N° 15
SÉNAT
SESSION ORDINAIRE DE 2024-2025
Enregistré à la Présidence du Sénat le 8 octobre 2024
RAPPORT D'INFORMATION
FAIT
au nom de la délégation aux droits des
femmes et à l'égalité des chances
entre les hommes et
les femmes (1) sur les femmes sans abri,
Par Mmes Agnès EVREN, Marie-Laure PHINERA-HORTH,
Olivia RICHARD
et Laurence ROSSIGNOL,
Sénatrices
Tome I - Rapport
(1) Cette délégation est
composée de : Mme Dominique Vérien,
présidente ; Mmes Annick Billon,
Evelyne
Corbière Naminzo, Laure Darcos, Béatrice Gosselin,
M. Marc Laménie, Mmes Marie Mercier, Marie-Pierre Monier,
Guylène Pantel, Marie-Laure Phinera-Horth, Laurence Rossignol, Elsa
Schalck, Anne Souyris, vice-présidents ;
Mmes Marie-Do Aeschlimann, Agnès Evren, Annie Le Houerou,
secrétaires ; Mme Jocelyne Antoine, MM. Jean-Michel
Arnaud, Hussein Bourgi, Mmes Colombe Brossel, Samantha Cazebonne,
M. Gilbert Favreau, Mme Véronique Guillotin, M. Loïc
Hervé, Mmes Micheline Jacques, Lauriane Josende, Else Joseph,
Marie-Claude Lermytte, Brigitte Micouleau, Raymonde Poncet Monge, Olivia
Richard, Marie-Pierre Richer, M. Laurent Somon, Mmes Sylvie Valente Le Hir,
Marie-Claude Varaillas, M. Adel Ziane.
L'ESSENTIEL
Les femmes sans domicile, et a fortiori celles sans abri qui passent la nuit dans la rue faute de place en hébergement d'urgence, sont régulièrement décrites comme invisibles, soit qu'elles passent inaperçues, qu'elles se cachent ou qu'elles soient victimes d'une invisibilisation. La délégation aux droits des femmes a choisi de mettre en lumière l'ampleur de cette problématique, les difficultés, les violences et les traumatismes auxquels ces femmes sont confrontées.
À l'issue de dix mois de travaux, les rapporteures formulent 22 recommandations visant à mieux connaître et repérer ces femmes, assurer une offre d'hébergement à la hauteur de leurs besoins, faciliter leur accès au logement, mieux les accompagner dans l'accès à leurs droits et leur quotidien, et soutenir et valoriser les travailleurs sociaux qui assurent cet accompagnement.
I. SORTIR LES FEMMES DE L'OMBRE DE LA RUE
A. UNE AUGMENTATION, SOUS LES RADARS, DU NOMBRE DE FEMMES À LA RUE
Le nombre de personnes sans domicile a doublé en dix ans, pour atteindre 330 000 en 2024, dont environ 120 000 femmes. Si la majorité est hébergée dans des lieux financés par l'État, certains hébergements d'urgence ne sont octroyés que pour quelques nuits et chaque semaine il faut quitter le lieu, repasser par la rue, parfois pendant plusieurs jours, avant de retrouver un nouvel abri. Chaque soir, environ 3 000 femmes et près de 3 000 enfants sans abri passent la nuit dans la rue.
Cependant, il ne s'agit que de données incomplètes : la dernière enquête nationale Sans Domicile de l'Insee date de 2012 et les résultats des enquêtes de veille sociale ne sont pas systématiquement ventilés par sexe. Les opérations de décompte des femmes sans abri sont également rendues complexes par les stratégies d'invisibilisation que celles-ci adoptent afin ne pas s'exposer aux violences de la rue (mobilité extrême, dissimulation dans des espaces clos, apparence soignée ou au contraire repoussante...).
B. LA RUE ABÎME, BLESSE ET TUE
L'absence de domicile et les conditions de vie précaires qui y sont associées exposent les femmes à de multiples facteurs de risque : vieillissement accéléré, troubles liés à une mauvaise alimentation et aux difficultés d'accès à l'hygiène, complications en cas de pathologies, risques d'infection au VIH et aux hépatites, épuisement psychique, troubles dépressifs, grossesses et naissances à risques, retards de prise en charge, renoncements aux soins... |
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En outre, la quasi-totalité de ces femmes ont subi des violences physiques et sexuelles dans la rue, qui s'ajoutent à celles qu'elles ont souvent vécu dans leur enfance, dans leur foyer ou au cours de leur parcours migratoire. Elles sont particulièrement exposées aux risques d'exploitation par le travail et d'exploitation sexuelle (hébergements contre « services » et prostitution). |
« Au bout d'un an passé à la rue, 100 % des femmes ont subi un viol, quel que soit leur âge, quelle que soit leur apparence. Pour elles, c'est un trauma parmi d'autres. » Aurélie Tinland, médecin-psychiatre à l'AP-HM
Recommandations : - Systématiser des analyses genrées et un questionnement des violences subies, en particulier dans le cadre de la prochaine enquête Sans Domicile de l'Insee prévue en 2025 et de la modernisation du SI-SIAO, qui devra permettre de disposer de données en temps réel. - Améliorer l'accès aux professionnels de santé, en particulier en santé gynécologique et en santé mentale, en déployant la médiation en santé, des permanences d'accès aux soins, des équipes d'intervention mobile, la vaccination des primo-arrivantes par l'Ofii. - Améliorer la détection et la prise en charge des violences sexistes et sexuelles en sensibilisant les travailleurs sociaux et les forces de l'ordre qui recueillent les plaintes. - Permettre aux associations de fournir aux femmes sans abri des moyens d'auto-défense. |
II. LEUR TROUVER UN TOIT
A. ASSURER UNE OFFRE D'HÉBERGEMENT ADAPTÉE À LEURS BESOINS
L'offre d'hébergement a été multipliée par deux en dix ans, atteignant :
places dans le parc généraliste (centres d'hébergement et de réinsertion sociale dits CHRS, centres d'hébergement d'urgence et autres centres) et dans des hôtels sociaux |
places dans le cadre du dispositif national d'accueil (DNA) des demandeurs d'asile |
En dépit de cette augmentation, le parc d'hébergement est aujourd'hui saturé, faute de solutions de sortie vers le logement, et ne remplit donc plus sa vocation de solution temporaire. |
Demandes d'hébergement non pourvues (DNP) par département dans la nuit du 19 août 2024 Carte réalisée par la délégation à partir de données transmises par la Dihal |
Pour gérer la pénurie de places, certaines préfectures ont défini des critères de vulnérabilité de plus en plus restrictifs. Ce qui ne devait être qu'une priorité dans la prise en charge et une aide à la décision est devenu une condition d'accès à part entière, en dépit du principe d'inconditionnalité de l'hébergement. De facto, les personnes qui ne relèvent pas du niveau 1 de vulnérabilité (en Île-de-France : les femmes victimes de violences, les femmes enceintes de plus de 6 mois et les enfants de moins de 3 mois) n'ont souvent aucune solution d'hébergement proposée lorsqu'elles appellent le 115 et même les personnes vulnérables n'obtiennent pas systématiquement une mise à l'abri faute de places d'hébergement disponibles ou compatibles avec leur composition familiale.
Recommandations : - Afin d'assurer une mise à l'abri immédiate et une prise en charge minimale d'un mois pour les femmes et les familles, créer 10 000 places d'hébergement supplémentaires, en mobilisant notamment l'habitat intercalaire. - Améliorer la qualité du parc d'hébergement en transformant les nuitées hôtelières en places pérennes et en assurant davantage de places non mixtes pour les femmes isolées, des places adaptées à toutes les configurations familiales et des lieux permettant de cuisiner, disposer d'une intimité et accueillir des enfants. |
B. FACILITER L'ACCÈS AU LOGEMENT
Les problématiques de l'hébergement et du logement sont intrinsèquement liées : l'embolie de l'hébergement s'explique par la crise du logement en aval, notamment la baisse de la production de logements sociaux depuis 2018, rendant quasiment impossible l'accès au logement pour les plus précaires, bloqués dans l'hébergement parfois pendant des années. La proportion, au sein des dispositifs d'hébergement de personnes de nationalité étrangère, parmi lesquelles beaucoup de femmes, ne répondant pas aux critères de régularité du séjour, constitue également un facteur de congestion du système. Or, l'accès direct au logement doit constituer le premier outil de protection des personnes à la rue, en particulier des femmes, plus exposées aux violences.
Recommandations : - Accroître la construction de logements sociaux et simplifier les procédures de construction de logements à bas loyers dans le secteur privé. - Établir un critère de priorité pour les femmes seules et les mères isolées sans domicile pour l'attribution d'un logement social. - Renforcer les moyens des programmes spécialisés d'accès direct au logement pour les personnes les plus vulnérables, sur le modèle du dispositif Un chez-soi d'abord. |
III. LES ACCOMPAGNER DANS L'ACCÈS À LEURS DROITS ET FACILITER LEUR QUOTIDIEN
A. FACILITER L'ACCÈS AUX DROITS ET AUX SERVICES DU QUOTIDIEN DES FEMMES SANS ABRI ET DE LEURS ENFANTS
Apporter une solution durable à la problématique du sans-domicilisme et à l'embolie du parc d'hébergement supposera de traiter la situation administrative des personnes en situation irrégulière qui y sont hébergées pendant des années. Certaines femmes hébergées travaillent ou ont des enfants nés ou scolarisés en France : elles ne sont pas expulsables mais ne peuvent accéder à un logement faute de droits. Nombre d'entre elles sont également particulièrement exposées aux réseaux de traite et de prostitution.
En outre, certaines femmes, pourtant en situation régulière, se retrouvent sans logement faute de renouvellement de leur titre de séjour, procédure longue et complexe.
Recommandations : - Impulser un effort particulier en faveur des femmes sans domicile dans le cadre de la circulaire Valls, qui permet aux préfets de procéder à des régularisations au cas par cas. - Créer, au sein des préfectures, un guichet dédié aux demandes de délivrance ou de renouvellement de titres de séjour, déposées par des femmes étrangères isolées et sans domicile. |
Alors qu'un quart des personnes sans domicile est passé par l'aide sociale à l'enfance (ASE) et que les jeunes femmes qui en sont issues sont particulièrement exposées au risque de prostitution, il apparaît indispensable de poursuivre la prise en charge de ces jeunes jusqu'à leur autonomie.
Recommandation : Appliquer pleinement la loi sur les contrats jeunes majeurs (ASE) en engageant la responsabilité des départements ne les mettant pas en oeuvre. |
Effectuer des démarches administratives ou accéder à des services du quotidien élémentaires peut s'avérer très difficile pour les femmes à la rue face à une segmentation des lieux de l'assistance (place d'hébergement, accueil de jour, distribution alimentaire, bains douches, bagagerie...), la mixité de certains lieux et des difficultés d'accès aux transports, entraînant des phénomènes de non-recours.
Recommandation : Faciliter l'accès aux services du quotidien et aux démarches administratives, en développant les accueils de jour réservés aux femmes, centralisant services du quotidien et accompagnements, pour une prise en charge stable et continue, dans un même lieu, et en finançant les titres de transport des mères avec des enfants de moins de 3 ans (« passe Navigo 1000 premiers jours »). |
Enfin, accompagner les femmes sans domicile suppose également de prendre en charge leurs enfants, qui sont exposés à des conditions de vie précaires avec d'importantes répercussions sur leur santé physique et mentale, leur développement, leur scolarité.
Recommandations : - Reconnaître les enfants sans domicile comme bénéficiaires directs de l'accompagnement psychosocial global prévu pour leurs parents. - Renforcer les moyens dédiés aux dispositifs de médiation scolaire, notamment pour garantir l'inscription scolaire sans exigence d'un justificatif de domicile. |
B. SOUTENIR LES TRAVAILLEURS SOCIAUX QUI LES ACCOMPAGNENT
Les travailleurs sociaux - à 65 % des femmes - se trouvent souvent eux-mêmes dans une situation difficile, en raison de faibles rémunérations, d'un manque de reconnaissance sociale et d'une perte de sens professionnel faute de solutions durables à proposer au public pris en charge.
Recommandations : - Revaloriser la profession et le statut de travailleur social et développer la formation continue dans le domaine de l'accompagnement social. - Favoriser les démarches pluridisciplinaires en développant financements croisés et partenariats entre acteurs locaux. En particulier, généraliser les lignes « partenaires » pour les associations auprès du 115 et des préfectures. - Renforcer les soutiens financiers pluriannuels aux associations. |