B. LA CONSTRUCTION D'UN NOUVEAU RÉGIME SOCIOTECHNIQUE IMPLIQUE UNE MODIFICATION EN PROFONDEUR DU SYSTÈME AGRIALIMENTAIRE
1. La nécessité d'une approche systémique par la mise en place d'innovations couplées
Mireille Navarrete a présenté le concept de système agrialimentaire qui englobe non seulement les filières de production, de transformation, de distribution, mais aussi la sélection variétale, la recherche, le conseil technique, les politiques publiques et les instances de régulation. Ces différents acteurs sont interdépendants et alignés autour d'un même système de production et de consommation.
Or, l'innovation aujourd'hui reste principalement le fait d'un acteur particulier. Par exemple, un agriculteur va tenter de développer des innovations techniques sur ses terres tout en étant contraint de s'adapter aux règles de l'aval qu'il considère comme figées. Une telle initiative aboutit souvent à un échec compte tenu du processus de verrouillage décrit précédemment.
Pour dépasser ces contraintes structurelles, il est indispensable de développer des innovations qui combinent de manière cohérente différents domaines du système agrialimentaire et coordonnent plusieurs acteurs de ce système pour résoudre un problème complexe.
Pour illustrer ces propos, Mireille Navarrete a cité l'exemple de l'approvisionnement des cantines des crèches de Paris en légumes 100 % bio, qui a nécessité une étroite coopération entre les producteurs, initialement les céréaliers, la coopérative Bio Île-de-France, un opérateur de restauration collective et la Ville de Paris.
Les efforts ont d'abord porté sur la pomme de terre, qui reste l'un des produits agricoles les plus traités, mais également un aliment essentiel dans les menus des très jeunes enfants. Des céréaliers d'Île-de-France ont introduit la pomme de terre dans leur rotation et adopté des modes de production biologiques pour fournir les crèches de Paris. Ils ont créé une coopérative pour regrouper leurs produits ainsi qu'un atelier de transformation des pommes de terre brutes en produits de cinquième gamme, à savoir des pommes de terre précuites et sous vide fournies directement aux cantines. Se posait néanmoins la question du transport des pommes de terre depuis l'atelier de transformation basé en zone rurale jusqu'aux 300 cuisines des crèches de Paris, qui a été résolue par la mise en place par l'opérateur de restauration collective d'une plateforme logistique.
Dans ce dispositif d'innovation, Mireille Navarrete a souligné le rôle central de la Ville de Paris qui, à travers une clause de son marché public, a exigé que 100 % des pommes de terre soient en production biologique.
Le succès de cette innovation a résidé dans la coordination des acteurs et leur capacité à combiner leurs innovations de façon cohérente.
Néanmoins, ce processus de déverrouillage d'un système initialement très verrouillé s'est heurté à plusieurs difficultés et dix ans ont été nécessaires pour que les acteurs apprennent à interagir et à se coordonner.
Marie-Benoît Magrini a rappelé qu'il avait fallu un siècle pour stabiliser nos choix techniques actuels et a estimé qu'un siècle serait probablement nécessaire pour consolider de nouveaux choix techniques.
2. L'intégration des enjeux d'une agriculture durable et saine dans une réflexion globale sur nos systèmes alimentaires
Plusieurs intervenants ont insisté sur la nécessité d'intégrer les enjeux d'une agriculture durable et saine dans la réflexion globale sur nos systèmes alimentaires.
Les contraintes liées au respect des limites planétaires, à la lutte contre les maladies cardio-vasculaires et métaboliques et à la sensibilité croissante de la population au bien-être animal poussent le modèle agricole à évoluer non seulement dans ses modes de production, mais dans les variétés agricoles produites.
L'agroécologie constitue l'une des voies privilégiées pour garantir la durabilité de l'agriculture à long terme. En raison de sa faible consommation d'intrants, elle est peu émettrice de gaz à effet de serre et préserve la biodiversité.
En revanche, elle exige un bouleversement des modes de production, avec notamment l'introduction d'une biodiversité végétale dans les parcelles et les paysages et d'une rotation plus forte et variée des cultures, qui conduit à l'augmentation de la production de légumineuses.
La prise en compte de la responsabilité de l'élevage, en particulier bovin, dans les émissions de gaz à effet de serre en provenance de l'agriculture, l'accumulation des preuves scientifiques sur les risques qu'une alimentation trop riche en viande rouge fait peser sur la santé15(*) et une sensibilité croissante au bien-être animal vont conduire à une réduction des effectifs d'animaux. La production de protéines animales et de lait devrait donc baisser dans l'Hexagone. Il conviendra néanmoins de s'assurer qu'elle ne s'accompagnera pas d'une forte augmentation des importations16(*).
Enfin, les recommandations nutritionnelles insistent sur l'importance de la consommation de fruits, de légumes et de légumineuses, que les agriculteurs pourraient être incités à produire, à condition qu'ils trouvent un marché.
Selon Hervé Guyomard, une politique se contentant de jouer uniquement sur l'offre de produits agricoles n'aura pas d'impact sur les préférences et les habitudes alimentaires.
Il a insisté sur la nécessité de mettre en place des politiques cohérentes sur l'ensemble de la chaîne alimentaire, avec l'adoption d'une stratégie pour changer les comportements des consommateurs en faveur de régimes alimentaires plus sains. Selon lui, au-delà des comportements, c'est en jouant sur certains mécanismes économiques que les pouvoirs publics pourront changer les préférences.
Christian Huyghe a également souligné l'importance d'intégrer les questions agricoles dans un périmètre plus large, prenant en compte les enjeux liés aux énergies renouvelables, aux régimes alimentaires ainsi qu'aux pertes et gaspillages alimentaires, dont le taux dépasse aujourd'hui 30 % des denrées comestibles.
3. La définition d'objectifs clairs
Selon Hervé Guyomard, la construction d'un nouveau régime sociotechnique exige des objectifs clairs et des arbitrages.
Il a illustré son propos en présentant l'étude menée par l'Inrae17(*) sur les orientations possibles de la politique agricole commune (PAC) après 2027, qui définit un cadre d'analyse à partir des enjeux sociétaux18(*) et agricoles19(*) de la PAC. Cinq trajectoires alternatives sont proposées selon les priorités politiques retenues, mettant en avant la nécessité des arbitrages.
Les cinq scénarios possibles pour la future PAC
Un premier choix oppose les scénarios centrés sur le maintien, voire l'augmentation de la capacité de production du secteur agricole de l'Union européenne (scénarios A et B) aux scénarios donnant la priorité à la protection de l'environnement (scénarios C, D et E). Selon Hervé Guyomard, au moins à court terme, ces deux objectifs ne sont pas conciliables.
Dans les deux scénarios axés sur la production (scénarios A et B), il existe un deuxième arbitrage à effectuer entre le scénario A, qui prône l'intensification de l'agriculture et les exportations, basé sur la compétitivité des prix, et le scénario B, qui défend le soutien à tous les types d'exploitation, cherchant à maintenir la capacité de production en assurant une aide aux revenus agricoles pour tous les types d'exploitations.
Parmi les trois scénarios axés sur le climat et l'environnement, le scénario C, qui privilégie l'utilisation efficace des ressources grâce à l'optimisation des systèmes de production actuels, contraste avec les scénarios D, de préservation des terres à travers la séparation entre les fonctions productives et environnementales, et E qui prévoit la simultanéité des fonctions productives et écologiques grâce à l'agroécologie, nécessitant des changements sociétaux radicaux, notamment en matière de régime alimentaire.
Aucun des scénarios ne peut garantir à la fois la protection de l'environnement, l'autosuffisance alimentaire, des revenus convenables pour les agriculteurs, des prix alimentaires bas et l'adoption de régimes sains par la population. Les décideurs politiques devront donc faire des choix.
Selon Hervé Guyomard, le nombre d'exploitations agricoles va continuer de diminuer quel que soit le scénario retenu. Toutefois, cette diminution devrait être inférieure dans la trajectoire B qui vise à soutenir tous les types d'exploitation et dans la trajectoire E qui privilégie l'agroécologie.
4. Le rôle de la formation des acteurs
De nombreux participants ont insisté sur l'indispensable accompagnement et formation des acteurs pour réussir la transition du modèle agricole. Les agriculteurs doivent être sensibilisés aux enjeux d'une agriculture plus durable et plus résiliente et doivent s'approprier les technologies et innovations issues de la recherche scientifique.
Les autres acteurs du système agroalimentaire doivent également être formés au concept et aux processus de verrouillage des régimes sociotechniques et à l'importance des innovations combinées pour faire évoluer le régime sociotechnique dominant.
* 15 Antoine Herth, Enjeux sanitaires et environnementaux de la viande rouge, note scientifique de l'OPECST n° 26, avril 2021.
* 16 Selon la revue Réussir, le Cniel a publié une note de perspective sur la perte de souveraineté de la France en lait d'ici 2027.
Par ailleurs, le Haut Conseil pour le climat dans son rapport de 2024 rappelle que 20 % de la viande bovine et 30 à 40 % du porc ou de la volaille consommés en France sont importés. En vingt ans, les importations de viandes et de préparations de volailles ont été multipliées par quatre.
* 17 Hervé Guyomard et al., Research for the AGRI committee, The next reform of the CAP: The variables in the equation, Inrae et IDDRI (Institut du développement durable et des relations internationales), 2025.
* 18 Sont mentionnés le changement climatique, la biodiversité, les ressources naturelles, l'environnement et la santé, le bien-être animal, la sécurité alimentaire (production et autonomie) et l'accessibilité alimentaire (prix des aliments et coût des régimes sains).
* 19 Sont mentionnés les revenus agricoles, la distribution des revenus, la variabilité des revenus, la résilience, la compétitivité, la position des agriculteurs dans la chaîne de valeur, le renouvellement des générations.