C. LA NÉCESSITÉ D'UNE ÉVALUATION SOLIDE DU PROGRAMME POUR MIEUX CALIBRER SES ÉVOLUTIONS À VENIR

1. Des résultats mitigés
a) Une appréciation en demi-teinte des acteurs du monde industriel

Lors de leurs auditions, les rapporteurs ont été frappés par la tiédeur du soutien au programme, de la part des syndicats d'entreprises, y compris de France industrie, pourtant partenaire du programme au niveau national et membre du comité de pilotage national. Ainsi, pour France industrie, « il est difficile de faire un lien direct entre les soutiens (financiers et extra-financiers) et la création d'emplois ou de valeur » - même si « le programme a de façon certaine généré une capacité à lancer de nouveaux projets ». Dans le même esprit, le Mouvement des entreprises de France (Medef) estime que le programme Territoires d'industrie fait davantage oeuvre d'adaptation aux territoires qu'aux industriels, rejoignant en outre France industrie sur la nécessité d'aider tous les projets industriels, indépendamment de leur filière et de leur localisation, par le biais de mesures plus générales de compétitivité, et soulignant la faiblesse des montants agrégés de soutien à l'industrie disponibles dans les Territoires d'industrie, au regard des sommes mises à dispositions chez certains pays concurrents.

Le Medef comme France industrie ont cependant reconnu un effet positif au niveau local, la CPME estimant le programme particulièrement précieux pour les TPE et les petites PME, pour lesquelles les aides versées sont jugées déterminantes pour amorcer des projets, dans une période de crise où les financements privés sont plus délicats à obtenir, mais aussi pour de grosses PME pour lesquelles les aides versées dans le cadre de Territoires d'industrie ont pu jouer un rôle de « dérisqueur » pour des investissements qui n'auraient sans doute pas été réalisés sans elles.

b) Des résultats macro-économiques contrastés

Les travaux académiques réalisés sur les Territoires d'industrie mettent en évidence des résultats très hétérogènes selon les territoires non seulement lorsqu'on les observe « en statique »80(*), mais aussi « en dynamique » : non seulement les Territoires d'industrie présentent des profils de départ très différents, mais l'on observe une absence de convergence des trajectoires de croissance d'emploi dans les Territoires d'industrie en phase 1, une forte inertie des trajectoires industrielles à l'échelle locale et une persistance des disparités entre les différents types de Territoires d'industrie81(*).

Cette analyse est partagée par la Cour des comptes, qui conclut à une absence d'effet mesurable du programme sur l'emploi industriel dans les Territoires d'industrie82(*), ces derniers ayant même connu un recul plus marqué que les autres territoires en matière d'emploi industriel à moyen terme, entre 2006 et 2022 (- 16 %, contre - 10 % pour les autres territoires)83(*), mais ayant également connu, depuis le lancement du programme, une augmentation plus modérée que les autres territoires (+ 0,1 % par an en moyenne, contre + 0,8 % dans les autres territoires), dans un contexte de progression globale de l'emploi industrie en France84(*).

En outre, l'appartenance à un Territoire d'industrie n'aurait pas permis de renverser la dynamique négative pour deux tiers des EPCI situés en Territoire d'industrie ayant perdu des emplois industriels entre 2006 et 2018, tandis que parmi les EPCI ayant connu une dynamique d'emploi industriel supérieure à la moyenne nationale durant cette période, seule un peu plus de la moitié a continué d'avoir une dynamique supérieure à la moyenne, une proportion plus faible que celle des territoires non labellisés Territoires d'industrie avaient également connu auparavant une dynamique d'emploi industriel supérieure à la moyenne nationale85(*). La Cour fait in fine le constat d'une répartition en trois tiers des Territoires d'industrie, concernant les évolutions de leurs performances en matière d'emploi industriel sur la période 2018-2022 par rapport à 2006-2018 : stabilité pour un tiers, amélioration pour un petit tiers et dégradation pour un gros tiers, soit une répartition peu différente des autres territoires, et cependant légèrement défavorable aux Territoires d'industrie86(*).

La Cour note cependant que si aucun effet bénéfique sur l'emploi du programme ne peut être mis en évidence, les biais (volontaires) qui avaient présidé à l'établissement de la liste initiale des Territoires d'industrie (territoires historiquement à forte composante industrielle et exclusion des métropoles notamment), peut également expliquer les mauvaises performances relatives des Territoires d'industrie sur la période 2018-2022, en raison de la persistance, au moins temporaire, des tendances engagées antérieurement à la mise en place du programme87(*).

En ce qui concerne l'attractivité également, Business France indique que 42 % des investissements étrangers en France, en 2023, étaient localisés dans des Territoires d'industrie, ce qui est inférieur à la part des Territoires d'industrie en France.

Cependant, la Cour des comptes relève au contraire, sur la période 2018-2022, une situation financière plus favorable des entreprises industrielles dans les Territoires d'industrie, et une diminution du nombre d'entreprises industrielles un peu inférieure (- 11,4 % contre - 12,4 %)88(*), et fait l'hypothèse selon laquelle cette divergence pourrait être liée à une modernisation de l'outil productif, soutenue par l'État et ses opérateurs et les différents niveaux de collectivités.

c) Les ferments de la compétitivité à venir ?

Ce bilan en demi-teinte est en partie partagé par les élus locaux : ainsi, pour les acteurs du Grand Chalon comme pour l'UIMM locale, le programme a surtout apporté de la visibilité aux dispositifs et permis aux différents acteurs de travailler ensemble, et de produire de la synergie. Le label Territoires d'industrie est vu comme un logo permettant d`afficher la volonté de tous les acteurs du territoire de soutenir l'industrie.

De fait, le programme a été l'occasion de mettre les acteurs publics et les industriels autour d'une même table, ce qui a également permis aux industriels d'un même territoire de se connaître (Territoire d'industrie de Lamballe), à certains territoires de s'interroger sur la spécialisation économique (cas de Niort par exemple) pour dessiner un nouveau projet, ou d'envisager pour la première fois des coopérations (cas d'Angoulême-Cognac).

Au terme de leur mission, les rapporteurs sont convaincus que si l'effet macro-économique du programme n'est pas immédiatement visible, les dynamiques engagées contribueront à l'attractivité, à la compétitivité et à la capacité d'innovation futures des Territoires d'industrie et, partant, du territoire français en général.

« C'est dans le tissu dense et informel des territoires que se construisent et se reproduisent « les sucres lents de la compétitivité », les ressources de longue durée comme les compétences et les réseaux relationnels qui permettent d'affronter des environnements changeants. »

Pierre Velz89(*)

2. Mieux évaluer les résultats du programme à tous les niveaux
a) Une absence d'évaluation des moyens engagés...

Lors de leurs auditions et de leurs déplacements, les rapporteurs ont été frappés par l'incapacité des personnes auditionnées à leur fournir une évaluation précise des actions réalisées dans les Territoires d'industrie, mais également des montants d'argent public engagés, toujours noyés dans la masse générale des aides et actions de soutien à l'industrie.

Confirmant cette impression, la Cour des comptes estime que les éléments de bilan communiqués à la presse par le Gouvernement à l'issue de la première phase du programme (44 000 à 50 000 emplois créés ou en cours de création, plus de 2 Md€ engagés par les pouvoirs publics au bénéfice du programme...) « rel[èvent] uniquement de la communication et ne pouvait [sic] être considérés comme un bilan »90(*).

La seule « évaluation » du programme effectuée par le Gouvernement consiste en une collecte de retours d'expériences, effectuée par le gouvernement à l'été 2021 auprès des Territoires d'industrie et publiée en octobre 2021, intitulée « Territoires d'industrie - une usine à projets au coeur de la relance - point d'étape à trois ans ». Le rapport de la Cour des comptes note cependant des évaluations, notamment financières, divergeant fortement des siennes.

Un Observatoire des Territoires d'industrie, dont des représentants ont été auditionnés dans le cadre de la mission, a également été lancé dès l'été 2019, afin d'apporter aux élus locaux, industriels, experts et services de l'État une plateforme de discussion et un centre de ressources concernant le programme Territoires d'industrie, et plus généralement les dynamiques territoriales en faveur de l'industrie, sous la houlette de La Fabrique de l'industrie91(*), de l'Institut pour la recherche de la Caisse des dépôts, la Banque des Territoires, de l'ANCT et de Régions de France. Ses travaux demeurent néanmoins qualitatifs.

Sous un angle différent, des travaux académiques se sont attachés à évaluer les évolutions divergentes des Territoires d'industrie depuis leur entrée dans le programme92(*).

En réalité, les périmètres des Territoires d'industrie n'ont pas été pris en compte par les différents intervenants, dans le suivi de la mise en oeuvre de leurs dispositifs, ainsi que le relève dans son rapport la Cour des comptes :

Un programme dépourvu de tout dispositif de suivi

Au lancement du programme Territoires d'industrie, le gouvernement avait fait le pari de ne pas créer de nouveaux dispositifs spécifiques aux territoires labellisés mais de davantage orienter les dispositifs de droit commun des opérateurs vers ces territoires.

Aucun suivi n'a cependant été mis en place depuis 2018 pour évaluer cette priorisation et la mobilisation des opérateurs. Ces derniers n'ont pas été intégré la géographie des territoires d'industrie dans leurs outils de suivi. L'analyse réalisée par la Cour se heure à l'incomplétude de certaines données, en particulier concernant la localisation des projets soutenus, seule l'Ademe ayant mis en place ce suivi fin.

La capacité à localiser les interventions est pourtant le corollaire du déploiement de politiques territorialisées comme Territoires d'industrie. Pour les opérateurs qui font encore prévaloir une logique par secteur économique ou par dispositif, un changement d'approche doit être engagé pour mieux prendre en compte la décentralisation de certaines politiques publiques et la territorialisation croissante des dispositifs de l'État.

Source : rapport Cour des Comptes, p. 80

De ce fait, les rapporteurs ont noté de graves imprécisions et divergences dans les données communiquées. Ainsi, dans les réponses fournies à un questionnaire budgétaire sur le PLF 2025, la DGE chiffre globalement à 480 M€ les aides des différents opérateurs partenaires (Ademe, Banque des Territoires, Bpifrance, Business France et Pôle emploi) déployées en faveur des Territoires d'industrie, sans toutefois être en mesure de détailler davantage ce chiffrage. Pour ne prendre qu'un autre exemple, la DTI chiffre à 712 M€ les montants engagés en faveur des Territoires d'industrie dans le cadre du FAIIT (programme budgétaire 363)93(*), tandis que la DGE les chiffre à 750 M€94(*), et que la Cour des comptes les évalue à 442 M€95(*).

b) ... et des résultats obtenus

Les rapporteurs ont également été frappés par l'absence de suivi des actions prévues dans le cadre du programme Territoires d'industrie et, partant, de mesures de correction en cas de non-atteinte. Ainsi, selon le rapport de la Cour des comptes, la mise en oeuvre des « fiches actions » réalisées dans le cadre du programme pour chaque Territoire d'industrie (2 450 actions sur l'ensemble du territoire, pour la phase 1, selon la DGE)96(*) est jugée non satisfaisante par un cinquième des référents élus97(*), chiffre auquel il faut ajouter près de la moitié de référents jugeant cette mise en oeuvre seulement « correcte ». Au total, moins d'un tiers des référents élus estiment qu'une partie importante des fiches action de leur Territoire d'industrie a été mise en oeuvre. Si le bilan est hétérogène selon les typologies de territoires, les rapporteurs notent qu'un bilan in itinere, a minima à mi-parcours, aurait sans doute permis de recalibrer les attentes ou de réenclencher une dynamique lorsque le besoin s'en faisait sentir.

c) La nécessité d'un suivi fin au niveau local comme au niveau agrégé, une recommandation récurrente partiellement satisfaite

Les rapporteurs estiment qu'un suivi non seulement des moyens engagés, mais aussi des actions menées et de leurs résultats, est nécessaire, tant au niveau de chaque territoire qu'au niveau national.

Ils rejoignent en cela non seulement les préconisations de la Cour des comptes, mais encore celles de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), qui y consacre récemment 6 des 22 recommandations sur le programme Territoires d'industrie d'un rapport plus large sur l'industrie rurale98(*). Les rapporteurs notent également que cette amélioration du suivi faisait également partie des recommandations faites en avril 2022 par le comité stratégique national qui épaule le comité de pilotage national, notamment sur des critères de performance de la gouvernance locale des Territoires d'industrie et de la performance économique analysée en termes de variation d'emploi industriel99(*), mais que cette recommandation n'a cependant pas été suivie d'effet.

La DTI a néanmoins porté à la connaissance des rapporteurs la mise en place, pour la phase 2, d'une plateforme de ressources, gérée par la DTI, à destination des chefs de projets (Osmose), et surtout d'une plateforme collaborative de suivi de projets, visant au pilotage et au « reporting » de l'ensemble des plans d'action élaborés en phase 2 du programme, accessible aux chefs de projets et à l'écosystème des acteurs du programme, les chefs de projets étant invités à tenir à jour, dans cette plateforme, l'avancée de leurs actions. Un bilan semestriel devrait à terme être produit, sur cette base, par la DTI.

La mise en place d'un tel suivi est essentielle, pour permettre d'analyser finement les réalisations dans le cadre du programme. Il doit être doublé d'analyses des effets économiques du programme dans chaque territoire et au niveau agrégé, afin de permettre d'adapter en cours de programme le fléchage prioritaire de tel ou tel outil de politique publique vers les territoires concernés, selon leurs caractéristiques.

Il est en outre indispensable que tous les financeurs, au niveau de l'État et des régions en particulier, prennent en compte le périmètre des Territoires d'industrie en vue de rapporter non seulement sur les aides et actions spécifiques aux Territoires d'industrie, mais également sur les aides et actions de droit commun bénéficiant aux Territoires d'industrie.

Recommandation n° 12 : Procéder à une évaluation opérationnelle du programme a minima à mi-parcours et en fin de phase, au niveau de chaque Territoire d'industrie et au niveau national ; compléter cette évaluation par des évaluations macro-économiques ciblées et agrégées ; exiger des services et opérateurs de l'État impliqués directement ou indirectement, ainsi que des régions un suivi spécifique des actions menées dans les Territoires d'industrie et des fonds alloués.


* 80 Amdaoud M. et Levratto N., « 146 territoires d'industrie, en apparence semblables et pourtant si différents », Miméo, 2022 [halshs-03 527 887].

* 81 Amdaoud M. et Levratto N. 2023, « Territoires d'industrie : hétérogénéité et convergence », Revue d'Économie Industrielle, n° 81-182, p. 199-229.

* 82 Rapport Cour des comptes, p. 89-100.

* 83 Rapport Cour des comptes, p. 90.

* 84 Rapport Cour des comptes, p. 91.

* 85 Rapport Cour des comptes, p. 92.

* 86 Rapport Cour des comptes, p. 94.

* 87 Rapport Cour des comptes, p. 100.

* 88 Rapport Cour des comptes, p. 101-104. La Cour note en outre une rapide augmentation de la valeur ajoutée moyenne et du résultat de l'exercice et de l'excédent brut d'exploitation (EBE) des entreprises industrielles des Territoires d'industrie par rapport aux autres territoires, à partir de 2020.

* 89 Préface à l'article de C. Granier, « Refaire de l'industrie un projet de territoire » (cf. ci-dessus).

* 90 Rapport Cour des Comptes, p. 114.

* 91 Émanation de l'UIMM, de France industrie et du Groupement des industries métallurgiques (GIM).

* 92 Cf. notamment Amdaoud M. et Levratto N., 2023, « Territoires d'industrie : hétérogénéité et convergence », Revue d'Économie Industrielle, n° 81-182, p. 199-229, qui cherche à quantifier l'impact du programme sur différents critères.

* 93 Réponse à un questionnaire budgétaire, novembre 2024.

* 94 Réponse à un questionnaire budgétaire, septembre 2024.

* 95 Rapport Cour des comptes, p. 44.

* 96 Questionnaire budgétaire.

* 97 Cour des comptes, p. 52 ; ont été interrogés uniquement les élus de Territoires d'industries de deuxième phase qui étaient déjà labellisés en première phase.

* 98 OCDE (2023), The Future of Rural Manufacturing, OECD Rural Studies, Éditions OCDE, Paris, https://doi.org/10.1787/e065530c-en.

* 99 Rapport Cour des comptes, p. 111-112.

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