête, elle a plaidé pour conforter les compétences de la CRE, non pour le gaz, ou pour le pétrole, mais pour l'hydrogène et le captage et le stockage du CO2 : « La CRE dispose de compétences importantes concernant le gaz. Elle n'en dispose d'aucune sur le pétrole et n'a pas la volonté d'en posséder. Ses compétences sur le gaz ont été complétées ces dernières années jusqu'à récemment dans la loi pouvoir d'achat de juillet 2022. La CRE estime qu'elles sont nécessaires et bien dimensionnées pour mener à bien ses missions de régulation des réseaux, d'accompagnement de la transition énergétique et de surveillance du bon fonctionnement des marchés de détail et de gros. En revanche, deux sujets d'avenir vont nécessiter des réseaux et sans doute, une régulation. Il s'agit de l'hydrogène et de la capture, le stockage et l'utilisation du carbone. La CRE travaille en ce moment à la définition des besoins et à des propositions de cadre de régulation adapté. Compte tenu de son expérience dans la régulation des réseaux électriques et gaziers, la CRE estime qu'elle serait l'institution la plus à même de réguler ces nouveaux réseaux. »

Recommandation n° 4 : D'ici la fin de l'année 2024, présenter la loi de programmation énergétique et actualiser la programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE) et la stratégie nationale bas-carbone (SNBC) qui en découlent :

- en fixant des objectifs de réduction de 55 % des émissions de gaz à effet de serre (GES), de 30 % de la consommation d'énergie totale et de 45 % de la consommation d'énergie fossile dès 2030 ;

- en mettant un terme à la production d'électricité à partir de charbon, sauf en cas de menace grave pour la sécurité d'approvisionnement électrique, dès 2027 ;

- en portant de 10 à 20 % la consommation de biogaz en 2030 pour compenser la fin des importations russes ;

- en fixant un objectif production d'au moins 580 TWh d'électricité décarbonée, notamment d'origine nucléaire, en 2035 pour accompagner l'électrification des usages ;

- en prévoyant des trajectoires d'incorporation pour les biocarburants et les e-carburants, notamment pour les secteurs (maritime et aérien) les plus difficiles à électrifier ;

- en promouvant la récupération de la chaleur fatale ainsi que le captage et le stockage du CO2, notamment sur les sites industriels ;

- en promouvant les actions de sobriété et d'efficacité énergétiques ;

- en facilitant l'instruction des projets d'énergies renouvelables ;

- en consolidant les compétences de la Commission de régulation de l'énergie (CRE) au-delà des marchés de l'électricité et du gaz.

Recommandation n°5 : Mieux structurer et développer les filières industrielles des énergies renouvelables en prévoyant :

- à l'échelon européen, d'instituer un projet important d'intérêt européen commun (PIIEC) en matière d'énergies renouvelables, ainsi que des mesures de lutte contre le dumping chinois et de promotion des industriels européens dans le cadre des marchés publics (Buy European Act) ;

- à l'échelon national, de mieux intégrer les énergies renouvelables au dispositif Territoires d'industrie et d'assortir de souplesses administratives les zones d'accélération pour l'implantation des énergies renouvelables, en laissant les compétences des collectivités territoriales inchangées.

2. Moderniser le droit minier pour sortir des énergies fossiles

La France a été pionnière dans la modernisation de son droit minier avec l'interdiction de la technologie des gaz et huiles de schiste, par la loi « Fracturation hydraulique », de 2011299(*), l'interdiction de l'attribution de nouveaux permis fossiles et l'extinction des concessions existantes au 1er janvier 2040, par la loi « Hydrocarbures », de 2017300(*), ou encore la réforme du code minier et la consécration d'un objectif de souveraineté minière, par la loi « Climat-Résilience », de 2021301(*).

Lors de la COP28, à Dubaï en Arabie saoudite, le 1er décembre 2023, le Président de la République a rappelé : « il semble que la priorité des priorités est que les pays les plus avancés sortent des énergies fossiles »302(*).

La commission d'enquête considère que le droit minier peut encore être consolidé pour accélérer la sortie des énergies fossiles. D'une part, l'interdiction de la fracturation hydraulique et l'extinction des concessions fossiles d'ici à 2040 sont des acquis à maintenir. D'autre part, la suppression des exemptions prévues à la loi « Hydrocarbures », qui permettent d'exploiter du gaz de mine ou des hydrocarbures connexes, pourrait être envisagée à l'horizon 2040, après étude de son impact sur l'économie et la sécurité. Enfin, les meilleurs standards économiques, sociaux et environnementaux doivent être promus activement, à travers une politique de labellisation, nationale voire européenne, en faveur des projets miniers durables sur ces plans.

En effet, l'article L. 111-6 du code minier dispose qu'il est mis fin progressivement à la recherche et à l'exploitation du charbon et de tous les hydrocarbures liquides ou gazeux, quelle que soit la technique employée, « à l'exception du gaz de mine » et des « hydrocarbures [dont] l'extraction est reconnue comme le préalable indispensable à la valorisation des substances sur lesquelles porte le titre d'exploitation ».

La commission d'enquête considère que la France doit porter au niveau international ses propres initiatives en matière de droit minier. Elle doit plaider pour appliquer à l'étranger le même cadre protecteur que celui en son sein. À l'occasion de la COP27, à Charm el-Cheikh, en Égypte, le 19 novembre 2022, puis de la COP15, à Montréal, au Canada, le 15 décembre 2022, une interdiction de l'exploitation minière des grands fonds marins avait été proposée par la France. Il importe maintenant de mobiliser une coalition d'États et d'obtenir un traité en ce sens, à l'occasion des prochaines conférences des parties à la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (COP) et à la Convention sur la diversité biologique (CDB) et des prochaines réunions de l'Autorité internationale des fonds marins (AIFM).

Lors de son audition devant la commission d'enquête, le ministre de l'écologie Christophe Béchu, a rappelé la nécessité d'agir internationalement pour réguler l'activité minière : « Je relie d'ailleurs cette décision à l'annonce, par le Président de la République, en marge du sommet de Charm el-Cheikh, du refus de la France de participer à l'exploitation minière des fonds sous-marins. On comprend aisément la difficulté, pour l'humanité, de tourner le dos à des énergies qui sont sources de richesse. En revanche, le fait que nous ne trouvions pas d'accord sur la préservation d'espaces vierges que personne n'a commencé à exploiter et que nous soyons le seul pays à nous prononcer pour ce refus, tandis qu'une trentaine d'autres plaident en faveur d'un moratoire et qu'un pays tel que la Norvège - pourtant peu avare de discours sur la question des engagements climatiques - délivre les premiers permis de forage, peut participer à une forme de découragement dans la fonction qui est la mienne. »

Recommandation n° 6 : Moderniser le droit minier pour sortir plus rapidement des énergies fossiles :

- en maintenant l'interdiction de la fracturation hydraulique et l'extinction des concessions fossiles d'ici à 2040 ;

- en évaluant la suppression de certaines dérogations à la sortie des énergies fossiles (gaz de mine et substances connexes) ;

- en instituant une politique de labellisation, nationale voire européenne, en faveur des projets miniers durables, pour promouvoir les meilleurs standards économiques, sociaux et environnementaux, pour l'extraction des minerais et des métaux indispensables à l'atteinte de nos objectifs d'électrification des usages ;

- en plaidant, dans le cadre des conférences des parties à la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (COP) et à la Convention sur la diversité biologique (CDB) et des réunions de l'Autorité internationale des fonds marins (AIFM), pour un traité interdisant l'exploitation minière des grands fonds marins.

3. Faire preuve de davantage de vigilance sur le GNL

Face à la réduction des importations de gaz russe dans le cadre des différents paquets de sanctions décidés à la suite de l'invasion de l'Ukraine, l'Union européenne a dû dans l'urgence diversifier ses importations afin d'assurer la sécurité d'approvisionnement du continent en gaz.

Afin de réduire les importations de gaz russe dont l'Union européenne dépendait à hauteur d'environ 40 %, les importations en gaz naturel liquéfié (GNL), transitant par voie maritime depuis les États-Unis ou le Qatar ont ainsi augmenté. La présidente de la Commission de régulation de l'énergie (CRE) indiquait ainsi devant la commission d'enquête que les sanctions à l'égard de la Russie ont conduit à une « inversion très rapide des flux gaziers en 2022 : alors que le gaz cheminait traditionnellement par les pipelines de l'est vers l'ouest, les flux gaziers se sont inversés très rapidement y compris entre la France et l'Allemagne. Nos terminaux méthaniers tournaient ainsi à plein régime, à 95 % de fonctionnement, et ils tournent encore fortement, à 80 %. » Le Havre a notamment accueilli une nouvelle unité flottante de stockage et de regazéification (FSRU) de gaz, autorisée pour cinq ans et exploitée par TotalEnergies, afin de regazéifier du gaz transitant sous forme liquide depuis d'autres pays - notamment les États-Unis.

Si l'urgence du nouveau contexte énergétique né de l'invasion de l'Ukraine par la Russie a justifié la construction de nouveaux terminaux en Europe, il convient aujourd'hui d'évaluer les capacités installées au regard des besoins.

La commission d'enquête soutient la diversification des sources d'approvisionnement en gaz afin d'assurer la sécurité d'approvisionnement dans le cadre de la mise en oeuvre des sanctions russes, mais elle estime qu'elle ne doit pas pour autant occulter l'enjeu de la création de nouvelles dépendances et vulnérabilités géopolitiques ainsi que la question de l'impact environnemental du GNL. Les émissions de gaz à effet de serre du GNL dépendent des conditions d'extraction du gaz, qui sont très hétérogènes, et de l'efficacité de sa chaîne de transformation :

- en effet, le GNL est, aux États-Unis, issu à 80 % de la production de gaz de schiste, dont l'extraction nécessite le recours à des techniques de fracturation hydraulique qui engendrent une forte pollution des sols et libèrent du méthane particulièrement nocif pour l'environnement ;

- de plus, selon Valérie Masson Delmotte303(*), « le GNL a la particularité d'être moins efficace d'un point de vue énergétique en raison des contraintes de liquéfaction et transports ». L'enjeu est donc d'obtenir une information fiable sur son empreinte carbone nette.

Une publication de Carbone4 en octobre 2021304(*) a estimé l'empreinte carbone amont du gaz naturel selon son origine. Celle-ci dépend de plusieurs éléments :

- le lieu de production : la qualité des infrastructures, les procédés d'extraction et le mix énergétique du pays ;

- le mode de transport : par gazoduc ou par méthanier ;

- la distance parcourue jusqu'à la France.

Ses travaux concluent à une empreinte carbone particulièrement élevée du GNL et notamment du gaz importé depuis les États-Unis. Elle serait estimée à 85 gCO2e/kWh PCS, une valeur que Carbone4 estime « probablement sous-estimée ». À titre de comparaison, le GNL importé d'Algérie aurait une empreinte carbone de 80 gCO2e/kWh PCS mais le gaz naturel importé par gazoduc depuis le même pays entraînerait seulement 66 gCO2e/kWh PCS. De manière générale, en considérant le mix d'approvisionnement français de 2019, l'empreinte carbone « amont » du gaz transformé sous forme gazeuse (par gazoduc) serait 2,5 fois moins élevée que celle du gaz transporté sous forme liquide (GNL).

À date de la publication de l'étude, en 2019, Carbone4 estimait que le GNL représentait 37 % des approvisionnements en gaz français mais 60 % des émissions de gaz à effet de serre « amont » du gaz importé. Or, en 2022, la part du GNL dans les importations a considérablement augmenté, passant à près de 59 % des importations totales de gaz305(*). De même, la part du GNL américain dans les importations françaises de GNL a augmenté depuis 2019 : de janvier à juillet 2023, 43,9 % des importations de GNL étaient en provenance des États-Unis, suivies par les importations de Russie, représentant 15,7 % puis, 14,6 % d'Algérie et 8,3 % du Qatar306(*).

La commission d'enquête est donc favorable à une fiabilisation de l'information sur l'empreinte carbone du GNL importé par la France, en fonction de sa provenance, des technologies utilisées et des émissions induites de méthane.

Recommandation n° 7 : Mieux évaluer le gaz naturel liquéfié (GNL) :

- en actualisant les facteurs d'émissions liés au GNL calculés par l'Agence de l'environnement et la maîtrise de l'énergie (ADEME) afin d'obtenir une information fiable sur ses émissions de gaz à effet de serre (GES) ;

- en confiant à la Commission de régulation de l'énergie (CRE) la mission de réaliser un bilan annuel de la provenance et des émissions de GES liées aux importations de GNL sur le territoire français.

4. Mobiliser les leviers budgétaires et fiscaux nationaux pour accompagner les projets liés à la transition énergétique

Pour accompagner les projets liés à la transition énergétique, et compenser les surcoûts induits par la substitution d'énergies décarbonées à celles fossiles, il est indispensable de mobiliser à plein les outils budgétaires et fiscaux nationaux.

Dans le domaine de l'énergie, plusieurs leviers attendent ainsi d'être mobilisés.

Tout d'abord, les appels d'offres en direction des projets d'électricité, de gaz et d'hydrogène renouvelables doivent permettre de compenser les éventuels surcoûts auxquels sont confrontés les producteurs. Afin de garantir que les projets sélectionnés soient peu émissifs et bénéficient aux industriels nationaux et européens, un « bilan carbone » a été prévu aux articles L. 314-1 A, L. 446-1 et L. 812-1 du code de l'énergie, par les lois « Energie-Climat », de 2019, « Climat et résilience », de 2021, et « Aper », de 2023. Ces « bilans carbone » doivent être maintenus, à l'heure où le Gouvernement en remet certains en cause dans le cadre du projet de loi de simplification de la vie économique, en cours.

Plus encore, un soutien à l'investissement (Capex) et au fonctionnement (Opex) doit être proposé aux projets industriels liés à la transition énergétique. Si les besoins des batteries électriques et des électrolyseurs d'hydrogène sont bien pris en compte, il n'en va pas de même du biogaz, des biocarburants et des e-carburants. Bien sûr, le développement des biocarburants et, plus généralement, des produits énergétiques issus de la biomasse doit s'articuler avec de strictes conditions en matière de conflits d'usages et d'empreinte d'environnementale.

Dans sa contribution écrite, transmise à la commission d'enquête, Rodolphe Saadé, P-DG de CMA-CGM a indiqué que « la mise en place de dispositifs de soutien dédiés au Capex (Fonds d'innovation UE, Ademe, France 2030) et aux Opex (par exemple le soutien à la production d'électricité renouvelable ou décarbonée) est nécessaire aux niveaux national, européen, et international afin de prendre en charge une partie du surcoût de ces carburants décarbonés jusqu'à ce qu'ils deviennent compétitifs. »

Au-delà des soutiens budgétaires, les incitations fiscales doivent également être consolidées. Parmi ces dispositifs figure la taxe incitative relative à l'utilisation d'énergie renouvelable dans le transport (TIRUERT), mentionnée à l'article 266 quindecies du code des douanes. Si cette taxe, seule ou complétée307(*), intègre bien les biocarburants, le biogaz et les secteurs routier et aérien, elle pourrait être étendue au secteur maritime et aux carburants synthétiques durables. Par ailleurs, sa trajectoire devrait être plus claire et plus stable, en somme prévisible sur plusieurs années.

Dans sa contribution écrite, transmise à la commission d'enquête, Roldophe Saadé, P-DG de CMA-CGM, a indiqué qu'« à ce stade le dispositif de TIRUERT n'intègre pas le secteur du transport maritime, ce qui n'incite pas les énergéticiens à proposer des carburants décarbonés au transport maritime ». De son côté, le P-DG de Stellantis, Carlos Tavares, a affirmé « Sur un plan général, le mécanisme de la TIRUERT doit participer à favoriser l'offre et la demande en produits énergétiques décarbonés pour le transport. Pour cela, il convient de donner de la visibilité et de la stabilité dans le temps sur la trajectoire prévue, le taux et l'assiette, ceci sur une période minimale de 5 ans. »

Enfin, il est illusoire d'espérer diffuser massivement l'électromobilité sans compenser les surcoûts induits par l'acquisition des véhicules électriques auprès des ménages, à commencer par les plus modestes. Or, les aides à la mobilité propre (bonus automobile, prime à la conversion, leasing social) sont instables sur le plan normatif et insuffisantes sur le plan budgétaire. Il est donc crucial de maintenir les aides à la mobilité propre pour les particuliers et de les compléter pour les professionnels.

Dans sa contribution écrite, transmise à la commission d'enquête, Carlos Tavares, P-DG de Stellantis, a précisé que « Stellantis soutient toute mesure susceptible de favoriser, d'accélérer la décarbonation du parc de véhicules existants. Aussi, les dispositifs de bonus écologique, de prime à la conversion et de leasing social ont toute leur place dans le panel des différentes aides à l'électrification automobile et doivent être maintenus ou renouvelés - car ils constituent un effet de soutien massif au développement des ventes de véhicules électriques en France. »

Pour la commission d'enquête, ces différents outils budgétaires et fiscaux doivent impérativement être mobilisés pour stimuler à la fois l'offre et la demande, en direction de la transition énergétique.

En plus d'être équitable socialement, la transition écologique doit être déployée de façon adaptée à la réalité des territoires. Il est donc essentiel d'accompagner les collectivités territoriales dans sa mise en oeuvre. À cet égard, la diminution en février dernier de 400 millions d'euros, sur un total de 2,5 milliards d'euros prévus en loi de finances des crédits du fonds vert, risque de retarder le déploiement de nombreux projets nécessaires à la transition écologique dans les territoires. Ce fonds est en effet destiné à soutenir les actions portées par les collectivités territoriales relatives à la performance environnementale, l'adaptation du territoire au changement climatique et l'amélioration du cadre de vie. Il constitue donc un outil précieux de territorialisation de la mise en oeuvre de la transition écologique. Il est donc indispensable que le Gouvernement revienne sur cette décision contraire à la volonté du Parlement. Toute réduction additionnelle de sa dotation aurait de surcroît des conséquences particulièrement néfastes.

Par ailleurs, la fiscalité des transports pourrait également être mobilisée afin de favoriser la décarbonation du secteur, qui représente 32 % des émissions de gaz à effet de serre françaises. Comme l'a souligné l'économiste Patrice Geoffron devant la commission d'enquête, « Si l'on regarde la trajectoire des émissions des transports, on s'aperçoit qu'il y a une espèce de faux plat montant depuis des décennies. Mais si nous parvenons à casser cette courbe, on importera, entre maintenant et 2030, 100 milliards d'euros de pétrole en moins, simplement pour la France ».

Même si l'objet de la commission d'enquête ne portait pas directement sur ces aspects il n'est pas inutile de rappeler qu'une fiscalité plus favorable pour les services de transport collectif de voyageurs ferroviaire, guidé et routier, serait opportune pour favoriser leur développement.

Une diminution de la TVA de 10 % à 5,5 % pour les services de transport collectif de voyageurs ferroviaire, guidé et routier, serait opportune pour favoriser leur développement.

Pour les trajets de longue distance, assurés majoritairement par les lignes à grande vitesse dans le cadre de services librement organisés, une telle baisse pourrait permettre, dans un contexte d'ouverture à la concurrence, de réduire le coût des billets.

En outre, les membres de la commission d'enquête rappellent que la baisse de la demande d'hydrocarbures dépend aussi du développement de l'offre de transports publics du quotidien afin de décarboner ce secteur. C'est d'ailleurs l'ambition du développement des services express régionaux métropolitains (Serm), dont le cadre législatif a été récemment fixé par la loi 2023-1269 du 27 décembre 2023 relative aux services express régionaux métropolitains.

Cependant, l'ensemble des projets de développement des transports collectifs du quotidien souffre de difficultés de financement. Le cas des Serm est à cet égard exemplaire : les moyens nécessaires aux investissements dans les nouvelles infrastructures, mais également pour assurer leur fonctionnement, n'ont pas encore été identifiés. Cette offre de transports est en effet portée par les autorités organisatrices de la mobilité, qui font face à une hausse rapide des dépenses sans avoir de nouveaux moyens pour y répondre. La diminution de la fiscalité sur les services de transports collectifs du quotidien pourrait leur donner des moyens supplémentaires pour résoudre cette crise de financements.

Enfin, certains modes de transports font face à des difficultés techniques particulières pour mener à bien leur trajectoire de décarbonation. C'est le cas du transport aérien -- qui reste la seule solution pour de nombreux déplacements -- et le transport maritime.

Le transport aérien représente environ 2,5 % des émissions de dioxyde de carbone mondiales. Il serait cependant responsable d'environ 5 % du réchauffement climatique. Cet écart s'explique notamment par le fait que les traînées blanches de condensation émises par les aéronefs sont source d'effet de serre.

Comme l'a rappelé le président-directeur général d'Airbus, Guillaume Faury, la décarbonation de l'aviation repose sur deux piliers industriels. Le premier est la sobriété énergétique des aéronefs. Pour Guillaume Faury, « L'intensité carbone des avions, donc les émissions ou la consommation par passager et par kilomètre parcouru, ont baissé de 80 % ; cela correspond à une réduction d'un facteur 5 entre les années 1960 et aujourd'hui et à une réduction de moitié entre 1992 et aujourd'hui. La consommation de carburant a donc fortement baissé : cela s'explique par le fait que les avions volent à haute altitude, où l'air est peu dense, et ont donc besoin de peu d'énergie pour voler. La consommation de carburant s'est donc très fortement améliorée, mais le potentiel d'amélioration reste important. » Les compagnies aériennes doivent donc être incitées à renouveler rapidement leurs flottes, ce qui pourrait passer par des dispositifs de suramortissement.

Néanmoins, la seule diminution de la consommation de carburant ne permet pas d'atteindre la neutralité carbone, et peut même coexister avec une augmentation des émissions globales du secteur aérien compte tenu de la hausse tendancielle du trafic.

C'est pourquoi un deuxième levier industriel doit être utilisé : celui des carburants moins émissifs en gaz à effet de serre -- les carburants d'aviation durable (CAD), qui pourraient être remplacés dans un second temps par l'hydrogène selon Guillaume Faury. Le règlement européen ReFuel EU Aviation prévoit ainsi une trajectoire d'incorporation croissante de CAD atteignant 70 % en 2050. Or, actuellement, les compagnies ne sont pas incitées à utiliser des CAD, qui sont beaucoup plus onéreux que les carburants classiques -- entre trois et cinq fois plus chers selon les principales estimations. Il pourrait donc être opportun de mettre en oeuvre un crédit d'impôt incitatif à l'achat de CAD pour les compagnies aériennes.

Le transport maritime fait également face à des défis techniques complexes pour assurer sa décarbonation. Ce secteur est responsable de 3 % des émissions de gaz à effet de serre mondiales d'origine anthropique. Comme l'a rappelé Rodolphe Saadé, président-directeur général de CMA-CGM, dans une contribution écrite transmise à la commission d'enquête, « Le transport maritime est le moyen de transport le plus efficient en termes de consommation d'énergie et d'émissions de gaz à effet de serre à la tonne transportée par kilomètre, avec un facteur 20 par rapport au routier et 100 par rapport à l'aérien ». Le secteur devra cependant fournir des efforts importants de décarbonation en s'appuyant sur plusieurs leviers comme l'optimisation des opérations et l'usage de carburants bas-carbone. C'est ce levier qui est le plus important pour assurer la transition du secteur. Le règlement européen ReFuel EU Maritime fixe donc une trajectoire ambitieuse de réduction de l'intensité annuelle moyenne en GES de l'énergie utilisée à bord d'un navire d'ici 2050, qui devra alors avoir diminué de 80 %.

Selon Rodolphe Saadé, « les énergies alternatives identifiées disponibles à date pour le secteur maritime sont l'incorporation de biofuels dans les navires conventionnels, de gaz naturel liquéfié (GNL) et biométhane dans les navires propulsés au GNL et de biométhanol dans les navires propulsés au méthanol ». Cependant, l'usage de ces énergies, et notamment du GNL, ne permettra pas au secteur d'atteindre la neutralité carbone compte tenu des conflits à venir sur l'usage de la biomasse. Pour CMA-CGM, « À moyen et long terme, les carburants produits à partir d'électricité renouvelable ou bas carbone (e-fuels comme le e-méthane et le e-méthanol) seront nécessaires pour le passage à l'échelle, les ressources en biomasse étant par nature limitées ». Des investissements supplémentaires seront donc nécessaires, alors que l'usage de biométhane et de biométhanol représente déjà d'importants surcoûts, évalués à trois à cinq fois le prix des carburants traditionnels. La mise en place d'un crédit d'impôt pour soutenir l'achat de carburants maritimes durables et limiter l'écart de prix avec les carburants traditionnels pourrait donc être envisagée.

Recommandation n° 8 : Mobiliser les leviers budgétaires et fiscaux pour accompagner la transition énergétique :

- en consolidant le « bilan carbone » appliqué à la sélection des projets d'électricité, de gaz et d'hydrogène renouvelables soutenus par appels d'offres ;

- en prévoyant un soutien en Opex et en Capex aux projets industriels, notamment pour la production de biogaz, de biocarburants et d'e-carburants, vertueux s'agissant des conflits d'usages et de l'empreinte environnementale ;

- en étendant la taxe incitative relative à l'utilisation d'énergie renouvelable dans le transport (TIRUERT) aux secteurs (maritime) et technologies (carburants synthétiques durables) omis et en conférant à sa trajectoire d'évolution de la visibilité et de la stabilité sur plusieurs années ;

- en maintenant et consolidant les aides à l'acquisition des véhicules propres (bonus automobile, prime à la conversion, leasing social), pour les particuliers comme pour les professionnels ;

- en réexaminant l'arbitrage des financements de l'État en faveur de la transition énergétique ;

- en favorisant davantage fiscalement les services de transport collectif de voyageurs ferroviaires, guidés et routiers à travers une diminution du taux de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) qui leur est applicable ;

- en mettant en oeuvre des dispositifs de crédits d'impôt et de suramortissement en faveur de l'achat de carburants durables et d'investissements pour les aéronefs et navires les plus vertueux ;

- en instituant des dispositifs de crédits d'impôts incitatifs à l'achat de carburants durables pour les avions et les navires.

5. Consolider le rôle pionnier de la France dans la mise en oeuvre des objectifs européens de transition énergétique

Avec le paquet « d'Hiver », présenté le 30 novembre 2016, puis le paquet « Ajustement à l'objectif 55 », présenté le 15 juillet 2021, les règlements et les directives de l'UE en matière d'énergie et de climat se sont succédé et superposés à une allure soutenue. Le Gouvernement n'a toujours pas transcrit en droit national ce dernier paquet, qui prévoit des objectifs en matière de réduction des émissions de GES, d'énergies renouvelables ou encore d'efficacité énergétique. La commission d'enquête estime que ces paquets doivent être à présent appliqués. L'enjeu est de donner aux entreprises, aux collectivités et aux citoyens la visibilité et la stabilité nécessaires pour réussir la transition énergétique à l'échelle de l'Union. Naturellement, les effets économiques et sociaux de ces paquets doivent être évalués pour permettre, le cas échéant, d'en compenser les surcoûts et d'en corriger les difficultés.

La réforme du système européen d'échange de quotas d'émission de gaz à effet de serre (SEQE-UE) pourrait conduire à une hausse des revenus issus de ce marché.

Or, la directive modifiant ce système, du 10 mai 2023308(*), prévoit la réutilisation des recettes issues de ce système, notamment pour soutenir les ménages à revenus faibles et moyens dans la transition (article 10§3 h bis de la directive du 13 octobre 2003309(*)). De plus, le règlement du 10 mai 2023310(*) prévoit l'institution d'un Fonds social pour le climat et de plans sociaux pour le climat (articles premier et 4). Le Gouvernement français doit saisir cette opportunité et présenter un plan social pour le climat ambitieux.

De plus, le Fonds social européen pour la transition juste, institué par le règlement du 24 juin 2021311(*), mériterait d'être renforcé pour mieux accompagner les salariés directement impactés par la transition écologique. La bataille pour le climat est devenue une guerre économique pour l'accès aux ressources comme pour l'émergence d'une économie verte et de nouveaux champions industriels. La Chine, à travers une planification offensive et souvent agressive, et les États-Unis, notamment à travers le programme IRA qui alloue à hauteur de 400 Mds$ de subventions publiques à la transition écologique, en sont aujourd'hui les principaux acteurs. L'Union européenne, historiquement pionnière sur le climat, ne peut laisser cette opportunité économique lui échapper plus longtemps. La commission d'enquête plaide pour que la France et l'Union se dotent d'une grande politique industrielle et d'outils pour soutenir les transitions et les relocalisations industrielles avec de l'investissement public européen et un Buy European Act ciblés sur les secteurs stratégiques de souveraineté.

Lors de son audition devant la commission d'enquête, Emmanuelle Wargon, présidente de la CRE, a insisté sur l'intérêt d'une action européenne en matière d'énergie, via le paquet « Ajustement à l'objectif 55 » : « Comment pousser une transformation à la bonne vitesse, en apportant des solutions opérationnelles pratiques, simples et accessibles à nos concitoyens et comment le faire tous ensemble ? [...] La politique énergétique recouvre trois objectifs difficiles à concilier : la protection des consommateurs, c'est-à-dire l'accès à une énergie à un prix abordable - les énergies fossiles sont parfois moins chères que les énergies renouvelables - ; la transition écologique et énergétique ; la sécurité d'approvisionnement et la souveraineté, afin d'éviter une situation de difficultés telle qu'elle aboutirait à un manque ou un rationnement. [...] La France peut-elle opérer seule ? Il faut d'abord le faire à l'échelle européenne, au travers du Pacte vert pour l'Europe et du Paquet « Fit for 55 », en français « Ajustement à l'objectif 55 », pour maintenir une concurrence équitable entre les différents pays afin de ne pas pénaliser les pays qui font des efforts de décarbonation. La France cause 1 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre (GES), l'Europe environ 10 %. Nous ne résoudrons donc pas la crise climatique seuls, mais il existe un potentiel effet d'entraînement sur les États-Unis, la Chine et l'Asie en général. »

Et pour réussir l'application du paquet « Ajustement 55 », deux préalables sont indispensables. D'une part, une neutralité technologique doit être garantie aux différentes énergies renouvelables dans les textes en cours. À titre d'illustration, le règlement « NZIA » doit intégrer les biocarburants, les e-carburants et l'hydroélectricité et les « PIIEC » ces énergies et le biogaz. D'autre part, les « PIIEC » existants en matière de batteries électriques et d'électrolyseurs d'hydrogène doivent être effectivement et rapidement appliqués.

La nécessité de mieux faire prévaloir la neutralité technologique dans les directives et règlements européens a été rappelée par le P-DG de CMA-CGM Rodolphe Saadé, dans sa contribution écrite transmise à la commission d'enquête : « Concernant la réglementation "Net Zero Industry Act", CMA-CGM accueille favorablement l'inclusion des carburants alternatifs durables (SAF) à destination des secteurs maritime et aérien dans les listes des technologies zéro-émission stratégiques. Le groupe soutient également le maintien du biogaz et du biométhane dans cette liste. »

Le besoin d'accélérer la mise en oeuvre des directives et règlements mais aussi des PIIEC a été relevé par le P-DG de Stellantis Carlos Tavares, dans sa contribution écrite transmise à la commission d'enquête : « Les dernières propositions européennes pour soutenir la compétitivité de l'industrie (NZIA, CRMA) vont dans le bon sens mais elles doivent être mises en place plus rapidement et éviter des lourdeurs administratives qui impactent la compétitivité, tout en s'appliquant sur une période temporelle cohérente de la phase de transition (visibilité sur plusieurs années) [...] Les projets importants d'intérêt européencommun (PIIEC) en matière d'électromobilité et d'hydrogène sont un important outil de soutien au développement des technologies de décarbonation pour l'automobile. [...] En revanche, force est de constater que ces dispositifs sont encore très fortement perfectibles : leur complexité administrative et leurs délais d'instruction trop longs pénalisent la rapidité de lancement de ces projets stratégiques. »

Lors de son audition devant la commission d'enquête, le P-DG de Stellantis Carlos Tavares avait d'ailleurs rappelé que le cadre européen avait contribué à accélérer la stratégie du groupe : « Ensuite, il est difficile de déterminer précisément la part des différents facteurs de notre évolution stratégique mais, tout d'abord, il est incontestable que l'interdiction de la vente des véhicules thermiques - qui a été annoncée bien à l'avance - est un facteur d'ordre premier. Je pense également que le niveau d'éducation et de prise de conscience moyen a nettement augmenté avec les publications scientifiques relatives au changement climatique et l'ensemble des COP qui se sont tenues au fil des années. »

Si la transition énergétique doit donc être promue, via l'application du paquet « Ajustement à l'objectif 55 », il en va de même de la souveraineté énergétique, à travers le plan REPowerEU ; dans ce cadre, les sanctions européennes à l'égard de la Russie doivent être évaluées et, très certainement, consolidées. Le gaz russe représente encore 15 % des importations de gaz de l'Union, soit sous forme de GNL (6,1 %) soit par le biais de gazoducs (8,7 %). Or les importations européennes d'hydrocarbures russes ont, de fait, pour conséquences de financer l'effort de guerre de la Russie.

Aussi la commission d'enquête plaide-t-elle pour inclure le GNL russe dans le champ des produits sous sanctions européennes, aux côtés des autres déjà inclus (stockage de gaz, pétrole brut, gaz de pétrole liquéfié, produits pétroliers, charbon). De plus, au regard de la situation de l'Ukraine, et du soutien sans réserve que la France s'est engagée à lui apporter, et dans la mesure où notre pays joue un rôle géopolitique de premier plan, la commission d'enquête appelle à ce que la France arrête les importations de GNL russe dès que possible.

À l'occasion de son audition devant la commission d'enquête, Patrick Pouyanné, P-DG de TotalEnergies, a mis en garde contre les effets inflationnistes d'une sortie du GNL russe avant 2027 : « Nous sommes en train de construire des capacités supplémentaires aux États-Unis et au Qatar. Mais, d'ici à 2027, si nous bannissons le GNL russe, les prix du gaz repartiront à la hausse. Si les autorités politiques prennent cette décision, nous exercerons sans état d'âme la clause de force majeure prévue au contrat et cesserons les importations de GNL. Dans l'intervalle, je ne peux pas le faire, car nous sommes liés à la Russie par un contrat Take or pay : tant qu'à les payer, je préfère avoir en échange le gaz dont l'Europe a besoin... ».

Recommandation n°9 : Consolider le cadre européen en faveur de la transition et de la souveraineté énergétiques :

- en appliquant le paquet « Ajustement 55 », et en évaluant ses effets ;

- en garantissant une neutralité technologique aux énergies renouvelables dans les différents textes européens, notamment les biocarburants, les e-carburants, le biogaz et l'hydroélectricité ;

- en accélérant la mise en oeuvre des projets importants d'intérêt européen commun (PIIEC), notamment pour les batteries électriques et les électrolyseurs d'hydrogène ;

- en imposant 30 % de panneaux photovoltaïques fabriqués dans l'un des pays membres de l'Union européenne, pour les projets de plus de 3 mégawatts-crêtes (MWc).

Recommandation n° 10 : Hisser la France en position de pionnier par rapport aux autres pays européens :

- en proposant l'inclusion du GNL russe aux produits énergétiques sous sanctions européennes ;

- en donnant l'exemple par l'arrêt dès que possible des importations de GNL russe en France.

La sortie de la dépendance au gaz russe ne doit pas avoir pour effet d'importer davantage de gaz en provenance d'États tout aussi peu respectueux du droit international.

Dans cette perspective et afin d'inciter en particulier l'Azerbaïdjan à rechercher des solutions pacifiques au règlement de ses différends avec l'Arménie, la commission d'enquête recommande au Gouvernement de dissuader tout nouvel investissement d'entreprises françaises dans le secteur des hydrocarbures en Azerbaïdjan tant que la situation dans le Sud Caucase n'aura pas été pacifiée. La commission d'enquête recommande ainsi à TotalEnergies de surseoir à la mise en oeuvre de la seconde phase du projet d'Absheron tant que les conditions ne seront pas réunies pour que ce projet ne participe pas, même indirectement, à encourager de nouvelles actions de déstabilisation régionale.

Recommandation n°11 : Favoriser la recherche d'une solution pacifique aux différends dans le Sud Caucase en demandant l'arrêt des nouveaux projets ou de nouvelles phases de projets en cours impliquant des entreprises françaises dans le secteur des hydrocarbures en Azerbaïdjan.

6. Consolider le cadre international de la transition énergétique

Compte tenu du principe de responsabilité commune, mais différenciée des pays dans le réchauffement climatique, les pays développés parties de la CCNUCC se sont engagés à fournir des ressources financières pour aider les pays en développement en matière d'atténuation et d'adaptation. Les pays développés ont ainsi pour objectif depuis 2020 de mobiliser 100 milliards de dollars par an -- y compris via des financements privés -- pour accompagner les pays en développement dans leur transition. Cet objectif devrait être atteint avec trois ans de retard en 2023 selon l' OCDE. Un Fonds vert pour le climat a ainsi été créé. Ila déjà engagé 12,8 milliards de dollars pour soutenir des projets d'atténuation et d'adaptation au changement climatique.

À l'occasion de la COP28 à Dubaï, un accord a été trouvé pour concrétiser la mise en oeuvre d'un autre fonds visant à compenser les pertes et dommages causés par le réchauffement climatique. Pour le politiste et membre du Giec François Gemenne, « ce fonds doit être regardé comme la pierre angulaire de ce qu'on appelle la justice climatique : les pays du Sud réclament depuis au moins vingt-cinq ans la prise en compte de cette question et l'indemnisation des pertes et dommages qu'ils subissent déjà en raison du changement climatique. Voilà qui favorisera une forme de concorde vers un objectif commun, y compris sur les questions de transition ».

Toutefois, comme l'a souligné l'économiste Patrice Geoffron devant la commission d'enquête : « Nous avons beaucoup de difficultés à assumer nos responsabilités historiques. Le timide Fonds pertes et dommages va dans la bonne direction, c'est une avancée de l'Accord de Paris, mais les ordres de grandeur sont sans rapport avec les dégâts macroéconomiques. » La France a versé la plus grande contribution à ce fonds, d'un montant de 100 millions d'euros. Le montant total versé par l'ensemble des contributeurs ne dépasse cependant pas 800 millions de dollars pour des besoins estimés à plusieurs centaines de milliards.

Afin de compenser les dommages causés par le réchauffement climatique dans les pays les plus vulnérables, de soutenir leurs efforts d'adaptation et d'atténuation, il est indispensable que la France propose aux autres États parties de rehausser leur soutien à ces fonds. La transition énergétique des pays en développement ne pourra en effet pas se faire sans un soutien massif des pays développés.

Une fraction des recettes issues du mécanisme d'ajustement carbone aux frontières (MACF) déployé à l'échelle de l'Union européenne pourrait ainsi être affectée à la transition énergétique des pays en développement.

La commission d'enquête estime qu'il pourrait être opportun que ce fonds pertes et dommages soit financé selon le principe du « pollueur--payeur ». Il pourrait être ainsi envisagé de mettre en place à l'échelle internationale une contribution versée par les entreprises du secteur pétrolier et gazier définie dans le cadre d'un accord au sein de l'OCDE afin d'éviter les distorsions de concurrence entre les acteurs.

Il est en particulier indispensable de faciliter le développement de projets de production d'énergies renouvelables dans les pays en développement, compte tenu de leurs besoins croissants et de la nécessité de diminuer rapidement la production d'électricité à partir de charbon. François Gemenne a indiqué devant la commission d'enquête que : « l'immense majorité de ces investissements reste concentrée dans les pays industrialisés et en Chine ; quant aux investissements dans la décarbonation des systèmes énergétiques dans les pays du Sud, ils restent absolument insuffisants. Pour vous donner une idée du gouffre qu'il nous reste à franchir, la puissance totale installée en énergie solaire sur le continent africain reste pour l'instant inférieure à la puissance totale du solaire en France qui est pourtant loin d'être championne du monde du déploiement des énergies renouvelables, au point d'être mise à l'amende par la Commission européenne pour ses retards. Il y a donc un énorme besoin d'investissements dans la décarbonation du mix énergétique des pays du Sud. Or ils ne se font pas, car les investisseurs sont trop frileux : il s'agit d'investissements plus risqués en raison de l'instabilité du contexte économique et politique. À ce déficit d'investissements s'ajoutent les subsides qui continuent à être versés chaque année aux énergies fossiles ». Son analyse est partagée par Rémi Rioux, le directeur général de l'Agence française de développement (AFD), qui a souligné que « les besoins en matière d'énergie renouvelable sont tellement gigantesques que nous pouvons employer sans grande difficulté » les fonds de l'AFD dans ce secteur. Il convient donc de veiller à ce qu'une proportion suffisante des moyens de l'AFD serve à soutenir le financement des énergies renouvelables dans les pays en développement, en particulier l'installation de réseaux électriques.

Par ailleurs, certains secteurs internationaux ne peuvent être décarbonés qu'en instaurant des règles communes et un véritable level playing field entre les acteurs. C'est en particulier le cas du transport aérien et du transport maritime. Compte tenu des efforts de décarbonation menés par CMA-CGM, Rodolphe Saadé a en effet souligné devant la commission d'enquête pâtir « de l'absence de règles équitables pour tous. Dans la course à la décarbonation, il n'existe pas d'incitation à faire partie des pionniers. Par conséquent, CMA-CGM s'expose au risque de perdre un avantage compétitif vis-à-vis de ses concurrents qui ne font pas les mêmes efforts ».

Il pourrait donc être opportun que l'Organisation de l'aviation civile internationale (OACI) et l'Organisation maritime internationale (OMI) puissent définir de telles règles.

L'OACI, en particulier, a déjà fixé une trajectoire de décarbonation qui prévoit l'atteinte de la neutralité carbone du secteur aérien en 2050312(*). Il serait souhaitable que l'organisation détermine des règles communes permettant l'atteinte de ce résultat avec des étapes intermédiaires garantissant le sérieux de la trajectoire. La définition d'une trajectoire mondiale d'incorporation de CAD pour les vols internationaux, sur le modèle du dispositif mis en oeuvre par le règlement ReFuel EU Aviation, jetterait les bases d'une trajectoire commune à l'ensemble des acteurs du secteur. La commission d'enquête recommande donc que la France soutienne une telle position au sein de l'OACI. L'organisation a déjà fixé des normes relatives à la certification des CAD, qui pourraient être utilisées par l'ensemble des États afin de veiller au respect de cette trajectoire. Celle-ci pourrait être différenciée entre les États, notamment en fonction de leur niveau de développement.

L'OMI, dans la continuité de son action en faveur de la décarbonation du secteur, pourrait également définir des règles du jeu équitables entre les acteurs. Elle pourrait notamment définir les technologies utilisables par les entreprises du transport maritime dans le cadre de leur décarbonation afin que les acteurs puissent définir des feuilles de route précises, et ainsi avoir « plus de clarté s'agissant des énergies qu'il convient de choisir pour continuer à avancer », comme l'a souligné Rodolphe Saadé.

Recommandation n° 12 : Consolider le cadre international de la transition énergétique :

- en abondant les fonds mis en oeuvre dans le cadre de la CCNUCC à destination des pays en développement, notamment au travers de l'affectation d'une fraction des recettes du mécanisme d'ajustement carbone aux frontières (MACF) ;

- en étudiant la possibilité de mettre en oeuvre à travers l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) une contribution versée par les entreprises du secteur des énergies fossiles afin d'abonder le fonds pertes et dommages ;

- en facilitant le développement des projets d'énergies renouvelables dans les pays en développement en mobilisant davantage les moyens de l'Agence française de développement (AFD) à cet effet ;

- en instituant des règles communes à l'ensemble des acteurs du transport aérien et maritime international définies au sein de l'Organisation de l'aviation civile internationale (OACI) et de l'Organisation maritime internationale (OMI).

7. Inciter les secteurs bancaire et assurantiel à financer la transition énergétique
a) Favoriser l'accès au financement des acteurs de la transition énergétique

Dans le secteur de la banque et de l'assurance, la commission d'enquête a constaté qu'une réorientation des financements liés aux énergies fossiles vers des énergies bas-carbone est à l'oeuvre.

Crédit Agricole313(*), Axa314(*) et BNP Paribas315(*), auditionnés par la commission d'enquête, se sont tous trois engagés à aligner leurs activités sur une trajectoire de neutralité carbone d'ici 2050.

Ces entreprises ont développé des stratégies d'exclusion sectorielles afin de se désengager d'activités liées aux énergies fossiles.

D'abord, des engagements en ce qui concerne le charbon ont été pris à partir de 2015, voire 2010.

Laurence Pessez, directrice de la responsabilité sociale et environnementale de BNP Paribas a indiqué à la commission d'enquête qu'« une première politique a été définie en 2010, puis progressivement durcie. [...] Finalement, en 2020, nous avons décidé d'arrêter complètement de financer la chaîne de valeur du charbon, à l'horizon 2030 en Europe et dans les pays de l'OCDE, et à l'horizon 2040 dans le reste du monde. »

De même, Philippe Brassac, directeur général du Crédit Agricole, a précisé : « Nous avons probablement été l'une des premières banques au monde à annoncer, par ma voix, lors de la COP21, sa sortie progressive des financements du charbon. Depuis, ces derniers ont totalement pris fin. Aujourd'hui, une telle mesure paraît banale, mais en 2015 nous avons été les premiers à aller dans cette voie. »

Pour ses activités d'assurance mais aussi d'investissements, AXA a pris des engagements similaires. Selon Thomas Buberl, directeur général d'AXA, « En 2015, lors de la COP21, à Paris, nous avons été le premier investisseur institutionnel à s'engager à sortir du charbon. » En 2019, le groupe a annoncé sa sortie totale du charbon d'ici à 2030 pour les pays de l'OCDE et d'ici à 2040 pour les autres pays316(*).

En ce qui concerne le pétrole et le gaz, les premières exclusions ont ciblé les hydrocarbures non-conventionnels.

Pour BNP Paribas, Laurence Pessez a indiqué à la commission d'enquête : « Notre première politique de financement et d'investissement pour le secteur du pétrole et du gaz a été publiée en 2017 et était centrée sur les acteurs dont le modèle d'affaires était tourné vers l'exploration et la production de ces énergies fossiles. Dans la mesure où ils n'avaient pas la possibilité de se diversifier et que la production de ce type d'énergies est totalement incompatible avec l'objectif de maintien du réchauffement climatique en deçà de la limite fixée par l'accord de Paris, nous avons, là encore, décidé de cesser de financer ces acteurs, ainsi que les infrastructures de transport - pipelines ou terminaux d'exportation de gaz naturel liquéfié - alimentées par un important volume de pétrole ou de gaz non conventionnels. En 2017, BNP Paribas était la première des trente-cinq plus grandes banques internationales à prendre une telle décision ; nous étions donc des pionniers. [...] Cette politique de financement et d'investissement ayant trait aux pétroles et gaz non conventionnels, à l'origine centrée sur les entreprises spécialistes qui ne pouvaient pas se diversifier, s'est étendue, en 2020 et en 2022, aux acteurs diversifiés comme les majors, dont une partie de la production provient de sources non conventionnelles, et aux acteurs présents dans les régions sensibles, pour ce qui concerne le climat, la biodiversité et les droits humains, que sont l'Arctique et l'Amazonie. »

De même, en décembre 2021, Crédit Agricole a annoncé sa sortie des hydrocarbures non-conventionnels à compter de janvier 2022317(*).

En tant qu'assureur, AXA exclut également les polices liées à des projets d'hydrocarbures non-conventionnels. Thomas Buberl a indiqué : « En matière d'assurance, la plupart du temps, nous avons la possibilité de choisir les projets. Nous n'en acceptons aucun relatif au gaz ou pétrole de schiste. Si la police porte sur l'entreprise dans son ensemble, ce qui est assez rare, nous avons un seuil qui détermine si cette dernière tire une trop grande part de ses revenus de telles sources d'énergie, ce qui nous conduira à un refus. »

En tant qu'investisseur, AXA différencie les entreprises selon la part de leur activité dédiée aux hydrocarbures non-conventionnels. Alban de Mailly Nesle a différencié les financements directs aux entreprises, dont sont exclues les sociétés qui tirent leurs revenus à plus de 5 % des sables bitumineux ou à plus de 30 % du gaz de schiste, des financements directs de projets. Pour ces derniers, il a précisé : « nous ne participons à aucun projet qui porte sur du gaz de schiste ou, plus généralement, sur du pétrole ; nous choisissons ceux qui sont en lien avec du renouvelable. »

En ce qui concerne les hydrocarbures conventionnels, les politiques d'exclusion des banques distinguent les financements affectés à un projet spécifique (financements « projets ») des financements octroyés à une entreprise (financements « corporate »).

Ainsi, BNP Paribas a annoncé, en janvier et en mai 2023, diverses mesures de désengagement du financement de la production d'hydrocarbures, que Yannick Jung a explicité dans les termes suivants devant la commission d'enquête : « La première mesure est l'arrêt de tous les financements consacrés au développement de nouveaux champs, pour le gaz comme le pétrole, et ce quelles que soient les modalités de financement. La deuxième mesure se concentre sur l'arrêt complet du financement des sociétés spécialisées dans l'exploration et la production de pétrole, qui ont été présentées comme indépendantes lors de certaines de vos auditions passées. La troisième mesure est la réduction graduelle des parts de crédits généralistes destinés aux grands énergéticiens intégrés, aussi appelés "majors", qui sont attribuables à l'exploration et à la production d'hydrocarbures. »

De même, en 2023, Crédit Agricole a pris la décision de concentrer ses financements « projets » sur les seuls projets d'énergie renouvelable et bas-carbone. Ainsi, Crédit Agricole ne finance plus de nouveaux projets d'extraction de pétrole318(*). Néanmoins, Philippe Brassac a souligné : « nous n'excluons aucun projet d'ENR ; nous n'écartons donc pas les projets des énergéticiens, ce qui nous vaut diverses critiques. Certains estiment en effet qu'en finançant de tels chantiers l'on permet aux énergéticiens de financer leurs autres activités ; c'est probable. Mais notre politique, menée de manière transparente, est de ne passer à côté d'aucun projet de financement d'énergies renouvelables. »

En ce qui concerne les financements « corporate » non affectés, Crédit Agricole - comme BNP Paribas - ne finance plus les « indépendants spécialisés » : « nous assumons, nonobstant les critiques, de décider en fonction des plans de transition et notamment de leur crédibilité. Nous avons ainsi rompu radicalement avec les indépendants spécialisés, qui ne font que de l'oil and gas et n'ont tout simplement pas de plan de transition. Le groupe Crédit Agricole n'a plus aucune action, ni en projet ni en corporate, avec ces acteurs-là. »

En tant qu'investisseur, Axa exclut les entreprises pétrolières et gazières de ses investissements, à l'exception des groupes les plus actifs pour adapter leurs modèles d'affaires aux impératifs de la transition énergétique (les « active transition players »). Thomas Buberl a ainsi mentionné : « Nous n'investissons désormais plus que dans quelques entreprises les plus ambitieuses en termes de transition énergétique, soit environ 10 % des entreprises de l'industrie des énergies fossiles. » Les mêmes exclusions sont applicables aux souscriptions d'assurance de nouveaux projets d'exploration et de développement pétroliers à compter de 2024 et gaziers à compter de 2025.

Les acteurs auditionnés ont également souligné que le financement bancaire ne recouvre pas l'intégralité des financements des entreprises. Philippe Brassac a ainsi noté : « Rappelons que le bilan des banques ne recouvre qu'une partie des financements des projets puisque les marchés obligataires peuvent subvenir aussi à ceux-ci. » Les banques intervenant dans la structuration d'émissions obligataires ont pu prendre des engagements afin de favoriser les obligations fléchées vers le financement de certains projets.

Pour le Crédit Agricole, Philippe Brassac a ainsi précisé : « Je préfère rappeler que notre politique de financement est très claire : nous ne ciblons que les obligations traçables vers des projets d'énergies renouvelables. »

De la même manière, BNP Paribas cible les obligations vertes et n'accompagne plus les entreprises dans leurs émissions d'obligations conventionnelles, même si Jean-Laurent Bonnafé a nuancé : « Pour le moment, il n'est pas dans la pratique de ces entreprises de se consacrer aux émissions obligataires vertes, dont la seule finalité est de financer un tel secteur ; elles se limitent aux obligations conventionnelles pour que leur approche reste équivalente à celle des grands compétiteurs nord-américains. Pour notre part, nous nous en sommes retirés, parce que certains affirmaient que de telles obligations, générales par nature, étaient susceptibles de financer tout et son contraire. En réalité, l'analyse des cash flows laisse penser que, à cet instant du cycle, cette remarque n'est pas tout à fait exacte ; néanmoins, nous avons indiqué à l'ensemble de nos clients que, selon nous, il convenait de financer le bas-carbone au travers d'obligations vertes. Ainsi, quand les entreprises peuvent le faire, elles le font et, si elles ne le font pas, pour des raisons qui leur sont propres et qui peuvent être variées, nous ne les accompagnons pas. »

Les alliances sectorielles pour l'objectif Net Zero en 2050

La Net Zero Banking Alliance est une initiative lancée en avril 2021 dans le cadre du programmes nations unies pour l'environnement. Elle rassemble 144 banques issues de 44 pays, engagées pour atteindre l'objectif de zéro émission nette de gaz à effet de serre en 2050. Ces banques représentent un volume d'actifs 41 % des actifs bancaires mondiaux319(*).

La Net Zero Asset Owner Alliance, lancée en 2019 sous l'égide des Nations unies, est une initiative analogue d'investisseurs institutionnels.

La Net Zero Insurance Alliance, instance-miroir pour l'assurance, était présidée jusqu'à l'été 2023 par AXA. Thomas Buberl a résumé : « Le travail que nous avons mené au sein de celle-ci a permis d'adapter les méthodologies de mesure et le pilotage de la décarbonation des activités de souscription. »

Ces initiatives ont défini un cadre commun de fixation des objectifs de décarbonation des portefeuilles d'investissements et des financements pour différents secteurs comme la production d'électricité, l'automobile, l'acier, l'aluminium, le ciment, le transport maritime, le transport aérien, l'immobilier commercial et résidentiel ainsi que l'agriculture.

Outre l'exclusion des actifs « bruns », les acteurs auditionnés ont insisté sur la nécessaire montée en puissance du financement des actifs « verts ».

Ainsi, Philippe Brassac, directeur général du Crédit Agricole, a-t-il indiqué à la commission d'enquête : « on ne doit pas confondre "verdir son bilan" et "verdir l'économie". Ces deux objectifs ne sont pas incompatibles, mais ils sont bel et bien distincts. Verdir son bilan bancaire, c'est relativement simple : il suffit pour cela de pratiquer des exclusions immédiates. Pour un groupe comme le nôtre, ce serait peu coûteux. [...] Verdir l'économie, c'est autre chose, même si les deux actions sont complémentaires. C'est prendre des risques très importants en volume, et de plus en plus grands, vers les énergies renouvelables. [...] C'est aussi accompagner les transitions de tous les acteurs qui souhaitent évoluer en ce sens, qu'il s'agisse des entreprises ou des ménages. C'est investir dans les EnR et les énergies bas carbone pour accompagner la transition de nos sociétés, notamment la société française, sans créer de laissés-pour-compte. »

Il a souligné la part importante de financements du Crédit Agricole liés à la production d'énergies bas-carbone : « Nous portons dans nos bilans 13,1 milliards d'encours sur les actifs dédiés à la production d'énergies renouvelables ou bas-carbone. Le chiffre est peu connu, mais, dans nos propres bilans, ces encours sont désormais supérieurs à ceux des actifs productifs du secteur de l'oil and gas, qui s'élèvent, eux, à 10,4 milliards d'euros. »

De même, Yannick Jung a décrit en ces termes la stratégie de BNP Paribas : « Elle est construite autour de deux grands axes. Le premier, c'est le désengagement progressif du financement de la production d'énergies fossiles, entamé depuis maintenant dix ans, qui entre en phase d'accélération [...]. Le deuxième, c'est la réallocation massive de nos moyens financiers et humains vers le soutien aux énergies bas-carbone. Nous nous sommes fixé une cible de 40 milliards d'euros de financements en place d'ici à la fin de l'année 2030 [...]. »

Il a détaillé cet objectif à horizon 2030 : « Notre plan de marche doit nous permettre de ramener le poids du stock résiduel de financements des énergies fossiles à moins de 20 % d'ici à la fin de l'année 2028 et à moins de 10 % d'ici à 2030 avec, en face, 90 % du stock de financement consacré aux énergies bas-carbone. En d'autres termes, en 2030, nous aurons un rapport exactement inverse de celui de 2012 : 90 % de vert, pour 10 % de brun. » Il a également précisé que la part de financements dirigés vers la production d'énergies bas-carbone était, en septembre 2022, de 54 % et en septembre 2023, de deux tiers contre seulement un tiers vers les énergies fossiles.

Enfin, Thomas Buberl a rappelé les objectifs d'AXA fixés en 2015 et rehaussés par la suite : « En 2015, nous nous sommes également fixé notre premier objectif d'investissement vert, à hauteur de 3 milliards d'euros. Aujourd'hui, après huit ans, ce montant a été multiplié par dix, puisqu'il atteint 30 milliards d'euros. Ces investissements verts s'inscrivent dans un cadre interne très strict qui s'appuie sur des labels externes, des certifications et des normes environnementales. » Cet objectif a été rehaussé : en 2023, AXA s'est engagé à réduire l'intensité carbone de ses investissements au sein de l'actif général de 50 % entre 2019 et 2030320(*), conformément au protocole et au définis par la Net-Zero Asset Owner Alliance.

Néanmoins, ils ont souligné que les financements liés aux énergies fossiles restent souvent moins risqués et plus rentables que les financements « verts ».

Ainsi Philippe Brassac, directeur général du Crédit Agricole, a indiqué à la commission d'enquête321(*) : « Sur le plan prudentiel, des mécanismes devraient être mis en place pour que les risques pondérés par les superviseurs puissent favoriser un green supporting, c'est à dire favoriser des financements verts plutôt que punir les financements bruns. De tels mécanismes n'existent pas de facto. Pour les superviseurs, qui regardent les risques, les financements verts sont plus risqués que les financements bruns. Certes ils sont un poison pour la planète, mais ils sont moins risqués que les investissements verts. C'est pourquoi je dis que, aujourd'hui, être un acteur de la transition écologique, c'est prendre des risques en investissant dans les énergies renouvelables et dans des technologies qui sont moins matures et donc plus risquées. Selon nous, il serait bien que les autorités favorisent les financements verts, soit par des taux bonifiés, soit par des risques pondérés. »

Dans cette logique, dans une tribune au journal Le Monde fin 2023322(*), le Président de la République a prôné une réforme de la gouvernance financière mondiale dans le cadre d'un « Pacte mondial pour le climat » défendant notamment l'instauration de taux d'intérêt différenciés selon l'intensité carbone des actifs financés.

Il a justifié sa proposition en ces termes :

« Le coût de l'investissement doit être à l'avenir plus élevé pour un acteur qui s'engage dans le secteur fossile. Nous avons besoin d'un taux d'intérêt vert et d'un taux d'intérêt brun. Cela vaut aussi pour le commerce : nous avons besoin d'une clause climatique dans nos accords commerciaux, car nous ne pouvons pas à la fois imposer le verdissement à nos industries et libéraliser les échanges de produits polluants à l'international. »

Cette proposition de taux d'intérêt différenciés ne pourrait être mise en oeuvre qu'au niveau européen, via la Banque centrale européenne. La différenciation des taux pourrait également permettre d'inciter les acteurs financiers à se tourner davantage vers les énergies renouvelables, intensives en capital et donc pénalisées par la remontée des taux d'intérêt.

Ce rôle important des acteurs financiers a notamment été souligné par la Cour des comptes dans son rapport public annuel pour 2024323(*). Dans une partie dédiée au rôle des institutions financières et bancaires dans l'adaptation de l'économie au changement climatique, elle note que : « les acteurs financiers sont désormais soumis à un encadrement règlementaire fondé sur des exigences de transparence, qui les incite à financer, accompagner et investir dans des projets favorables à la transition écologique et à l'adaptation - et, a contrario, à exclure à terme les secteurs qui y sont défavorables. Une approche prudentielle, poursuivant les mêmes objectifs, est mise en oeuvre en parallèle, à la demande de la Banque centrale européenne et des superviseurs nationaux », tout en alertant sur le fait que « ce cadre d'action est en cours d'appropriation par les acteurs : toutes les conditions d'application n'en sont pas encore définies et les risques « d'écoblanchiment » demeurent élevés ».

De même, la Cour alerte sur le « foisonnement d'engagements hétérogènes, de produits financiers non concordants pour des appellations similaires et l'absence de critères de suivi uniformisés, y compris au sein du pôle financier public ». Elle précise que : « les données disponibles tendent à montrer que la (ré)allocation des flux financiers vers la transition de l'économie est d'ampleur très limitée, le premier critère d'allocation des flux demeurant la rentabilité financière, et non l'impact environnemental ».

La Cour identifie trois leviers d'action pour accentuer le financement de la transition et de l'adaptation : « une définition et un contrôle plus rigoureux de l'impact environnemental des produits financiers auto-proclamés "verts", l'amélioration de la rentabilité des projets de transition et d'adaptation - en agissant sur la règlementation et sur les curseurs économiques et financiers sous-jacents à ces projets - et, enfin, l'intégration des enjeux de financement dans la gouvernance et le pilotage des politiques publique de l'adaptation. ».

Recommandation n° 13 : Impliquer davantage la finance dans la transition énergétique :

- en incitant les acteurs financiers à poursuivre les efforts déjà engagés pour réorienter les financements liés aux énergies fossiles vers les énergies bas-carbone ;

- en poursuivant, en lien avec la taxonomie verte, la réflexion au niveau européen sur la mise en oeuvre de taux d'intérêt différenciés selon l'intensité carbone des actifs financés afin de favoriser l'accès au financement des projets en faveur de la transition énergétique ;

- en favorisant la prise en compte des actifs échoués dans les obligations de reporting extra financier et les exigences prudentielles des banques européennes ;

- en développant un éco label européen pour les produits financiers, pour donner un cadre européen clair définissant les investissements responsables et harmoniser les pratiques.

b) Renforcer le soutien public à la décarbonation de l'industrie au niveau européen

La commission d'enquête a mis en exergue le coût important de la transition énergétique pour les acteurs économiques et les risques de perte de compétitivité liés à une réglementation asymétrique en matière de lutte contre le changement climatique.

Elle estime nécessaire la mobilisation d'aides publiques ciblées en faveur de la décarbonation, notamment de l'industrie, où la décarbonation mobilise d'importants coûts en capitaux. Elle salue par exemple, comme mentionné par Louis Gallois devant la commission d'enquête, le soutien de l'État apporté à Arcelor Mittal dans le cadre de la décarbonation de la production d'acier via la réduction directe du minerai de fer grâce à l'hydrogène.

Aujourd'hui, le soutien à l'industrie dans l'Union européenne passe majoritairement par l'assouplissement du régime des aides d'État : un dispositif bienvenu, mais qui laisse aux États-membres le soin de financer et d'attribuer des aides, entraînant des effets d'asymétrie liés à un recours contrasté à ces aides selon les États membres324(*).

Aux États-Unis, à l'inverse, l'Inflation Reduction Act mobilise 415 milliards de dollars d'aides publiques en soutien aux entreprises engagées dans des projets de décarbonation. Répliqué au niveau européen, un tel dispositif permettrait de limiter les asymétries entre États-membres. Auditionné devant la commission d'enquête, Louis Gallois a rappelé la capacité d'emprunt propre considérable des états-membres de l'Union européenne, qui bénéficient d'une notation favorable, qui pourrait être mobilisée au service d'un « IRA européen » comme elle a été mobilisée dans le cadre du plan NextGeneration EU à la suite de la crise sanitaire.

Recommandation n° 14 : Renforcer l'industrie européenne :

- en mobilisant la capacité d'emprunt européen en adoptant un Inflation Reduction Act européen, en faveur de la décarbonation de l'industrie ;

- en mettant en place un Buy European Act qui favorise les industries européennes dans les secteurs stratégiques.

c) Étendre l'initiative française d'exclusion des énergies fossiles des garanties publiques à l'exportation

Depuis 2021, la coalition internationale « export finance for future » (E3F) a pour objectif d'orienter les financements exports vers des projets soutenables et cohérents avec les objectifs climatiques de l'Accord de Paris. Cette coalition compte aujourd'hui 10 pays : France, Allemagne, Danemark, Espagne, Pays-Bas, Royaume-Uni, Suède, Belgique, Finlande et Italie.

Les pays de l'OCDE sont quant à eux régis, pour leurs garanties publiques aux crédits à l'exportation, par l'Arrangement de 1978 sur les crédits à l'exportation bénéficiant d'un soutien public. La réforme de l'Arrangement de l'OCDE entérinée à l'été 2023 a déjà conduit à l'interdiction du financement des centrales thermiques à charbon - mesure adoptée par la France dès 2015 - qui ne sont pas dotées d'une technologie de capture du carbone. Selon Bpifrance, concernant la restriction du soutien aux énergies fossiles, la France soutient pleinement une réforme de l'Arrangement OCDE pour élargir le champ d'interdiction, qui porte à ce jour uniquement sur les centrales à charbon.

La commission d'enquête estime que seule une action coordonnée des états-membres de l'Union européenne permettra d'approfondir les engagements pris en matière d'exclusion des énergies fossiles des mécanismes de garanties publiques à l'exportation sans pénaliser les entreprises françaises. En effet, plusieurs dizaines de PME325(*) ont dû adapter leurs modèles d'affaires en 2023 compte tenu de l'arrêt soudain des garanties publiques à l'exportation après l'accélération du calendrier prévu en 2021, alors même que leurs concurrentes européennes n'y étaient pas confrontées. Le directeur général de Bpifrance a indiqué à la commission d'enquête que « la petite centaine de PME industrielles de la chaîne de sous-traitance ne peut plus se couvrir avec l'assurance-crédit française, lorsqu'elle participe à des projets à l'export. Soit ces entreprises se réorientent vers d'autres activités, soit elles sollicitent de l'assurance-crédit italienne, britannique ou allemande ; mais l'activité de ces agences étrangères obéit à des règles de parts nationales : elles n'acceptent de couvrir un projet qu'en contrepartie de l'installation dans leur pays d'un petit atelier de production, par exemple... ».

Recommandation n° 15 : Intensifier l'action au sein de la coalition Export Finance for Future (E3F) pour aligner le cadre juridique des garanties publiques à l'exportation des autres pays membres sur celui de la France en vue d'une révision de l'Arrangement OCDE pour élargir le champ de l'interdiction des garanties publiques à l'exportation qui concerne aujourd'hui uniquement les centrales à charbon.

C. FAVORISER LA GOUVERNANCE CLIMATIQUE DES ENTREPRISES

Les producteurs d'hydrocarbures doivent être exemplaires s'agissant des plans de vigilance en matière de durabilité et, plus largement, de la responsabilité sociétale des entreprises (RSE).

1. Renforcer les bilans carbone et les plans de transition

Prévus à l'article L. 229-25 du code de l'environnement, résultant des lois « Grenelle II »326(*), de 2010, « Energie-Climat »327(*), de 2029 et « Climat et résilience328(*) » de 2021, les bilans carbone et plans de transition sont des outils utiles pour évaluer les émissions de gaz à effet de serre (GES) - directes et indirectes - des acteurs publics et privés et instituer des objectifs, des moyens et des actions pour les réduire.

Un décret n° 2022-982 du 1er juillet 2022329(*) a d'ailleurs prévu qu'ils portent non seulement sur les émissions directes (scopes 1 et 2), mais aussi sur celles indirectes (scope 3) (article R. 229-47 du code de l'environnement).

Pour autant, l'article précité du code de l'environnement est perfectible car il fixe des périodicités lâches (de 3 et 4 ans), ne précise pas les types d'émissions prévues et permet de déroger à l'exigence de plan de transition en cas de déclaration de performance extra-financière.

C'est la raison pour laquelle la commission d'enquête plaide pour renforcer les bilans carbone et les plans de transition prévus à l'article L. 229-5 du code de l'environnement, en fixant une période de 3 ans pour les entreprises et de 2 ans pour l'État et ses établissements publics, en prévoyant la prise en compte des émissions directes comme indirectes et en évaluant l'opportunité de supprimer la dérogation prévue en cas de déclaration de performance extra-financière pour les très grandes entreprises.

Recommandation n° 16 : Renforcer les bilans carbone et plans de transition, mentionnés à l'article L. 229-25 du code de l'environnement :

- en passant d'une périodicité de 4 à 3 ans pour les entreprises et de 3 à 2 ans pour l'État et ses établissements publics ;

- en garantissant dans la loi l'exigence de prise en compte des émissions indirectes, aux côtés de celles directes ;

- en évaluant l'opportunité de supprimer la dérogation prévue à l'obligation de réalisation d'un plan de transition en cas de déclaration de performance extra-financière, pour les très grandes entreprises.

2. Renforcer la méthodologie d'évaluation des trajectoires de décarbonation des entreprises

De nombreuses entreprises mettent régulièrement en avant leur trajectoire de décarbonation et annoncent qu'elles comptent atteindre la neutralité carbone à une date plus ou moins lointaine, qui est fréquemment 2050. Carlos Tavares, directeur général de Stellantis, a ainsi indiqué devant la commission d'enquête : « nous avons un plan stratégique de long terme -- de 2022 à 2030 -- qui s'appelle Dare Forward 2030. Ce plan de 9 ans, qui est totalement public, donne la direction de tout ce que nous faisons ; il prépare l'atteinte d'un Net zero carbone” en 2038. Telle est la date que nous avons choisie pour réduire de 90 % nos émissions de gaz à effet de serre (GES) par rapport à 2021 avec, à l'arrivée, un plan de compensation des émissions résiduelles qui représentent donc moins de 10 % de l'ensemble de ces émissions par rapport à 2021. Cela nécessite évidemment d'avoir accès à des énergies décarbonées, ainsi que de bénéficier de politiques de toute nature, y compris publiques, favorables à la mise en oeuvre de ce plan de marche qui nous conduirait donc au net zéro carbone en 2038. (...) La première étape se matérialisera en 2030, à la fin du plan actuel, par une réduction de 50 % par rapport à 2021 de nos émissions de GES en tonnes de CO2 équivalent véhicules vendus en 2030. Cette trajectoire porte bien entendu sur les scopes 1, 2 et 3 du bilan carbone et il est important de préciser que, pour ce qui nous concerne, c'est le scope 3 qui représente 99 % de l'effort, les scopes 1 et 2 n'en représentant qu'environ 1 %. »

De même, Guillaume Faury, le directeur général d'Airbus a déclaré devant la commission d'enquête que : « nous avons décidé, avec le soutien du conseil d'administration, de nous faire certifier Science Based Targets Initiative (SBTi) sur notre trajectoire de décarbonation, pour avoir un objectif qui soit connu, affiché, audité et certifié. Cet objectif consiste à réduire nos émissions de carbone des scope 1 et scope 2 de 63 % entre 2015 et 2030 et nos émissions du scope 3 de 46 % entre 2015 et 2035. Cela donne une idée de la trajectoire sur laquelle nous sommes. La deuxième partie de cette réduction de carbone, qui viendra après 2035, reposera sur les avions dont nous développons actuellement les technologies et qui entreront en service dans la deuxième partie de la prochaine décennie. Ces avions nous amèneront donc à 2050 et auront remplacé une très grande partie des avions mis en service jusque-là ».

Le groupe TotalEnergies lui-même n'est pas en reste sur cette question. Patrick Pouyanné a décrit la trajectoire de décarbonation du groupe : « Nous ne disons pas que notre trajectoire prévoit une augmentation de 1,5 degré, mais de 1,7 à 1,8 degré. L'agence de notation MSCI, la plus reconnue, l'estime à 1,8 degré. Nous ne sommes pas sur la trajectoire Net Zero 2 (NZ2) de l'AIE -- on pourra peut-être la rejoindre un jour -- mais sur le scénario APS (Announced Pledges Scenario, scénario des engagements annoncés), qui prévoit une augmentation de 1,7 à 1,8 degré. Cela reste toujours inférieur à une augmentation de 2 degrés ; ce n'est pas si mal et ce sera un bel effort si nous y arrivons collectivement... »

Les trajectoires de décarbonation définies par les acteurs privés reposent sur des périmètres, des méthodologies et des certifications diverses de qualité variable, ce qui peut mener à un manque de lisibilité et de crédibilité de ces trajectoires. Or, il est essentiel de pouvoir les évaluer avec précision puisqu'elles seront déterminantes dans l'atteinte éventuelle des objectifs de l'Accord de Paris. La climatologue et présidente du Haut Conseil pour le climat Corinne Le Quéré a mis en avant cet enjeu devant la commission d'enquête : « Les acteurs non-étatiques jouent un rôle de plus en plus important au niveau international, comme on le voit dans les COP, avec l'engagement de secteurs d'activités, de collectivités territoriales ou d'acteurs privés. Cependant, il y a des lacunes à la fois dans la qualité de ces engagements et dans leur suivi. Les Nations unies ont établi un groupe d'experts de haut niveau sur les engagements des entités non-étatiques, avec des recommandations claires : les allégations de neutralité carbone sont incompatibles avec les investissements dans la production d'énergies fossiles ; l'achat de crédits bon marché ne peut pas remplacer des actions réelles pour réduire les émissions ; l'accent sur l'intensité énergétique ne suffit pas, il faut vraiment réduire les émissions ; les actions des lobbies, aussi, sont incompatibles ; et l'évaluation volontaire doit être renforcée par des contrôles externes et des règles strictes. » Une trajectoire d'atteinte de la neutralité carbone peut en effet être menée à des rythmes plus ou moins rapides, avec des baisses des émissions plus ou moins tôt dans la trajectoire - or, vis-à-vis du réchauffement climatique, les données à prendre en compte sont, non seulement le point d'arrivée « net zéro », mais également les émissions totales émises au cours de la trajectoire. Il y a également plusieurs manières de procéder : réduction des émissions et compensation, qui n'ont pas la même implication.

Valérie Masson-Delmotte, paléoclimatologue et ancienne coprésidente du groupe 1 du Giec a souligné à cet égard que « Pour ce qui concerne les mécanismes de compensation carbone, comme les achats de crédit carbone, il convient de fixer des règles du jeu claires, ce qui relève de la responsabilité du politique. De nombreux actifs proposés sur le marché du carbone ne sont pas fiables : c'est un héritage du protocole de Kyoto, qui n'est plus en phase avec les connaissances actuelles ; cela sape la crédibilité de l'affichage de nombreuses entreprises ».

Cette situation est particulièrement insatisfaisante puisque, comme le rappelle Valérie Masson-Delmotte, « Les enjeux de neutralité carbone, à l'échelle d'un pays ou d'une entreprise, supposent de disposer d'un cadre réglementaire précis afin d'éviter les allégations vagues, non crédibles, et de dessiner une trajectoire claire, crédible, portant sur la part des investissements dédiés au captage et au stockage, qui doivent être évalués, ainsi que sur la part des baisses d'émissions, donc de production ». Or, faute d'outil qui fasse aujourd'hui consensus, les investisseurs ne peuvent pas se servir des trajectoires de décarbonation définies par les entreprises pour les exclure de leur stratégie, ou au contraire les soutenir. Rémi Rioux directeur général de l'AFD a ainsi souligné : « Dès lors qu'il n'y a pas d'interdiction, comment choisir d'intervenir en fonction du jugement porté sur la trajectoire d'un pays, d'une banque ou d'une entreprise ? C'est compliqué, car c'est une question de jugement ».

Sylvain Waserman, président de l'Ademe, a présenté à la commission d'enquête la méthode d'évaluation Assessing low Carbon Transition (ACT) développée conjointement par l'Ademe et le Carbon Disclosure Project (CDP). Selon lui, « elle apporte un regard scientifique sur l'objectif fixé et les moyens déployés par les entreprises. C'est la seule méthodologie qui permet d'évaluer avec précision et crédibilité leur trajectoire de décarbonation ». Cette méthodologie pourrait répondre aux besoins de rendre mesurables et comparables les stratégies de décarbonation des entreprises. L'Ademe a également souligné dans une contribution écrite transmise à la commission que « ACT va au-delà de SBTi, le standard anglo-saxon des Science-based targets, qui valident le niveau des engagements des entreprises : ACT permet d'apprécier la crédibilité du plan de transition et de la stratégie de l'entreprise pour atteindre les objectifs climatiques qu'elle s'est fixée ». Elle permet de distinguer les stratégies solides est celles qui reposent sur des effets d'annonce qui ne sont pas mis en oeuvre : « Il s'agit fondamentalement d'une arme anti-greenwashing et d'une boussole pour les entreprises qui souhaitent rendre opérationnelle leur contribution à la neutralité carbone ».

Son utilisation pourrait constituer un atout pour les entreprises dont la trajectoire serait ainsi mesurée et certifiée. Pour Sylvain Waserman, en effet, « Elle leur assure un avantage concurrentiel pour les acteurs économiques qui peuvent la valoriser, et les encourage donc dans cette voie. Dans cette perspective, d'ailleurs, le fait pour les entreprises françaises de disposer d'électricité largement décarbonée est un avantage. » La transparence climatique des entreprises pourrait ainsi devenir un vecteur de croissance.

Or, si, selon l'Ademe, cette méthodologie fait aujourd'hui référence dans les principales études internationales sur la transparence climatique des entreprises, elle ne s'est pas imposée dans la pratique comme un outil de référence330(*). Il est donc utile d'en favoriser la diffusion. Comme le met en avant l'Ademe, « Pour que les principes qui sous-tendent ACT deviennent la norme, il est essentiel que le gouvernement le porte dans les instances de régulation internationale (EFRAG, TCFD, COP, etc.) et en fasse la promotion auprès des entreprises françaises ». Il pourrait même être envisagé que l'Ademe puisse certifier les cabinets d'évaluation utilisant cette méthodologie.

L'ACT appliquée aux entreprises pétrolières et gazières : des trajectoires de décarbonation peu crédibles pour l'ensemble du secteur

L'Ademe a confié à la World Benching Alliance (WBA) d'appliquer la méthodologie ACT aux 100 plus grandes entreprises du secteur du pétrole et du gaz. Les résultats sont très bas pour l'ensemble des entreprises du secteur. Les notes vont de 40,4/60 à 0,1/60. Deux entreprises ont une note supérieure à 30/60 et 5 à 20/60. Les notes de performance des entreprises, qui représentent leur performance sur les principaux leviers de la transition vers une économie à faibles émissions de carbone, s'échelonnent de 8/20 à 0, 1/20. 9 entreprises ont une note supérieure ou égale à 5/20. Cette évaluation montre que l'engagement des entreprises du secteur des énergies fossiles en faveur de la transition écologique est insuffisant.

Avec une note de 19,4/60, TotalEnergies se classe en sixième place du classement. Sa note de performance est de 7,6/20 -- ce qui place même le groupe en deuxième place sur ce critère derrière Engie (8/20). En comparaison, les autres majors du pétrole et du gaz ont des résultats en deçà. Eni a reçu une note de 6,7/20, Shell de 5/20, BP de 4,2/20, Exxon Mobil de 2,6/20 et Chevron de 2,2/20.

Ces résultats montrent une différence de performance globale entre les majors européennes et américaines. Ces dernières ont systématiquement des notes en-deçà des premières.

Selon l'Ademe, la notation ACT de TotalEnergies s'explique par les raisons suivantes :

« - objectifs de neutralité à 2050 exposés par scope, mais pas suffisamment de cibles intermédiaires permettant d'étayer comment elles peuvent être atteintes dans le temps ;

- des investissements toujours limités dans les activités durables (Alignement taxonomique des Capex de 30% en incluant les filiales avec <50% détention, 15 % sur le périmètre contrôlé), alors qu'il faudrait que 77 % de leur Capex soit bas carbone pour être sur une trajectoire de neutralité carbone ;

- TotalEnergies fournit peu de visibilité sur ses émissions verrouillées (locked-in) dans les assets en exploitation et en construction. Le manque de granularité dans les informations publiées pénalise la note de l'entreprise ;

- une trajectoire de baisse des émissions en intensité sur les trois scopes dans les 3 dernières années mais trop faible par rapport à la trajectoire 1,5 °C de l'entreprise ;

- sur son plan d'action, TotalEnergies prévoit de passer d'une société à 75% pétrolière et gazière en 2030 à une société à 25% pétrolière et gazière en 2050, alors que les investissements restent majoritairement orientés vers le pétrole et le gaz. Cette diversification masque une stabilité de leur production de pétrole, envisagée stable jusque 2050. »

Recommandation n° 17 : Promouvoir l'usage de la méthodologie Assessing Low Carbon Transition (ACT) afin d'évaluer les trajectoires de décarbonation des entreprises et confier à l'Ademe un rôle de certification des cabinets d'évaluation y ayant recours.

3. Renforcer le devoir de vigilance des sociétés mères 
a) Expliciter l'inclusion des risques climatiques au sein du périmètre du devoir de vigilance

Les risques climatiques ne figurent pas parmi les risques que l'entreprise doit identifier et prévenir au sens de la loi sur le devoir de vigilance : seuls les risques et les atteintes graves envers l'environnement sont explicitement mentionnés dans la loi.

Néanmoins, comme mentionné par Grégoire Leray par écrit, « plusieurs arguments convainquent que le sujet intègre bien les questions de vigilance »331(*) :

- les effets du changement climatique emportent des conséquences sur les intérêts protégés par le texte, la Cour européenne des droits de l'homme opérant un lien fort, réaffirmé récemment332(*), entre droits humains et changement climatique ;

- le changement climatique apparaît comme partie intégrante des sujets environnementaux, en témoigne l'article inaugural du code de l'environnement ;

- l'essentiel des entreprises ayant publié un plan de vigilance y ont d'elles-mêmes inclus les sujets climatiques.

Un rapport publié par Notre Affaire à Tous analysant la vigilance climatique de 26 entreprises multinationales françaises constate que « toutes les entreprises du benchmark intègrent le climat à leurs plans de vigilance en 2023, hormis Veolia qui refuse intentionnellement de le faire »333(*).

De même, selon Me Charlotte Michon, au sein de leur plan de vigilance, « la majorité des entreprises intègre la question climatique et l'enjeu du climat sous un chapeau « cadre du devoir de vigilance », par renvoi à leur plan de transition et à leur stratégie climatique »334(*) développés par ailleurs, le tout en s'inscrivant dans la déclaration de performance extra-financière.

Il semble donc que ce n'est pas formellement la loi qui impose des mesures de vigilance climatique aux entreprises mais plutôt les attentes des investisseurs et de la société civile.

Selon Me Leray335(*), la question de l'inclusion du changement climatique dans l'environnement « pourrait paraître spécieuse, mais elle est en réalité prégnante puisqu'il s'agit de savoir si l'environnement inclut le climat avec les problématiques de changement climatique. La plupart des commentateurs estiment que la réponse est positive. Bien entendu, environnement et climat sont extrêmement liés, mais il me semble qu'il serait nécessaire, pour des raisons de clarté, de l'écrire explicitement pour évacuer les débats parasites. »

Recommandation n° 18 : Clarifier le cadre juridique issu de la loi n° 2017-399 du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d'ordre pour mentionner explicitement les atteintes au climat résultant des activités de la société et de ses filiales.

b) Créer une autorité de suivi pour contrôler l'application du devoir de vigilance

Du fait d'un contrôle actuellement opéré par le juge, la contrainte réelle portée par la loi ne sera véritablement identifiée qu'au fur et à mesure que la jurisprudence précisera les contours des obligations liées au devoir de vigilance.

Néanmoins, aucune décision au fond en matière climatique n'a encore été rendue de manière définitive, principalement pour des raisons procédurales :

- des difficultés sont apparues au stade de la mise en demeure : le juge a pu considérer que les demandes formulées dans la mise en demeure doivent être les mêmes que celles mentionnées dans l'assignation336(*) et que l'ajout de demandes des requérants différant « de manière substantielle » de la mise en demeure initiale, même formulée quatre ans plus tôt, était un motif d'irrecevabilité, exigeant ainsi une réitération de la mise en demeure337(*) ;

- des conflits de compétences des tribunaux ont été soulevés à plusieurs reprises : à titre d'exemple, la cour d'appel de Versailles a, par deux arrêts du 10 décembre 2020 , confié au tribunal de commerce une compétence exclusive pour connaître des actions relatives à la mise en oeuvre du plan de vigilance tandis que le juge de la mise en état du tribunal judiciaire de Nanterre, dans une ordonnance du 11 février 2021, semblait quant à lui consacrer une option de compétence entre le juge consulaire et le tribunal judiciaire. L'identification du juge compétent a été résolue par l'article 56 de la loi 22 décembre 2021 qui confie une compétence exclusive au tribunal judiciaire de Paris pour connaître des litiges portant sur le devoir de vigilance.

En l'absence de jurisprudence établie, la création d'une autorité de suivi et de contrôle du devoir de vigilance permettrait de clarifier les contours du devoir de vigilance.

Selon Me Charlotte Michon, « dans la mesure où il n'existe à l'heure actuelle aucune autorité de suivi, guide ou recommandations pour accompagner les entreprises sur ces sujets, chacune a dû s'approprier l'exercice de cartographie des risques. »

De même, comme l'a souligné Jean-Baptiste Racine devant la commission d'enquête, contrôler implique aussi guider, c'est-à-dire accompagner les entreprises et pratiquer un suivi. « Lorsqu'il est demandé aux entreprises de s'autoréguler en adoptant un plan de vigilance avec une cartographie des risques, de mesures de suivi, des lanceurs d'alerte, il est en outre nécessaire d'y ajouter un regard extérieur »338(*).

En février 2022, le rapport d'information sur l'évaluation de la loi du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d'ordre de l'Assemblée nationale339(*) recommandait de confier à une autorité administrative des missions relatives au suivi de l'application du devoir de vigilance à l'accompagnement des entreprises et parties prenantes concernées ainsi qu'au contrôle du respect des obligations légales, sous réserve que cela ne conduise pas à une forme d'homologation des plans de vigilance qui se ferait au détriment des recours contentieux.

La commission d'enquête estime que la désignation d'une autorité de contrôle, par ailleurs une exigence future du droit européen, permettrait de sécuriser juridiquement les entreprises grâce à un accompagnement via la production de lignes directrices ou de guides, mais aussi grâce à un contrôle porté sur un nombre plus large d'entreprises qu'actuellement, où les contrôles sont uniquement le fruit de contentieux portés par des ONG.

À cet égard, la commission d'enquête est sensible à l'exemple allemand où le contrôle et l'application de la loi du 16 juillet 2021 sont confiés à l'Office fédéral de l'économie et du contrôle des exportations, département dépendant du ministère des affaires économiques.

Recommandation n° 19 : Confier le suivi et le contrôle de la mise en oeuvre du devoir de vigilance par les entreprises à une autorité administrative, comme c'est le cas en Allemagne et conformément à la directive sur le devoir de vigilance des sociétés mères en matière de durabilité (CSDDD). Cette autorité disposerait, conformément au droit européen, d'un pouvoir de sanction.

Enfin, les incertitudes sur le champ d'application de l'obligation de vigilance ont conduit l'État et certaines associations à regretter l'absence de liste fiable des entreprises remplissant les critères prévus par la loi et tenues de publier un plan de vigilance340(*). Face à l'absence d'initiative des autorités publiques dans la mise en place d'un accès efficace et centralisé des plans de vigilance, des associations (Sherpa, Terre Solidaire, Business & Human Rights Ressource Center) ont mis en place sur le site de Sherpa un « Radar de la vigilance » permettant l'accès direct aux plans de vigilance publiés341(*).

La commission d'enquête estime que la publication d'une telle liste est complexe dans le cadre juridique actuel où le contrôle du devoir de vigilance revient au juge, d'autant plus dans la mesure où les informations financières sur les entreprises assujetties peuvent découler de sources étrangères.

Néanmoins, dans le cadre de la désignation d'une autorité de contrôle du devoir de vigilance conformément au droit européen, la commission d'enquête estime qu'il serait de bonne administration que cette autorité ait une vision claire des entreprises soumises au devoir de vigilance et qu'elle puisse la partager aux personnes ayant intérêt à agir. L'élaboration et la publicité d'une telle liste serait également un moyen de renforcer la transparence sur les pratiques des sociétés.

Recommandation n° 20 : Confier à cette autorité administrative le soin de publier la liste des entreprises soumises au devoir de vigilance.

c) Envisager une application extraterritoriale du devoir de vigilance

La directive européenne sur le devoir de vigilance inclut dans le champ des entreprises concernées des entreprises dont le siège est situé dans un pays tiers de l'Union européenne mais qui réalisent un chiffre d'affaires significatif sur le territoire de l'Union européenne.

Selon Jean-Baptiste Racine, cette dimension extraterritoriale du droit n'est pas une difficulté ni une nouveauté : à l'instar du règlement général sur la protection des données (RGPD), « de nombreux textes de droit de l'Union européenne ont un effet extraterritorial en ce qu'ils appréhendent des entreprises établies dans un tiers à l'Union. C'est un mode d'action désormais usuel du droit de l'Union européenne qui ne pose pas de difficultés majeures, ni au niveau diplomatique ni au niveau juridique. »

Cependant, pour Marie-Anne Frison-Roche, « le droit de la compliance, ici concerné, se développe en interaction avec le droit international classique et cette interaction peut être délicate, notamment parce que les entreprises, pour mettre en oeuvre leur obligation légale de vigilance, insèrent de multiples clauses. » Ces difficultés seraient donc à prendre en considération lors de la désignation de l'autorité de contrôle du devoir de vigilance afin de ne pas favoriser l'émergence de contentieux bloquant la mise en oeuvre effective de la loi.

Recommandation n° 21 : Envisager une application extraterritoriale du devoir de vigilance à l'aune de la directive européenne sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité.

d) Donner à la justice des moyens renforcés pour traiter des contentieux climatiques

Face à la multiplication des contentieux juridiques en lien avec le climat, la commission d'enquête plaide pour un renforcement des moyens mais aussi de la formation en matière de contentieux climatique des magistrats.

La création annoncée le 15 janvier 2024 d'une chambre des contentieux émergents et du devoir de vigilance au sein du pôle économique de la Cour d'appel de Paris participe de la spécialisation des juges et est à ce titre une bonne nouvelle pour nombre de juristes.

Recommandation n° 22 : Dans la continuité de la création de la chambre dédiée aux « Contentieux émergents - Devoir de vigilance et responsabilité écologique » au sein de la cour d'appel de Paris, donner les moyens au Tribunal judiciaire de Paris de créer une chambre similaire en son sein.

4. Renforcer le dialogue actionnarial sur les stratégies de décarbonation des entreprises pétrogazières

Selon l'AMF, le « Say on climate » s'entend « généralement d'un vote des actionnaires sur une résolution mise à l'ordre du jour d'une assemblée générale, à l'initiative du conseil d'administration ou d'un ou plusieurs actionnaires, portant sur la stratégie ou la politique de cette société en matière environnementale, et notamment sur son impact climatique. Il peut s'agir, par exemple, pour les actionnaires de voter sur un plan de transition énergétique ou sur les mesures prises par une société pour réduire ses émissions de carbone »342(*).

À des fins de clarté, seront ici distingués deux cas :

- le cas de résolutions climatiques d'actionnaires, généralement minoritaires, dans le but d'initier un débat concernant la politique climatique de l'entreprise, de renforcer l'information de l'assemblée générale en la matière voire de modifier cette stratégie au regard de préoccupations spécifiques des actionnaires ;

- les résolutions par lesquelles le conseil d'administration consulte les actionnaires sur la mise en oeuvre de sa politique - ce qu'on appellera ici le « Say on Climate ».

Les compétences respectives de l'assemblée générale des actionnaires et du Conseil d'administration

En vertu de l'article L. 225-35 du code de commerce, le conseil d'administration détermine la stratégie de la société.

Il présente à l'assemblée générale ordinaire le rapport de gestion et les rapports joints prévus par l'article L. 225-100 du même code, sur lesquels les organes de gestion sont d'ailleurs responsables conformément à l'article L. 22-10-36. Le président du conseil d'administration organise et dirige les travaux de celui-ci, dont il rend compte à l'assemblée générale en vertu de l'article L. 225-51 du code de commerce.

L'assemblée générale extraordinaire est quant à elle compétente pour une modification des statuts (article L. 225-96), pour un changement de nationalité de la société (article L. 225-97) ou pour l'adoption de certaines décisions spéciales comme des fusions ou une augmentation de capital.

L'arrêt Motte rendu le 4 juin 1946 par la Cour de cassation a le premier énoncé le principe de hiérarchie des organes sociaux, selon lequel il n'appartient pas à l'assemblée générale d'empiéter sur les prérogatives du conseil en matière d'administration. Ce principe est fréquemment mobilisé au service du débat sur la recevabilité des résolutions climatiques.

a) Renforcer la consultation des actionnaires par le conseil d'administration sur la politique climatique de la société

Un rapport de l'AMF notait dès 2021343(*) la multiplication des résolutions climatiques proposées par des actionnaires : « Ce mouvement prend de l'ampleur, au point que de plus en plus de sociétés cotées l'anticipent désormais, en proposant elles-mêmes de telles résolutions climatiques, sans attendre que des actionnaires actifs ou activistes ne les leur imposent. »

Ainsi, après les deux résolutions déposées par des actionnaires de TotalEnergies et de Vinci en 2020, les assemblées générales de 2021 de trois sociétés - TotalEnergies, Vinci et Atos - ont donné lieu à des votes consultatifs sur des résolutions climatiques déposées par les conseils d'administration (« Say on Climate »).

La résolution proposée par le Conseil d'administration de TotalEnergies prévoyait un vote consultatif sur l'ambition de la société en matière de développement durable et transition énergétique vers la neutralité carbone et ses objectifs à l'horizon 2030. Dans la brochure de convocation, TotalEnergies précisait qu'une telle résolution soumettant à un vote consultatif la stratégie développement durable de la société tenait compte des « attentes exprimées en ce sens » et de « l'irrecevabilité d'un projet de résolution relatif à cette stratégie qui serait présenté par des actionnaires dès lors qu'il s'agit d'un domaine de compétence propre du Conseil d'administration »344(*). La brochure de convocation à l'assemblée générale de Vinci reprenait quant à elle la volonté de « ménager les attributions propres à chacun des organes sociaux », grâce à un vote purement consultatif. Dans les deux cas, en cas de vote négatif, les sociétés indiquaient prévoir des échanges avec les actionnaires afin de comprendre leur vote et les informer des mesures envisagées pour en tenir compte.

La résolution de TotalEnergies a été adoptée à une forte majorité, en recueillant 91,88 % des voix prises en compte - malgré une abstention « significative » notée par l'AMF345(*). Celle de Vinci a été adoptée à une très forte majorité, en recueillant 98,14 % des voix prises en compte, « sans abstention significative » selon l'AMF.

En 2022, 11 sociétés ont inscrit des projets de résolutions climatiques présentées par le conseil d'administration à l'ordre du jour de leur assemblée générale346(*).

En 2023, 9 sociétés ont inscrit des projets de résolutions climatiques émanant du conseil d'administration ou du Directoire à l'ordre du jour de leur assemblée générale347(*). Une société (Carrefour) a demandé l'avis de ses actionnaires sur la proposition du conseil d'administration de préciser la quantification de la contribution de chacun des leviers de réduction des émissions de GES identifiés par la société.

La Direction générale du Trésor a missionné le Haut Comité juridique de la place de Paris (HCJP) pour étudier la validité juridique d'un vote des actionnaires sur la politique climatique d'une société en dehors de tout cadre juridique ad hoc. Dans ses conclusions rendues en décembre 2022, le HCJP distingue des autres cas celui de la sollicitation par le conseil d'administration d'un vote consultatif des actionnaires réunis en assemblée générale ordinaire : selon le HCJP, même si ce vote ne repose sur aucun fondement légal, dès lors qu'il est consultatif, il ne paraît heurter aucune règle de hiérarchie des organes sociaux348(*).

Les doutes sur la validité d'un tel « Say on Climate » au regard du principe de hiérarchie des organes sociaux ne semblent donc pas fondés dès lors que le caractère consultatif du vote laisse au conseil d'administration toute liberté pour définir cette stratégie et la mettre en oeuvre349(*).

De plus, plusieurs travaux soulignent qu'un vote consultatif des actionnaires en assemblée générale n'est pas une pratique inconnue en droit français : en l'absence de cadre législatif, le « Say on Pay », soit le vote consultatif de l'Assemblée générale sur la rémunération des dirigeants, s'est généralisé avec son introduction dans le code Afep-Medef révisé en juin 2013350(*). À l'étranger, les législations des pays qui connaissent également cette pratique du Say on Climate n'ont d'ailleurs pas évolué pour mettre en place un régime juridique particulier351(*).

Le « Say on Pay »

L'article 161 de la loi dite « Sapin II » du 9 décembre 2016 a introduit un mécanisme d'approbation par les actionnaires de la rémunération individuelle des dirigeants mandataires sociaux des sociétés cotées. Ce dispositif, modifié ensuite par ordonnance en 2020 à la suite d'une habilitation dans le cadre de la loi dite Pacte du 22 mai 2019, repose sur :

- un vote ex ante annuel sur les principes et critères de détermination, de répartition et d'attribution des éléments fixes, variables et exceptionnels composant la rémunération des mandataires sociaux ;

- un vote ex post annuel auquel est conditionné le versement annuel des éléments de rémunération variables et exceptionnels des mandataires sociaux.

Si l'assemblée générale n'approuve pas la résolution qui lui est soumise, les principes et critères précédemment approuvés continuent de s'appliquer ; en l'absence de principes et critères approuvés, la rémunération est déterminée conformément à la rémunération attribuée au titre de l'exercice précédent ou, « conformément aux pratiques existant au sein de la société ».

La rémunération versée en 2022 au PDG de TotalEnergies a été approuvée par les actionnaires à 90,55 % des voix et la politique de rémunération pour 2023 a été approuvée par les actionnaires à 92,83 % des voix352(*).

Le Forum pour l'investissement responsable (FIR) prône depuis 2021 la généralisation d'un Say on Climate exigeant au sein des entreprises du SBF 120, « à savoir un vote annuel consultatif en assemblée générale des actionnaires sur la base d'un rapport préparé par le conseil d'administration et relatif tant à la trajectoire déjà réalisée qu'à la partie prospective du document de performance extra-financière ». Il recommande ainsi un vote annuel consultatif sur deux résolutions distinctes présentées par le conseil d'administration : l'une portant sur la stratégie climat de l'entreprise (vote ex ante) ; l'autre sur la mise en oeuvre de cette stratégie (vote ex post)353(*).

À la suite de la publication des travaux de sa commission « Finance durable » en mars 2023354(*), l'AMF a ouvert la voie à une clarification législative des conditions de mise en oeuvre d'un Say On Climate355(*). Elle « invite les sociétés cotées sur un marché réglementé, à renforcer encore leur communication sur leur stratégie climatique et à la présenter à chaque assemblée générale sous la forme d'un point à l'ordre du jour avec débat. » Elle « considère qu'il sera opportun, le moment venu et dans des conditions à définir par voie législative, que ces informations soient soumises à l'approbation des actionnaires comme c'est le cas pour les comptes annuels ».

Dans la continuité de ces travaux, la commission d'enquête estime que la consultation des actionnaires par le biais d'une résolution du conseil d'administration sur la stratégie climatique de la société est facteur de dialogue actionnarial et doit à ce titre être généralisée.

Recommandation n° 23 : Développer le « Say on Climate » :

- en encourageant les entreprises cotées à développer le « Say on Climate », par le biais d'un vote consultatif périodique des actionnaires en assemblée générale ordinaire concernant la stratégie climatique ;

- en encadrant juridiquement le contenu des résolutions consultatives « Say On Climate » afin d'harmoniser les pratiques des émetteurs.

b) Favoriser le dialogue actionnarial autour des résolutions climatiques déposées par des actionnaires

En 2020, des actionnaires de deux sociétés du CAC 40 - Total et Vinci - avaient demandé l'inscription de projets de résolution « climatiques » à l'ordre du jour des assemblées de ces émetteurs. Si TotalEnergies avait accepté d'inscrire à l'ordre du jour le projet de résolution contesté, Vinci avait refusé, en revanche, de soumettre les deux projets de résolutions litigieux à l'assemblée.

Après avoir inscrit une résolution émanant de son conseil d'administration (constituant un « Say on Climate ») à l'ordre du jour de son assemblée générale de 2021, TotalEnergies a refusé d'inscrire à l'ordre du jour de l'assemblée générale de 2022 un projet de résolution présenté par un collectif d'investisseurs. Ce collectif, incluant MN, Edmond de Rothschild AM et la Financière de l'Échiquier, proposait une résolution contraignante qui contrevenait, selon TotalEnergies, aux règles légales de répartition des compétences entre conseil d'administration et assemblée générale.

En 2023, concurremment à la résolution présentée par le conseil d'administration de TotalEnergies concernant l'approbation du rapport Sustainability & Climate, des actionnaires de TotalEnergies ont présenté une résolution. Cette résolution a été rejetée à 69,56 %. Elle prévoyait : « Les actionnaires, au moyen d'un vote consultatif, apportent leur soutien à la Société, par l'intermédiaire de l'action de son Conseil d'administration, pour aligner ses objectifs de réduction existants pour 2030 couvrant les émissions de gaz à effet de serre (GES) de l'utilisation de ses produits énergétiques (Scope 3) avec l'Accord de Paris sur le climat, en vue de contenir l'élévation de la température moyenne de la planète nettement en dessous de 2°C par rapport aux niveaux préindustriels et poursuivre l'action menée pour limiter l'élévation de la température à 1,5°C. La stratégie pour atteindre ces objectifs est entièrement du ressort du Conseil d'administration. »

La même année, les actionnaires d'une autre société du CAC 40 ont présenté une résolution climatique lors de l'assemblée générale : il s'agit d'actionnaires d'Engie, dont la résolution prévoyait que le conseil d'administration puisse soumettre tous les 3 ans à vote consultatif non contraignant des actionnaires une résolution sur le rapport d'avancement de la mise en oeuvre de la stratégie climat. Cette résolution a été rejetée à 75,62 % des voix.

Droit des sociétés applicable en matière de résolutions climatiques

L'article L. 225-105 du code de commerce dispose que l'ordre du jour des assemblées est arrêté par l'auteur de la convocation. Toutefois, un ou plusieurs actionnaires représentant au moins 5 % du capital ou une association d'actionnaires répondant aux conditions fixées à l'article L. 225-120 ont la faculté de requérir l'inscription à l'ordre du jour de points ou de projets de résolution.

Un décret en Conseil d'État précise ces dispositions : pour les entreprises dont le capital social est supérieur à 750 000 euros, le seuil minimal de capital nécessaire pour demander l'inscription à l'ordre du jour d'un projet de résolution est abaissé. Il est fixé à 0,5 % pour les sociétés dont le capital social est supérieur à 15 millions d'euros356(*).

L'assemblée ne peut délibérer sur une question qui n'est pas inscrite à l'ordre du jour.

Le conseil d'administration ou le directoire est tenu, à peine de nullité de la convocation, d'inscrire les projets de résolutions régulièrement reçus, à condition qu'ils portent sur des questions appartenant à la compétence de l'assemblée

L'arbitre en cas de contestation d'une décision de refus du conseil d'administration est le juge du tribunal de commerce.

Dès son rapport de 2020 sur le gouvernement d'entreprise et la rémunération de dirigeants, l'AMF estimait alors que dans la mesure où ces résolutions climatiques semblent être appelées à se développer « une clarification de l'état du droit, le cas échéant par voie législative, pourra apporter un surcroît de sécurité juridique en la matière, aussi bien aux émetteurs qu'aux actionnaires, qui devraient pouvoir faire valoir leur point de vue sur ces sujets "ESG". »

Une clarification juridique sur la licéité des résolutions climatiques a été opérée progressivement, notamment sous l'impulsion des travaux rendus par le Haut comité juridique de la place de Paris (HCJP) fin 2022357(*). Cette clarification repose essentiellement sur le caractère contraignant ou non des résolutions. Le HCJP distingue en effet :

- le cas d'une résolution imposant au conseil d'administration de modifier la stratégie de l'entreprise, d'inclure des précisions au-delà des exigences légales dans le rapport de gestion ou de soumettre chaque année une résolution Say on Climate à l'assemblée générale : selon le HCJP, ce type de résolution pourrait représenter un empiétement sur les pouvoirs propres du conseil d'administration, permettant aux émetteurs de refuser une inscription à l'ordre du jour ;

le cas d'une résolution demandant d'ajouter à l'ordre du jour un vote consultatif sur le plan arrêté par le conseil d'administration : étant consultatif, ce type de demande ne remettrait pas en cause les compétences propres des organes sociaux.

Compte tenu de l'essor de ces résolutions climatiques, la commission d'enquête estime qu'il est pertinent d'apporter de la lisibilité et de la sécurité aux actionnaires comme aux conseils d'administration en clarifiant le cadre législatif et réglementaire ainsi qu'en rendant plus effectif l'exercice par les actionnaires d'un recours devant le tribunal de commerce lorsque le conseil refuse l'inscription à l'ordre du jour d'un projet de résolution.

Recommandation n° 24 : Favoriser le dialogue actionnarial sur le climat tout en sécurisant son cadre :

- en clarifiant le cadre législatif et réglementaire afin qu'une résolution consultative proposée par des actionnaires, portant sur les enjeux climatiques et respectant les conditions de recevabilité en vigueur, ne puisse être rejetée par l'organe d'administration au motif de non-respect des règles de répartition légales de compétences entre les organes sociaux ;

- en facilitant, comme proposé par le Haut Comité Juridique de la Place Financière de Paris (HCJP), la saisine du tribunal de commerce en cas de contestation du refus d'inscription à l'ordre du jour de résolutions reçues par le conseil d'administration : pour permettre aux actionnaires d'obtenir une décision de justice rapide et compatible avec le calendrier d'une assemblée générale, modifier l'article L. 225 105 du Code de commerce pour faire expressément référence à l'application de la procédure accélérée au fond mentionnée à l'article 839 du code de procédure civile.

5. Mieux intégrer le climat à la gouvernance des entreprises
a) Encourager la généralisation des comités climatiques au sein des conseils d'administration.

La gouvernance des entreprises s'est progressivement structurée pour s'adapter à la prise en compte des enjeux climatiques au niveau stratégique. Pour l'État actionnaire, une charte RSE publiée en 2021 formalise les attentes de l'État actionnaire à l'égard des entreprises : l'intégration des enjeux sociaux et environnementaux à la gouvernance y fait l'objet d'un point dédié. Il est mentionné : « Les entreprises sont encouragées à créer un comité spécialisé du conseil d'administration sur la RSE »358(*). De même, Bpifrance encourage la création de comités climat au sein des conseils d'administrations des entreprises dont elle est actionnaire359(*). Bpifrance dispose elle-même d'un comité climat qui valide le plan stratégique, la doctrine et les actions en matière climatique sur la base d'un important travail de fond et d'une vaste documentation.

Dans son rapport de 2022, l'AMF constate que 80 % des entreprises de son échantillon ont mis en place un comité RSE au sein du conseil d'administration - qui peut être dédié, ou combiné à d'autres sujets (éthique, gouvernance, audit, etc.). Ces comités sont autant répandus au sein du CAC 40 que du SBF 120 mais le sont moins au sein des sociétés du FTSE 100 au Royaume-Uni (49 %) ou au sein du HDAX en Allemagne (15 %).

Rapport sur le gouvernement d'entreprise et la rémunération des dirigeants,
AMF, 2022, p. 36

À la différence des comités d'audit360(*), des comités en charge de la rémunération ou des nominations361(*), les comités en charge de sujets liés la RSE ou au climat ne font l'objet d'aucun encadrement réglementaire ni de recommandation du code Afep-Medef.

Depuis sa révision en décembre 2022, le code Afep-Medef formule des recommandations expresses sur le rôle du Conseil d'administration en matière de responsabilité sociale et environnementale, et notamment climatique. Son article 16 fixe des principes généraux aux comités du conseil d'administration, dont le nombre et la composition dépend de chaque conseil. Néanmoins, le code prévoit en son article 16 que « les sujets relatifs à la responsabilité sociale et environnementale fassent l'objet d'un travail préparatoire réalisé par un comité spécialisé du conseil d'administration ».

Depuis sa révision de septembre 2021, le code MiddleNext recommande quant à lui que chaque Conseil se dote d'un comité spécialisé en RSE ou se réunisse en formation de comité RSE, en fonction de sa taille362(*).

L'AMF souligne néanmoins quelques bonnes pratiques, comme :

- le fait de porter attention aux compétences sectorielles des administrateurs composant les comités dédiés ;

- le fait de prévoir une formation régulière des administrateurs en matière de RSE ;

- le fait de désigner, au sein du conseil d'administration, un « référent » en matière RSE (le Président du comité RSE s'il en existe un), afin de mener le conseil d'administration à approfondir ses travaux en la matière ;

- le fait de s'interroger sur la bonne articulation des différents comités.

Recommandation n° 25 : Renforcer la dimension climatique de la gouvernance des entreprises :

- en encourageant les entreprises à mettre en place des comités climatiques ou RSE au sein des conseils d'administration, notamment en approfondissant l'action de l'État actionnaire ;

- en incitant les entreprises du secteur de l'énergie, pour favoriser l'articulation des rôles de chaque instance, à clairement identifier les questions climatiques au sein