B. POUR RENFORCER LA STRATÉGIE SPATIALE EUROPÉENNE, ADAPTER LES INSTRUMENTS DE FINANCEMENT DE LA FRANCE ET DE L'UNION EUROPÉENNE
1. À l'échelle nationale, la rationalisation et l'adaptation des instruments de financement à l'évolution du contexte spatial
a) L'adoption d'une stratégie spatiale nationale est un levier de clarification de la politique spatiale
En premier lieu, la consécration dans un document synthétique des grandes orientations de la politique spatiale nationale, qui prendrait la forme d'une « stratégie spatiale nationale », serait de nature à renforcer la visibilité des différentes parties prenantes de la politique spatiale française. Ainsi, la « stratégie spatiale de défense » adoptée par la ministre des armées en juillet 2019 a déjà constitué un instrument précieux pour préparer la création du commandement de l'espace (CDE) et pour fixer une feuille de route qui a alimenté le volet spatial des travaux préparatoires à l'adoption de la loi du 1er août 2023 de programmation militaire 2024-2030 (LPM 2024-2030). Cette stratégie et la feuille de route associée appellent néanmoins une actualisation près de cinq ans après leur élaboration.
L'architecture institutionnelle complexe de la politique spatiale, qui fait intervenir le Centre national d'études spatiales (CNES) comme opérateur de référence ainsi que ses trois ministres de tutelles (économie, défense, recherche), est justifiée par le caractère transversal du domaine spatial. Elle renforce toutefois l'utilité d'un document programmatique global qui fixe les grandes orientations à moyen et long termes de la politique spatiale.
Plutôt que d'ajouter un nouvel acteur institutionnel, au risque de renforcer la complexité de la gouvernance actuelle, l'élaboration et la publication d'un document de référence constitue un instrument utile pour trancher entre différentes orientations possibles et affermir des arbitrages interministériels entre les responsables de la politique spatiale à l'échelle nationale. La stratégie serait adoptée par le ministre chargé de la politique spatiale, c'est-à-dire le ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique89(*).
Le contrat d'objectifs et de performance (COP) du CNES, s'il doit être coordonné avec la stratégie spatiale nationale, ne saurait tenir lieu de stratégie spatiale eu égard d'une part à la nature de ce document qui fixe à la fois des orientations générales pour le CNES et des objectifs précis relatifs à la gestion de l'établissement n'ayant pas un caractère proprement stratégique90(*) et d'autre part au fait que la politique spatiale nationale recouvre un périmètre élargi qui inclut par exemple la recherche spatiale financée par d'autres opérateurs nationaux de recherche comme le Centre national de la recherche scientifique (CNRS).
Sur le plan politique, l'adoption d'une stratégie spatiale nationale est un levier pour renforcer la visibilité du secteur spatial et de l'importance du soutien public au développement de ce secteur stratégique qui constitue une composante nécessaire à l'autonomie stratégique française et européenne. Par conséquent, en complément des actions de soutien à la culture scientifique et technique, cette stratégie doit également servir de support à la constitution d'un véritable récit politique associé à notre stratégie spatiale pour permettre son appropriation par les citoyens.
Sur le plan économique, les acteurs industriels auditionnés par le rapporteur ont confirmé l'utilité d'une stratégie spatiale globale, civile et militaire, pour renforcer la lisibilité de l'orientation des pouvoirs publics dans le domaine spatial. L'existence d'un document stratégique constitue également un élément de contexte favorable dans le cadre de la mobilisation des investisseurs privés notamment dans le cadre de levées de fonds.
Il est enfin à relever qu'en adoptant une stratégie spatiale nationale, la France s'alignerait sur une pratique observée dans de nombreuses puissances spatiales notamment en Europe. Le gouvernement italien a ainsi adopté en mars 2020 un document de vision stratégique pour l'espace pour la décennie 2020-2029 et le gouvernement fédéral allemand a adopté en septembre 2023 sa stratégie spatiale nationale.
Recommandation n° 1. Adopter une stratégie spatiale nationale recouvrant les dimensions civiles et militaires de la politique spatiale, pour renforcer la visibilité à long terme de l'engagement public vis-à-vis des citoyens, des pays-partenaires et des investisseurs privés (ministre chargé de la politique spatiale).
b) Les missions législatives du CNES peuvent être actualisées pour être adaptées à son activité réelle
En deuxième lieu, les missions législatives du CNES ne correspondent plus aujourd'hui à son périmètre d'intervention et pourraient être actualisées pour tenir compte de ses nouvelles orientations consacrées notamment dans le cadre de l'adoption de son contrat d'objectifs de performance (COP) pour la période 2022-2025. En effet, les missions actuellement prévues par l'article L. 331-2 du code de la recherche n'ont presque pas évolué depuis la création du CNES par la loi du 19 décembre 196191(*), contrairement à son activité « réelle ».
Les missions législatives du CNES sont presque exclusivement en lien avec la dimension scientifique de la politique spatiale. La seule actualisation législative est intervenue lors de l'entrée en vigueur de la loi sur les opérations spatiales (LOS) qui a consacré la compétence du CNES pour conseiller l'État dans la définition et le contrôle du respect des normes techniques relatives aux opérations spatiales et pour tenir un registre d'immatriculation des objets spatiaux.
Par conséquent, la réorientation stratégique du CNES mise en oeuvre à partir de juillet 2020, ayant pour objectif de renforcer le rôle du CNES comme opérateur de soutien à l'écosystème privé du spatial, ne s'est pas traduite par une actualisation législative des missions du CNES. Pourtant, cette réorientation se concrétise notamment dans le transfert de la tutelle principale de l'opérateur à la direction générale des entreprises, de même que par les orientations fixées dans le contrat d'objectifs et de performance (COP) 2022-2025 adopté en octobre 2022.
Le rapporteur relève que le décalage croissant entre l'activité réelle du CNES et ses missions législatives, s'il ne constitue pas un obstacle immédiat à la poursuite par l'opérateur de la diversification de ses activités, risque de nuire à la lisibilité de la stratégie du CNES sur le long terme. Une mise à jour de l'article L. 331-2 du code de la recherche pour y intégrer l'ensemble du périmètre d'intervention du CNES, et en particulier son rôle en matière de soutien à la filière industrielle du spatial et en matière militaire, en coordination avec la direction générale de l'armement (DGA), permettrait de rendre plus lisible son rôle et son large périmètre d'intervention. L'actualisation à venir de la programmation budgétaire dans le domaine de la recherche, prévue par la loi de programmation en vigueur92(*), constituerait un véhicule législatif approprié pour cette actualisation.
En matière de nomenclature budgétaire, le rapporteur relève également que le nom du programme 193 « Recherche spatiale », qui finance notamment le budget du CNES et la contribution française à l'ESA, ne correspond pas à l'objet de ce programme qui finance l'ensemble de la « politique spatiale » au regard de la diversité des activités du CNES et de l'ESA. Le nom de programme « recherche et politique spatiale » apparaîtrait à ce titre plus conforme au contenu de la politique publique qu'il finance.
Recommandation n°2. Actualiser à l'article L. 331-2 du code de la recherche les missions du Centre national d'études spatiales (CNES) pour y intégrer les dimensions stratégiques et industrielles de son activité (direction générale des entreprises, direction générale de l'armement).
c) Le soutien à la politique spatiale peut être diversifié en développant le recours aux technologies spatiales par les acheteurs publics
En troisième lieu, malgré la diversification des acteurs privés dans le secteur spatial, à la fois à l'amont et à l'aval de la filière industrielle, les pouvoirs publics conservent un pouvoir d'influence et d'orientation déterminant dans le développement des entreprises du secteur. Au-delà du soutien direct à la recherche ou de l'investissement public en capital dans certaines entreprises, un des principaux leviers du soutien public à l'écosystème privé du spatial est la commande publique.
La contribution du ministère des armées au financement de la filière spatiale, notamment à travers un investissement annuel de 723 millions d'euros au titre de ses besoins capacitaires, illustre le rôle déterminant des acheteurs publics pour soutenir les entreprises de la filière en les associant à la réalisation des services publics dont le fonctionnement peut s'appuyer sur des données ou des services spatiaux.
Le rapporteur relève toutefois que la commande publique en matière spatiale est fortement polarisée autour du ministère des armées et les entrepreneurs auditionnés ont souligné la nécessité de sensibiliser les acheteurs publics de l'ensemble des départements ministériels à l'existence de solutions proposées par des entreprises de l'aval de la filière spatiale. Il est à relever à ce titre que les technologies satellitaires ont des applications nombreuses notamment en matière d'urbanisme, d'aménagement du territoire, de gestion des espaces naturels, susceptibles d'intéresser aussi bien les collectivités territoriales que les services déconcentrés de l'État.
Sur le plan économique, il est par surcroît à relever que le fait pour une entreprise du secteur spatial de recevoir une commande publique est un signal déterminant vis-à-vis des investisseurs potentiels et que le recours à des startups spatiales dans le cadre de commandes publiques est également un levier de mobilisation des financements privés. À titre illustratif, la startup Unseenlabs de surveillance maritime depuis l'espace, qui a réalisée en février 2024 la principale levée de fonds du premier trimestre 2024 dans le secteur spatial en France en levant 85 millions d'euros, a bénéficié du fait qu'elle fait partie du consortium ayant remporté en juin 2023 l'appel à projet FLORE ouvert par le ministère des armées, pour la réalisation d'un démonstrateur de service d'observation du spectre radioélectrique depuis l'espace.
Par conséquent, le rapporteur relève que les initiatives prises par le CNES pour promouvoir le recours aux entreprises du New Space par les acheteurs publics doivent être poursuivies et structurées. En particulier, la plateforme « Connect by CNES » créée en 2017 pour assurer l'accompagnement des entrepreneurs dans le domaine du New Space en leur faisant bénéficier de l'expertise du CNES doit renforcer son offre de conseil et d'accompagnement à destination des acheteurs publics susceptibles de recourir à des services spatiaux, en particulier les collectivités territoriales, les administrations déconcentrées (préfectures) et les administrations centrales (ministères).
Sur le plan budgétaire, sur le modèle du cofinancement des travaux de rénovation thermique assuré par le volet écologique du plan « France Relance », la consécration de cette nouvelle mission du CNES pourrait se traduire par la fixation d'une enveloppe annuelle dans le budget du CNES permettant un cofinancement minoritaire en cas de premier recours à un service spatial par un organisme public.
Recommandation n°3. Diversifier le soutien public à la politique spatiale en consacrant le rôle du CNES dans le conseil et l'accompagnement des acheteurs publics et cofinancer le premier recours à des services spatiaux (CNES, direction générale des entreprises).
d) Le circuit de financement de la politique spatiale peut être simplifié
En quatrième lieu, le circuit budgétaire de financement de la politique spatiale peut être rationalisé et la contribution du plan France 2030 à la politique spatiale doit être recentrée sur des projets exceptionnels de soutien à des acteurs du secteur, sans se substituer aux crédits budgétaires conventionnels pour financer la contribution française à l'Agence spatiale européenne (ESA).
En effet, le plan France 2030, qui a succédé en octobre 2021 aux volets successifs du programme d'investissements d'avenir (PIA), est régi par un cadre budgétaire dérogatoire qui limite la capacité d'intervention du Parlement lors du vote annuel des crédits budgétaires en loi de finances initiale. Le circuit dérogatoire du plan France 2030 repose sur la délégation de crédits par l'État aux quatre opérateurs du plan (Bpifrance, Agence nationale de la recherche, Caisse des dépôts et consignations, Agence de l'énergie et de la maîtrise de l'environnement). Les autorisations d'engagements (AE) votées par le Parlement sont intégralement consommées au moment de la signature des conventions entre l'État et les opérateurs. Ces conventions permettent à ces derniers de disposer de marges pluriannuelles d'investissements en versant progressivement les aides aux bénéficiaires finaux du plan, en bénéficiant d'abondements annuels calculés selon leurs besoins de décaissement au regard des aides contractualisés avec les bénéficiaires finaux.
Ce cadre budgétaire dérogatoire a pour objectif de « sanctuariser » une partie des dépenses publiques d'investissement en les excluant des mécanismes de régulation infra-annuelle (comme par exemple la mise en réserve de crédits) et en évitant la réduction du montant des investissements au profit d'objectifs de court terme, pour s'extraire de « la tyrannie du court terme » selon l'expression retenue dans le rapport remis en 2009 par Alain Juppé et Michel Rocard, à l'origine du premier volet du programme d'investissement d'avenir (PIA)93(*).
Il est néanmoins à relever que ce cadre extrabudgétaire implique le respect strict d'une doctrine d'investissement pour éviter que le plan France 2030 ne devienne une voie de contournement des règles budgétaires conventionnelles. En particulier, il est prévu que les investissements stratégiques soient gérés « de manière étanche par rapport au reste du budget »94(*). Ce principe de non-substitution, rappelé en 2023 par le comité de surveillance des investissements d'avenir (CSIA)95(*), a pour objectif d'éviter le contournement du cadre budgétaire classique par le recours aux crédits du plan France 2030.
La participation de la France à la « nouvelle aventure spatiale » constitue l'un des dix-sept objectifs et leviers du plan France 2030 présenté en octobre 2021 par le Président de la République.
Le rapporteur relève qu'à côté des aides versées directement aux bénéficiaires par Bpifrance et par le CNES, qui a un statut d'opérateur associé au déploiement du plan96(*), une partie des crédits du plan France 2030 finance une fraction de la contribution française à l'Agence spatiale européenne (ESA).
La contribution française à l'ESA, financée à hauteur de 1 066 millions d'euros en 2024 par les crédits budgétaires conventionnels du programme 193 « Recherche spatiale », est complétée par un cofinancement à hauteur de 41 millions d'euros en 2024 par des crédits du plan France 2030. Par suite, et indépendamment de la cohérence entre les programmes de l'ESA financés par la contribution française et les objectifs du plan France 2030, les crédits du plan France 2030 mobilisés pour financer la contribution française à l'ESA viennent se substituer aux crédits conventionnels du programme 193. Il est par surcroît à relever que la gouvernance du plan France 2030, qui fait intervenir un comité de pilotage ministériel opérationnel (CPMO) chargé d'analyser toutes les demandes de subvention en vue d'une décision d'attribution au bénéficiaire final prise par le Premier ministre, est adaptée au versement d'une aide à un porteur de projet déterminé et non au financement d'une fraction de la contribution nationale au budget d'une organisation intergouvernementale comme l'ESA.
Par conséquent, le rapporteur relève qu'en application du principe de non-substitution, les aides du plan France 2030 doivent être intégralement dirigées vers les porteurs de projet tandis que la contribution française l'ESA doit être intégralement financée par les crédits conventionnels du programme 193.
Recommandation n°4. Simplifier le circuit de financement de la politique spatiale en intégrant au programme 193 « Recherche spatiale » l'intégralité de la contribution française à l'Agence spatiale européenne (ESA) (CNES, secrétariat général pour l'investissement).
e) Le dispositif de soutien aux acteurs français du secteur spatial dans la mobilisation de fonds européens peut être complété
En cinquième lieu, les acteurs français du secteur spatial doivent s'appuyer sur l'expertise du CNES pour améliorer le taux de retour de la France en matière de financement par l'Union européenne de la recherche spatiale et de l'innovation.
À la différence de l'ESA, dans le cadre de laquelle le principe de « retour géographique » assure un niveau de dépense dans chaque État membre proportionnel à sa contribution au budget, l'Union européenne ne garantit pas de répartir les dépenses entre les États membres selon leur contribution au budget de l'Union européenne. Les données financières publiées par la Commission européenne permettent de suivre, pour chaque politique publique financée par l'Union européenne, le taux de retour de la France c'est-à-dire la fraction des dépenses réalisées en France et de le comparer au taux de la contribution française au budget de l'Union qui est de 17,2 % en 2023.
Dans le domaine de la recherche spatiale, les financements de l'Union européenne sont gérés dans le cadre du volet spatial du programme-cadre pour la recherche et l'innovation (PCRI) « Horizon Europe » qui couvre la période 2021-2027. Le rapporteur relève que la qualité des laboratoires de recherche français en matière spatiale se traduit par un statut de bénéficiaire nette de la France pour le volet spatial du programme « Horizon Europe ». En effet, dans le sillage du programme « Horizon 2020 » qui couvrait la période 2014-2020 et pour lequel la France avait obtenu un taux de retour de 20 % pour le volet spatial, contre un taux de retour global de 10,7 %, le taux de retour de la France pour le volet spatial d'Horizon Europe atteint 28% en 2023 contre un taux de retour global de 11,7 % en 2022.
Dans le domaine de la mise en oeuvre du programme spatial de l'Union européenne, la solidité de la position des industries françaises dans le domaine aéronautique se traduit également par un taux de retour supérieur au taux de contribution, avec un taux de retour de 33,5 % en 2022. Le rapporteur relève que la politique spatiale constitue un levier déterminant de localisation en France des dépenses de la politique industrielle de l'Union dès lors que la France demeure, avec un taux de retour de 16,6 %, contributrice nette à l'échelle de l'ensemble de la rubrique 1 « politiques de compétitivité » du cadre financier pluriannuel (CFP) 2021-2027, qui inclut également les dépenses de recherche et d'innovation, les investissements stratégiques notamment en matière d'interconnexion et les dépenses de fonctionnement du marché unique.
Le rapporteur relève enfin que la capacité des laboratoires de recherche et des entreprises françaises à obtenir des financements de l'Union européenne, et en particulier du programme Horizon Europe, résulte de la mise en place par la direction générale de la recherche et de l'innovation (DGRI) du ministère chargé de la recherche d'un réseau de points de contact nationaux (PCN) répartis par secteur qui assurent une mission d'information et d'accompagnement des acteurs français se portant candidat aux financements de l'Union. Le rapporteur relève à ce titre que le caractère de bénéficiaire nette de la France dans le volet spatial d'Horizon Europe témoigne de la pertinence de l'action du point de contact national « espace » de la DGRI et de l'utilité de consolider dans le temps cette mission d'accompagnement pour maintenir un taux de retour satisfaisant en matière de recherche spatiale.
Le rapporteur relève également que la Commission européenne a mis en place en janvier 2022 l'initiative Cassini dotée d'un financement d'un milliard d'euros à horizon 2027. Cette initiative repose sur trois leviers d'intervention qui sont le versement de subvention à des startups lauréates de prix à l'issue de concours organisés notamment par l'Agence de l'Union européenne pour le programme spatial (EUSPA), le financement de fonds de capital risque (VC) dans le domaine spatial et la formation des acteurs du spatial par l'organisation d'événements ou de programme « d'accélérateurs » pour les entrepreneurs du domaine spatial. Il est également prévu que cette initiative soit complétée par un dispositif géré par la Banque européenne d'investissement (BEI) de financement par la dette des entreprises du secteur spatial. Alors que l'accès des entreprises française à l'initiative Cassini ne fait pas l'objet à ce stade d'un suivi spécifique, ni dans le contrat d'objectifs et de performance du CNES ni dans les indicateurs de performance du programme budgétaire 193 « Recherche spatiale », il est essentiel que les pouvoirs publics mettent en place au bénéfice des entreprises du secteur un soutien adapté et visible, en l'intégrant soit au PCN « espace » soit à la plateforme « Connect by CNES », pour leur permettre de capter une partie des financements de l'initiative Cassini à la hauteur de l'importance du rôle de la France dans le secteur spatial.
Recommandation n°5. Consolider le dispositif de soutien aux acteurs français se portant candidat pour obtenir des financements européens dans le secteur spatial en maintenant la mission d'accompagnement des porteurs de projet dans le secteur public (programme Horizon Europe) et en l'élargissant au secteur privé (initiative Cassini) (DGRI, DGE, CNES).
2. À l'échelle européenne, la préférence pour les entreprises européennes dans le cadre de la commande publique et le renforcement du rôle de la Commission dans la politique spatiale sont des leviers de consolidation d'une stratégie spatiale commune
En premier lieu, la consécration d'une préférence européenne pour la passation des marchés publics dans le domaine spatial est une priorité pour rationaliser la dépense publique des pays européens et soutenir dans la durée l'accès souverain de l'Europe à l'espace.
En effet la commande publique constitue l'une des principales sources de financement de l'industrie et des services spatiaux. À l'échelle mondiale, les lancements orbitaux institutionnels ont représenté 48 % des lancements soit 105 des 221 lancements orbitaux réalisés en 2023. Par conséquent, le modèle économique de l'industrie spatiale européenne repose sur l'accès des entreprises du secteur à la commande publique passée notamment par l'ESA et par les agences spatiales nationales européennes.
Dans le domaine des lanceurs, alors que le programme Ariane 5 s'est largement appuyé sur la réalisation de lancements commerciaux, la capacité du programme Ariane 6 à proposer des prix compétitifs pour réaliser des lancements commerciaux dépendra notamment de la possibilité pour ArianeGroup de s'appuyer sur un nombre suffisant de lancements institutionnels afin d'amortir ses coûts fixes et réaliser les économies d'échelle associées.
Alors que l'Europe constitue un marché de taille réduite par rapport aux États-Unis ou à la Chine, elle se trouve par surcroît dans une situation asymétrique vis-à-vis de ces deux pays du fait de l'ouverture des marchés publics spéciaux au sein de l'Union européenne qui contraste avec la forte réglementation mise en place en Chine et aux États-Unis pour favoriser le recours à des entreprises nationales dans le domaine spatial.
Ce constat a été dressé depuis plusieurs années et il a donné lieu à des engagements unilatéraux de certains pays européens de privilégier les entreprises européennes pour la réalisation de leurs lancements institutionnels, dont notamment la déclaration conjointe faite à Madrid en octobre 201897(*) sur l'exploitation institutionnelle européenne d'Ariane 6 et de Vega-C qui reconnait la nécessité de recourir de manière coordonner aux lanceurs européens pour garantir un accès souverain et compétitif à l'espace.
Pour autant, la préférence européenne dans le domaine spatial n'est pas assurée par le droit de l'Union et plusieurs pays européens ont eu recours dans les années récentes à des lanceurs extra-européens, et notamment américains, pour leurs lancements institutionnels dont notamment le Luxembourg98(*), l'Espagne99(*) ou l'Allemagne100(*).
Le rapporteur, conformément à la position qu'il avait prise dans sa proposition de résolution européenne sur la politique spatiale de l'Union européenne, devenue résolution du Sénat le 9 août 2019101(*), soutient la mise en place dans le cadre du droit de l'Union européenne d'un cadre juridique en mesure de garantir l'effectivité d'un principe de préférence européenne pour la commande publique dans le domaine spatial, au service de la compétitivité et de la souveraineté de l'industrie spatiale européenne.
Il est à relever à ce titre que la France soutient l'adoption d'un acte législatif d'encadrement de l'accès aux marchés publics pour les secteurs stratégiques ou Buy European Act. Le principe de ce dispositif d'encadrement, qui a été soutenu par le Président de la République en octobre 2022, a été réaffirmé à l'occasion de l'adoption en février 2023 au Parlement européen d'une proposition de résolution sur la stratégie industrielle de l'Union européenne ayant fait l'objet d'un amendement102(*), non intégré au texte final adopté par le Parlement européen, qui a recueilli les signatures d'eurodéputés français siégeant dans cinq groupes différents103(*). Si ce cadre n'a donc pas vocation a être immédiatement applicable à la commande spatiale, il témoigne du consensus existant sur la nécessité d'adapter le droit de la commande publique au sein de l'Union européenne dans certains secteurs stratégiques pour préserver l'autonomie de décision de l'Union européenne.
Dans le sillage de cette réforme du droit européen des marché public, le principe de « préférence européenne » en matière de lancement spatial institutionnel doit être consacré par le droit de l'Union, pour garantir un accès privilégié effectif à la commande publique à la filière souveraine des lanceurs spatiaux européens, en prévoyant le cas échéant des cas d'exemption exceptionnelle en cas d'inaccessibilité prolongée d'une solution européenne répondant à un besoin institutionnel spécifique. Un accès prioritaire aux marchés institutionnels européens constitue en effet une condition indispensable à la compétitivité de l'industrie spatiale européenne.
Recommandation n°6. Consacrer un principe de « préférence européenne » applicable aux lancements spatiaux institutionnels réalisés par l'ensemble des États membres de l'Union (Commission européenne, Représentation permanente de la France auprès de l'Union européenne).
En second lieu, le schéma actuel de financement de la politique spatiale à l'échelle européenne fragilise la compétitivité de l'industrie spatiale du fait du principe du retour géographique appliqué par l'Agence spatiale européenne (ESA).
L'Agence spatiale européenne (ESA), qui dispose d'une capacité d'expertise éprouvée dans le développement de programmes spatiaux, est une organisation internationale dont les règles de fonctionnement sont adaptées à une coopération internationale consensuelle dans un domaine technique. Le fonctionnement de l'ESA prévoit par conséquent que la plupart des décisions prises par le conseil de l'agence sont adoptées à la majorité simple non pondérée, chaque État membre disposant d'une voix au conseil indépendamment du montant de sa contribution. Ce mode de fonctionnement ne reflète pas les équilibres financiers de l'agence alors même qu'il existe des disparités très importantes entre les contributions des États membres comme l'illustre le fait qu'alors qu'il existe un rapport d'un à trente entre la contribution de l'Allemagne (1 064 millions d'euros en 2023) au budget de l'ESA et celle du Danemark (35 millions d'euros en 2023), ces deux États disposent de la même voix délibérative au conseil. Le caractère opérationnel du fonctionnement de l'ESA est par surcroît réduit, dans un contexte de synergie croissante entre les applications civiles et militaires des technologies spatiales, par la limitation des compétences de l'ESA dans le domaine militaire104(*) et par la présence au sein de l'agence de pays extérieurs à l'Union européenne dont notamment le Royaume-Uni et le Canada, ce dernier bénéficiant d'un statut équivalent à celui d'État associé au sein de l'ESA.
Parallèlement, les programmes de l'ESA sont soumis au principe de « retour géographique » qui constitue un principe transversal et structurant dans l'organisation de l'agence. Consacré à l'article VII de la convention constitutive de l'agence dont les modalités d'application sont précisées par l'annexe V sur la politique industrielle, la règle du retour géographique a pour objet de garantir aux industriels de chaque État membre de l'ESA un montant de commande équivalent à la contribution de cet État au budget de l'agence. L'ESA calcule par conséquent un coefficient de retour global pour chaque État membre, qui correspond au rapport entre la proportion des commandes reçues par cet État et la proportion de sa contribution au budget de l'agence, et oriente ses commandes avec comme objectif d'atteindre un coefficient de retour global de 1 pour chaque État membre105(*).
Cette règle très contraignante a été un levier pour associer de nombreux pays européens à la création d'un programme spatial commun, eu égard à la garantie pour les nouveaux membres de l'ESA de bénéficier de contrats industriels et de la possibilité de développer des sites industriels aérospatiaux.
Cependant, le rapporteur relève que cette règle défavorise les entreprises françaises du secteur dès lors qu'elles représentent 35 % des emplois du secteur en Europe soit une proportion largement supérieure à la part de la contribution française au budget de l'ESA qui est de 24 %. Par suite, les industriels français qui participent aux programmes de l'ESA, et singulièrement au programme des lanceurs Ariane, sont fréquemment contraint de choisir des sous-traitants situés en dehors du territoire français pour respecter la règle du retour géographique. La mise en oeuvre du retour géographique fait obstacle à l'optimisation de la chaîne de production des lanceurs européens et se traduit conséquemment par des surcoûts et un phénomène de duplication surérogatoire des compétences dans le secteur en Europe.
Le rapporteur relève également que dès le projet de loi de ratification de la convention constitutive de l'ESA, le sénateur Michel D'Aillières, rapporteur au Sénat du projet de loi, avait souligné qu'il était « difficile, a priori, de penser que l'application du système de juste retour corresponde à la meilleure utilisation des moyens »106(*). Il est en outre à relever que depuis l'entrée en vigueur de la convention constitutive de l'ESA, l'environnement spatial a été radicalement transformé. La perte de compétitivité induite par l'application du juste retour, dont les conséquences ont pendant longtemps été réduites du fait des importantes barrières à l'entrée existant dans le secteur spatial, fait désormais peser un poids excessif sur l'industrie spatiale européenne dans un contexte de diversification des acteurs industriels internationaux et d'accroissement de la pression concurrentielle alimentée notamment par les lancements commercialisés par SpaceX.
C'est dans ce contexte que doit être appréhendée l'intervention croissante de la Commission européenne dans le domaine des programmes spatiaux. Sous réserve d'appliquer strictement la répartition des compétences prévues par les traités, la montée en puissance progressive de la Commission européenne dans la politique spatiale constitue une circonstance favorable au renforcement du secteur spatial européen.
Premièrement, le renforcement du rôle de l'Union européenne en matière spatiale peut s'appuyer sur l'expertise technique développée au sein de l'ESA depuis les années 1970, en prévoyant notamment de l'associer à la maîtrise d'ouvrage des programmes spatiaux de l'Union comme en témoigne l'organisation actuelle du programme Galileo qui associe l'ESA pour le développement technique du programme et la Commission pour la supervision de sa mise en oeuvre. Deuxièmement, le système institutionnel de l'Union européenne permet à la Commission européenne de poursuivre une stratégie cohérente sous le contrôle des États membres et correspond à la nécessité de renforcer le pilotage stratégique des programmes spatiaux européens. Troisièmement, les souscriptions de l'Union européenne au programme de l'ESA ne sont pas soumises au principe du retour géographique et la consolidation du rôle du budget de l'Union pour financer la politique spatiale constitue à ce titre un levier essentiel pour renforcer la compétitivité de l'industrie spatiale européenne.
Le rapporteur relève à ce titre que si le cadre financier pluriannuel 2021-2027 (CFP 2021-2027) a consacré la hausse du budget de l'Union relatif à la politique spatiale, il avait été préparé par la Commission et adopté par le Conseil de l'Union avant le déclenchement de la guerre en Ukraine en février 2022. Depuis, l'Union européenne a réaffirmé son engagement en matière de politique étrangère et de sécurité commune et les États membres ont renforcé leur soutien à l'objectif d'autonomie stratégique européenne au service d'une « souveraineté européenne »107(*), notamment à l'occasion du sommet de Versailles du 11 mars 2022 organisé dans le cadre de la présidence française du Conseil de l'Union (PFUE).
La réforme des modalités d'application du principe du retour géographique nécessite une modification d'une annexe au traité constitutif de l'ESA qui ne pourra être mise en oeuvre qu'à l'unanimité des membres de l'agence qui sera difficile à obtenir à court terme étant donné que les États ne disposant pas encore d'une industrie aérospatiale importante bénéficient du principe de retour géographique. Le rapporteur relève également que si la règle du retour géographique présente un risque de réduction de la compétitivité des entreprises européennes dans le domaine industriel, la coopération européenne sur les programmes scientifiques de l'ESA soulève des enjeux différents. En effet, la règle du retour géographique constitue une garantie pour les organismes nationaux de recherche coopérant avec l'ESA et elle permet d'associer plusieurs pays européens au sein de programmes de recherche commun pour atteindre une taille critique renforçant l'efficacité de ces dépenses de recherche partagées. Dès lors que les programmes de recherche ne sont pas soumis à un objectif de compétitivité, il n'est pas nécessaire de réformer la règle du retour géographique dans le périmètre des programmes scientifiques.
À moyen terme, c'est-à-dire d'ici à la conférence ministérielle de l'ESA de 2025, l'application du principe de retour géographique pourrait être réformée dans le domaine industriel notamment en réduisant le seuil pour le coefficient de retour global qui pourrait être réduit à 0,5 ou en prévoyant des critères de suspension de l'application du principe de retour géographique lorsque les coûts proposés par certains industriels s'écartent des objectifs fixés par l'ESA.
À long terme, la dynamique de croissance du budget de l'Union européenne consacré à la politique spatiale pourrait être poursuivie voire amplifiée dans le cadre de la préparation du prochain cadre financier pluriannuel (CFP) qui couvrira la période 2028-2034. Le rôle de l'Union européenne comme financeur de la politique spatiale est un levier de consolidation de la stratégie spatiale européenne, de rationalisation de l'industrie spatiale en Europe au bénéfice des industriels français du secteur et de renforcement de sa compétitivité dans un contexte de pression concurrentielle accrue.
Recommandation n°7. À moyen terme, à l'occasion de la conférence ministérielle de 2025, réformer dans le domaine industriel la règle du retour géographique inscrite dans le traité constitutif de l'Agence spatiale européenne (ESA), pour concilier les objectifs de compétitivité et d'équilibre de la répartition géographique de l'industrie spatiale (CNES, ministre des affaires étrangères).
Recommandation n°8. À long terme, consolider le rôle de l'Union européenne dans le financement de la politique spatiale européenne dans le cadre financier pluriannuel (CFP) 2028-2034 pour renforcer son pilotage politique et la compétitivité de l'industrie spatiale au regard de l'objectif d'autonomie stratégique européenne (Commission européenne, Représentation permanente de la France auprès de l'Union européenne).
* 89 Décret n° 2023-662 du 26 juillet 2023 relatif aux attributions du ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique.
* 90 Le COP du CNES pour la période 2022-2025, adopté en octobre 2022, comporte 16 indicateurs et 27 actions à mener dont certaines ont un caractère opérationnel qui concerne strictement la gestion de l'opérateur comme par exemple l'indicateur relatif à la masse salariale du CNES ou l'action à mener relative à l'adoption d'une stratégie bas carbone par le CNES.
* 91 Art. 2 de la loi n° 61-1382 du 19 décembre 1961 instituant un centre national d'études spatiales.
* 92 Art. 3 de la loi n° 2020-1674 du 24 décembre 2020 de programmation de la recherche pour les années 2021 à 2030 et portant diverses dispositions relatives à la recherche et à l'enseignement supérieur.
* 93 A. Juppé, M. Rocard, Investir pour l'avenir, novembre 2009, p. 3.
* 94 A. Juppé, M. Rocard, Investir pour l'avenir, novembre 2009, p. 15
* 95 CSIA, France 2030. Lancement maîtrisé d'un plan d'investissements à impacts majeurs, juin 2023, p. 69.
* 96 Convention entre l'État, Bpifrance et le CNES du 30 septembre 2022.
* 97 La déclaration conjointe a été signée par des représentants de l'ESA et des agences spatiales nationales de l'Italie, de l'Espagne, de la France, de l'Allemagne et de la Suisse.
* 98 Lancement en 2018 du satellite GovSat 1.
* 99 Lancement en 2018 du satellite Paz.
* 100 Lancement en 2022 du satellite ENMAP.
* 101 Sénat, 9 août 2019, n° 145 (sessions extraordinaires de 2018-2019), Résolution européenne sur la politique spatiale de l'Union européenne, alinéa 12.
* 102 Proposition de résolution commune sur une stratégie industrielle de l'UE pour stimuler la compétitivité industrielle, les échanges commerciaux et la création d'emplois de qualité, n° B9-0107/2023, amendement n° 4, 15 février 2023.
* 103 GUE, S&D, Verts, Renew et PPE.
* 104 Art. II de la convention de Paris du 30 mai 1975 portant création d'une Agence spatiale européenne.
* 105 Convention de Paris du 30 mai 1975 portant création d'une Agence spatiale européenne, article IV de l'annexe V.
* 106 Sénat, commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, n° 363 (1977-1978), 19 mai 1978, Rapport sur le projet de loi autorisant la ratification de la convention portant création d'une Agence spatiale européenne, au rapport de M. Michel d'Aillièers, p. 19.
* 107 Déclaration de Versailles des chefs d'État ou de gouvernement de l'Union européenne, 11 mars 2022, §7.