- PROPOS INTRODUCTIFS
- PREMIÈRE PARTIE - LA GENÈSE DE LA
SAISINE PARLEMENTAIRE DU CONSEIL CONSTITUTIONNEL
- DEUXIÈME PARTIE - LA PRATIQUE DE LA SAISINE
PARLEMENTAIRE DU CONSEIL CONSTITUTIONNEL
- TROISIÈME PARTIE - LES EFFETS DE LA SAISINE
PARLEMENTAIRE DU CONSEIL CONSTITUTIONNEL
- QUATRIÈME PARTIE - L'AVENIR DE LA SAISINE
PARLEMENTAIRE DU CONSEIL CONSTITUTIONNEL
- CONCLUSION
N° 56
SÉNAT
SESSION ORDINAIRE DE 2024-2025
Enregistré à la Présidence du Sénat le 21 octobre 2024
RAPPORT D'INFORMATION
FAIT
au nom de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale (1) sur les 50 ans de saisine parlementaire du Conseil constitutionnel,
Par MM. Christophe-André FRASSA, Philippe BAS, Mmes
Cécile CUKIERMAN
et Muriel JOURDA,
Sénateurs et Sénatrice
(1) Cette commission est composée de : M. François-Noël Buffet (2), président ; M. Christophe-André Frassa, Mme Marie-Pierre de La Gontrie, MM. Marc-Philippe Daubresse, Jérôme Durain, Thani Mohamed Soilihi, Mme Cécile Cukierman, MM. Dany Wattebled, Guy Benarroche, Mme Nathalie Delattre, vice-présidents ; Mmes Agnès Canayer, Muriel Jourda, M. André Reichardt, Mme Isabelle Florennes, secrétaires ; MM. Jean-Michel Arnaud, Philippe Bas, Mme Nadine Bellurot, MM. Olivier Bitz, François Bonhomme, Hussein Bourgi, Ian Brossat, Christophe Chaillou, Mathieu Darnaud, Mmes Catherine Di Folco, Françoise Dumont, Jacqueline Eustache-Brinio, Françoise Gatel, Laurence Harribey, Lauriane Josende, MM. Éric Kerrouche, Henri Leroy, Stéphane Le Rudulier, Mme Audrey Linkenheld, MM. Alain Marc, Hervé Marseille, Michel Masset, Mmes Marie Mercier, Corinne Narassiguin, M. Paul Toussaint Parigi, Mme Olivia Richard, MM. Teva Rohfritsch, Pierre-Alain Roiron, Mmes Elsa Schalck, Patricia Schillinger, M. Francis Szpiner, Mmes Lana Tetuanui, Dominique Vérien, M. Louis Vogel, Mme Mélanie Vogel.
(2) M. François-Noël Buffet a été nommé membre du Gouvernement le 21 septembre 2024.
PROPOS INTRODUCTIFS
I. OUVERTURE
Gérard Larcher
Président du Sénat
Chers collègues,
Je vous accueille ce matin pour célébrer les cinquante ans de la révolution constitutionnelle du 29 octobre 1974. Je remercie François-Noël Buffet d'avoir initié ce projet, malgré son absence due à d'autres engagements.
Il y a un an, dans mon projet adressé aux sénateurs, je plaidais pour une meilleure intégration du monde universitaire aux travaux parlementaires. Je suis convaincu que cela contribuerait à restaurer la confiance de nos concitoyens envers le Parlement. Je me réjouis donc de réunir aujourd'hui des professeurs, des collègues, un ancien membre du Conseil constitutionnel et de jeunes étudiants pour commémorer ces cinquante années de saisine parlementaire.
Le Général de Gaulle disait qu'une constitution est un esprit, un texte et une pratique. Concernant la saisine parlementaire, Valéry Giscard d'Estaing y voyait un signal de changement après son élection en mai 1974. En 2004, il expliquait vouloir limiter les abus de pouvoir de la majorité et apaiser les relations entre majorité et opposition.
Le projet de loi initial déposé par le gouvernement à l'Assemblée nationale en septembre 1974 prévoyait non seulement la saisine parlementaire, mais aussi l'autosaisine du Conseil constitutionnel. Cette dernière fut supprimée dès la première lecture à l'Assemblée nationale, les députés craignant l'avènement d'un gouvernement des juges. Ce scepticisme avait déjà conduit Michel Debré à abandonner l'idée de saisine parlementaire en 1958, malgré son acceptation par le Comité consultatif constitutionnel.
Finalement, le Parlement adopta la saisine parlementaire, ouverte à soixante députés et soixante sénateurs. Cette réforme fut accueillie avec tiédeur, les parlementaires de l'opposition refusant de l'adopter, car le mode de composition du Conseil constitutionnel restait inchangé. André Chandernagor, député de la Creuse, la qualifia d'inopportune, dérisoire et inadéquate devant le Congrès du Parlement.
Cette situation me rappelle la révision constitutionnelle de 2008, qui a considérablement étendu les droits du Parlement, notamment ceux des groupes d'opposition et minoritaires. Dans notre institution, nous avons toujours été attentifs aux droits d'opposition et minoritaires. La commission des lois pourrait d'ailleurs analyser les effets de la révision de 2008 sur ce point.
Dans la pratique, et selon les mots du Général de Gaulle, la saisine parlementaire a considérablement modifié le fonctionnement de nos institutions, confortant le Conseil constitutionnel dans son rôle de gardien des droits et libertés, au-delà de sa fonction initiale de régulateur du parlementarisme.
La saisine parlementaire a également impacté le travail parlementaire. La possibilité de saisine a incité les rapporteurs et auteurs d'amendements à prévenir les risques d'inconstitutionnalité, favorisant une forme d'autorégulation. Les groupes politiques ont dû adapter leur stratégie, utilisant la saisine comme un outil politique, tout en veillant à ne pas en abuser.
Notre réunion aujourd'hui vise à réexaminer la pratique de la saisine à la lumière de l'histoire et du droit. Ce sujet, à l'intersection de la loi et de la Constitution, de l'opposition et de la majorité, du vote et du contrôle de la loi, soulève trois questions fondamentales pour notre démocratie.
Premièrement, le rapport de la loi à la Constitution. La France, pays légicentriste, doit concilier l'expression de la volonté générale avec les garanties de l'État de droit, ce qui peut créer des tensions. L'enjeu est de savoir comment préserver des marges de manoeuvre politiques dans le cadre de l'État de droit.
Deuxièmement, la place de l'opposition dans notre régime, particulièrement depuis l'instauration du quinquennat, et l'avènement d'un fait majoritaire. Une démocratie est un exécutif appuyé sur la nation et contrôlé par une opposition parlementaire. Dans un paysage politique fragmenté, il est crucial de positionner l'opposition parlementaire au coeur du jeu démocratique et de l'équilibre des pouvoirs.
Troisièmement, la garantie effective des droits fondamentaux dans notre système juridique. Il faut examiner l'articulation entre le contrôle a priori, le contrôle a posteriori, la saisine parlementaire et les questions prioritaires de constitutionnalité pour assurer la meilleure protection des droits et libertés fondamentaux.
Je vous souhaite la bienvenue au Sénat pour cette journée d'échanges. Nous célébrons notre histoire constitutionnelle tout en réfléchissant à son avenir, dans un esprit que le poète Aragon qualifierait de « poésie constitutionnelle ».
II. INTRODUCTION
Bruno Daugeron
Professeur à l'Université Paris-Cité
Monsieur le Président du Sénat, Mesdames et Messieurs les Sénatrices et Sénateurs, chers collègues, chers étudiants, Mesdames et Messieurs,
L'année 2024 est marquée par le droit constitutionnel et diverses commémorations. Elle célèbre notamment le cinquantenaire de l'élection du président Valéry Giscard d'Estaing de 1974 et les lois importantes qui en ont découlé. La loi constitutionnelle du 29 octobre 1974, modifiant l'article 61 de la Constitution, est particulièrement significative. Elle permet désormais aux parlementaires de saisir le Conseil constitutionnel pour vérifier la conformité des lois à la Constitution avant leur promulgation.
Cette révision de 1974 est souvent qualifiée de « big bang » de la « démocratie constitutionnelle ». Elle constitue une étape majeure dans la transformation du Conseil constitutionnel, après la célèbre décision du 16 juillet 1971 élargissant les normes de référence au préambule de la Constitution, et avant la révision de 2008 introduisant la question prioritaire de constitutionnalité.
Cette réforme a facilité l'accès au juge constitutionnel pour les parlementaires et a élargi le rôle du Conseil constitutionnel. Elle est, dit-on, réputée avoir contribué à faire de la Constitution une « charte de droits et libertés », et du Conseil « le garant de l'ordre constitutionnel ».
Au-delà de la simple commémoration, nous avons souhaité organiser un colloque scientifique avec mes collègues Aïda Manouguian et Thibault Desmoulins. Notre objectif est d'adopter un regard critique et distancié sur cette réforme, sur son sens et ses effets moins visibles dans une société profondément transformée depuis cinquante ans.
Le titre, qui pourra être jugé provocateur, « Une bonne réforme ? » vise à interroger les critères d'évaluation d'une réforme constitutionnelle. Notre approche ne sera donc pas prescriptive, mais analytique. Nous examinerons les aspects théoriques et pratiques de cette réforme, en la replaçant dans son contexte historique. L'introduction d'un énoncé dans un texte, et notamment dans la Constitution, peut produire des effets bien plus importants que le texte ne le laisse supposer. Cette révision a eu un impact significatif non seulement sur le rôle de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, mais aussi sur le Parlement. Elle visait à renforcer les droits de l'opposition, comme en témoignent les travaux parlementaires de l'époque et elle a conduit à transformer non seulement l'ampleur mais aussi la nature des saisines, incluant des arguments politiques désormais développés devant le Conseil constitutionnel. Cette réforme, apparemment favorable au Parlement, soulève néanmoins des questions nouvelles qui nécessitent un examen plus poussé qu'il ne peut y paraître au premier abord. Elle est en réalité susceptible de plusieurs lectures.
Une première lecture met en évidence l'association du Parlement au développement du contrôle de constitutionnalité, souvent qualifié d'approfondissement de l'État de droit.
Une seconde lecture alternative et moins visible souligne, elle, la tendance de la soumission du Parlement à une jurisprudence parfois contraignante, limitant la marge de manoeuvre politique, malgré la création des objectifs de valeur constitutionnelle.
La réforme, initialement présentée comme valorisante pour le Parlement, a aussi conduit à l'affirmation que la loi n'est l'expression de la volonté générale que dans le respect de la Constitution, comme l'a établi la décision de 1985 du Conseil constitutionnel. Certains juristes ont évoqué l'événement d'une « spirale infernale » de cette réforme avec des conséquences considérables sur le travail parlementaire et la perception du Parlement de sa propre liberté d'action.
De fait, le travail législatif est constamment sous la menace d'une censure, menace parfois entretenue par le Parlement lui-même. L'opposition, mais aussi d'autres formations politiques, utilise la saisine du Conseil constitutionnel comme levier d'action, intégrant la possibilité de censure dans les débats. Inversement, cette voie de l'ouverture du droit aux parlementaires était peut-être aussi une manière de vouloir tempérer ce que le présidentialisme majoritaire pouvait avoir d'oppressant sans véritablement le remettre en cause. Les enjeux de théorie constitutionnelle sont donc majeurs.
Mais l'objet de ce colloque au Sénat est aussi de nous interroger donc sur les aspects pratiques de cette nouvelle donne. Comment le Parlement se prépare-t-il à saisir le Conseil constitutionnel ? Quelle place occupe cette voie de droit dans le travail des groupes parlementaires ? Est-elle considérée comme une question technique ou comme porteuse d'un enjeu politique fondamental ? Où se situe la frontière entre droit et politique dans ce contexte ?
Du côté du Conseil constitutionnel, nous examinerons son adaptation à cette évolution, notamment à travers le règlement de procédure adopté en 2022. Nous analyserons également la manière dont il fait face à l'interprétation politique de ses décisions.
Notre réflexion s'articulera en trois parties : la genèse de la saisine parlementaire, sa pratique concrète, et enfin ses effets sur le travail parlementaire et les représentations du droit constitutionnel.
Ce colloque réunit universitaires, parlementaires, anciens membres du Conseil constitutionnel et praticiens dans un esprit de libre réflexion.
Je vous souhaite des débats fructueux et cède la parole au président Christophe-André Frassa.
III. PRÉSENTATION
Christophe-André Frassa
Sénateur représentant les
Français établis hors de France
Vice-président de la
commission des lois du Sénat
Mesdames et Messieurs,
Ce colloque consacré à la saisine parlementaire du Conseil constitutionnel, cinquante ans après sa création, revêt une importance particulière.
Au-delà du fait qu'elle participe à l'affirmation de la fonction modératrice du Conseil constitutionnel, cette saisine a révolutionné notre parlementarisme en instituant un moyen significatif d'opposition parlementaire. L'articulation entre le positionnement institutionnel du Conseil constitutionnel et l'opposition parlementaire, déjà présente de manière embryonnaire, s'est affirmée avec la révision du 29 octobre 1974.
Le contrôle a priori de constitutionnalité des lois s'est surtout développé grâce à l'opposition parlementaire, et réciproquement. Les autres autorités susceptibles de saisir le Conseil constitutionnel en vertu de l'article 61 de la Constitution ne le font que rarement. Les chiffres sont éloquents : entre 1959 et 1974, seules neuf décisions furent rendues suite à une saisine de l'article 61 de la Constitution, dont six à l'initiative de Matignon. Depuis 1981, les parlementaires saisissent en moyenne plus de dix fois par an le Conseil constitutionnel dans le cadre de cette procédure. Le professeur Guy Carcassonne remarquait que la révision constitutionnelle de 1974 constituait « le premier, en date et en importance, des droits nouveaux de l'opposition ». Cela tient aux modalités libérales de la saisine parlementaire : le seuil de soixante députés ou de soixante sénateurs permet, à dessein, à un groupe minoritaire d'y recourir.
La saisine parlementaire a favorisé l'évolution du Conseil constitutionnel, initialement conçu comme un garde-fou contre la déviation du régime parlementaire. Cette procédure a permis à la fois l'essor du contentieux constitutionnel et l'affirmation des droits de l'opposition parlementaire, deux éléments essentiels au bon fonctionnement de notre démocratie représentative et à la garantie de notre État de droit.
Il est important de souligner le paradoxe de la saisine parlementaire du Conseil constitutionnel : elle permet à des personnes contestant les décisions du Conseil constitutionnel de lui permettre de trancher. De fait, il y a toujours eu une certaine prudence du parlement face au Conseil constitutionnel. Cela s'explique par la tradition parlementariste française, illustrée par les premiers mots de l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, « La loi est l'expression de la volonté générale », et la décision Arrighi du Conseil d'État en 1936. Cette tradition explique les difficultés de notre pays dans sa réception du constitutionnalisme, c'est-à-dire la suprématie effective de la Constitution et de son préambule. « La loi n'exprime la volonté générale que dans le respect de la Constitution » : voilà le dictum par lequel les Sages ont résumé la logique du constitutionnalisme dans leur décision n° 197DC du 23 août 1985.
Or, avec cinquante ans de recul, cette saisine illustre les saines interactions institutionnelles entre le Parlement et le Conseil constitutionnel. Le Conseil constitutionnel a oeuvré pour diffuser la culture de la constitutionnalité, notamment en reconnaissant que l'article 61 de la Constitution ne lui confère pas un pouvoir général d'appréciation identique à celui du Parlement. Au-delà, la convocation d'un référendum ou la réunion du Congrès permet de vider les éventuels différends qui pourraient s'élever en la matière. Ce rappel vient souligner que le Conseil constitutionnel a une vocation d'aiguilleur, vocation que le doyen Vedel expliquait en ces termes : « Le juge constitutionnel n'est pas un prophète ou un guide, mais un censeur, il intervient seulement pour dire qu'une autorité reconnue et qualifiée [le constituant] interdit de faire ceci ou cela tant qu'il n'aura pas changé la Constitution. »
La question épineuse de l'interprétation authentique de la Constitution demeure. Elle peut, comme tout texte, se prêter à des interprétations plurielles entre lesquelles le Conseil constitutionnel doit choisir.
Ce colloque permettra d'éclairer cette réforme cinquantenaire en revenant sur sa genèse, en analysant sa pratique et ses effets, et en réfléchissant à son avenir. Cette démarche est essentielle pour continuer d'améliorer ce dispositif vertueux, tant pour le Parlement que pour le Conseil constitutionnel.
PREMIÈRE PARTIE - LA GENÈSE DE LA SAISINE PARLEMENTAIRE DU CONSEIL CONSTITUTIONNEL
Présidence : Denis Baranger
Professeur à l'Université Paris Panthéon-Assas
Mesdames et Messieurs,
Je suis honoré de présider cette première séance commémorant les cinquante ans de la saisine parlementaire du Conseil constitutionnel. Je remercie et félicite les organisateurs pour cette initiative opportune.
La première partie est consacrée à la genèse de la saisine parlementaire.
I. UNE RÉFORME LIBÉRALE ?
François Saint-Bonnet
Professeur à l'Université Paris Panthéon-Assas
Dans son projet de Thermidor an III, Sieyès avait imaginé que la minorité au sein des conseils pourrait saisir le jury constitutionnaire contre la majorité. Antoine Thibaudeau, célèbre contradicteur de Sieyès, s'y est fermement opposé, arguant qu'un tel système favoriserait les factions et serait destructeur de l'ordre social, et « ne pourrait convenir qu'à un peuple chez lequel il serait convenu que c'est la minorité qui a toujours raison ».
L'argument de Thibaudeau doit être compris dans un contexte où le jury constitutionnaire n'avait de compétence pour se prononcer que sur la régularité de l'adoption des normes, non sur leur constitutionnalité interne. Pour Thibaudeau, une majorité ayant déjà outrepassé ses compétences ne s'inclinerait pas devant la sentence d'un jury coopté.
Ce jury constitutionnaire de 108 membres aurait pu, à 55 voix (la moitié plus une), s'opposer à une loi votée par les conseils, soit 377 parlementaires (la somme de 251 pour le Conseil des Cinq-Cents et de 126 pour le Conseil des Anciens qui comporte 250 membres). Pour Thibaudeau, cette possibilité est irrecevable. Cela reflète sa conception de la Constitution comme simple mécanisme de régulation des conflits politiques, et non comme garante des droits fondamentaux.
La réforme de 1974 est d'une nature différente. Elle vise à offrir davantage de considération pour la minorité, et à garantir des droits et libertés, dans le contexte de la décision de 1971. L'article 2, qui finalement n'a pas prospéré, n'envisageait la saisine d'office que dans l'hypothèse où il y aurait une atteinte aux « libertés publiques » garanties par la Constitution.
Cette réforme revêt deux aspects du libéralisme : l'idée d'une lutte contre la tyrannie de la majorité et la protection des libertés constitutionnelles face à la loi. Toutefois, ces deux volets sont confondus dans les débats de 1974. Nous allons ici nous interroger sur laquelle des deux branches du libéralisme est le mieux servie par la réforme de 1974.
Étonnamment, la minorité de gauche a mal accueilli cette réforme en 1974, la percevant même comme une manoeuvre pour entraver par avance une future union de la gauche au pouvoir.
Les orateurs de la majorité, notamment le ministre Lecanuet, ont présenté cette réforme comme introduisant un supplément d'inspiration libérale dans les institutions politiques, visant principalement le respect des droits des personnes par l'État. Le statut accordé à l'opposition n'en serait que le moyen. Dans l'esprit du ministre, le cinquième des parlementaires de chaque Chambre est envisagé comme un groupe uni d'opposition, probablement socialiste ou communiste en 1974, et non comme une réunion d'individualités partageant la conviction que les libertés doivent prévaloir sur la puissance de la loi. L'idée dominante est celle de familles politiques homogènes d'opposition utilisant la saisine comme une arme politique plutôt que comme un outil de protection constitutionnelle.
L'opposition, elle, considère que l'alternance est préférable à la saisine minoritaire. Et que, par conséquent, cette question est indissociable de celle de la désignation des membres du Conseil constitutionnel.
L'argument d'une troisième chambre modératrice n'est pas évoqué. En admettant que le Conseil rende des décisions politiquement marquées, il pourrait atténuer les effets brutaux des alternances, empêchant une nouvelle majorité de sombrer dans l'excès de pouvoir pendant plusieurs années.
Le constat est qu'entre 1959 et 1974, le Conseil constitutionnel a été rarement saisi au titre de l'article 61. Le projet du gouvernement, qui envisageait d'ajouter la saisine d'office à la saisine minoritaire, vise à augmenter la fréquence des saisines.
Les inconvénients de l'autosaisine, notamment le risque de politisation du Conseil constitutionnel, ont probablement convaincu le ministre de ne pas défendre ardemment l'article 2.
Sur le terrain du libéralisme, cette réforme s'éloigne de la logique anglaise de Montesquieu dans laquelle le pouvoir de juger doit être invisible et nul. Nous ne sommes pas davantage dans une filiation directe avec les parlements d'Ancien Régime qui examinaient toutes les ordonnances et les édits au moment de leur enregistrement. Elle se rapproche d'un modèle où le pouvoir juridictionnel du Conseil constitutionnel fait contrepoids à l'alliance entre l'exécutif et le législatif grâce au phénomène majoritaire.
La minorité politique, ne pouvant peser sur le contenu de la loi, du fait du parlementarisme rationalisé, peut désormais indirectement garantir le respect des droits constitutionnels des citoyens.
La réforme de 1974 n'est donc pas libérale parce qu'elle offrirait un moyen de lutte contre la tyrannie de la majorité, elle est libérale dans le sens où elle permet un contrôle plus fréquent de la conformité constitutionnelle des lois par une saisine facilitée, renforçant ainsi les droits des citoyens face au risque de la toute-puissance de l'État. La minorité entretient ainsi un contact indirect avec les citoyens n'ayant pas voté pour la majorité.
Cette réforme constitue une formule intermédiaire entre le modèle antérieur à 1974, où les citoyens n'avaient aucun rôle, et celui de la Question Prioritaire de Constitutionnalité (QPC), où ils deviennent pleinement acteurs.
Denis Baranger. - Merci pour votre intervention. J'ai l'impression que le moteur de cette réforme n'est pas tant lié aux idées dominantes actuelles d'État de droit et de droits fondamentaux, qui ne semblent pas avoir été des opérateurs très présents dans la discussion.
II. LES OPPOSANTS À LA RÉFORME DE 1974
Philippe Blachèr
Professeur à l'Université Jean-Moulin Lyon 3
Mon intervention porte sur les opposants à la réforme de 1974, en se limitant à sa genèse. Même en prenant 1974 comme boussole, cette réforme a évolué entre le projet de loi initial déposé le 27 septembre et son adoption par le Congrès le 21 octobre. Deux volets ont été supprimés : la suppléance et la saisine d'office. De surcroît, cette réforme comporte plusieurs étapes.
Il est surprenant que les travaux commémoratifs se focalisent sur le Congrès du 21 octobre, qui correspond à l'étape de la révision, alors que la réforme comprend aussi l'étape de l'adoption de la loi organique, qui débute le 20 novembre au Sénat et se termine par la décision du Conseil constitutionnel rendue à titre obligatoire le 23 décembre 1974.
Au cours de ces deux étapes (la révision puis l'étape « organique »), on peut distinguer deux types d'opposants :
· Les « opposants du jour » (les 273 parlementaires qui ont refusé de voter la loi parlementaire lors du passage au Congrès) critiquent le contenu de la réforme, la jugeant incomplète.
· Les « opposants du lendemain », plus nombreux, s'expriment lors de l'étape « organique ». Ils contestent la nécessité d'une loi organique, préférant une approche coutumière pour aménager la saisine du Conseil constitutionnel.
Les opposants du jour considèrent la réforme comme trop étriquée d'une part, et mal articulée d'autre part. Ils estiment qu'elle n'est pas une priorité face aux enjeux du pays. La gauche semble peu intéressée par cette question constitutionnelle, car les Droits de l'Homme, la démocratie ou l'État de droit n'entrent pas encore dans l'agenda. L'affaire Soljenitsyne et le positionnement par rapport aux interventions de l'URSS chez ses voisins de l'Est révèlent une rupture entre certains intellectuels et les forces de gauche, préoccupation majeure des parlementaires et partis politiques concernés à cette période. La réforme n'étant pas d'actualité, les principaux leaders de l'opposition, dont François Mitterrand, ne s'expriment pas sur le sujet.
Cette réforme serait aussi étriquée, car elle contraste avec les propositions de loi antérieures des forces de gauche, notamment celle de Paul Coste-Fleuret en 1963 et celle déposée le 22 décembre 1972 à l'Assemblée nationale. Cette dernière visait à transformer profondément le Conseil constitutionnel en une véritable Cour suprême, inspirée du modèle italien, avec des compétences élargies et une composition différente. Pour cette raison, la réforme actuelle apparaît trop limitée, s'apparentant à une « Réformette » selon l'expression de Maurice Duverger.
Elle est également mal articulée par rapport aux droits du Parlement et aux droits de l'opposition. La gauche y voit un piège visant à entraver l'alternance politique. Néanmoins, les opposants à la réforme l'utiliseront rapidement. Dès le 15 janvier 1975, des parlementaires de la minorité de la majorité saisissent le Conseil constitutionnel pour la première fois. Par la suite, on comptera environ une dizaine de saisines par an.
Les « opposants du lendemain », issus de la majorité et de certains groupes d'opposition, critiquent le principe de l'écriture d'une loi organique, au motif que la saisine élargirait les compétences du Conseil constitutionnel au détriment des prérogatives des parlementaires.
L'opposition à l'écriture d'une loi organique s'exprime d'abord au Sénat, où Étienne Dailly va prononcer la première charge. Il argue que la saisine devrait être un acte individuel des parlementaires plutôt qu'un acte collectif, citant le précédent de 1960 pour la convocation d'une session extraordinaire du Parlement, où chaque député a envoyé sa demande individuellement à la Présidence. Il demande que cet usage soit transposé pour la saisine parlementaire. Il soulève également des préoccupations pratiques quant à la difficulté de réunir soixante signatures dans un court délai.
Ce discours sera repris de manière plus incisive à l'Assemblée nationale le 6 décembre.
Le député Pierre-Charles Krieg, rapporteur de la Commission des lois, a expliqué que celle-ci, à l'unanimité, a soulevé une question préalable contestant la nécessité d'écrire une loi organique. La Commission a préféré la coutume à la codification, estimant que le droit parlementaire requiert une entente entre le président du Conseil constitutionnel et les présidents des deux Assemblées.
Cette position révèle une scission entre deux approches du droit constitutionnel. On observe également l'émergence du droit constitutionnel jurisprudentiel dans le métadiscours analysant les pratiques constitutionnelles.
Jean Lecanuet a rapidement écarté la question de l'écriture de la loi organique, arguant que l'article 18 de l'ordonnance organique du 7 novembre 1958 codifie déjà les modalités de saisine des quatre autorités traditionnelles. Il était donc nécessaire de compléter cette disposition pour intégrer le droit de saisine accordé à soixante députés ou soixante sénateurs. C'est sans doute cette logique formelle qui emportera l'adhésion avec le vote de la loi organique.
Lors du débat sur la loi organique, de vives critiques ont été formulées sur l'avenir de la réforme. Jean Foyer, juriste et député, a soulevé deux problèmes majeurs. Le premier problème est matériel, et concerne la nécessité ou non de soixante signatures sur un même document pour valider la saisine. Derrière cet enjeu apparemment trivial se pose la question de savoir qui décide du mode d'emploi de la saisine. Le second problème porte sur l'objet de la saisine : faut-il une identité d'objet lorsque soixante parlementaires saisissent le Conseil constitutionnel ? Doivent-ils viser expressément le même article de la disposition législative qui fera l'objet d'une transmission au Conseil constitutionnel ?
Ces questions soulèvent des enjeux importants. Si le Conseil constitutionnel est limité par le périmètre de l'objet qu'on lui demande d'examiner, la saisine parlementaire s'apparente à un recours juridictionnel. En revanche, si le Conseil est libre d'apprécier la pertinence de la saisine, celle-ci devient un acte condition, ouvrant le contentieux constitutionnel et laissant le Conseil constitutionnel en freelance.
Cette séquence organique est très importante et montre bien que les opposants à la réforme de 1974 sont plus nombreux que les 273 parlementaires dont on parle bien souvent dans les commémorations.
La décision du Conseil constitutionnel du 23 décembre 1974 a validé la réforme. Le rapporteur Dubois a souligné que le Conseil constitutionnel « vient trouver sa récompense » et qu'avec l'extension de la saisine, ses compétences et attributions étaient considérablement élargies. Cette réforme constitutionnelle démontre que son impact tient moins au texte qu'aux usages qu'en font les acteurs du jeu politique.
III. LA SAISINE JUSQU'OÙ ? LES PROJETS D'AUTOSAISINE
Frédéric Rouvillois
Professeur à l'Université Paris Cité
L'histoire regorge de révolutions dans la révolution, comme en France où, trois ans après le 14 juillet, éclate la « révolution du 10 août 1792 ». Il en va de même pour l'histoire constitutionnelle, avec la « révolution du 29 octobre 1974 » concernant la saisine parlementaire du Conseil constitutionnel, et une autre révolution manquée et oubliée, mais bien plus radicale, celle de l'autosaisine du Conseil.
Le projet de loi constitutionnelle, dont l'article 1er prévoit qu'il pourra être saisi par une minorité de parlementaires, comporte à l'origine, un article 2 disposant que : « Le Conseil constitutionnel peut se saisir, dans le même délai, des lois qui lui paraîtraient porter atteinte aux libertés publiques garanties par la Constitution. ».
Le plus troublant figure dans l'exposé des motifs, qui précise qu'il est proposé de permettre au Conseil « de se saisir de lui-même de tout texte législatif dont il craindrait qu'il ne portât atteinte aux libertés publiques garanties par le Préambule ou le corps même de la Constitution. Ce pouvoir d'autosaisine, exceptionnel pour un organisme de caractère principalement juridictionnel, se justifie par la gravité particulière que peut revêtir, en ce domaine, toute méconnaissance des règles constitutionnelles ».
Ces deux révolutions relèvent au fond de la même logique libérale, celle que porte Valéry Giscard d'Estaing qui avait déclaré lors de son investiture : « De ce jour date une ère nouvelle de la politique française. » La saisine parlementaire avait déjà été évoquée avant l'adoption de la Constitution, notamment avec l'amendement Triboulet. L'autosaisine, en revanche, était une nouveauté plus perturbante, permettant de contrôler la conformité des lois aux libertés garanties par la Constitution, y compris celles du préambule.
Alors que la saisine parlementaire sera finalement assez facilement adoptée, l'autosaisine suscitera un débat nourri avant d'être finalement abandonnée par le Gouvernement. Je me concentrerai sur ce retrait et ses conséquences, dont on ne saurait par conséquent mésestimer l'importance dans l'histoire constitutionnelle de la Ve République.
Le Gouvernement a cédé rapidement sur ce qui était présenté comme l'élément le plus novateur et emblématique du projet. Pourquoi avoir renoncé aussi facilement ? La commission des lois de l'Assemblée a interprété l'autosaisine comme un dessaisissement du Parlement. Le rapporteur Pierre-Charles Krieg a jugé que l'autosaisine peut présenter « un caractère quelque peu choquant ». Après un débat serré, l'article a été repoussé par 15 voix contre 13.
L'Assemblée a suivi l'avis de la commission sans grande résistance du Garde des Sceaux, Jean Lecanuet, chargé de défendre le projet de loi. Il s'offusque néanmoins de l'alliance objective entre la gauche communiste et la droite gaulliste contre cette réforme, une alliance reconnue par Jean Foyer, président de la Commission des lois. Pour autant, Lecanuet ne semble pas vouloir poursuivre l'assaut : après quelques rapides passes d'armes, il s'arrête : « Un tel progrès du droit va, a` mon avis, dans le sens de la défense des libertés, et je souhaite que l'Assemblée l'accepte : mais je ne ferai pas de notre débat une affaire dramatique de l'histoire de nos institutions. ».
Après le rejet des dispositions relatives à l'autosaisine par l'Assemblée, la Commission des lois du Sénat refuse de réintroduire cette disposition dans le projet de loi constitutionnelle. Devant le Sénat, le garde des Sceaux affirme défendre le projet d'autosaisine pour la forme, sans réellement le soutenir. Le gouvernement cherche à faire oeuvre commune avec le Parlement et ne tentera pas d'imposer une idée qui semble mal accueillie.
À Versailles, le Premier ministre Jacques Chirac évoque le retrait sans émotion particulière de cette disposition, le gouvernement ne souhaitant pas aller à l'encontre des réticences du Parlement sur un point touchant à l'exercice du pouvoir législatif.
Pourquoi si peu de combativité ? La véritable raison de ce renoncement semble être la volonté giscardienne de faciliter pour l'avenir la révision de la Constitution et son adaptation permanente aux évolutions et au changement de la société par la révision parlementaire de l'article 89, alinéa 3. Cette consécration apparaît comme l'objectif principal de la révision, comme le reconnaît le garde des Sceaux devant le Sénat. Il rappelle que l'initiative du gouvernement vise à instaurer une pratique authentique de la révision constitutionnelle par voie parlementaire, afin d'éviter un blocage excessif des règles de la vie publique. Le gouvernement souhaite également apporter des garanties supplémentaires dans le sens d'une meilleure protection des droits et des libertés garantis notamment par le préambule de la Constitution.
L'élargissement de la saisine est conçu comme un moyen de réaliser cette consécration de la révision parlementaire. Certains parlementaires soulignent l'importance d'adopter cette réforme pour préserver la crédibilité du Parlement en tant que constituant. Etienne Dailly, président de la commission des lois, interprète ainsi les propos de Jean Lecanuet : « révisons, révisons bien, révisons mal, mais révisons, car, cou^te que coûte, il faut aller a` Versailles ».
Le garde des Sceaux insiste sur la nécessité d'éviter les modifications de l'article 61 qui retarderaient le processus de révision. C'est pourquoi le Gouvernement a renoncé à certains éléments relatifs à l'autosaisine, privilégiant la consécration du nouveau mode de révision constitutionnelle - que le président Valéry Giscard d'Estaing saluera solennellement, dans une allocution télévisée, le soir même de l'adoption de la révision par le Congrès.
De fait, pour ce qui est de la procédure de révision, celle d'octobre 1974 constitue un point de départ essentiel. Mais pour ce qui concerne plus particulièrement le Conseil constitutionnel, on peut avancer qu'il en fut de même du retrait de la procédure d'autosaisine.
Si le pouvoir de l'autosaisine avait été accordé, le Conseil aurait eu deux options : l'utiliser ou s'autolimiter. En cas d'utilisation, le Conseil aurait pu se saisir de toute loi susceptible de porter atteinte aux libertés constitutionnelles. Cela aurait probablement conduit à une perception du Conseil comme un juge politisé, imposant sa volonté au-dessus des pouvoirs élus démocratiquement. Les réactions suscitées dans les années 1970 et 1980 par la multiplication des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République permettent d'imaginer l'accueil d'une telle pratique.
Le Conseil constitutionnel, perçu comme un juge gouvernant, serait devenu une cible privilégiée de l'opposition et n'aurait probablement pas survécu à l'alternance de 1981. L'autosaisine aurait pu conduire au rejet de ce que le rapporteur Krieg avait appelé en 1974 « une greffe qui a réussi ».
À l'inverse, on peut imaginer que le Conseil, doté d'un pouvoir potentiel considérable, aurait été frappé d'inhibition. Cette humilité aurait pu s'étendre à l'ensemble de ses compétences, freinant le dynamisme et l'audace qui ont caractérisé son action dans les décennies suivantes. En somme, le fait de disposer d'un pouvoir aussi étendu aurait peut-être conduit le Conseil à l'humilité, et aurait pu lui éviter, paradoxalement, d'être perçu au terme de son évolution comme « un juge qui gouverne ».
Le refus de l'autosaisine a également empêché la mise en place d'une hiérarchie des normes constitutionnelles. L'exposé des motifs du projet de loi de 1974 indiquait que l'autosaisine aurait nécessairement conduit à une telle hiérarchie, les règles constitutionnelles relatives aux libertés occupant une place supérieure au sein du bloc de constitutionnalité. Le retrait de l'article 2 du projet de loi constitutionnelle conduit à laisser cette question dans l'incertitude.
Enfin, la non-adoption de l'autosaisine a conduit à réfléchir à un processus de substitution. En 1974, le député centriste Claude Gerbet justifiait l'autosaisine par l'absence de recours individuels directs dans le système français. C'est pourquoi « il apparaît logique et indispensable que, dans les cas les plus graves, c'est-a`-dire la violation des libertés publiques, le Conseil puisse se saisir lui-même ». Si l'on renverse le raisonnement, il apparaît tout aussi logique que, l'autosaisine ayant été refusée, on en vienne à réfléchir sérieusement à une saisine directe du Conseil, faisant de l'autosaisine un précurseur de la QPC.
Si l'autosaisine avait été établie en 1974, il n'aurait probablement pas été nécessaire d'ajouter une procédure supplémentaire pour répondre au besoin de censure des lois violant les libertés constitutionnelles. Par conséquent, la révision constitutionnelle de 2008 n'aurait vraisemblablement pas eu lieu, ou aurait pris une forme différente, étendant potentiellement l'autosaisine au contrôle a posteriori, mais la QPC, elle, n'aurait jamais été inscrite dans la constitution de 1958.
IV. DÉBAT
Denis Baranger. - Ces trois premières interventions ont permis de replacer la réforme de 1974 dans son contexte politique et intellectuel, mettant en lumière les différences majeures avec notre époque.
François Saint-Bonnet a souligné que les questions de droits fondamentaux n'étaient pas au coeur des préoccupations en 1974. On parlait plutôt de libertés publiques, reflétant un vocabulaire et des enjeux différents de ceux d'aujourd'hui. Il est important de ne pas projeter notre vision actuelle sur cette période.
Les autres intervenants ont rappelé que la question des droits fondamentaux et du contrôle de constitutionnalité n'a véritablement émergé qu'après 1980, notamment avec le rapport sur l'État et la démocratie. Auparavant, les débats étaient principalement d'ordre institutionnel, centrés sur le fait de ne pas laisser un adversaire politique préempter une alternance.
Les interventions ont mis en lumière le potentiel de la réforme en termes d'évolution institutionnelle et jurisprudentielle et ses implications pour l'avenir. Ces trois interventions ont été particulièrement pertinentes et opportunes. J'ouvre maintenant le débat à la salle pour les questions aux intervenants.
Un intervenant. - Est-ce que la révision de 2008, en fait, ne rend pas inutile celle de 1974 ?
Frédéric Rouvillois. - En reprenant l'exemple de 2014, on constate que les deux dimensions - l'autosaisine et la saisine parlementaire - sont utiles et complémentaires. Les perspectives diffèrent : la saisine parlementaire est individuelle, même si elle est filtrée par les juridictions suprêmes, et relève d'une logique distincte concernent notamment la nature de l'organe jugé. Ainsi, la réforme de 2008 n'a pas remis en cause l'importance et l'intérêt de la réforme de 1974.
Philippe Blachèr. - Pour répondre à cette question, il faut considérer l'évolution depuis 1974. Aujourd'hui, nous disposons de deux types de procédures : le contrôle préventif et la QPC. Depuis la mise en oeuvre de la QPC le 1er mars 2010, le Conseil constitutionnel tend à réserver le contrôle préventif à la régularité procédurale de la loi, laissant les questions de droits et libertés à la QPC. Cela crée une sorte de tri entre les vices de constitutionnalité procéduraux et substantiels.
On peut s'interroger sur la pertinence de maintenir le contrôle a priori dans un contexte où la QPC fonctionne efficacement, d'autant plus que peu d'États européens ont conservé les deux types de procédures. L'Allemagne, par exemple, n'utilise le contrôle préventif que pour les traités internationaux, et la Grèce l'a abandonné.
Si on examine la décision du 31 janvier 2024 sur la loi immigration, on s'aperçoit qu'elle illustre une tendance du Conseil constitutionnel de se concentrer sur les cavaliers législatifs sans contrôler les dispositions relatives aux droits et libertés. On peut donc se demander si les assemblées parlementaires ne pourraient pas assumer ce type de contrôle procédural en interne, laissant au Conseil constitutionnel le contrôle des droits et libertés via la QPC.
En tant qu'observateur, j'estime que l'abandon du contrôle préventif ne présenterait pas de risques majeurs.
Bruno Daugeron. - Je formule deux remarques et une question. L'analyse rétrospective de ces affaires est particulièrement pertinente. En évoquant le Conseil constitutionnel comme garant de l'ordre constitutionnel libéral, ayant progressivement édifié une charte constitutionnelle des droits et libertés, il faut souligner l'interprétation rétrospective de cette procédure, transformée en une histoire sainte. On ne peut en comprendre le fondement sans revenir aux propos tenus.
Ma deuxième observation porte sur le rôle crucial de cette réforme dans la construction de la notion d'opposition et de majorité. On sous-estime les débats sur ce concept de majorité, pourtant central et que j'ai évoqué, après Jean-Marie Denquin, dans l'ouvrage de Philippe Blachèr sur l'anniversaire de la Constitution. La réforme de 1974 contribue à forger l'idée d'un bloc politique constituant une opposition, qu'on souhaite saisir en tant que tel, et non comme des défenseurs individuels potentiels des libertés. Cette conception est frappante, avec peu d'exemples de parlementaires se saisissant d'une question indépendamment des clivages.
Enfin, je m'adresse à Frédéric Rouvillois : avez-vous constaté dans les débats une volonté explicite de laver l'affront de l'article 11 à travers cette réforme ? Ou s'agit-il simplement d'un désir de ne pas se sentir éternellement lié par une Constitution jugée trop liée à la personne et à l'action du général de Gaulle ?
Frédéric Rouvillois. - Dans la pensée de Giscard d'Estaing, relayée par Jean Lecanuet, on retrouve une dimension libérale, souvent associée à une tendance oligarchique ou épistocratique. Giscard d'Estaing, Lecanuet et leurs partisans expriment une certaine appréhension face à l'idée que la révision constitutionnelle, jugée de plus en plus nécessaire dans un contexte changeant, puisse être soumise au bon vouloir du peuple. Les expériences récentes n'étant pas concluantes, ils craignent les conséquences imprévisibles d'une telle approche.
L'article 11 en 1974 représente davantage un affront politique que juridique. Les débats de l'époque semblent avoir accepté l'idée que la procédure de l'article 11 constitue un moyen légitime de réviser la Constitution. Il ne s'agit pas tant d'une objection juridique à l'utilisation incorrecte de cet article, mais plutôt d'une méfiance politique à l'égard du référendum en général.
Denis Baranger. - Je suis entièrement d'accord avec Philippe Blachèr sur l'opportunité de rouvrir le débat sur le contrôle a priori. Il faudra étendre la discussion et remettre à plat la QPC, qui s'est révélée être un contrôle largement abstrait. Bien que je ne sois pas spécialiste du droit constitutionnel, si nous voulons repenser la question des contrôles, il faudra le faire de manière globale.
Aïda Manouguian. - Je vous remercie pour vos riches interventions. J'ai une question pour le professeur Frédéric Rouvillois concernant l'autosaisine du point de vue de la doctrine. Après la révision de 1974 élargissant la saisine, la doctrine s'est montrée très enthousiaste. Cependant, je n'ai pas trouvé de position doctrinale favorable à l'autosaisine à l'époque. On craignait une politisation accrue et un gouvernement des juges. Avez-vous identifié des auteurs allant dans le sens contraire ?
Concernant la question prioritaire de constitutionnalité (QPC), je constate que parmi les évolutions du contrôle de constitutionnalité et du Conseil constitutionnel sous la Ve République, la QPC est peut-être la seule qui n'ait pas été accidentelle. La décision de 1971 résulte de l'orgueil blessé de son président, et celle de 1974 tient davantage à la volonté de réviser la Constitution par la voie parlementaire.
Enfin, sur la concurrence entre contrôles a priori et a posteriori, je m'adresse à Philippe Blachèr. Je remarque que le contrôle a posteriori n'a pas remplacé le contrôle a priori en pratique. Les saisines a priori persistent. Néanmoins, on observe un désintérêt croissant de la doctrine pour le contrôle a priori depuis l'instauration de la QPC, comme en témoignent les diverses célébrations et anniversaires qui se concentrent désormais davantage sur la QPC.
Frédéric Rouvillois. - Effectivement, la doctrine s'intéresse peu à la question de l'autosaisine du Conseil constitutionnel, tant avant qu'après les débats, car elle est perçue comme une problématique plus politique que juridique. Les arguments en faveur de l'autosaisine, développés par Lecanuet et ses partisans, sont essentiellement politiques. Ils avancent qu'elle garantirait mieux les libertés constitutionnelles et comblerait les lacunes potentielles de la saisine parlementaire. Paradoxalement, ils estiment que cela dépolitiserait le contrôle, contrairement à la saisine par les parlementaires qui est intrinsèquement politique.
À l'inverse, les opposants, dont Jean Foyer, ancien membre du groupe de travail constitutionnel et président de la Commission des droits, présentent des arguments juridiques solides. Ils soutiennent que l'autosaisine modifierait fondamentalement la nature du Conseil constitutionnel, le transformant en juridiction. Ils soulèvent également des questions pratiques, comme la nécessité d'une surveillance permanente de la loi, et des problèmes éthiques, tels que le risque que le juge constitutionnel soit juge et partie.
Cette divergence entre arguments politiques et juridiques explique le faible intérêt de la doctrine pour cette question, qui reste principalement du domaine politique.
Philippe Blachèr. - Je vais répondre sur l'articulation des deux contrôles. Un phénomène nouveau apparaît en QPC, qui est le fait que le Conseil constitutionnel est de plus en plus fréquemment saisi pour des lois très récentes. Or, à l'origine, la QPC était conçue pour examiner des dispositions législatives appliquées depuis plusieurs années.
Lors de l'état d'urgence, les parlementaires n'ont pas saisi le Conseil constitutionnel de la loi du 22 décembre 2015. Cependant, dès janvier, les associations de protection des droits fondamentaux l'ont fait, aboutissant à une première QPC en février. Ainsi, une loi à peine promulguée faisait déjà l'objet d'une QPC.
Cette situation confirme qu'il est possible de conserver les avantages d'un contrôle a priori tout en sollicitant rapidement le juge en QPC après la promulgation de la loi. Concernant la doctrine, je partage l'analyse de l'article de Julie Benetti sur la saisine parlementaire et son rapport à l'art du pouvoir.
Un intervenant. - Je m'adresse à Philippe Blachèr au sujet du contrôle a priori. Vous avez évoqué la possibilité de le supprimer compte tenu de l'efficacité de la QPC. Cependant, je m'interroge sur les risques que cela pourrait entraîner pour les droits et libertés des citoyens. Étant donné la frénésie législative actuelle et le nombre de textes potentiellement inconstitutionnels proposés, ne risquerait-on pas de laisser entrer en vigueur des lois fragilisant les droits des citoyens ? Vous avez mentionné la loi immigration de janvier 2024. Bien que le Conseil constitutionnel ait censuré l'existence de cavaliers législatifs, il ne s'est pas prononcé sur l'inconstitutionnalité du texte, alors que certains juristes ont soulevé des doutes à ce sujet.
Philippe Blachèr. - J'ai confiance en les assemblées parlementaires. Au Sénat, la majorité des lois votées sont conformes à la Constitution. Il ne faut pas considérer que, par principe, les lois seraient contraires aux droits et libertés et nécessiteraient un contrôle renforcé systématique. Mon propos n'était pas d'écarter toute possibilité de contrôler une loi par rapport à un droit ou une liberté, mais de questionner l'intérêt de maintenir un contrôle a priori si le Conseil constitutionnel n'examine pas les dispositions législatives votées par rapport aux droits et libertés, se contentant de procéder à un contrôle de régularité. On peut atteindre les objectifs de respect des droits et libertés par la QPC.
DEUXIÈME PARTIE - LA PRATIQUE DE LA SAISINE PARLEMENTAIRE DU CONSEIL CONSTITUTIONNEL
Présidence : Philippe Bas
Sénateur de la Manche
Ancien
président de la commission des lois du Sénat
La révision de 1974, dont nous célébrons l'anniversaire, a conforté et validé implicitement la plus grande mutation du Conseil constitutionnel. Progressivement, à partir de sa fonction d'auxiliaire de la rationalisation du parlementarisme, le Conseil constitutionnel est devenu la clé de voûte de l'État de droit.
Cette évolution s'est opérée à partir d'une révolution juridique considérable, avec une audace extraordinaire dans l'histoire de la République. Le Conseil a agi de sa propre initiative, alors que la Constitution ne lui conférait pas cette fonction et que ni la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, ni le préambule de la Constitution de 1946, ni les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République ne s'imposaient aux législateurs.
La révision de 1974 a non seulement donné un fondement constitutionnel à cette évolution prétorienne, mais a aussi permis au Conseil constitutionnel d'exercer sa fonction de garant de l'État de droit en multipliant les occasions de sa saisine. Entre 1959 et 1974, on comptait dix saisines, contre près de 600 depuis lors. Le Conseil constitutionnel est véritablement rentré dans le quotidien de l'activité législative. La révision de 2008 a amplifié cette fonction de clé de voûte de l'État de droit en l'articulant avec la mission des juridictions françaises.
Cette révision peut également être interprétée à la lumière de la place de l'institution dans le jeu des pouvoirs. Le Conseil constitutionnel reste une institution originale dont l'action a une dimension politique dans le cadre de la séparation des pouvoirs.
Notre colloque rend aussi hommage à la vision personnelle de Valéry Giscard d'Estaing, animée par une tradition philosophique libérale. Lecteur de Montesquieu et de Tocqueville, il arrive au pouvoir dans un système de bipolarisation et de fait majoritaire à son apogée. Pourtant, par sa première initiative politique d'envergure, il agit en faveur d'un meilleur équilibre des pouvoirs.
Cette alchimie historique a permis d'instaurer un contre-pouvoir qui s'exerce au nom du droit et des libertés, face au pôle majoritaire unissant président, gouvernement et majorité parlementaire. Il le fait en attribuant à l'opposition la capacité de déclencher ce contre-pouvoir pour limiter le pouvoir exorbitant de la majorité. Le Conseil constitutionnel a ainsi été créé pour atténuer les effets potentiels sur les libertés, en incorporant les principes fondamentaux du droit et de la liberté au bloc de constitutionnalité.
Le choix du Sénat comme lieu de ce colloque n'est pas anodin. La singularité de la saisine du Conseil constitutionnel par les sénateurs mérite d'être soulignée. Le Sénat, représentant des collectivités territoriales de la République, se fait un devoir d'être le protecteur des libertés. Bien que les sénateurs puissent parfois critiquer les décisions du Conseil constitutionnel, ils sont fiers de participer à la défense des libertés au sein de la République.
Ce pouvoir de saisine n'est pas seulement donné à l'opposition, mais aussi aux présidents des deux assemblées et notamment celui du Sénat. Sur les dix saisines antérieures à 1974, trois émanaient du Président du Sénat, dont celles ayant permis au Conseil constitutionnel de se prononcer sur l'incorporation des droits fondamentaux au bloc de constitutionnalité. Le Sénat, en tant qu'institution législative, se veut également un contre-pouvoir. Une alliance de long terme existe entre le Sénat et le Conseil constitutionnel, qu'il nous appartient de servir.
Nous allons maintenant examiner si les perspectives historiques précédemment évoquées se confirment dans la partie consacrée à la machinerie de la saisine, et si les comparaisons internationales qui seront présentées les corroborent.
I. LA PRÉPARATION DE LA SAISINE AU PARLEMENT
Victor Fouquet
Docteur en droit public de l'Université Paris
1 Panthéon-Sorbonne
Conseiller au groupe Union Centriste du
Sénat
Si j'interviens en la qualité de docteur en droit, j'interviens aussi et surtout en la qualité de conseiller du groupe Union Centriste, ici au Sénat, chargé du suivi des travaux de la commission des finances.
Et à ce titre, je centrerai mon intervention sur la saisine de la loi de finances, à laquelle je suis naturellement le plus confronté.
Avant de témoigner de l'intérieur sur la préparation de la saisine, quelques mots sur les particularismes du contrôle a priori des lois de finances, ainsi que sur le groupe politique pour lequel je travaille, particularismes qui, vous allez le comprendre, influent sur la teneur de mon témoignage.
La possibilité de cette saisine parlementaire a permis de systématiser la saisine et donc le contrôle de constitutionnalité des lois financières, s'agissant à tout le moins des lois de finances initiales.
Depuis la révision de 1974, seules cinq lois de finances initiales sur cinquante n'ont pas été déférées au Conseil constitutionnel par au moins soixante parlementaires. Dont trois années consécutivement, au titre des lois de finances pour 2007, 2008 puis 2009, pour des raisons qui tenaient sans doute au besoin d'adaptation à la réforme de la loi organique relative aux lois de finances (LOLF), alors même que la présidence de la commission des finances de l'Assemblée nationale était dévolue à un membre de l'opposition qui, à l'époque, était aussi l'un des deux pères de la LOLF : Didier Migaud.
Cette quasi-automaticité de la saisine en loi de finances initiale explique en tous les cas la place importante occupée par la loi de finances dans l'activité contentieuse du Conseil constitutionnel, puisque les saisines financières représentent près de 25 % du total des saisines parlementaires. C'est moins le cas pour les lois de finances rectificatives (une sur deux environ fait l'objet d'une saisine), ni et encore moins pour les lois de règlement pour lesquelles les saisines ont été beaucoup moins régulières (seules cinq ont été déférées au Conseil constitutionnel).
L'autre spécificité du contrôle a priori des lois de finances tient à la nature évidemment très politique du budget lui-même, et, corrélativement, à la prudence que le Conseil constitutionnel manifeste à rappeler régulièrement qu'il ne dispose pas d'un pouvoir d'appréciation de même nature que celui du Parlement.
Le contenu et la temporalité propres aux lois de finances annuelles affectent tant l'office du Conseil constitutionnel que la préparation de la saisine elle-même.
Lors de l'examen des lois de finances initiales, le Conseil constitutionnel use très rarement de la possibilité de soulever des griefs d'office, exception faite des « cavaliers budgétaires » qui, en application de la LOLF, ne relèvent pas du champ des lois de finances.
Cela tient au délai très court dont dispose le Conseil constitutionnel pour rendre sa décision : sept ou huit jours, soit moitié moins que pour les lois ordinaires non financières.
Cette contrainte calendaire, qui pèse d'abord sur le Conseil constitutionnel, affecte aussi la préparation de la saisine - certes plus indirectement. Puisque, pour avoir une réelle portée, la saisine doit formuler des griefs d'inconstitutionnalité qui soient suffisamment motivés, précis et explicites, sans se borner à une critique générale des dispositions contestées par les parlementaires. La motivation de la saisine va autrement dit circonscrire l'étendue du contrôle de constitutionnalité.
L'introduction d'un contrôle a posteriori avec la révision de 2008 n'a pas atténué cette obligation de motivation des saisines. Cela est dû à ce que les auteurs de la saisine savent que le Conseil constitutionnel est plus facilement enclin à censurer a priori une mesure fiscale destinée à entrer en vigueur très rapidement, qu'à l'abroger a posteriori dans le cadre d'une QPC.
Concernant la matière budgétaire, le Conseil d'État a considéré que les questions de procédure budgétaire n'étaient pas susceptibles de justifier le renvoi d'une QPC. Le fait que le contrôle a posteriori soit globalement étranger à la matière budgétaire commande également d'apporter une attention toute particulière à la préparation de la saisine.
Pour comprendre mon point de vue, je rappelle que le groupe Union Centriste avait la particularité, jusqu'à la dissolution de juin dernier, d'être dans la majorité sénatoriale avec le groupe Les Républicains sans être, contrairement à ce dernier, dans l'opposition au pouvoir exécutif. Cela n'a pas empêché certains sénateurs centristes, dont le groupe comporte à ce jour moins de soixante unités, de cosigner, le cas échéant, la saisine émanant du groupe Les Républicains.
Cette précision me semble d'autant plus importante qu'elle montre que la réforme de 1974 n'a pas profité uniquement à l'opposition. Car il arrive, à l'intérieur d'un groupe parlementaire, qu'il y ait des doutes sur la constitutionnalité de telle ou telle disposition - notamment fiscale - et que ces doutes s'expriment sans que la totalité des cosignataires de la saisine soient dans l'opposition au Gouvernement. Cela est surtout vrai lorsque la majorité est à la fois relative et pluri-polaire.
Quand bien même le groupe UC atteindrait seul l'étiage requis, c'est-à-dire soixante sénateurs signataires (ce qui sera peut-être bientôt le cas), les différentes sensibilités politiques en son sein ne garantiraient ni l'unanimité de ses membres quant au principe de la saisine ni leur unanimité quant au contenu de la saisine.
La saisine parlementaire est donc bien une protection qui a été donnée, non seulement à l'opposition, mais plus largement aux minorités politiques quelles qu'elles soient, y compris aux fractions minoritaires de la majorité. C'est d'ailleurs ce qu'avait tenu à souligner le président Valéry Giscard d'Estaing, en 2004, à l'occasion du trentième anniversaire de la saisine parlementaire.
J'évoquais la cosignature de sénateurs centristes à la saisine du groupe Les Républicains, car mon homologue Sébastien Girod me faisait remarquer au moment de préparer cette intervention que, contrairement à leurs homologues députés, les sénateurs du groupe Les Républicains ne saisissaient pas systématiquement le Conseil constitutionnel lors de la loi de finances. L'usage du droit de saisine n'est donc pas systématique.
En la matière, les saisines sénatoriales sont moins « politisées » que celles émanant de l'Assemblée nationale ; elles dépendent moins étroitement d'une logique d'opportunité ou de rentabilité politique, et relèvent davantage d'une question de pertinence juridique. Il ne s'agit pas de faire contrôler toutes les lois de finances, mais de cibler celles pour lesquelles la censure de certaines dispositions sont juridiquement possibles.
Je souhaite aborder les différentes étapes qui jalonnent la préparation de la saisine, et à ses aspects à la fois formels et matériels, à la fois stratégiques et rédactionnels.
Quelques exemples peuvent illustrer la démarche très diverse qui conduit les auteurs de la saisine à vouloir faire reconnaître, au-delà de la censure, l'existence de principes constitutionnels.
La décision de saisir le Conseil constitutionnel est prise par les parlementaires en réunion de groupe. La décision va en réalité dépendre des débats que la loi de finances aura suscités en commission des finances puis en séance publique.
La préparation de la saisine est conditionnée, au moins en partie, par l'effectivité des moyens soulevés dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Suivant l'incidence des saisines sur la jurisprudence, les intentions des parlementaires vont elles-mêmes varier. La stratégie va dépendre en réalité de la matière objet du contentieux : fiscale ou budgétaire.
En démocratie représentative, le consentement à l'impôt - « principe des principes » du droit public financier, pour reprendre la formule du professeur Éric Oliva - repose sur le Parlement. C'est en revanche au Gouvernement qu'il revient d'élaborer le budget et de conduire les affaires financières de l'État. Cette répartition des tâches se retrouve dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel, et par voie dans de conséquence dans l'approche et la préparation des saisines.
En matière budgétaire, les griefs invoqués dans la saisine vont surtout avoir pour objectif de provoquer une réponse de la part du Conseil constitutionnel ou de faire évoluer l'Exécutif dans certaines de ses pratiques. Ce n'est pas parce que le Conseil constitutionnel ne censure pas que le bilan du contrôle de constitutionnalité est nul.
Par exemple le principe sincérité budgétaire distingue la sincérité « quantitative » des prévisions budgétaires, et la sincérité « qualitative » du périmètre budgétaire ou de la présentation des opérations financières.
Malgré la prise en compte des avis du Haut Conseil des finances publiques (HCFP) dans sa jurisprudence, le Conseil constitutionnel rejette invariablement le grief d'insincérité budgétaire. Ces raisons sont liées à l'incertitude associée à l'exercice prévisionnel ; ensuite, à la définition purement subjective de l'insincérité, assimilée à un dol budgétaire et rendant « l'intention de fausser les grandes lignes du budget » difficilement caractérisable ; enfin, et surtout, à la gravité des conséquences en cas de censure de la totalité de la loi de finances quelques jours seulement avant son entrée en vigueur, et donc finalement à la primauté du principe de continuité de la vie nationale sur le principe de sincérité budgétaire.
Ce principe « quantitatif » de sincérité budgétaire remplit en fait un rôle instrumental dont la sanction ne peut être que politique. Non seulement la saisine sénatoriale sur le projet de loi de finances pour 2024 a été le moyen de prolonger le débat parlementaire, et de poursuivre la bataille engagée au moment de la discussion budgétaire, mais elle a aussi préparé le terrain, d'une certaine façon, aux travaux de la « mission d'information sur la dégradation des finances publiques depuis 2023 » créée par la commission des finances du Sénat en mars 2024.
S'agissant de la sincérité « qualitative », afférente à la présentation du budget, on peut observer un lien entre, d'un côté, la possibilité que le Conseil constitutionnel puisse être saisi et le Gouvernement sanctionné, et, de l'autre, une amélioration globale de la présentation du budget.
Sous l'effet des saisines parlementaires, le budget a subi une profonde mutation qui réside dans l'attention dont font preuve désormais les acteurs impliqués dans le processus de préparation du budget. Le mûrissement d'une argumentation, réitérée à coups de saisines, produit donc des effets positifs qui ne sont pas nécessairement illustrés par une censure.
La préparation de la saisine revêt une dimension d'autant plus stratégique que les auteurs de la saisine savent qu'ils s'exposent, au gré des alternances politiques et une fois de retour dans la majorité, à soumettre leurs propres pratiques à une jurisprudence du Conseil constitutionnel qu'ils auront contribué à façonner par leurs saisines lorsqu'ils étaient dans l'opposition.
La saisine a beau être préparée en amont, elle est en définitive souvent finalisée dans l'urgence. L'an dernier, le 12 décembre, c'est-à-dire au terme de la première lecture du budget au Sénat, la première mouture de la saisine sénatoriale ne visait que le principe de sincérité et la question des reports de crédits budgétaires. Entre le 12 et le 21 décembre, jour du dépôt de la saisine au Conseil constitutionnel, c'est-à-dire en neuf jours seulement, il y aura eu au total sept versions différentes de la saisine, fruits de multiples allers-retours entre les deux groupes politiques de la majorité sénatoriale et avec le rapporteur général, enrichies de nouveaux griefs contestant de nouvelles dispositions.
Cette urgence rend l'exercice d'autant plus difficile. Car quand bien même les groupes politiques ont des conseillers ayant de solides connaissances en droit constitutionnel, aucun n'a les moyens d'affecter trop longtemps son conseiller attitré à la préparation uniquement de la saisine, surtout en période budgétaire.
La saisine est finalisée dans l'urgence au terme d'un marathon budgétaire souvent long et éprouvant.
En amont, la préparation de la saisine va mobiliser et conjuguer les apports de plusieurs catégories d'acteurs : les conseillers de groupes, bien sûr, mais aussi les « inspirateurs » internes (les administrateurs de la commission des finances, qui travaillent auprès du rapporteur général et avec lesquels on se coordonne, parfois même les parlementaires eux-mêmes) ou externes (universitaires, cabinets d'avocats ou d'affaires publiques...) au Sénat.
Vont être utilisés ou cités à l'appui des argumentations défendues les avis du Haut Conseil des finances publiques, parfois les travaux de la Cour des comptes, évidemment la jurisprudence du Conseil constitutionnel, de plus en plus souvent le droit européen (notamment les moyens tirés de la Convention européenne des droits de l'Homme), et éventuellement - mais trop rarement - les travaux de la doctrine. Plus on a de sources, plus la saisine est préparée de manière sereine et rigoureuse.
La préparation de la saisine est un exercice de modestie et d'humilité. En préparant la saisine, on ne cherche pas tant à faire l'exégèse de telle ou telle disposition du bloc de constitutionnalité qu'à coller au plus près de l'interprétation qui en est donnée par le Conseil constitutionnel en droit positif. C'est un exercice finalement très formalisé.
Par ailleurs, nous ne sommes que les exécutants des élus pour lesquels nous travaillons. Ce sont eux qui, ayant la légitimité démocratique, assument politiquement le choix et le contenu de la saisine qu'ils cosignent. Ce sont eux qui dressent souverainement la liste des dispositions qu'ils souhaitent voir contestées, et pour lesquelles ils espèrent obtenir, soit une censure, soit une validation assortie d'une réserve d'interprétation.
Le circuit de la saisine est un circuit long, compte tenu de la diversité des informations et des informateurs qui l'irriguent, et des arbitrages politiques à faire quant à son contenu final.
On peut regretter le caractère fuyant d'une jurisprudence constitutionnelle qui, statistiquement, donne assez rarement satisfaction aux parlementaires requérants. Encore que ce constat doive être relativisé dans le domaine fiscal, où l'élargissement aux parlementaires du droit de saisine a favorisé une « constitutionnalisation » assez inattendue du droit fiscal.
Un statut constitutionnel de contribuable a pu être façonné grâce à l'usage de la saisine parlementaire.
C'est grâce à des saisines parlementaires, et grâce à des griefs tirés de l'article 13 de la Déclaration de 1789 et de l'atteinte au principe d'égalité devant les charges publiques, qu'a pu émerger la notion d'imposition excessive ou confiscatoire ; que le Gouvernement a été enjoint de revoir sa copie sur la suppression de la taxe d'habitation sur les résidences principales ; ou encore qu'une « niche fiscale », comme la niche dite « FIFA », prévoyant des exonérations fiscales énormes en faveur des fédérations sportives internationales, a pu être censurée l'an dernier.
Pour le grand financier Gaston Jèze, l'impôt était un instrument de répartition de la charge fiscale en tous les citoyens. Or, l'extension de la saisine a permis progressivement de matérialiser dans notre droit constitutionnel la théorie jézienne du partage équitable de l'effort fiscal.
Lors du trentième anniversaire de la révision de 1974, le président Valéry Giscard d'Estaing avait rappelé que son intention avait été de limiter la « tentation très française d'abus du pouvoir du pouvoir de la majorité », tentation bien résumée par le député André Laignel lors des débats sur les nationalisations avec la formule : « Vous avez juridiquement tort parce que vous êtes politiquement minoritaire. ».
La réforme de 1974 s'est avérée être un bon rempart à la toute-puissance majoritaire. Il faut donc être reconnaissant au président Giscard d'Estaing de l'avoir permise.
II. LA RÉCEPTION DE LA SAISINE PAR LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL
Dominique Lottin
Ancien magistrat judiciaire
Ancien membre du
Conseil constitutionnel
Membre du Conseil supérieur de la
magistrature
Ayant quitté le Conseil constitutionnel, je peux désormais m'exprimer plus librement sur cette expérience et sur la manière dont le Conseil reçoit les saisines parlementaires, ainsi que leur impact sur son fonctionnement et sa place.
Les saisines parlementaires ont profondément transformé le Conseil constitutionnel, tant numériquement que dans les équilibres entre pouvoirs exécutif et législatif. L'opposition parlementaire est rapidement emparée de cette réforme, malgré un accueil initial frileux. En moyenne, ce sont douze saisines parlementaires qui interviennent chaque année. Environ 20 % des lois ordinaires sont ainsi soumises au contrôle a priori du Conseil constitutionnel. Ces saisines représentent 95 % des saisines sur le contrôle a priori.
Cette réforme de 1974 intervient trois ans seulement après la décision de 1971, qui a instauré le bloc de constitutionnalité. Le Conseil constitutionnel est ainsi devenu le contrôleur des libertés fondamentales, se juridictionnalisant progressivement. L'introduction de la QPC a accentué cette évolution, y compris dans la procédure de saisine a priori.
Le Conseil examine désormais la constitutionnalité des lois à différents stades juste après leur adoption, mais aussi après la prise des décrets d'application et l'interprétation des lois par les juridictions nationales ou européennes. Il participe ainsi au dialogue des juges, la majorité de ses décisions étant rendues au regard des dispositions de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, qui fixent nos droits fondamentaux.
Le droit comparé joue un rôle crucial dans ce processus, influençant considérablement le positionnement et l'office du Conseil. L'introduction de la QPC a également modifié l'approche du Conseil dans le contrôle a priori, notamment sur l'examen de la procédure parlementaire, tout en préservant la possibilité d'un contrôle a posteriori qui va permettre d'intervenir à un autre stade du processus d'application de la loi.
Dans mon propos, je souhaite expliquer comment la juridictionnalisation du Conseil constitutionnel a modifié son positionnement institutionnel et sa visibilité auprès du grand public.
Concernant la juridictionnalisation du Conseil constitutionnel, le mouvement se poursuit à travers les QPC et les saisines a priori.
Le 11 mars 2022, le Conseil constitutionnel a adopté un règlement intérieur applicable au contrôle a priori des lois, notamment sur saisines des parlementaires. Il s'agissait de formaliser des règles déjà appliquées, en introduisant plus de contradictoire et de transparence dans la procédure.
Concernant le dépôt et l'enregistrement, le Conseil exige toujours un format écrit, en plus du format électronique, afin d'authentifier les signatures. Il est impossible de renoncer à une saisine, sauf en cas de fraude avérée.
Les saisines doivent être motivées, comme le rappelle l'article 2 du règlement intérieur. Les saisines non motivées ne sont pas déclarées irrecevables, mais le Conseil se limite alors au contrôle de la régularité de la procédure législative.
Le Conseil reste prudent lors des saisines a priori pour préserver la possibilité d'être saisi ultérieurement par la voie de la QPC. Il ne censure généralement que les dispositions les plus emblématiques et manifestement contraires à la Constitution, préférant attendre les décrets d'application pour affiner son analyse si nécessaire.
Dans ses décisions, le Conseil peut parfois signaler certaines difficultés sans pour autant censurer le texte, alertant ainsi le gouvernement sur les points à surveiller dans la rédaction des décrets d'application.
Pour plus de transparence, le Conseil publie désormais les « portes étroites », renommées « contributions extérieures », en même temps que les saisines. Cependant, le temps imparti ne permet pas toujours un examen approfondi de ces contributions.
Le rôle du rapporteur est crucial. Bien que son nom ne soit pas rendu public, il mène les débats lors des réunions avec le Secrétariat général du gouvernement et les parlementaires auteurs de la saisine. Il travaille également avec le service juridique pour proposer au Conseil les projets de décision.
En séance plénière à lieu un projet de décision. Compte tenu des délais très courts impartis au Conseil -- un mois, voire huit jours -- il est indispensable d'arriver avec un projet préparé. Le rapporteur, s'il pressent que sa position risque d'être contestée, a l'honnêteté de présenter deux projets alternatifs. Il arrive également qu'un membre qui n'est pas rapporteur présente un autre projet.
Le rapporteur, désigné dès le dépôt d'un texte au Parlement, suit son évolution avec l'appui essentiel du service de documentation et d'études. Ce service documentaire analyse méticuleusement les dispositions et les débats parlementaires, article par article, relevant les potentielles questions constitutionnelles. Il fournit un dossier structuré comprenant les décisions antérieures du Conseil et la doctrine pertinente.
Bien que le secrétariat général et ses juristes jouent un rôle important dans la préparation des décisions, notre expérience et notre personnalité font qu'il est rare qu'on nous dicte notre façon de penser et de décider. La documentation organisée de manière systématique nous permet de travailler efficacement dans les délais impartis.
Le service de documentation emploie des documentalistes plutôt que des juristes, ce qui garantit une recherche exhaustive et impartiale, incluant des perspectives politiques ou des articles sur l'opinion publique.
La saisine parlementaire impose au Conseil d'intervenir immédiatement après le débat parlementaire, sans retarder l'entrée en vigueur du texte. Cette proximité avec le débat politique peut exposer le Conseil à une instrumentalisation et une politisation croissantes. Bien que le nombre de saisines parlementaires n'ait pas augmenté, elles sont devenues plus visibles et médiatisées.
Dès lors, les décisions du Conseil constitutionnel sont de plus en plus contestées et perçues comme politiques, notamment parce qu'elles impliquent des arbitrages entre droits fondamentaux. Pour garantir sa légitimité, le Conseil s'appuie sur une jurisprudence constante, tout en l'adaptant progressivement. Des règles de déport et de récusation ont été établies pour les membres ayant participé à l'élaboration des textes examinés.
La diversité des profils au sein du Conseil constitutionnel est une richesse. Il est essentiel d'avoir à la fois des juristes et des personnalités ayant une expérience politique pour appréhender les enjeux de l'État.
Le Conseil intervient dans le dialogue avec les autres juges et dans le débat démocratique.
Le contrôle de la procédure parlementaire, parfois jugé excessif, est crucial pour préserver le débat démocratique. Le maintien du contrôle a priori reste essentiel, permettant de sécuriser les textes et d'attirer l'attention du Gouvernement sur les marges qu'il a dans les décrets d'application. Les deux types de contrôle, a priori et a posteriori, sont essentiels, et il est important qu'ils puissent intervenir dès le vote de la loi.
Cependant, il faut veiller à ce que les saisines a priori ne deviennent pas trop politisées. Le Conseil n'est pas une troisième chambre et ne doit pas être le théâtre d'un débat médiatique excessif. La médiatisation accrue de nos décisions présente des avantages en termes de visibilité, mais aussi des risques de contestation qui peuvent fragiliser l'État de droit. C'est aussi pour cela que, pour éviter une politisation excessive, le Conseil n'entend pas systématiquement les parlementaires qui le saisissent.
III. LA SAISINE PARLEMENTAIRE EN DROIT COMPARÉ
Dimitri Löhrer
Maître de conférences en droit public à l'Université de Pau
La question de la saisine parlementaire des cours constitutionnelles dans le cadre du contrôle de constitutionnalité se prête particulièrement bien à la comparaison pour deux raisons.
Premièrement, cette voie d'accès au juge constitutionnel est présente dans de nombreux systèmes juridiques, avec des modalités à la fois similaires et différentes, donc propice à la comparaison. Deuxièmement, la mise en perspective de ces modalités permet une meilleure connaissance de cette voie d'accès en général et pour la France en particulier.
La comparaison européenne est particulièrement instructive, car la saisine parlementaire est une caractéristique du modèle européen de justice constitutionnelle, présente dans la plupart des pays ayant opté pour un contrôle de constitutionnalité des normes de type concentré. Certains pays comme l'Italie font exception, mais la majorité de nos voisins européens ont adopté ce mécanisme.
Nous avons choisi de nous concentrer sur quatre pays : l'Allemagne, la Belgique, le Portugal et l'Espagne. Ces quatre systèmes juridiques offrent des configurations multiples et des pratiques variées, propices à la comparaison. Notre analyse se limite à la seule saisine parlementaire exercée dans le cadre du contrôle de constitutionnalité abstrait des normes, excluant d'autres chefs de compétences qui n'ont pas d'équivalent en France, comme le recours d'amparo en Espagne.
Pour analyser les modalités juridiques de la saisine parlementaire dans ces pays, nous retenons trois critères : le type et le nombre de parlementaires requis, le moment de la saisine, et les normes dont la constitutionnalité peut être contestée par les parlementaires.
Concernant le type et le nombre de parlementaires, on observe une grande diversité. Comme le souligne Marc Verdussen, la juridiction constitutionnelle peut être saisie par une fraction, généralement minoritaire, de membres d'une ou plusieurs assemblées parlementaires. Cette fraction peut être déterminée par un nombre fixe ou un pourcentage du nombre total des parlementaires.
En Allemagne, par exemple, la Cour constitutionnelle peut être saisie par un quart des membres du Bundestag, uniquement la chambre basse du parlement.
En Espagne, en revanche, la saisine parlementaire du tribunal constitutionnel est ouverte à une minorité de cinquante députés ou cinquante sénateurs. Au Portugal, qui a un parlement monocaméral, un dixième des membres de l'Assemblée de la République (23 députés) peut saisir le tribunal constitutionnel. Ces deux pays permettent aussi aux membres des assemblées législatives régionales de saisir le tribunal constitutionnel, avec des modalités différentes.
Le système belge est plus atypique, requérant une majorité qualifiée des deux tiers des membres des assemblées législatives pour la saisine, qui s'effectue par l'intermédiaire du Président.
Concernant le moment de la saisine, le contrôle a priori sur saisine parlementaire est rare. Il n'existe pas en Belgique, est limité à une catégorie spécifique de normes en Allemagne et au Portugal, et a été partiellement rétabli en Espagne pour les statuts des communautés autonomes. Le contrôle a posteriori est commun aux quatre systèmes, avec des délais variables : sans limite en Allemagne et au Portugal, de trois mois en Espagne, et de six mois en Belgique.
Les normes contestables dans le cadre de la saisine parlementaire diffèrent selon les pays. En Belgique et en Espagne, seules les normes législatives peuvent être contestées. En Allemagne et au Portugal, le champ est plus large, incluant le droit fédéral et des Länder en Allemagne, et toute norme, y compris les actes administratifs réglementaires, au Portugal.
Ces éléments permettent de comprendre les modalités juridiques de la saisine parlementaire des Cours constitutionnelles dans ces pays. Des données statistiques pourraient apporter un éclairage supplémentaire sur l'utilisation concrète de ce mécanisme.
Damien Connil
Chargé de recherche CNRS (UMR DICE-IE2IA, Université de Pau)
En 2023, la Cour constitutionnelle allemande n'a rendu que cinq décisions dans le cadre du contrôle abstrait des normes, dont quatre sur saisine parlementaire. Ces décisions ne représentent que 0,07 % de l'ensemble des décisions rendues, ce qui corrobore les chiffres donnés par Marc Verdussen il y a dix ans (0,065 %).
En Belgique, sur 178 décisions, 70 arrêts ont été rendus sur recours en annulation (39 %), mais aucune sur saisine d'un président d'assemblée législative. La dernière remonte à 2014. 98 % des saisines sont réalisées par des requérants individuels et non institutionnels.
En Espagne, en 2023, le Tribunal a reçu 8 120 demandes, dont 26 concernaient le recours en inconstitutionnalité. Sur ces 26 recours, 10 étaient portés par des parlementaires (38 %). Sur 190 décisions rendues, 34 concernaient des recours en inconstitutionnalité, dont 23 sur saisines parlementaires (17 du Congrès des députés, 2 du Sénat, 4 d'assemblées législatives des communautés autonomes).
Au Portugal, sur 1 896 arrêts et décisions sommaires, neuf concernaient le contrôle abstrait, dont quatre en contrôle a priori (sur saisines du Président de la République) et cinq en contrôle a posteriori (dont une sur saisine de l'assemblée législative de la région autonome de Madère).
Ces chiffres mettent en évidence plusieurs éléments. La saisine parlementaire, bien que peu utilisée, reste une voie d'accès possible aux juges constitutionnels dans ces différents pays. Cela soulève la question de la singularité du cas français, où cette voie d'accès est plus considérée comme plus ordinaire et révèle des chiffres plus importants.
La faible utilisation de la saisine parlementaire dans ces quatre pays peut s'expliquer par la structure de la justice constitutionnelle, notamment l'existence d'autres requérants jouant davantage le rôle de défense de la Constitution (le Président de la République au Portugal, les requérants individuels en Belgique) et d'autres voies d'accès aux juges constitutionnels (recours d'amparo ou conflit entre organes en Espagne et en Allemagne).
Cette situation contraste avec le cas français, où les parlementaires jouent principalement le rôle de défenseurs de la Constitution. L'introduction tardive de la QPC en France n'a pas tari les saisines parlementaires dans le cadre du contrôle a priori, ce qui soulève la question de la persistance d'une culture parlementaire de saisine du Conseil constitutionnel.
L'analyse des saisines parlementaires du juge constitutionnel nécessite un examen approfondi pour comprendre les modalités procédurales, les éléments statistiques, les pratiques et la perception de cette procédure. Il convient d'étudier les ressorts politiques et conjoncturels, ainsi que les nouvelles façons pour les parlementaires de saisir le juge constitutionnel, individuellement, en groupe ou via l'institution.
L'approche comparative de la saisine parlementaire apporte une richesse d'informations, mais une étude plus systématique s'impose. Des données quantitatives, statistiques, qualitatives, textuelles et empiriques sont nécessaires. C'est l'objectif du projet de recherche que nous menons actuellement avec le Conseil constitutionnel à l'Université de Pau.
Ce projet vise trois objectifs principaux :
1. Proposer une analyse détaillée, pays par pays, des acteurs, des modalités et du contenu des saisines parlementaires constitutionnelles.
2. Identifier les éventuelles stratégies en matière de saisines et de non-saisines.
3. Examiner les effets de la saisine parlementaire à plusieurs niveaux :
· sur les décisions et la jurisprudence (taux de succès des saisines, conformité, non-conformité, réserves) ;
· sur la juridiction constitutionnelle (organisation, fonctionnement, délais, anticipation des saisines, audition des parlementaires, règles procédurales) ;
· sur la démocratie constitutionnelle et l'État de droit en général.
Philippe Bas. - Je remercie nos intervenants pour cette étude approfondie qui confirme la puissance du système français comparé à d'autres systèmes. Bien que ces derniers aient leurs mérites, nous constatons que le système français a une grande portée et une efficacité en termes de pratique et de défense des droits.
IV. DÉBAT
Bruno Daugeron. - Je souhaite poser une question à Victor Fouquet concernant la communication et les coalitions. Sans trahir de secrets, pensez-vous que des parlementaires d'horizons différents, qui ne parviennent pas à s'entendre au sein de l'assemblée, puissent trouver un terrain d'entente lors d'une session ? Observez-vous le regroupement d'individus autour d'un problème spécifique en dehors des logiques de majorité ou de partis ? Êtes-vous en mesure d'identifier et d'analyser ce type de dynamique, ou reste-t-on principalement dans une logique de groupes parlementaires et d'alliances préétablies ?
Victor Fouquet. - Dans mon cas cela a toujours été une logique de majorité sénatoriale. La saisine a été portée par le groupe LR, avec l'appui de quelques sénateurs centristes. À ma connaissance, aucun scénario alternatif n'a été envisagé.
Une intervenante. - Madame Lottin, j'aimerais connaître votre position concernant l'autosaisine que vous avez brièvement évoquée.
Dominique Lottin. - Je ne suis pas favorable à l'autosaisine pour plusieurs raisons. En tant qu'ancien magistrat, je sais que ce concept existe déjà pour les magistrats judiciaires, comme les juges des enfants qui peuvent se récuser. Le risque majeur déjà évoqué est celui du gouvernement des juges, où le Conseil s'emparerait de certains textes.
L'histoire et la pratique montrent que les inconstitutionnalités sont rarement maintenues longtemps dans les textes, notamment grâce à la QPC. D'ailleurs, le nombre de QPC diminue nettement, car de nombreux textes ont déjà été nettoyés ou abrogés. Je m'interroge donc sur l'apport supplémentaire de l'autosaisine.
Pour illustrer, le Conseil constitutionnel rendait environ 100 décisions par an ces dix dernières années (20 en saisine a priori et 80 par QPC). Cette année, le nombre de décisions sur QPC a été réduit à une quarantaine.
De plus, les jurisprudences constitutionnelles irriguent véritablement le débat, notamment à la commission des lois. En suivant les débats parlementaires au Conseil constitutionnel, j'ai constaté que ces jurisprudences sont souvent citées lors des discussions.
Un intervenant. - Concernant la fréquence des contrôles de procédure a priori, notamment pour les lois de finances, est-il possible de simplifier ou d'ajuster ce processus ? Une piste serait de transférer certaines compétences à un organe interne du Parlement.
Philippe Bas. - Je tiens à préciser, concernant le Parlement, que des contrôles internes existent et sont d'une extrême rigueur. Ils font d'ailleurs l'objet de contestations régulières de la part des parlementaires, en matière financière. La recevabilité des amendements est surveillée avec une grande autorité et vigilance par le président de la commission des finances, dont les décisions sont sans appel. Le Parlement est le premier garant de la protection des dispositions constitutionnelles.
Victor Fouquet. - Je confirme. La commission des finances effectue un premier filtre au titre des articles 40 et 45 de la Constitution sur la recevabilité des amendements. Ensuite, le rapporteur général analyse les articles un par un. En cas de soupçon d'inconstitutionnalité, cela est documenté dans le rapport du rapporteur, grâce au travail des administrateurs de la commission. Ce contrôle interne existe déjà et s'avère rigoureux.
Dominique Lottin. - Dans tous les domaines, la présence d'un contrôleur est essentielle. Même lorsque les jurisprudences sont connues, la perspective d'un contrôle renforce la vigilance. C'est pourquoi un contrôle externe, assuré par un organe tel que le Conseil constitutionnel, est nécessaire.
Un intervenant. - Ma question s'adresse particulièrement à Dominique Lottin. Vous avez conclu votre intervention en évoquant le risque de surpolitisation du Conseil constitutionnel, malgré le renforcement des règles d'incompatibilité. Par ailleurs, vous avez souligné l'importance de préserver la diversité des membres. Selon vous, existe-t-il un moyen de lutter contre cette surpolitisation ? Je me souviens du jour de la décision sur le projet de loi immigration, où des bâtiments universitaires ont été bloqués par des manifestants, ce qui m'a semblé préoccupant. Serait-il envisageable de mieux communiquer auprès du grand public sur les règles d'incompatibilité ?
Dominique Lottin. - Dans le contexte actuel, toute décision prend une dimension politique. Pour y remédier, il est essentiel de clarifier la procédure et d'expliquer notre démarche. Le Conseil s'est engagé à motiver davantage ses décisions, bien que cette motivation ne soit pas encore pleinement enrichie. En tant qu'ancien magistrat judiciaire, je reconnais que cette approche comporte certains inconvénients. Néanmoins, c'est la seule méthode efficace pour lutter contre cette politisation, à condition que tous les membres respectent leur devoir de réserve.
Il faut également éviter une médiatisation excessive après un débat politique, même si celle-ci est parfois inévitable dans le contexte sociétal actuel. Le Conseil doit rester vigilant et ne pas systématiquement recevoir les parlementaires lorsque leur saisine n'est pas suffisamment explicite, afin d'éviter de leur offrir une tribune supplémentaire. Il est crucial que le Conseil ne devienne pas une troisième tribune pour le débat politique. La gestion de ces enjeux reste complexe.
TROISIÈME PARTIE - LES EFFETS DE LA SAISINE PARLEMENTAIRE DU CONSEIL CONSTITUTIONNEL
Présidence : Alain Laquièze
Professeur à l'Université Paris Cité
Nous commençons cet après-midi consacré aux effets de la saisine parlementaire du Conseil constitutionnel. Tous les dix ans, nous commémorons cet événement. Le dernier grand bilan remonte à 2004, pour les trente ans. En 2014, lors des quarante ans, l'accent a été mis sur la période 2004-2014, sans dresser de bilan général.
Lors des débats il y a dix ans, deux constats ont émergé. Premièrement, la mise en place de la QPC n'a pas réduit la vitalité de la saisine parlementaire. Deuxièmement, une réflexion s'est engagée sur l'articulation entre le contrôle a priori et a posteriori. Avec l'avènement de la QPC, le Conseil constitutionnel a fait évoluer sa jurisprudence dans le cadre du contrôle a priori, notamment sur la saisine blanche et le contrôle de la procédure parlementaire.
Ce sujet soulève régulièrement des questions sur la répartition entre le droit et la politique. Les organisateurs de ce colloque ont souhaité faire un bilan des effets de la saisine parlementaire en abordant des thèmes intéressants : le Parlement, la doctrine constitutionnelle et le contentieux constitutionnel.
I. LA SAISINE PARLEMENTAIRE : UNE VALORISATION DU RÔLE DU PARLEMENT ?
Benjamin Lecoq-Pujade
Professeur à l'Université de Strasbourg
La saisine du Conseil constitutionnel par soixante députés ou soixante sénateurs au titre de l'article 61 de la Constitution, constitue-t-elle une valorisation du rôle du Parlement ?
La question semble, de prime abord, contre-intuitive. À lire les travaux consacrés au sujet, si la saisine parlementaire a valorisé quelque chose, c'est avant tout le Conseil constitutionnel et, à travers lui, l'autorité de la Constitution sur les pouvoirs constitués, et notamment sur le premier d'entre eux : le Parlement.
Aussi la question des incidences institutionnelles n'est-elle généralement traitée que du point de vue du juge constitutionnel. Présentée comme la « seconde naissance » du Conseil, véritable « big bang » ayant bouleversé le système politique et juridique français, la révision du 29 octobre 1974 est la plupart du temps décrite - avec la décision du 16 juillet 1971 - comme le principal ressort ayant permis la montée en puissance de l'institution, sanctionnant la mue de son office - d'organe régulateur de l'activité des pouvoirs publics à gardien juridictionnel des droits et libertés -, lui donnant les moyens d'enrichir, par sa jurisprudence, les normes de référence de son contrôle, et provoquant sa juridictionnalisation progressive.
Cette présentation classique occulte une part essentielle des enjeux associés à la saisine parlementaire. Ses conséquences sur le rôle du Parlement - dont l'histoire sous la Ve République est communément présentée comme celle d'un déclin - ne sont en effet abordées que de manière incidente, comme un effet collatéral de l'épanouissement du contrôle de constitutionnalité des lois.
Or cette occultation de la perspective institutionnelle au profit d'une approche jurisprudentielle ou contentieuse s'explique en grande partie par la visée de légitimation académique qu'a longtemps poursuivi le discours doctrinal relatif à la saisine. Celle-ci s'inscrit dès lors dans un récit aux accents téléologiques célébrant, avec l'essor du juge constitutionnel, l'accession du droit constitutionnel au statut de « vrai droit » et l'élévation de ceux qui s'en font les commentateurs au rang de « vraie doctrine ».
C'est pourquoi je vous propose d'inverser la perspective, en adoptant le point de vue du Parlement pour déterminer s'il est ou non sorti gagnant du « moment 74 ». Cela suppose de distinguer deux séries d'interrogations.
En premier lieu, la saisine parlementaire a-t-elle été conçue, en 1974, comme un instrument de valorisation du Parlement ? Il faut, pour répondre, analyser ce que les auteurs de la révision ont fait, à l'aune de ce qu'ils ont voulu faire.
Déterminer ce qu'ils ont fait d'abord, pose le problème de la nature de cette saisine dite « parlementaire ». La question n'est pas purement sémantique, car dans le cadre de l'article 61 de la Constitution, l'identification des titulaires du droit de saisine permet de se faire une idée de l'intérêt, politique ou institutionnel, qu'ils entendront défendre devant le Conseil constitutionnel.
Or l'expression doctrinale « saisine parlementaire » peut s'entendre de deux manières. Dans un sens institutionnel, elle renvoie à une action en inconstitutionnalité exercée au nom du Parlement pour la défense de ses droits. Dans cette perspective, la saisine constitue bien un instrument de valorisation de l'institution parlementaire puisqu'elle intervient comme mécanisme régulateur d'un équilibre opposant Gouvernement et Parlement. En France, la seule saisine qui puisse véritablement être qualifiée de « parlementaire » en ce sens institutionnel est celle qui est opérée par les présidents des assemblées et, en particulier, le président du Sénat.
En revanche, la saisine par soixante députés ou soixante sénateurs ne peut être qualifiée de « parlementaire » qu'en un sens individuel : le Conseil constitutionnel est en effet saisi par des parlementaires, ou encore par une fraction de parlementaires, placés en minorité sur le vote d'un texte et soucieux de défendre, contre la volonté majoritaire, un intérêt d'ordre politique, voire partisans, puisque la réunion de soixante signatures suppose la plupart du temps une dynamique de groupe. Dans cette perspective, elle constitue alors une faculté d'empêcher exercée par une minorité contre le voeu majoritaire, dans le cadre d'un rapport de force interne au Parlement.
C'est précisément ce second sens qui ressort des travaux de 1974 et de la pratique ultérieure de la saisine. Conçu par le président Giscard d'Estaing et par le Gouvernement de Jacques Chirac comme « l'amorce d'un statut de l'opposition », l'élargissement du droit de saisine est en réalité devenu un droit ouvert à toute minorité du Parlement. En témoigne, d'une part, la substitution du nombre de soixante députés ou soixante sénateurs à la proportion d'un cinquième initialement prévue par le projet, dont le député Charles Bignon, auteur de l'amendement, estime qu'elle vise à garantir « le droit d'expression des minorités ». En témoigne, d'autre part, le rejet par le Sénat du système de panachage initialement adopté par l'Assemblée dans le but de permettre aux députés et sénateurs d'exercer conjointement le droit de saisine. « Chacun chez soi ! », dira le rapporteur du Sénat Étienne Dailly : les minorités des deux chambres, qui ne sont pas nécessairement les mêmes, ont leurs propres intérêts à défendre.
C'est pourquoi Jean Foyer contestera devant le Congrès l'idée d'un droit de l'opposition dans la mesure où « le droit nouveau pourra tout aussi bien être exercé par des parlementaires qui ordinairement votent avec la majorité ». Il en administrera lui-même la preuve quelques semaines plus tard en prenant l'initiative du recours formé contre la loi Veil.
L'adjectif « minoritaire » paraît donc plus adéquat que l'adjectif « parlementaire » pour qualifier la saisine instituée par la révision de 1974. Bien qu'elle puisse devenir parlementaire de manière incidente, lorsque les griefs invoqués devant le Conseil tendent à défendre les droits du Parlement, son utilisation répond souvent à des intérêts plus politiques et partisans que véritablement institutionnels.
Cette qualification me semble confirmée par l'analyse de ce qu'ont voulu faire les auteurs de la révision, c'est-à-dire non seulement le Gouvernement et sa majorité, mais également les parlementaires de l'opposition qui, bien qu'ils n'aient pas voté le texte, ont largement contribué à sa rédaction.
À cet égard, il ne semble pas que l'objectif ait été de remédier au déséquilibre structurel qui affecte les relations entre le Parlement et l'Exécutif, qui est en réalité commun à la plupart des régimes parlementaires européens depuis près d'un siècle. Certes, lorsque, en août 1958, Raymond Triboulet propose au Comité consultatif constitutionnel d'ouvrir le contrôle de constitutionnalité des lois à une minorité de parlementaires, l'objectif est bien d'établir une forme d'égalité des armes entre le Gouvernement et les Chambres.
Mais la révision de 1974 ne s'inscrit pas dans la même logique et l'intention de ses auteurs s'éclaire par le contexte des années 1970, qui sont marquées par un glissement du point d'équilibre du régime. 16 ans de pouvoir gaullo-pompidolien ont confirmé le primat de l'Exécutif présidentiel, enraciné dans le terreau d'un parlementarisme majoritaire, et ont abouti à ce que l'ancien rapport de force institutionnel Gouvernement-Parlement cède la place à un nouveau clivage entre majorité gouvernementale et opposition.
L'élargissement de la saisine s'inscrit donc dans le prolongement de cette recomposition, dont la décision du 16 juillet 1971 avait déjà pris acte, et que la révision a pour objet d'approfondir.
C'est ce que révèlent, lors des débats d'octobre 1974, les positions des différentes forces politiques en présence. Du côté du Gouvernement et de sa majorité, la valorisation vise en premier lieu l'opposition : il s'agit de lui reconnaître des droits accrus et de favoriser une meilleure protection des libertés publiques, conformément à un impératif contre-majoritaire déjà ancien et désormais fermement implanté dans la classe politique comme en doctrine.
Du côté de l'opposition ensuite, il n'y a pas non plus de valorisation du Parlement. Le rejet de principe affiché par les parlementaires socialistes et communistes vise avant tout à dénoncer le manque d'ambition du projet gouvernemental qui, pour reprendre les mots d'André Chandernagor, « vise seulement à armer la ou les minorités parlementaires contre les excès du pouvoir législatif de la majorité », mais « ne vise pas du tout à prémunir le Parlement lui-même [...] contre [les] excès de pouvoir de l'exécutif ». À côté du rééquilibrage institutionnel préconisé par le Programme commun, la saisine minoritaire apparaît comme un « médiocre exercice de bricolage constitutionnel » (selon le sénateur communiste Jacques Duclos).
La plupart des parlementaires, enfin, s'accordent à considérer que, si la saisine minoritaire ne saurait suffire à réhabiliter le Parlement, elle ne saurait pour autant lui faire de mal. Par contraste avec le repoussoir que constitue l'auto-saisine, ce qu'il reste de la « réformette » présente au moins le mérite de placer cette arme entre les mains des parlementaires eux-mêmes en leur permettant de s'approprier un mécanisme qui, jusqu'ici semblait ne devoir jouer qu'au bénéfice de l'Exécutif.
Il est donc tout à fait clair, tant dans l'esprit des promoteurs que dans celui des contempteurs de la réforme, que celle-ci n'a pas été conçue comme un moyen de valoriser le Parlement dans la perspective d'un équilibrage de ses relations avec l'Exécutif. Si valorisation il y a, celle-ci n'opère pas sur le registre institutionnel, mais sur le registre politique : l'élargissement de la saisine consacre en effet une forme d'égalité des armes au profit des minorités, mais non à proprement parler au bénéfice de la représentation parlementaire.
En second lieu, il reste à savoir si, à défaut d'avoir été conçue comme telle, cinquante ans de pratique de la saisine ont pu avoir pour effet de valoriser le rôle du Parlement.
L'approche classique consiste à définir celui-ci par ses pouvoirs, et plus précisément à travers les fonctions que lui attribue la Constitution. Il s'agit, d'une part, de la fonction législative dont, à la faveur des quelque 830 saisines minoritaires opérées à ce jour, le Conseil constitutionnel est devenu un acteur à part entière, au point d'apparaître parfois comme un colégislateur : colégislateur négatif lorsque, confronté à une question politiquement sensible, il rappelle que la Constitution ne lui confère pas « un pouvoir général d'appréciation et de décision identique à celui du Parlement » ; mais colégislateur positif aussi lorsque, à la faveur de certaines techniques de contrôle, le Conseil, pour pasticher le doyen Vedel, « délaisse la gomme pour se saisir du crayon ».
Quant à la fonction de contrôle, d'autre part, elle n'est pas en reste puisque dans un contexte majoritaire ne permettant pas à la vigilance de l'opposition de s'exercer efficacement dans l'enceinte parlementaire, la saisine en constitue en quelque sorte le prolongement quasi juridictionnel (dont témoigne le déferrement quasi-systématique des textes budgétaires).
La difficulté est que cette perspective fonctionnelle mène à une impasse. D'abord parce que les fonctions de législation et de contrôle, bien que formellement distinctes, s'exercent bien souvent de manière conjointe. Ensuite parce que, dans la configuration du parlementarisme de la Ve République, ces deux fonctions renvoient, en pratique, moins aux attributions du Parlement qu'à une répartition interne des tâches entre majorité et opposition. Or, si raisonner en termes de rapports de force politiques présente le mérite du réalisme, le clivage majorité/opposition présente l'inconvénient d'occulter le fait que ces rapports de force s'expriment dans un contexte institutionnel qui leur préexiste et leur survit, et en particulier dans le cadre d'une institution - le Parlement - qui dispose d'une identité, de compétences, et surtout d'une autorité politique propre.
Dans une perspective institutionnelle, c'est sous l'angle de l'autorité, plus que des pouvoirs de la représentation parlementaire que je souhaite aborder le problème des incidences de la saisine minoritaire. Cette autorité peut être définie de la manière suivante : le Parlement, sous la Ve République, assume un rôle d'autorisation de l'action gouvernementale (fonction d'autorisation) dont l'efficacité repose sur sa capacité à produire du consensus au nom de la communauté politique qu'il représente (fonction consensuelle).
Concernant d'abord la fonction d'autorisation : celle-ci fait du Parlement l'instance chargée de légitimer et sanctionner l'action du Gouvernement.
À cet égard, le bilan de la saisine minoritaire semble a priori positif. Dès les premières saisines opérées en 1974 et 1975, les griefs invoqués par l'opposition ont conduit le Conseil constitutionnel à réaffirmer, protéger et dans une certaine mesure étendre, les droits du Parlement. D'abord en matière de contrôle budgétaire (domaine, par excellence, d'exercice de la fonction d'autorisation). Ensuite et surtout, par l'extension de sa compétence législative, mouvement qui aboutira, par la décision Blocage des prix du 30 décembre 1982, à démonétiser la délimitation matérielle opérée par l'article 34 de la Constitution, et à réduire en conséquence la capacité du Gouvernement à intervenir par voie de règlements autonomes.
Mais cette médaille a un revers. L'utilisation régulière de la saisine minoritaire, en légitimant l'intervention du Conseil constitutionnel dans la procédure législative, a entériné l'abandon par le Parlement du monopole de sa fonction d'autorisation. C'est le sens profond de l'obiter dictum du 23 août 1985 : dans la mesure où la loi se réduit dans de nombreux cas à la mise en forme législative, par la majorité, des volontés du Gouvernement, la sanction parlementaire ne suffit plus à lui imprimer les caractères d'une volonté générale dont le principe réside désormais dans sa conformité à la Constitution telle qu'interprétée par le Conseil. La « fin d'un absolutisme » vantée par Jean Rivero procède ici d'une dépossession consentie.
Ce constat est conforté par la logique oppositionnelle ou minoritaire - plutôt qu'institutionnelle - qui anime la plupart des saisines. Celle-ci contribue à l'effacement du couple institutionnel Gouvernement-Parlement, au profit du clivage politique majorité / opposition. Cette occultation se traduit notamment dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel où, à compter des années 1980, la mention de plus en plus récurrente au « législateur », figure éthérée au sein de laquelle Gouvernement et majorité semblent se confondre en une même entité, tend à supplanter la référence au Parlement.
Aussi, consciemment ou non, ce glissement sémantique traduit, dans le trilogue majorité-opposition-Conseil constitutionnel, une relégation au second plan du Parlement considéré comme institution, et par conséquent une protection moins efficace de ses droits.
Concernant ensuite la fonction consensuelle : elle fait du Parlement l'organe par lequel la multitude se trouve ramenée à l'unité politique par la production délibérative d'une volonté consensuelle imputable à la collectivité.
Le bilan paraît de prime abord positif. En offrant aux intérêts et positions minoritaires un canal de contestation des décisions de la majorité, la saisine favorise la qualité délibérative de la formation de la volonté politique. Certains auteurs saluent, dans sa pratique régulière comme dans l'intervention récurrente du Conseil constitutionnel, l'avènement d'une « démocratie constitutionnelle », c'est-à-dire d'une forme de rationalité politique où la communication entre intérêts concurrents et la garantie des droits et libertés viennent tempérer la puissance du nombre pour aboutir à la meilleure décision possible.
Cette conception trouve un écho dans le fait que, sous l'effet du développement de la jurisprudence du Conseil et de l'effet préventif de la saisine, l'argument constitutionnel a progressivement imprégné la préparation et la discussion des textes au point de devenir une référence consensuelle objective dans le processus d'élaboration des lois.
Cette présentation mérite cependant d'être nuancée. Pour que la saisine minoritaire puisse se voir attribuer de tels mérites, encore faut-il que son effet dissuasif incite le Gouvernement et sa majorité à ménager une plus grande place à la délibération et à la recherche de compromis. Or le nombre de saisines minoritaires (environ un cinquième des lois ordinaires, ce qui est plus élevé que chez la plupart de nos voisins) démontre le caractère plus réactif que préventif du dispositif. Dans les faits, la faculté pour les minorités politiques d'en appeler à l'arbitrage du Conseil constitutionnel ne paraît pas suffire à tempérer la brutalité du principe majoritaire. Plus encore, il semble entré dans les moeurs que la saisine constitue pour l'opposition la voie naturelle de contestation de la volonté majoritaire, au point de faire apparaître le Conseil comme une extension de l'arène parlementaire.
La raison profonde de ce constat semble tenir au fait que la saisine minoritaire a favorisé l'introduction d'un hiatus entre deux conceptions de la représentation politique : l'une, traditionnelle, assigne à la délibération parlementaire la fonction de produire l'unité de la communauté politique par l'expression d'une volonté dont l'imputation à la collectivité repose sur le principe majoritaire ; l'autre, plus contemporaine, fonde la légitimité de la volonté commune sur sa capacité à assurer la représentativité d'intérêts politiques et sociaux concurrents, voire conflictuels. L'incapacité persistante de la culture politique française à concilier ces deux approches explique cette conflictualité.
La première victime de cette pratique particulièrement clivée de la délibération parlementaire, outre le Parlement lui-même, n'est autre que la loi, dont l'envergure politique et représentative se trouve en quelque sorte neutralisée. Cela ressort particulièrement de la conception qu'en manifeste la jurisprudence constitutionnelle. Réduite, dans ce clivage majorité/opposition, à n'être souvent que le « véhicule normatif » des volontés gouvernementales, la loi puise désormais sa qualité d'expression de la volonté générale dans sa normativité, sa clarté, son intelligibilité, voire son aptitude à assurer l'effectivité des libertés individuelles, bien plus que dans sa capacité à exprimer une volonté politique consensuelle imputable à la nation.
En conclusion, à la question de savoir si l'élargissement de la saisine du Conseil constitutionnel en 1974 a abouti à une valorisation du Parlement, ma réponse est plus que mitigée. Il reste à observer si la recomposition politique actuelle, et la dilution du clivage majorité / opposition, occasionneront de nouveaux usages de la saisine, de nature non seulement à favoriser la recherche de compromis entre tendances minoritaires, mais également à jouer en faveur de l'institution parlementaire, dont beaucoup souhaitent qu'elle occupe de nouveau le devant de la scène.
II. LES EFFETS DE LA DOCTRINE CONSTITUTIONNELLE
Aïda Manouguian
Maître de conférences à l'Université de Strasbourg
Renée de Lacharrière résumait l'attitude des parlementaires lors de la révision constitutionnelle d'octobre 1974 comme « dépossédés, mécontents ». Il trouvait curieux que les représentants de la nation aient approuvé et applaudit l'extension de la saisine du Conseil constitutionnel, c'est-à-dire l'élargissement des compétences d'une institution chargée de les limiter. Cependant, cette opinion était minoritaire parmi les juristes de l'époque, qui, selon Renée de Lacharrière, appréciaient généralement tout ce qui ressemblait à une juridiction ou une cour suprême. L'une des rares critique émana de celui qui deviendra pourtant l'un des principaux promoteurs du contentieux constitutionnel, Loïc Philip, qui jugeait dès 1975 cet élargissement « dangereux ».
Mon propos vise à démontrer que la saisine parlementaire du Conseil constitutionnel marque le début de la juridictionnalisation du droit constitutionnel en tant que discipline. Cette approche part du principe que le droit est une construction, un langage dont l'interprétation dépend du sujet qui le construit. À cet égard, le monde du droit est un monde de représentation. En droit constitutionnel, un même objet peut être défini de manière radicalement différente selon les auteurs.
Charles Eisenmann a souligné que les divergences sur les principes de la justice constitutionnelle découlent d'une opposition fondamentale sur l'objet et la conception de la science du droit. Plutôt que d'en conclure à l'impossibilité d'une théorie pure du droit, Eisenmann, suivant Hans Kelsen, affirme que le rôle proprement scientifique du juriste se limite à une analyse objective d'une réalité donnée.
Je pense que c'est précisément la négation de la subjectivité des représentations du droit qui explique les impasses dans lesquelles se sont enfermés de nombreux constitutionnalistes sur le contrôle juridictionnel de constitutionnalité des lois. Entre l'affirmation que le droit constitutionnel est avant tout un droit jurisprudentiel et celle qu'il est un droit politique, on peut s'interroger sur l'existence d'une vérité unique.
Dans cette perspective méthodologique, je vais montrer comment le juge constitutionnel est devenu omniprésent dans le discours doctrinal à partir de la loi constitutionnelle d'octobre 1974, et avant cela, de la décision liberté d'association du 16 juillet 1971. Comme l'écrivait Jean Rivero, « cette décision serait restée théorique sans l'élargissement de la saisine en 1974 ».
Cette place prépondérante du juge dans les débats doctrinaux était prévisible. L'avènement de la justice constitutionnelle en France a été difficile, mais l'existence d'un juge contrôlant la loi a toujours été au coeur des controverses théoriques des juristes, même avant la naissance du constitutionnalisme moderne. L'histoire du juge dans la pensée constitutionnelle a connu de longues périodes de refoulement et de vifs plaidoyers en sa faveur, elle est une sorte d'idée fixe.
Entre 1958 et 1971-1974, le Conseil constitutionnel n'a pas captivé l'attention de la doctrine. Une anecdote illustre ce désintérêt. Dans un manuel de droit constitutionnel d'occasion datant de 1963, les pages concernant le Conseil constitutionnel n'étaient pas coupées, contrairement au reste de l'ouvrage, ce qui constitue une preuve d'indifférence pour cette institution nouvelle.
Cependant, certains auteurs, comme Charles Eisenmann en 1973, appelaient déjà à un élargissement de la saisine. C'est véritablement l'élargissement de la saisine à soixante députés ou soixante sénateurs qui a permis l'émergence du mouvement de juridictionnalisation du droit constitutionnel, entraînant un bouleversement d'ordre épistémologique qui s'est matérialisé par une redéfinition de la discipline et une transformation de son enseignement.
Deux temps peuvent être identifiés dans l'évolution de la doctrine constitutionnelle depuis 1974 : le temps de la technicisation et celui de la légitimation. Le temps de la technicisation, de 1974 au début des années 1990, a été l'oeuvre de l'école d'Aix-en-Provence et de sa figure emblématique, le doyen Louis Favoreu. Cette technicisation a consisté à promouvoir l'étude de la jurisprudence du Conseil constitutionnel et à permettre l'émergence du contentieux constitutionnel comme discipline nouvelle.
Avant 1974, les ouvrages consacrés spécifiquement au Conseil constitutionnel étaient rares. À partir de 1974, l'expansion du droit constitutionnel jurisprudentiel a été spectaculaire. Dès 1975, une chronique constitutionnelle est créée dans la Revue du Droit Public, et les Grandes décisions du Conseil constitutionnel de Louis Favoreu et Loïc Philip sont publiées. En 1978, un Que sais-je ? est consacré au Conseil constitutionnel, suivi en 1980 par un ouvrage de François Luchaire. Dans les années 1980, les chroniques constitutionnelles se multiplient, notamment celles de Pierre Avril et Jean Gicquel dans la revue Pouvoirs, et celles de Robert Etien et Michel Verpeaux dans la Revue Administrative. En 1985, l'Annuaire international de justice constitutionnelle est créé. Les articles de doctrine se multiplient également, traitant principalement de la composition du Conseil constitutionnel et de sa procédure.
Trois événements clés ont marqué l'évolution du contentieux constitutionnel en France. Premièrement, l'émergence de manuels de contentieux constitutionnel, initiée par Dominique Turpin en 1986, rendant hommage aux pères fondateurs du domaine, suivi par l'ouvrage de Dominique Rousseau en 1990. Deuxièmement, la création en 1990 de la Revue Française de Droit constitutionnel, diffusant une nouvelle approche de la discipline. Troisièmement, la publication d'un manuel collectif sous la direction du doyen Favoreu, symbolisant la juridictionnalisation du droit constitutionnel.
Les années 1990 ont vu un développement considérable du contentieux constitutionnel, ponctué par des célébrations décennales de la saisine parlementaire du Conseil constitutionnel. Cette période a été marquée par une technicisation du droit constitutionnel, avec des conceptions remettant en cause sa dimension politique. Des théoriciens comme Louis Favoreu ont défendu l'idée que le droit constitutionnel était devenu un vrai droit grâce à la sanction juridictionnelle. Certains, comme Didier Maus, ont même affirmé qu'avant la Ve République, le droit constitutionnel n'était pas véritablement juridique.
Cette conception, cependant, repose sur une confusion entre juridicisation et juridictionnalisation du droit. Elle consiste à considérer que la sanction juridictionnelle est une condition de juridicité, alors qu'elle est davantage une condition de garantie de l'État de droit. La constitution a été redéfinie comme une norme, justifiant théoriquement la nécessité de la justice constitutionnelle. « Sans le contrôle de constitutionnalité, la pyramide s'effondre ! », s'exclamera ainsi Dominique Rousseau.
Il convient de noter que tous les commentateurs ne partageaient pas cette approche. Léo Hamon, par exemple, soulignait l'importance du contexte politique dans l'étude de la jurisprudence constitutionnelle. Paradoxalement, c'est la politisation du contentieux constitutionnel, l'extension de la saisine parlementaire, qui aurait conduit à la juridicisation du droit constitutionnel.
À partir des années 1990, la place prépondérante du Conseil constitutionnel a nécessité une justification de son existence en démocratie : c'est le temps de la légitimation. Cette réflexion sur la légitimité du Conseil s'inscrit dans une critique plus ancienne de la démocratie représentative, notamment développée par Hans Kelsen. Ce dernier concevait la justice constitutionnelle comme un moyen de tempérer la domination de la majorité, proposant une théorie basée sur un compromis entre majorité et minorité. Parce que le principe majoritaire peut mener à une subversion de la démocratie s'il n'est pas encadré par des mécanismes de contrôle, il faut que la minorité puisse jouer un rôle déterminant dans le processus démocratique. La justice constitutionnelle apparaît alors comme le moyen d'assurer ce compromis, en obligeant la majorité à prendre en compte les attentes de la minorité.
Ensuite, la doctrine constitutionnaliste contemporaine va présenter le juge constitutionnel comme un instrument de limitation du fait majoritaire. Louis Favoreu a contribué à ce discours de légitimation en affirmant que la légitimité de la justice constitutionnelle tenait notamment à sa fonction de contrepoids de la majorité.
Cette critique a permis à la doctrine de reconstruire une conception de la démocratie compatible avec la justice constitutionnelle. Le contrôle de constitutionnalité des lois étant difficilement acceptable dans le cadre d'une démocratie représentative, la doctrine a condamné celle-ci pour lui préférer une définition de la démocratie se confondant largement avec celle d'État de droit.
La révision de 1974 nécessitait de légitimer le Conseil constitutionnel en tant qu'organe juridictionnel. Marcel Waline a entrepris cette tâche dans la préface de la première édition des Grandes décisions du Conseil constitutionnel en 1975. Georges Vedel affirmait déjà en 1960-1961 que le Conseil constitutionnel était une juridiction et non un simple organe politique de nature non juridictionnelle.
La question de la légitimité démocratique s'est posée particulièrement au regard de la fonction de contrôle de constitutionnalité de la loi. À l'« overdose majoritaire », sera préférée la délibération par l'État. Autrement dit, la légitimité d'une décision ne réside pas dans le fait qu'elle ait été prise par les représentants du peuple, mais dans son processus d'adoption et de contrôle.
La décision du Conseil constitutionnel du 23 août 1985 a permis de fonder une théorie érigeant le juge en représentant du peuple constituant, par opposition au législateur représentant du peuple actuel. Cette redéfinition de la démocratie, qualifiée de continue ou constitutionnelle, repose sur une remise en cause du critère de légitimation fondé sur l'élection au profit d'un critère finaliste de promotion des droits et libertés des individus.
Ces discours de légitimation s'inscrivent dans le prolongement d'une pensée constitutionnelle antivolontariste, accentuée par l'avènement du constitutionnalisme libéral. Ils révèlent la volonté de faire émerger un État juridictionnel, à l'image de l'État de justice de l'ancienne France, et montrent que la démocratie n'a pas été un horizon prioritaire pour la doctrine constitutionnaliste, davantage intéressée par le gouvernement représentatif et les instruments de limitation du pouvoir.
Alain Laquièze. - J'observe que la période de l'École d'Aix des années 1970 à 1990, semble avoir cédé la place à d'autres préoccupations dans le droit constitutionnel. Notre colloque d'aujourd'hui, qui se tient au Sénat et non au Conseil constitutionnel, illustre ce changement de perspective. Nous abordons davantage le rôle du Parlement que celui du Conseil constitutionnel dans le cadre de la saisine parlementaire, contrairement à ce qui prévalait dans les années 1980-1990. Ce déplacement de focale mérite réflexion.
III. LES EFFETS SUR LE CONTENTIEUX CONSTITUTIONNEL
Thibault Desmoulins
Maître de conférences à l'Université de Clermont Auvergne
En 1974, on a opté pour un contrôle de constitutionnalité partiellement autonome, confié à un groupe de soixante députés ou soixante sénateurs. Ce seuil, relativement bas comparé à d'autres pays européens, facilite la saisine tout en évitant les recours dilatoires ou une politisation excessive.
L'effectivité de cette autonomie procédurale a entraîné des effets de bord souvent négligés dans les études car, en réalité, l'appréciation de l'opportunité de saisir le Conseil constitutionnel, réservée aux parlementaires, est influencée par le contexte politique et historique.
Deux séries de cas limites méritent notre attention. Premièrement, les situations dans lesquelles le Conseil constitutionnel ne répond pas exactement à la saisine parlementaire, malgré la prudence des requérants. Deuxièmement, les cas dans lesquels le contexte politique est si contraignant qu'il conduit à une non-saisine du Conseil.
Guy Carcassonne résumait ainsi ce dernier cas de figure : « Si politiquement il y a un consensus à ne pas briser, on ne saisit pas ; si politiquement on constate que l'on pourrait construire une saisine juridique, mais que des excès sont à craindre, on ne saisit pas non plus ».
Pourtant, ces cas limites révèlent comment l'opportunité de saisir le Conseil constitutionnel peut être contrariée. Nous examinerons d'abord les non-réponses du Conseil aux saisines parlementaires, puis les non-saisines du Conseil, deux aspects paradoxaux, mais significatifs des effets de la saisine parlementaire.
En premier lieu, dans le cadre des saisines du Conseil constitutionnel par les parlementaires, l'article 2 impose l'obligation de motiver les saisines, contrairement à d'autres cas dans lesquels cette motivation n'est pas requise. Cette exigence vise à éviter les saisines blanches qui obligeraient le Conseil à identifier lui-même les points litigieux.
Le Conseil constitutionnel a par ailleurs précisé dans sa décision n° 85-197 DC de 1985 que l'objectif des saisines n'est pas d'entraver le pouvoir législatif, mais d'assurer la conformité des lois à la Constitution. La motivation des saisines permet donc d'éviter les recours dilatoires et d'orienter le juge constitutionnel vers les aspects potentiellement inconstitutionnels.
Pour les parlementaires, cela implique de choisir les fondements de leur saisine. Ils peuvent choisir d'opérer une saisine constructive en invoquant potentiellement de nouveaux fondements constitutionnels, au risque d'un rejet par le Conseil. Alternativement, ils peuvent opter pour une saisine plus limitée, laissant ainsi au Conseil la possibilité de se saisir d'office concernant d'autres aspects du texte.
L'enjeu pour les parlementaires est de circonscrire l'étendue et la portée de leur saisine pour en maîtriser la réponse, bien que cet exercice soit difficile.
Les parlementaires ont notamment utilisé ces saisines pour proposer la reconnaissance par le Conseil de nouveaux principes fondamentaux reconnus par les lois de la République (PFRLR). Le premier PFRLR a été dégagé à l'occasion d'une saisine du Président du Sénat, mais les parlementaires ont ensuite largement exploité cette possibilité. Un exemple notable concerne la loi sécurité et liberté de 1981, pour laquelle les parlementaires tentent une saisine constructive en invoquant un PFRLR tiré d'une tradition républicaine opposée aux limitations de la liberté d'aller et venir. Le Conseil constitutionnel a rejeté cette proposition, mais l'insistance des parlementaires l'a conduit à fournir des critères d'identification des PFRLR en 1988 (n° 88-244 DC).
Cependant, le Conseil constitutionnel peut rejeter de manière très explicite la reconnaissance d'un PFRLR, ou implicitement en ne répondant pas à certaines demandes considérées comme inopérantes. Des exemples récents concernent le financement de la sécurité sociale, ou la question de la protection fonctionnelle des agents de l'État qui reste en suspens.
En parallèle, on observe une deuxième catégorie de saisines dans laquelle le Conseil constitutionnel semble ne pas répondre directement aux moyens soulevés. Il préfère examiner ses propres griefs d'inconstitutionnalité, utilisant ainsi les marges et les lacunes de la saisine pour aborder de nouveaux sujets. Cette approche se manifeste notamment lorsque le Conseil relève d'office certains moyens, même si cela n'aboutit généralement pas à une censure. Dans 70 % des cas, les moyens relevés sont finalement écartés, ce qui démontre une application particulièrement minutieuse du Conseil.
Deux exemples illustrent cette pratique. Premièrement, le Conseil relève des moyens liés à la procédure législative, notamment concernant la présence de cavaliers législatifs, c'est-à-dire de dispositions introduites par des amendements, apparemment étrangères, soit à l'objet de la loi soit à son périmètre. Deuxièmement, en matière sociale, le Conseil surveille fréquemment l'élaboration d'un texte avant même d'être saisi, lui permettant d'accélérer l'exercice de son contrôle une fois saisi.
Or, en second lieu, cette surveillance étroite du processus législatif par le Conseil constitutionnel influence le comportement des parlementaires. Certains renoncent à saisir le Conseil, en craignant les conséquences potentielles. Cette autocensure témoigne de la politisation de la saisine et du poids des circonstances sur la décision de saisir ou non le Conseil.
En principe, les parlementaires disposent d'une liberté totale pour saisir le Conseil constitutionnel. Cependant, des exemples montrent que cette liberté peut être limitée par des considérations politiques ou des circonstances exceptionnelles.
Lors de périodes d'urgence, comme en 2015 face à la menace terroriste ou plus récemment durant la crise sanitaire, le gouvernement a explicitement demandé aux parlementaires de ne pas saisir le Conseil constitutionnel. Le Premier ministre de l'époque a même déclaré le 20 novembre 2015 qu'il était toujours risqué de saisir le Conseil constitutionnel. On ne savait pas s'il y avait une incertitude inhérente à toute procédure de contrôle de constitutionnalité, ou si au contraire il fallait simplement s'en tenir, par souci d'efficacité, au texte déjà adopté pour ne pas davantage faire peser un risque de censure déjà identifié sur le texte.
Des motifs purement politiques peuvent également influencer la décision de saisir le Conseil. Par exemple, en 1992, lors de l'adoption du nouveau Code pénal et du nouveau code de procédure pénale, les changements dans la composition du Conseil constitutionnel ont influencé la décision de ne pas le saisir. À l'époque, le départ du doyen Vedel a laissé une autre personnalité, Robert Badinter, dominer les débats au sein du Conseil et faire craindre à l'opposition qu'en cas de saisine du Conseil constitutionnel, une version encore plus « progressiste » ne résulte du contrôle de constitutionnalité. Ces dispositions n'ont donc pas été déférées, illustrant une politisation maximale de la saisine. La crainte d'effets de bord liés à la composition du Conseil constitutionnel influençait la liberté de saisine sans entraver le processus législatif.
Une série d'hypothèses plus discrètes, bien que contre-intuitives, voient la saisine parlementaire du Conseil constitutionnel s'éteindre. En effet, la réforme de 1974 visait à permettre à l'opposition et aux minorités de saisir le Conseil, contredisant l'idée que l'on peut avoir juridiquement tort parce que l'on est politiquement minoritaire (suivant la formule d'André Laignel).
Paradoxalement, l'hypothèse d'une saisine parlementaire émanant de la majorité devient récurrente, alors qu'en apparence elle n'a pas lieu. Cette saisine parlementaire est captée par d'autres autorités, comme le président de la République ou les présidents d'assemblées parlementaires, dont les intérêts convergent avec ceux de la majorité. La logique de la réforme de 1974 s'inverse donc : la saisine parlementaire devient un instrument de la majorité pour parfaire un projet de loi après des compromis politiques, et non plus un instrument de l'opposition.
Des exemples récents incluent les lois sur la géolocalisation et la dissimulation du visage dans l'espace public. Cette tendance est minoritaire, représentant environ une saisine sur dix depuis 1958, mais elle révèle l'instrumentalisation politique de la saisine par le fait majoritaire. Cette saisine peut manquer d'effectivité en raison de sa surdétermination politique. Des cas très récents illustrent encore ce phénomène, comme le projet de loi rectificatif du financement de la sécurité sociale et le projet de loi immigration. On a même observé une tentative de saisine irrecevable par la Première ministre Élisabeth Borne. Dans ces circonstances, la présidence et la majorité se coalisent pour attendre du Conseil constitutionnel qu'il agisse comme une troisième chambre, redéfinissant le texte adopté par le Parlement, en s'en remettant à sa sagesse et sa modération.
Cela démontre que la réforme de 1974, visant à « juridictionnaliser » voire à « juridiciser » le droit constitutionnel, reste inachevée face à ces cas limites où elle est soit privée d'effets, soit subvertie. Il est donc crucial d'encourager les parlementaires à utiliser leur faculté de saisine malgré les pressions, à développer de nouveaux moyens et à réaliser des saisines constructives, sans craindre que le Conseil constitutionnel rejette certains moyens ou étende sa portée.
Alain Laquièze. - Il y a vingt ans, nous évoquions la nécessité de redéfinir le droit constitutionnel face à la saisine parlementaire. Aujourd'hui, je m'interroge sur la pertinence de parler plutôt d'une politisation du droit constitutionnel. Vos propos m'interpellent particulièrement, car vous décrivez la stratégie des parlementaires et des membres du Conseil constitutionnel vis-à-vis de cette saisine. En tant que constitutionnalistes, nous avons peut-être négligé l'aspect de l'instrumentalisation des techniques constitutionnelles par les acteurs politiques.
IV. DÉBAT
François Saint-Bonnet. - Ma question porte sur la nature de la coïncidence entre le développement du contentieux constitutionnel dans les années 1980 et la théorisation de la juridictionnalisation. S'agit-il d'une coïncidence temporelle ou causale ? Le développement du contentieux a-t-il conduit à l'élaboration de théories et à la juridictionnalisation ? Ou bien ce processus était-il prévu et attendait-il simplement que le contexte soit propice, ce qui se serait produit en 1974 ?
Aïda Manouguian. - Je ne pense pas qu'il y ait eu de complot ou de planification préalable concernant l'évolution du Conseil constitutionnel. Son développement semblait imprévisible malgré les articles sur le contrôle de constitutionnalité des lois. En 1970, Charles Eisenmann estimait peu probable que cette institution devienne une véritable juridiction. La doctrine était alors assez désenchantée.
Le tournant est survenu avec la décision du 16 juillet 1971, dont les effets n'ont été pleinement mesurés qu'après l'instauration de la saisine parlementaire. Seule la QPC, parmi les différentes renaissances du Conseil constitutionnel, a été véritablement planifiée.
La décision de 1971 et la saisine parlementaire de 1974 résultent davantage de la volonté de réviser la Constitution via l'article 89. Cette nouvelle approche du droit constitutionnel a ensuite suscité l'enthousiasme de la doctrine constitutionnaliste.
Bruno Daugeron. - J'ai le sentiment que, grâce aux trois intervenants, nous venons de vivre un moment doctrinal en ce qu'il révèle une transition entre une vision agiographique de cette réforme et une approche plus distanciée. Le point selon lequel les droits de la minorité pouvaient cacher le recul des droits du Parlement en tant qu'institution me semble crucial.
Cette réforme contribue, selon moi, à renforcer la présidentialisation majoritaire en tant qu'elle consacre un clivage dont on ne peut s'affranchir. Ce n'est pas anodin si, dans les années 1960, lorsqu'on conceptualisait la notion de majorité, le Sénat s'y est opposé. Étienne Dailly a notamment dénoncé cette division entre majorité et opposition comme un mandat impératif, une forme de blanc-seing.
Confiner le Parlement au rôle d'instrument de l'opposition l'empêche parfois de s'affirmer en tant qu'institution à part entière. Les saisines transpartisanes sont perçues comme inhabituelles, alors qu'elles devraient incarner l'expression de la liberté parlementaire.
Benjamin Lecoq-Pujade. - La réécriture du texte en 1974 a certainement joué un rôle important. Les débats autour de la révolution de 1974 étaient techniques et complexes, notamment concernant le principe de la saisine parlementaire ou minoritaire. Le coeur du débat portait sur le choix entre un nombre fixe ou une fraction de parlementaires, ainsi que sur la possibilité pour les sénateurs de saisir conjointement ou non le Conseil constitutionnel.
Le choix d'une fraction et d'un nombre fixe, ainsi que l'exclusion de la possibilité pour une minorité parlementaire de saisir le Conseil constitutionnel, expliquent en partie cette logique. Bien que des saisines conjointes de soixante députés et soixante sénateurs restent possibles, on constate une réticence envers la notion de minorité en 1974. L'argument avancé était qu'il n'existait pas de minorité au sein de l'Assemblée nationale ou du Sénat.
Ce système de saisine semble avoir été conçu comme un canal de dérivation pour une opposition ou des intérêts minoritaires, dont on reconnaît la légitimité à s'exprimer, mais sans remettre en question du clivage de base.
Damien Connil. - Au regard des conséquences et des enseignements de l'école d'Aix, si nous évoquons aujourd'hui les effets sur la doctrine constitutionnelle et le contentieux constitutionnel, c'est parce que les éléments dégagés par l'école d'Aix ont suffisamment infusé. Nous parlons désormais de contentieux constitutionnel et observons la juridictionnalisation du Conseil constitutionnel. Certes, le raisonnement n'a pas été poussé à son terme, mais l'effet sur la doctrine et la manière d'aborder le Conseil constitutionnel ont été profondément modifiés.
Je souligne que nous ne sommes pas allés complètement au bout la logique contentieuse. Le fait que le secrétariat général du gouvernement reste le défenseur de la loi reste un élément étonnant. De même, on peut s'étonner que les assemblées parlementaires n'aient pas saisi la possibilité offerte par la QPC. La saisine parlementaire demeure un élément contentieux étonnant pour nous, observateurs extérieurs.
Une dernière question se pose depuis l'instauration de la QPC. La doctrine s'est beaucoup intéressée à cette nouvelle procédure, délaissant presque entièrement la saisine a priori. Avons-nous une explication à ce phénomène ? S'agit-il simplement de l'attrait de la nouveauté qui a attiré l'attention de la doctrine vers la QPC au détriment du contrôle a priori, ou y a-t-il une raison plus profonde ?
Alain Laquièze. - Permettez-moi de souligner un moment symbolique dans l'histoire de nos disciplines : les quarante ans de la saisine parlementaire. Elle s'est faite sous l'égide de l'Association française de Droit constitutionnel en 2020. Depuis, le mouvement s'est quelque peu décentré, ce que je constate sans critique. Après la période de l'école d'Aix, les intérêts se sont diversifiés. En examinant l'évolution de la doctrine constitutionnelle française depuis 1900, on distingue différentes phases.
Nous savons que notre discipline ne se limite pas à la juridictionnalisation des droits. Le droit constitutionnel ne saurait se réduire à la seule jurisprudence du Conseil constitutionnel.
Aïda Manouguian. - Concernant l'évolution de la discipline, un mouvement de résistance s'est formé à partir de 2010, avec une volonté de pratiquer le droit constitutionnel différemment. Cette approche s'est ouverte à d'autres champs que celui de la jurisprudence.
Cette controverse dépasse la simple question du juge, bien qu'elle cristallise cette problématique. Elle soulève des interrogations sur la méthode et l'approche du droit constitutionnel. J'avance donc l'idée de la nécessité d'une épistémologie constructiviste, considérant qu'il existe autant de manières de faire du droit constitutionnel que d'approches.
Il faut admettre que la définition de la Constitution, qu'elle soit vue comme une charge des droits et libertés, une norme, ou un instrument de limitation du pouvoir, dépend de l'approche adoptée. Il est important d'être transparent à ce sujet.
Concernant la QPC, son nouvel attrait s'inscrit dans les théories de légitimation que j'ai esquissées. Elles visent à redéfinir la démocratie selon d'autres critères. La légitimité d'un représentant en démocratie ne repose plus uniquement sur son élection, mais aussi sur sa capacité à protéger les droits et libertés des individus. La QPC consolide cette nouvelle définition de la démocratie, centrée non plus sur le citoyen, mais sur l'individu, reflétant ainsi une conception très libérale de la démocratie.
QUATRIÈME PARTIE - L'AVENIR DE LA SAISINE PARLEMENTAIRE DU CONSEIL CONSTITUTIONNEL
Présidence : Philippe Bas
Sénateur de la Manche
Ancien
président de la commission des lois du Sénat
I. QUEL AVENIR POUR LES RELATIONS ENTRE LES PARLEMENTAIRES ET LES JUGES CONSTITUTIONNELS ?
Cécile Cukierman
Sénatrice de la Loire
En préambule, je tiens à souligner qu'il n'y a de saisine parlementaire que parce qu'il existe un Parlement, témoignant de la vitalité démocratique de notre pays, avec parfois des points de vue divergents.
En tant que présidente de groupe parlementaire, mon propos sera résolument politique. Le droit n'existe que parce que nous faisons société, un acte humain impliquant des avis différents et des engagements divergents, mais toujours dans l'objectif de défendre l'intérêt général. Il n'y a pas de droit naturel, si ce n'est celui de la majorité politique en place.
Concernant l'avenir des relations entre parlementaires et juges constitutionnels, il ne peut se résumer à un affrontement entre représentants du peuple et une institution aux confins du droit et de la politique. Cette question soulève celle de l'avenir de nos institutions dans leur ensemble. L'affaiblissement du Parlement et du politique ne peut qu'accentuer le déséquilibre entre celui qui édicte la loi et celui qui en examine la constitutionnalité.
Le rôle du Conseil constitutionnel s'est considérablement renforcé depuis l'instauration de la saisine parlementaire en 1974 et de la QPC en 2008. Cela a suscité des polémiques, le Conseil étant tantôt accusé d'être un gouvernement des juges, tantôt perçu comme le gardien de l'ordre public protégeant l'exécutif. Le nombre de censures a diminué au fil des années.
L'année 2023 a marqué un tournant dans le positionnement du Conseil constitutionnel par rapport au Parlement et aux débats politiques. Si son intervention sur le projet de loi immigration est restée dans sa fonction de juge de la constitutionnalité, son positionnement sur la réforme des retraites a été plus controversé.
Sur le projet de loi immigration, il était évident qu'une révision constitutionnelle serait nécessaire, d'où la persistance de l'exigence d'un référendum. La décision du Conseil constitutionnel était prévisible.
En revanche, sa décision du 14 avril 2023 concernant la réforme des retraites a suscité un tollé chez de nombreux constitutionnalistes et dans l'opinion publique. La population s'est emparée des articles de la Constitution, qui sont devenus un objet de débat public sans précédent.
La décision du Conseil constitutionnel a été jugée hors-norme, tout comme la mobilisation sociale et l'action du gouvernement sur ce texte. Les juges constitutionnels ont fait abstraction du contexte et de la réalité de la situation, validant l'utilisation combinée des procédures constitutionnelles pour accélérer l'examen de la loi, sans la juger inconstitutionnelle dans son ensemble. « Énorme ! » s'est alors exclamé le professeur Dominique Rousseau face à un tel arbitraire injustifié juridiquement.
Dans sa décision sur la réforme des retraites, le Conseil constitutionnel a constaté des informations erronées fournies par le gouvernement, sans en tirer de conséquences. L'utilisation de l'article 47-1 pour fonder le projet de loi était manifestement anticonstitutionnelle, cet article ne concernant que des mesures pour l'exercice annuel à venir. Le Conseil n'a pas tenu compte de cette violation expresse de la Constitution.
La décision du 14 avril 2023 représente un tournant dans la jurisprudence du Conseil. Laurent Fabius a déclaré que « le Conseil constitutionnel n'est pas une chambre d'appel des choix du Parlement, il est le juge de la constitutionnalité des lois ». On peut s'interroger si le Conseil n'a pas intégré le corpus du parlementarisme, assurant la prééminence de l'exécutif sur le législatif, du gouvernement sur le parlement, et de la majorité sur l'opposition.
Le Conseil constitutionnel a pris une certaine liberté avec le droit constitutionnel en 2023, son interprétation étant quelque peu partiale. Dès l'origine, mon groupe politique - le groupe Communiste Républicain Citoyen et Écologiste - Kanaky - a souligné la difficulté à l'avenir à ouvrir un nouveau droit aux citoyens, notamment sur la capacité à intervenir dans le domaine réservé du Parlement. Permettre d'intervenir a posteriori sur une loi dont la constitutionnalité n'a pas été examinée auparavant peut paraître comme un renforcement de l'État de droit, mais elle peut aussi affaiblir le pouvoir législatif.
Il est indispensable de préserver et renforcer la saisine parlementaire, de revaloriser le pouvoir des assemblées et leur capacité à légiférer. Le Conseil constitutionnel doit être le garant d'un État de droit qui ne soit pas celui du fait majoritaire, mais celui des citoyens rassemblés en société, décidant ensemble de leurs droits pour bien vivre collectivement.
Muriel Jourda
Sénateur du Morbihan
Avant d'être parlementaire, on peut avoir une vision idéalisée du Conseil constitutionnel, dans une démocratie représentative où des élus votent des lois encadrées par des principes fondamentaux. La Constitution, rédigée par le constituant, confie au Conseil constitutionnel la tâche de vérifier la conformité des textes à ses principes.
Cependant, cette vision évolue lorsqu'on est confronté à la réalité politique. On a souvent affirmé que la réforme de 1974, permettant à soixante députés ou sénateurs de saisir le Conseil constitutionnel, a introduit la politique dans son fonctionnement. Je pense que la politique était déjà présente, le droit étant un outil au service d'un projet de société. En tant que parlementaires, nous ne saisissons pas le Conseil constitutionnel pour la pureté du droit, mais parce que nous contestons un projet politique.
La politique est donc déjà présente dans le travail des parlementaires, mais la situation se complique lorsque la politique s'immisce dans le travail du Conseil constitutionnel. Celui-ci s'en défend, affirmant qu'il ne dispose pas d'un pouvoir général d'appréciation de même nature que celui du Parlement. Le président Laurent Fabius a rappelé que le Conseil n'est pas une chambre d'appel des choix du Parlement, mais le juge de la constitutionnalité des lois.
Bien que ces principes soient louables, je doute qu'ils reflètent toujours la réalité. Le Conseil constitutionnel semble faire de la politique malgré tout. L'article 45 de la Constitution, modifié en 2008, visait à assouplir la jurisprudence du Conseil concernant les amendements parlementaires. Il prévoit désormais que tout amendement ayant un lien direct ou indirect avec le texte doit être accepté, redonnant ainsi une primauté au Parlement. Le Conseil constitutionnel avait dès lors un pouvoir de sanction moins important.
Selon l'ouvrage de Guy Carcassonne, le Conseil constitutionnel n'a pas modifié sa jurisprudence. L'article 45 n'est finalement pas appliqué conformément à l'intention du constituant. Concernant la récente loi sur l'immigration, le Conseil a jugé que le rétablissement du délit de séjour irrégulier n'avait pas de lien direct ou indirect avec le texte, bien que celui-ci traite du contrôle de l'immigration légale et illégale. Cette décision peut sembler restrictive.
Lors de son audition par la commission des lois en février 2022, François Seners, désormais membre éminent du Conseil constitutionnel, a critiqué la jurisprudence invalidant une infraction pénale visant ceux qui aidaient les étrangers en situation irrégulière sur le territoire au nom du principe de fraternité contenu dans la Constitution dans la devise française. Selon lui, on ne peut tirer un principe d'un simple mot de la devise républicaine.
Les parlementaires ont parfois le sentiment que le Conseil constitutionnel, au lieu de se limiter au droit, exprime parfois des opinions politiques. Cela peut être dangereux pour l'État de droit, concept très présent dans l'actualité politique récente. Ma perception de l'état de droit repose sur deux aspects essentiels. Premièrement, il établit l'égalité entre les citoyens, abolissant la loi du plus fort qui prévaut à l'état naturel. Deuxièmement, il instaure un ordre dans nos relations tout en limitant le pouvoir de l'État chargé de le maintenir. L'État de droit nécessite une architecture complexe incluant la démocratie, le Parlement et le Conseil constitutionnel. Cependant, si ces institutions outrepassent leurs rôles, l'édifice peut s'effondrer. Le Parlement, par exemple, produit des lois peu intelligibles et trop nombreuses, rendant difficile la vie des citoyens dans un État de droit. De même, si le Conseil constitutionnel, censé appliquer le droit, se mêle de politique, il met en péril l'État de droit.
Pour que notre avenir s'éclaircisse, il faut que chaque institution respecte son rôle. Le droit, outil politique, doit rester l'apanage des parlementaires. Les membres du Conseil constitutionnel, bien que leur mode de désignation puisse laisser penser le contraire, ne devraient pas faire de politique. On peut s'interroger sur la nécessité de modifier la composition du Conseil constitutionnel pour qu'il ne soit plus désigné par le politique.
Une solution évoquée par Jean-Éric Schoettl, ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel, serait de revenir à la pratique d'antan où les juges se contentaient d'apprécier l'erreur manifeste d'appréciation dans les textes examinés, sans les interpréter ni inventer de nouveaux principes. Cette approche laisserait plus de latitude aux législateurs.
L'avenir reste incertain, mais il est crucial que chaque institution remplisse le rôle pour lequel elle a été créée, au risque de détruire l'édifice de l'état de droit. Comme il est dit dans le Dialogue des Carmélites, ce n'est pas la règle qui nous garde, c'est nous qui gardons la règle. Il serait peut-être temps que le Conseil constitutionnel garde la règle, et ne l'invente pas.
Philippe Bas. - Il est évident que, pour le législateur, même longtemps après 1974, la déférence envers les décisions du Conseil constitutionnel n'est ni spontanée ni totalement acquise ! Bien que la Constitution fasse du Conseil constitutionnel le juge de la loi, elle ne fait pas du Parlement le juge du juge.
Anne-Charlène Bezzina
Maître de conférences à l'Université de Rouen
Je commencerai par citer Édouard Balladur qui, en 1993 au Congrès de Versailles, proposait que le Parlement soit l'interprète ultime de la Constitution. Cette réforme constitutionnelle fait suite à une décision du Conseil constitutionnel, et en réalité chacun est dans son rôle : le politique dans l'expression de la volonté générale, le Conseil constitutionnel dans l'interprétation de la parole juridique. Il faut un dialogue entre les deux, chacun intériorisant une forme de frustration tout en intégrant les réflexes de l'autre.
La question de la politisation du Conseil constitutionnel est plus que jamais d'actualité, notamment pour le contentieux a priori que je vais défendre. Je m'interroge aussi sur le rôle du peuple, constituant le plus ultime. Je développerai deux points : le fait que la saisine a priori est politique, au sens noble du terme, et je m'interrogerai sur son éventuelle évolution vers un contrôle exclusivement procédural.
Pour que le contentieux a priori fonctionne, il ne faut pas en attendre une cristallisation des frustrations du débat politique ni une réponse ultime. Le principe de sincérité financière, par exemple, ne doit pas être surestimé dans son contrôle par le juge constitutionnel par les requérants sous peine d'être « déçu » par ses conséquences contentieuses.
Autre exemple, il nous semble que Le Conseil constitutionnel n'a pas vocation à juger de l'utilisation de l'article 49, alinéa 3, dans le débat citoyen et que c'est pourquoi il a fait cette réponse à plusieurs reprises dans ses décisions.
Parallèlement, il ne faut pas non plus trop « d'inventivité » politique dans les saisines. On en a vu une illustration, dans le cadre de la discussion sur la décision du Conseil relative à la réforme des retraites, L'objectif de clarté et de sincérité des débats parlementaires n'a jamais conduit à une censure du Conseil constitutionnel.
À l'inverse, si elle est bien utilisée, la saisine du Conseil constitutionnel pourrait en réalité entraîner une diffusion du contentieux constitutionnel au sein du Parlement. La diminution des décisions en 2022, malgré un contexte parlementaire tendu, suggère une meilleure intégration de la Constitution par les parlementaires. En tant que constitutionnaliste, je soutiens l'idée d'un précontentieux, c'est-à-dire un travail approfondi sur la Constitution au sein des assemblées. Un nombre réduit de saisines pourrait indiquer un usage plus judicieux de ce mécanisme.
Autre apport, la saisine parlementaire pourrait structurer l'opposition, notamment à l'Assemblée nationale. Elle pourrait révéler les alliances entre groupes parlementaires, y compris entre l'Assemblée nationale et le Sénat. Le rôle des présidents de chambre dans les saisines pourrait être revalorisé, portant une voix parlementaire. Une dépolitisation pourrait permettre à de petits groupes de s'unir autour du droit pour prolonger le débat constitutionnel. Il est envisageable de diluer les aspects politiques du débat parlementaire dans la saisine du Conseil constitutionnel pour renforcer cette voix. Le Conseil constitutionnel pourrait-il devenir le conciliateur post-débat parlementaire ? La question mérite de rester ouverte.
Au final, si la saisine parlementaire ne structure pas l'opposition, le recours au Conseil constitutionnel pourrait être renouvelé. L'article 10, alinéa 2, utilisé de manière inédite lors de la loi immigration, pourrait être davantage exploité. Une saisine majoritaire n'est pas exclue, étant donné l'absence de majorité claire à l'Assemblée nationale. La politique des labellisations, chère au contentieux constitutionnel, et les saisines blanches offrent des pistes à explorer.
Le risque de prolonger le débat politique existe, mais il faut rappeler en effet que le constituant, principalement le pouvoir politique, a le dernier mot. Il est toujours possible de contourner la jurisprudence du Conseil constitutionnel, comme l'illustre le débat à venir sur une nouvelle loi d'immigration, où les vices de procédure pourraient cette fois-ci obtenir une réponse sur le fond.
Seconde réflexion, il convient de s'interroger sur la procéduralisation de cette saisine a priori. Servira-t-elle uniquement à préciser les domaines de chaque loi de financement ? Je m'oppose à cette approche.
Concernant l'articulation des contrôles, le contrôle a priori présente des spécificités qui pourraient assurer sa pérennité, notamment l'usage des portes étroites récemment revalorisé et la pratique des auditions de parlementaires. Le nouveau règlement intérieur du Conseil constitutionnel permet désormais d'entendre les parlementaires au Palais Royal, ce qui pourrait apporter une subjectivité originale au contrôle a priori.
Le contentieux a priori me semble indispensable, particulièrement en matière de délits pénaux. Les rares décisions des 15e et 16e législatures en 2022 concernent souvent le droit pénal, domaine où le contrôle a priori est crucial. Ce contentieux cristallise également de nombreux éléments de garantie des droits fondamentaux qu'il faudra repenser.
Il est essentiel de préserver l'intégrité des contrôles a priori et a posteriori, notamment à travers les questions soulevées d'office. Ces dernières, que j'ai étudiées pendant cinq ans pour ma thèse, sont désormais réservées par le Conseil constitutionnel aux cavaliers législatifs et aux éléments de procédures. Elles ne représentent pas nécessairement un pouvoir créateur du juge, mais permettent souvent d'apporter des réserves et de consolider des positions déjà établies sur la base des saisines motivées.
Les questions soulevées d'office sont parfois nécessaires pour sortir du dilemme du contrôle a priori, intervenant juste après l'éclosion politique. Les contrôles a priori et a posteriori fonctionnent comme une partition de musique de chambre où chacun a son solo à un moment donné, mais où l'essentiel se joue dans l'articulation des deux instruments.
La QPC apporte une valeur ajoutée au contrôle a priori. Il ne faut pas considérer le vice de procédure comme exclusif au contrôle a priori, car cette notion est mal perçue par l'opinion publique et par le Parlement. On ne peut imaginer un contrôle a priori spécialisé à la censure des cavaliers, cela le priverait de toute son utilité pour les libertés.
En conclusion, le Conseil constitutionnel peut-il s'entendre avec le Parlement et les parlementaires ? j'en suis convaincue. J'entends parfois évoquer une réduction des pouvoirs du Conseil constitutionnel pour permettre une meilleure gouvernance, mais je m'interroge alors, qui gardera les gardiens de nos gardiens, dans cette hypothèse ?
Je conclus en plaidant pour la confiance entre les acteurs, notion cruciale dans ce dialogue à deux - voire à trois avec le peuple -, et n'oublions pas que créer cette confiance avec le citoyen est le rôle du politique, c'est donc lui qui a le dernier mot.
Benjamin Morel
Maître de conférences à l'Université Paris Panthéon-Assas
Notre paysage politique actuel ressemble à ces déserts africains qui se transforment soudainement après une pluie. Malgré la difficulté de l'exercice, je vais tenter quelques éléments prospectifs en me basant sur une typologie des motivations de saisine du Conseil constitutionnel.
On peut distinguer deux grandes catégories de motivations : celles portant sur le fond des textes, visant une censure, et celles plus politiques, recherchant la décision pour sa portée politique. Concernant les motivations de fond, trois éléments sont à considérer :
· L'inconstitutionnalité intrinsèque d'une disposition est rarement la motivation principale des parlementaires pour saisir le Conseil constitutionnel.
· Le rôle des groupes d'intérêts, autrefois important, s'est amoindri. Ils privilégient désormais la QPC, jugée moins coûteuse et potentiellement plus efficace. Le renouvellement politique de 2017 a également fragilisé les anciennes filières d'influence.
· La procédure parlementaire est de plus en plus contestée dans ses fondements, comme l'illustre la saisine sur la réforme des retraites questionnant l'utilisation de l'article 47-1. Les conventions parlementaires sont remises en cause, incitant les parlementaires à saisir le Conseil constitutionnel sur ces sujets.
Ces évolutions tendent globalement vers une baisse du nombre de saisines motivées par des questions de fond.
Je constate que lorsque nous ne sommes plus d'accord sur les pratiques parlementaires et qu'elles deviennent un enjeu politique, nous faisons appel au juge. Depuis 2017, de nombreuses lois ont subi une procédure parlementaire chaotique, comme la loi sur la sécurité globale, fragilisant ainsi le processus législatif. Cela pourrait avoir un effet de rétroaction sur le débat parlementaire, avec une invocation croissante du Conseil constitutionnel pour faire appliquer ce que l'on considère comme la lettre du droit.
Concernant les motivations plus politiques, il existe deux grandes catégories. Premièrement, le Conseil constitutionnel est saisi pour marquer une opposition. La réforme de 1974 a donné un droit de saisine aux oppositions, faisant des groupes d'opposition les principaux bénéficiaires dans une perspective de séparation des pouvoirs. Quand l'opposition saisit le Conseil, elle espère que celui-ci lui donne raison, et elle cherche à remettre en question la légitimité de la réforme par l'acte de saisine lui-même. Ces dernières années, nous assistons à une surmédiatisation des saisines, comme lors de la réforme des retraites.
Dans un contexte d'exacerbation politique, la saisine devient un outil payant, car elle interroge les intentions du gouvernement en mettant en doute la constitutionnalité du texte proposé. Le Président de la République joue également ce jeu en saisissant le Conseil, créant ainsi un contre-jeu entre l'opposition parlementaire et lui-même.
Deuxièmement, il y a parfois une volonté de tester les cadres constitutionnels. Les parlementaires cherchent à connaître la jurisprudence du Conseil constitutionnel pour mieux légiférer à l'avenir. Cette démarche est relativement saine d'un point de vue parlementaire, car elle vise à déterminer les limites dans lesquelles on peut s'inscrire pour légiférer.
Cependant, nous sommes entrés dans une nouvelle phase où ces cadres sont perçus comme une forme de prison. La saisine devient un moyen de montrer ce que l'on ne peut pas faire et de justifier la nécessité de réformer la Constitution ou d'envisager des modifications constitutionnelles. La question se pose de plus en plus parmi les politiques sur l'impossibilité de tenir certaines promesses et propositions politiques à constitution constante.
Je pense que les futures saisines parlementaires seront plus politiques et médiatisées. Nous n'avons pas fini de parler du Parlement ni du Conseil constitutionnel, et il est probable que nous nous retrouverons dans dix ans avec de nouvelles conclusions sur ce sujet.
Jean de Saint-Sernin
Maître de conférences à l'Université Paris Nanterre
Je tiens à souligner que la date du 17 octobre a été particulièrement bien choisie. En effet, il y a cinquante ans jour pour jour, les deux assemblées ont adopté, en termes identiques, le projet de loi constitutionnelle ouvrant la saisine du Conseil constitutionnel à soixante députés ou soixante sénateurs.
Abordons l'avenir de la saisine parlementaire. Mes échanges avec des élus ont fait émerger trois pistes d'évolution possibles.
Premièrement, de nombreux parlementaires ont confié envisager une saisine individuelle du Conseil constitutionnel. Entre 2016 et 2019, trois propositions de loi constitutionnelle ont été déposées en ce sens. Pourquoi une saisine individuelle ? Le seuil de soixante parlementaires reste contraignant dans l'esprit des parlementaires saisissant, seuls deux ou trois groupes pouvant actuellement saisir le Conseil. La saisine individuelle remédierait à cette difficulté, ainsi qu'au court délai imposé pour réunir les signatures. Certains parlementaires critiquent aussi la QPC, estimant qu'elle ne devrait pas être la norme et qu'il incombe d'abord aux parlementaires de contester la loi.
Deuxièmement, une seconde possibilité confiée est d'abaisser le seuil de soixante pour l'aligner sur l'effectif actuel des groupes parlementaires. En 2014, aucun groupe ne pouvait seul saisir le Conseil constitutionnel. Aujourd'hui, avec la multiplication des groupes (huit à l'Assemblée, sept au Sénat), une telle modification faciliterait la saisine collective. Il faudrait prendre en compte le rôle majeur des groupes parlementaires dans la saisine et la rédaction des requêtes. Faire coïncider la saisine avec les groupes parlementaires pourrait être intéressant, notamment depuis que le constituant a favorisé les groupes d'opposition et minoritaires en 2008. Cependant, ces derniers ne peuvent pas toujours saisir seuls le Conseil. Il faut donc se demander si abaisser le seuil de soixante parlementaires permettrait de revenir à un droit de la minorité parlementaire, pas seulement de l'opposition.
Dernièrement, il a été question de l'audition des parlementaires devant le Conseil constitutionnel. Il y a un paradoxe. Les parlementaires ne sont pas parties au procès constitutionnel alors qu'ils sont à l'origine de la saisine. Ils peuvent demander une audition, mais le Conseil décide d'y accéder ou non. On peut comprendre leur déception de ne pas pouvoir soutenir publiquement leurs arguments.
Cependant, l'audition poserait plusieurs problèmes. Le Conseil n'a qu'un mois (ou huit jours en procédure accélérée) pour se prononcer, ce qui laisse peu de temps pour des auditions. De plus, le contrôle de constitutionnalité est un processus objectif visant à vérifier la conformité à la Constitution, pas à retarder le pouvoir législatif. Les auditions risqueraient de devenir une tribune politique au détriment de l'argumentation juridique. Enfin, il serait difficile de déterminer qui représenterait le Parlement quand la saisine émane des groupes et non des auteurs directs de la loi.
En résumé, l'avenir possible des relations entre le Parlement et le Conseil constitutionnel dépend des saisissants parlementaires. C'est à eux de les faire évoluer.
II. DÉBAT
Nicolas Albertini, doctorant en droit public à l'Université Paris-Saclay. - Ma question porte sur la distinction entre le rôle politique des parlementaires et le rôle juridique du Conseil constitutionnel. Ces deux axes se rencontrent lors de la nomination des membres du Conseil constitutionnel, qui sont auditionnés par les parlementaires.
L'analyse de ces auditions révèle une tendance du Conseil constitutionnel à faire de la politique. Par exemple, lors de l'audition d'Alain Juppé à l'Assemblée nationale, un parlementaire a souligné son appréciation et son engagement politique. De nombreux cas similaires existent où des politiques auditionnent d'autres politiques en félicitant leur bilan politique. Un membre du Conseil constitutionnel auditionné par le Sénat s'est même engagé à défendre le bicamérisme, allant jusqu'à promettre sa démission si ce système était menacé. Ces exemples illustrent la confusion entre politique et droit dans ces auditions.
Certains candidats ont été validés malgré des déclarations contradictoires sur leur expertise juridique, ce qui n'a pas posé problème aux parlementaires. Cette situation soulève des questions sur le processus de sélection et ses conséquences.
Une nouvelle nomination aura lieu en février. Les parlementaires remettront-ils en question leurs pratiques actuelles ? Continueront-ils à considérer qu'une personnalité politique peut devenir un grand juge constitutionnel ? Sans changement dans cette approche, nous risquons d'avoir les mêmes types de juges constitutionnels.
Philippe Bas. - Je souhaite souligner que, au-delà des auditions des candidats au Conseil constitutionnel, la question centrale porte sur leur qualification et leur indépendance. Vos remarques doivent être mises en perspective avec celles de Muriel Jourda, qui semblait exaspérée par certaines décisions du Conseil. Les politiques, désireux de faire aboutir leurs réformes, ont de plus en plus de mal à accepter ces décisions.
Je ne constate pas de connivence entre le politique et le Conseil constitutionnel, mais plutôt l'inverse. Les membres nommés, qu'ils soient politiques ou non, font preuve d'indépendance et de conscience dans l'exercice de leur mission. Les législateurs maintiennent une relation frictionnelle avec le Conseil, ce qui atteste d'une indépendance mutuelle.
Muriel Jourda. - Trois parlementaires ont exprimé des opinions divergentes sur le Conseil Constitutionnel, et partagent un certain agacement vis-à-vis de cette institution. On ne peut s'étonner de sa politisation, étant donné que ses membres sont désignés par des instances politiques. Cependant, Philippe Bas souligne à juste titre l'importance de l'indépendance des juges, qu'ils soient judiciaires ou constitutionnels.
L'indépendance ne signifie pas que le juge puisse exprimer librement ses opinions personnelles, mais qu'il doit faire preuve d'impartialité. Paradoxalement, la tâche la plus ardue pour un juge constitutionnel est de s'affranchir de ses propres convictions, surtout lorsqu'il a mené une carrière politique auparavant. C'est pourtant ce qui fait la grandeur de cette fonction.
Bien que certains membres du Conseil Constitutionnel parviennent à cette indépendance, je persiste à penser que d'autres éprouvent des difficultés à se détacher de leurs idées politiques. Cela soulève la question d'une éventuelle modification de la composition du Conseil Constitutionnel. Ne devrions-nous pas, en tant que parlementaires, exiger des qualifications plus élevées lors de la désignation de ses membres ?
Les auditions et les votes récents ont révélé des disparités selon les personnalités auditionnées. Il est indéniable qu'une longue carrière politique peut entraver la capacité à s'en détacher. Néanmoins, l'honneur des juges constitutionnels, comme de tous les juges, réside dans leur aptitude à faire preuve d'indépendance et d'impartialité.
Aïda Manouguian. - J'aimerais aborder la question des opinions dissidentes au sein du Conseil constitutionnel. Bien que contraire à notre tradition juridique, leur introduction pourrait avoir un mérite évident : démystifier l'idée d'une vérité juridictionnelle absolue. Cela permettrait de reconnaître que le juge doit trancher entre différentes options, exerçant ainsi un certain pouvoir discrétionnaire.
Cette approche est particulièrement pertinente lorsqu'il s'agit d'arbitrer entre des droits contradictoires, comme récemment entre le droit à la santé et la liberté de circulation. Les opinions dissidentes, à l'instar de la Cour suprême américaine, mettraient en lumière la nature politique - et non politisée - du juge constitutionnel. Sans remettre en question son indépendance ou son impartialité, elles souligneraient que, comme le politique, le juge constitutionnel choisit entre plusieurs options, confirmant ainsi son rôle de juge politique.
Anne-Charlène Bezzina. - Je dirais « pourquoi pas ? ». Cependant, je m'interroge parfois sur la pertinence des opinions dissidentes au sein du Conseil constitutionnel. En effet, cette institution incarne le dernier bastion de l'idée de volonté collective, puisque ses décisions doivent être prises à l'unanimité.
Je pense que l'idée d'une décision unique prise en commun reste pertinente, à l'heure où l'on promeut la culture du consensus et la recherche de pairs constitutionnels. À mon avis, ce qui fait défaut, c'est la capacité à assumer pleinement cette décision collective, sans trahir le secret des délibérations après avoir quitté ses fonctions. C'est peut-être l'une des raisons pour lesquelles il serait préférable de ne pas introduire ce type de pratique dans notre droit.
Benjamin Morel. - Je rejoins l'avis d'Aïda Manouguian. Le véritable enjeu ne réside pas dans une supposée politisation partisane des juges. Des études statistiques sur les décisions du Conseil constitutionnel n'ont pas établi de corrélation entre l'orientation politique des membres et leurs jugements. Il n'est pas démontré que la prédominance de membres de gauche favorise des décisions pro-gauche et anti-droite, ou inversement. Le débat sur ce point est donc mal orienté. L'enjeu essentiel concerne la motivation des décisions. L'introduction d'opinions dissidentes devrait contribuer à une meilleure argumentation des jugements rendus.
La motivation des membres du Conseil constitutionnel dépend également d'une délibération collective. Il semble peu probable qu'un Conseil dont le Président s'appuie sur l'administration et dont les membres manquent de ressources humaines et d'expertise puisse mener une délibération juridique approfondie, permettant d'examiner les arguments pour et contre, voire d'exprimer des opinions dissidentes.
Les archives publiques du Conseil constitutionnel révèlent des délibérations souvent sommaires, pas toujours fondées sur des éléments juridiques solides. Une éventuelle réforme du Conseil devrait donc se concentrer sur le renforcement des moyens mis à disposition de ses membres, notamment en termes de collaborateurs et d'expertise.
Actuellement, chaque membre du Conseil constitutionnel travaille de manière isolée, sans véritable équipe. Cette situation contraste fortement avec celle des juges de la Cour suprême américaine ou de la Cour constitutionnelle allemande, qui bénéficient de ressources bien plus importantes.
Une réforme structurelle, plutôt qu'une simple modification du mode de nomination, semble donc nécessaire pour améliorer le fonctionnement du Conseil constitutionnel.
CONCLUSION
Muriel Jourda
Sénateur du Morbihan
Le succès d'un colloque dépend de la qualité de sa conception - de l'agencement des interventions qui le composent à la richesse des débats qui le ponctuent. De ce point de vue, la journée qui s'achève aura permis d'examiner la saisine parlementaire du Conseil constitutionnel sous de nombreux angles, très complémentaires.
La révision constitutionnelle de 1974 continue de déployer des effets nouveaux, à mesure que les équilibres institutionnels évoluent. La présence d'un public nombreux atteste de l'intérêt que suscite la saisine parlementaire hors de nos murs.
Les quatre séquences de ce colloque ont permis d'éclairer les aspects structurants de cette saisine.
Le premier temps du colloque, consacré à la genèse de cette saisine, a permis de formuler quelques précieux rappels ; rappels essentiels tant à l'analyse, passée et présente de ce recours, qu'à la réflexion prospective. Nous devons en effet conserver à l'esprit l'originalité de l'introduction d'un tel dispositif au sein du système institutionnel français, lequel est traditionnellement attaché à la souveraineté de la loi et rétif à l'affirmation des droits de l'opposition.
Ce fut donc une réforme libérale vertueuse, comme l'a souligné le professeur François Saint-Bonnet, et ce à deux égards. D'une part, car elle a constitué le premier des droits nouveaux de l'opposition, selon les mots souvent cités du professeur Guy Carcassonne. D'autre part et surtout, puisqu'elle favorise la garantie des droits fondamentaux.
Le professeur Philippe Blachèr a ensuite utilement rappelé la nature protéiforme de l'opposition initiale à cette réforme désormais incontestée. Cette intervention illustre au surplus combien le Conseil constitutionnel interprète et façonne son positionnement institutionnel.
Le professeur Frédéric Rouvillois, enfin, en évoquant les projets inaboutis d'autosaisine du Conseil constitutionnel, a souligné en creux les limites que le constituant entend poser à l'activité du Conseil constitutionnel.
La deuxième séquence du colloque, sous la présidence de mon collègue Philippe Bas, dédiée à la pratique de la saisine parlementaire, a fourni des éléments nécessaires à la compréhension de cette saisine. Nous nous cantonnons trop souvent en France aux considérations théoriques et à l'analyse des textes seuls. Or, celles-ci doivent s'enrichir de la pratique. Les différentes interventions du jour le prouvent sans conteste.
Victor Fouquet nous a renseignés sur la préparation de la saisine parlementaire par les groupes politiques parlementaires, qui sont les premiers à la manoeuvre, en définissant les dispositifs à soumettre à l'examen du Conseil constitutionnel et en assurant le recueil des signatures nécessaires pour assurer la recevabilité du recours.
Dominique Lottin, par sa connaissance de l'institution, nous a très précisément éclairés sur la réception de la saisine parlementaire par le Conseil constitutionnel lui-même, montrant ainsi la procédure d'examen suivie et la façon dont ses membres exercent leur office.
Ces considérations pratiques, procédurales, apparaissent primordiales pour comprendre les ressorts de cette saisine - et, le cas échéant, envisager de potentielles améliorations de cette dernière.
L'analyse comparée présentée par Damien Connil et Dimitri Löhrer, détaillant les mécanismes à l'oeuvre en Allemagne, Belgique, Espagne et Portugal, nous apporte quelques inspirations issues de modèles voisins. Elle montre qu'un mécanisme de saisine parlementaire s'inscrit dans un terreau juridique et politique spécifique, et pour ce qui concerne la réforme de 1974, fait apparaître que, plus que chez nos voisins, cette modalité de saisine demeure, malgré l'essor de la question prioritaire de constitutionnalité, une voie privilégiée d'accès au juge constitutionnel.
La troisième partie du colloque, relative aux effets de la saisine parlementaire, fut l'occasion de souligner les conséquences plurielles et significatives de cette réforme institutionnelle.
Sur le Parlement, d'abord. Le professeur Benjamin Lecoq-Pujade s'est interrogé sur la valorisation du rôle de ce dernier. Nous attachons souvent au Parlement le terme de valorisation, et plus souvent encore, depuis la révision du 23 juillet 2008, celui de revalorisation. La pratique compte en l'espèce plus que les textes. La valorisation du Parlement ne se décrète pas ; elle procède d'une culture institutionnelle partagée.
La doctrine constitutionnelle a toutefois, dans une certaine mesure, pâti de l'affirmation du juge constitutionnel que cette saisine a favorisée, comme l'a souligné Madame Manouguian. Il importe en effet de veiller à ce que notre approche du droit constitutionnel ne se réduise pas à l'exégèse de la jurisprudence du Conseil constitutionnel.
Thibault Desmoulins a, enfin, rappelé le ressort qu'a représenté la saisine parlementaire pour le contentieux constitutionnel, qui n'était jusqu'alors qu'embryonnaire.
Le dernier moment du colloque - échange prospectif sur l'avenir de la saisine parlementaire - a permis de réunir la doctrine, d'une part, et les parlementaires, d'autre part, afin de croiser les points de vue des « praticiens » et des « commentateurs ».
Il en résulte toujours des échanges féconds. La commission des lois du Sénat est d'ailleurs très attachée au développement des liens entre l'Université et le Parlement - qu'il s'agisse de nos travaux législatifs et de contrôle, à l'occasion desquels nous auditionnons volontiers les universitaires pour enrichir l'examen des textes, ou, comme c'est le cas aujourd'hui, de nos réflexions institutionnelles.
On l'a vu, dans son état actuel, le Conseil constitutionnel et la procédure suivie devant lui peuvent faire l'objet d'interrogations, voire de critiques, qui doivent rester constructives. Le « modèle français » doit-il évoluer encore davantage vers une cour constitutionnelle ? Les modes de désignation de ses membres sont-ils pertinents ? La procédure, quoique contradictoire, ne reste-t-elle pas encore asymétrique entre le Gouvernement et le Parlement ? La lecture de certaines dispositions procédurales - notamment le bien connu « article 45 » - évoluera-t-elle (enfin) dans le futur ?
Assurément, les choses ne sont pas figées, et le colloque a bien montré quelles ont été, depuis 1974, les évolutions intervenues dans la pratique de la saisine parlementaire.
En matière constitutionnelle plus que dans d'autres pans du droit, les évolutions se font sur le temps long, avec parfois un évènement majeur, qu'il soit le fait du constituant - comme l'a montré la révision de 1974 - ou du Conseil constitutionnel lui-même - pour évoquer à nouveau la décision de 1971. Donnons-nous donc rendez-vous dans 10 ans pour constater l'évolution intervenue depuis notre constat de ce jour.
À tous, intervenants et participants, j'adresse mes remerciements pour cette riche journée d'échange.