II. EXTRAIT DU COMPTE RENDU DE LA RÉUNION DU 3 AVRIL 2025 DE PRÉSENTATION DES CONCLUSIONS DE L'AUDITION PUBLIQUE DU 20 FÉVRIER 2025

M. Stéphane Piednoir, sénateur, président de l'Office. - Chers collègues, je vous souhaite la bienvenue à cette réunion de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST), au cours de laquelle nous commencerons par examiner les conclusions de l'audition publique sur « L'agriculture face au réchauffement climatique et aux pertes de biodiversité : les apports de la science », tenue sous la double présidence du premier vice-président Pierre Henriet et de Daniel Salmon, le 20 février dernier.

M. Daniel Salmon, sénateur, rapporteur. - À un moment où il devient une opinion comme une autre, le fait scientifique permet de faire société. Si l'audition publique n'a pas couvert tout le champ du savoir scientifique sur le réchauffement climatique et l'effondrement de la biodiversité en lien avec l'agriculture, elle a été un point d'étape utile.

L'agriculture contribue aux émissions de gaz à effet de serre à hauteur de 76,3 millions de tonnes équivalent CO2, chaque année, soit 20,4 % des émissions françaises. Elle a une incidence sur le déclin de la biodiversité, en raison de la conversion des milieux naturels et des pollutions induites par notre modèle agricole. Elle est également l'une des principales victimes des pertes de biodiversité et du dérèglement climatique, avec ses vagues de chaleur et ses périodes de sécheresse, ainsi que les variations imprévisibles de la pluviométrie, qui entraînent des chutes brutales et fréquentes de rendement. Étant donné par ailleurs que 91 des 107 principales sortes de cultures mondiales, dont celles des fruits, des graines et des noix, dépendent de la pollinisation animale, la disparition des pollinisateurs aurait un effet dramatique sur notre régime alimentaire.

Les scientifiques entendus ont évoqué les solutions proposées par la science pour maintenir la capacité de l'agriculture à nous nourrir tout en réduisant l'empreinte écologique.

À l'issue de cette audition publique, nous avons fait deux constats. Le premier est que la science offre des pistes prometteuses pour garantir la durabilité de l'agriculture, même si leur application se heurte à des obstacles et ne permet pas de répondre à tous les défis. En second lieu, compte tenu du verrouillage des systèmes de production agricole, il faudrait modifier en profondeur le système agroalimentaire pour apporter des solutions durables.

M. Pierre Henriet, député, premier vice-président de l'Office, rapporteur. - Les pratiques agricoles dominantes menacent la durabilité de l'agriculture. Le modèle actuel conduit au dépassement de certaines limites planétaires et il nous faut penser à une agriculture durable. La vie sur Terre est conditionnée par l'interaction entre les processus biologiques, physiques et chimiques.

Dès 2009, les chercheurs du Stockholm Resilience Centre (SRC) ont défini des seuils, correspondant à neuf limites planétaires au-delà desquelles les équilibres naturels peuvent être déstabilisés et les conditions de vie devenir défavorables à l'humanité. L'agriculture contribue au dépassement des limites relatives au réchauffement climatique et à l'érosion de la biodiversité. Les pesticides sont une menace pour de nombreux insectes. Selon une étude allemande, 75 % de la biomasse d'insectes a été perdue dans les zones protégées et près de 95 % dans les surfaces agricoles en Allemagne. En outre, l'agriculture est responsable de la perturbation des cycles de l'azote et du phosphore.

Si l'agriculture contribue au dépassement des limites planétaires, elle en est aussi l'une des premières victimes. Sa durabilité est remise en cause, comme en témoignent au Brésil le développement de la résistance aux pesticides de certains insectes comme le papillon Spodoptera frugiperda, la perte de rendement du soja et une phytotoxicité accrue des pesticides utilisés pour les cultures. Un insecticide devient inopérant entre deux et quatre ans après sa première utilisation.

La recherche scientifique offre des solutions prometteuses pour une agriculture adaptée au changement climatique et respectueuse de la biodiversité, notamment grâce à des techniques de biocontrôle innovantes, la manipulation des paysages olfactifs et l'utilisation du microbiote des plantes.

Les organismes vivants évoluent dans des paysages olfactifs formés par une grande diversité de composants organiques libérés naturellement dans l'atmosphère. Une intervenante a décrit ses recherches sur les odeurs de plantes destinées à influencer le comportement des insectes. Il est possible de créer des parfums naturels qui éloignent les insectes indésirables et protègent les cultures sans nuire aux pollinisateurs, puisqu'ils ciblent les récepteurs olfactifs d'insectes particuliers. Cette approche préventive et non curative n'engendre pas de résistance. En outre, le coût et la durée de développement des molécules sont très inférieurs à ceux d'un pesticide.

Les plantes vivent en association avec de très nombreux micro-organismes formant leur microbiote. Situé autour de racines, à la surface des feuilles, des graines et des tiges, il fait barrage aux agents pathogènes de la plante et préserve sa santé, augmente sa tolérance aux stress abiotiques comme la sécheresse, la température, la salinité, et améliore sa nutrition. En outre, il la protège contre certains insectes ravageurs.

La génomique peut être mise au service de la résistance au changement climatique et aux maladies. La génétique permet d'adapter les bovins aux enjeux de demain, d'assurer une production durable et de réduire des émissions de méthane. Des mises bas plus précoces, à deux ans au lieu de trois, peuvent réduire de 10 % les émissions de méthane.

La propagation des maladies actuelles ou nouvelles en provenance des pays du Sud est préoccupante, dans la mesure où elles ont vocation à devenir endémiques dans un contexte de réchauffement climatique.

Un intervenant a évoqué l'emploi du numérique comme outil d'optimisation et de transformation en profondeur de l'agriculture au service de l'agroécologie. De nombreux travaux sont en cours, notamment au titre du Programme et équipements prioritaires de recherche (PEPR) Agroécologie et numérique, lancé dans le cadre du plan France 2030 et copiloté par l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (Inrae) et l'Institut national de recherche en sciences et technologies du numérique (Inria). Ce PEPR s'articule autour de trois axes : la caractérisation des ressources génétiques pour évaluer leur potentiel pour l'agroécologie, la conception de nouvelles générations d'équipements agricoles et le développement d'outils et de méthodes numériques pour le traitement des données et la modélisation en agriculture, dont l'application Pl@ntNet et le site Pl@ntNet.org sont un exemple.

La mise en oeuvre de ces avancées se heurte à de nombreux obstacles scientifiques et techniques et leur efficacité restera limitée sans une modification profonde des systèmes de production. Il reste de nombreux verrous à lever. Afin de restaurer et renforcer le microbiote protecteur des plantes, des bio-solutions microbiennes ont été conçues. Mais celles formées à partir d'une seule souche étant d'une efficacité relative pour préserver les plantes des maladies, améliorer leur croissance et leur tolérance à la sécheresse, on constate une perte de confiance des agriculteurs à l'égard de ces produits. Il apparaît donc nécessaire de modifier leurs modalités d'application et de concevoir des bio-solutions multisouches plus résilientes aux variations environnementales.

Parallèlement, il conviendrait de promouvoir des programmes d'amélioration variétale afin de sélectionner des plantes capables de mieux s'associer aux micro-organismes bénéfiques, ce qui appelle des évolutions réglementaires. Il est également indispensable de développer des capteurs et des outils numériques pour surveiller les microbiotes des plantes et des sols.

Plusieurs intervenants ont souligné les difficultés réglementaires relatives à l'homologation de certaines innovations. La classification erronée dans la catégorie des produits phytosanitaires des parfums développés sous forme de granulés par Agriodor alourdit inutilement leur procédure d'homologation. La réglementation relative à l'homologation des bio-solutions est inadaptée et gêne considérablement le développement de solutions alternatives aux pesticides.

La diffusion des innovations techniques est freinée par une formation insuffisante des acteurs du monde agricole. Afin de former les futurs agriculteurs, le ministère de l'agriculture a lancé deux plans successifs « Enseigner à produire autrement », entre 2014 et 2024.

Malgré la rénovation des référentiels des diplômes mettant l'accent sur les savoirs agronomiques et économiques au service des systèmes agricoles résilients, l'évaluation du deuxième plan conclut à un bilan mitigé. Seul un enseignant sur six, soit trois mille, a été formé aux transitions et les pratiques des enseignants formateurs n'ont pas suffisamment évolué.

Si le coût réduit des outils numériques comparé à celui des équipements agricoles ne fait pas obstacle à leur diffusion, il n'en est pas de même pour les innovations alternatives aux pesticides. Celles-ci entrent en concurrence directe avec les pesticides pour la protection des cultures et, contrairement à des secteurs comme la santé ou la cosmétique, l'agriculture ne dispose pas de ressources suffisantes pour investir dans l'innovation, le consommateur n'étant pas prêt à en payer le prix.

Il faut aussi s'interroger sur la limitation de l'efficacité de certaines avancées scientifiques en l'absence de modifications profondes des systèmes de production.

Il serait illusoire de penser que le système numérique peut suffire à améliorer la durabilité du système agricole. C'est pourquoi le premier axe du PEPR Agroécologie et numérique porte sur la conception d'un socio-écosystème propice à une recherche et à une innovation responsables. Les innovations technologiques ne permettent pas à elles seules d'entraîner les agriculteurs vers une transition réussie ; elles doivent être couplées à des innovations d'ordre organisationnel, économique, institutionnel et politique, d'où l'importance du travail de l'OPECST sur ce sujet.

M. Daniel Salmon, sénateur, rapporteur. - La première table ronde avait pour thème les solutions proposées par les sciences « dures » comme la biologie ou le numérique et leurs obstacles. La seconde avait vocation à interroger les sciences sociales et à montrer les mécanismes de verrouillage qui empêchent l'essor des pratiques agricoles alternatives.

Le système agricole s'appuie sur le recours massif aux intrants, tels que les engrais chimiques et les produits phytosanitaires, ainsi que sur l'intensification des cultures et la spécialisation des territoires. Ces choix techniques procèdent du développement, au début du XXe siècle, des engrais de synthèse et des pesticides à partir des énergies fossiles. En quelques décennies, ces produits ont réussi à s'imposer et à dominer les autres technologies. Plus une technique est largement diffusée, plus elle devient performante et plus elle devient profitable grâce aux économies d'échelle réduisant les coûts marginaux de production, ce que les économistes appellent les « rendements croissants d'adoption ». Une technologie n'est pas toujours choisie parce qu'elle est la meilleure, mais elle devient meilleure parce qu'elle a été choisie initialement et s'est renforcée au fil du temps.

En outre, les interdépendances technologiques avec le système agroalimentaire imposent des normes de production en lien avec la technologie dominante, tandis que les conseillers de la profession incitent les agriculteurs à adopter la technologie dominante afin de bénéficier d'autres services développés de façon à être compatibles avec cette dernière. Ces mécanismes d'auto-renforcement forment un ensemble de normes et de réglementations qui verrouillent le marché autour des choix techniques initiaux. Le verrouillage du système de production conduit à un alignement des façons de penser et d'agir entre les producteurs, les industriels et les consommateurs. Ainsi, 75 % de nos achats sont réalisés en grande surface ; en France, les produits ultra-transformés représentent 31 % de l'apport calorique individuel, contre 58 % aux États-Unis et seulement 25 % en Espagne et 18 % en Italie.

Un régime sociotechnique finit par s'imposer, qui renvoie à un ensemble de règles d'actions collectives représentant une force systémique qui freine le changement. Pourtant des acteurs, conscients des défis auxquels se heurte le modèle agricole, cherchent à le rendre plus durable et mobilisent des connaissances scientifiques pour promouvoir de nouveaux choix techniques. Ces niches d'innovation sont le fait d'agriculteurs, agronomes, entreprises privées, auto-entrepreneurs, groupements coopératifs, groupements associatifs, associations de consommateurs, collectivités territoriales.

Les niches d'innovation qui parviennent à se développer s'hybrident avec les composantes du modèle en place en vue d'instaurer un nouveau choix technique autour de l'agroécologie, mais elles se heurtent à de grandes difficultés, causées par le verrouillage du régime sociotechnique. Leur mise en place nécessite une phase d'apprentissage inhérente au développement de toute nouvelle technique. Elle peut être ralentie lorsque les innovations ne sont pas adaptées aux infrastructures et aux réglementations, à l'instar des difficultés d'homologation rencontrées par les techniques de manipulation des paysages olfactifs et les bio-solutions. Les récits et croyances peuvent aussi représenter des obstacles.

Le rapport d'évaluation du plan « Enseigner à produire autrement », souligne les obstacles liés aux profils sociologiques des apprenants et à la distance entre les savoirs acquis en centre de formation et les pratiques de terrain. De retour dans leurs exploitations, les étudiants oublient des apprentissages qui ne correspondent pas au modèle dominant.

Les innovations peinent à enclencher une dynamique de rendement et à générer des profits. La concurrence de marché rend leur diffusion insuffisante pour réduire les coûts marginaux et les rendre profitables. L'agriculture biologique, qui ne représente que 6 % des dépenses alimentaires, est caractéristique des niches d'innovation qui n'occupent qu'une part mineure de nos systèmes de production.

La conception d'un nouveau régime sociotechnique implique une modification profonde du système agroalimentaire. L'innovation reste le fait d'acteurs particuliers. L'initiative d'un agriculteur désireux de développer des innovations techniques, mais contraint de s'adapter à des règles de l'aval figées, se solde souvent par un échec. Quand on ne maîtrise ni l'amont ni l'aval, il est difficile d'agir sur le seul maillon du producteur, aussi décisif soit-il. Il est indispensable de développer des innovations combinant l'ensemble des acteurs du système agroalimentaire et englobant non seulement les filières de production, de transformation, de distribution, mais aussi la sélection variétale, la recherche, le conseil technique, les politiques publiques et les instances de régulation ; autrement dit, il faut chercher à concevoir des « innovations couplées ».

L'approvisionnement des cantines des crèches de la Ville de Paris en légumes 100 % bio est un exemple d'innovation réussie. Le projet a nécessité dix ans de préparation mais, grâce à une étroite coopération entre les producteurs, la coopérative bio Île-de-France, un opérateur de restauration collective et la Ville de Paris, il a atteint l'objectif fixé par le cahier des charges.

L'évolution des modes de production vers une agriculture plus durable et plus respectueuse du bien-être animal exige une modification de nos régimes alimentaires. Nous devrions consommer plus de fruits et de légumineuses et réduire l'apport en protéines animales. Mais la seule offre alimentaire ne pouvant influencer nos habitudes, il faut chercher à inciter le consommateur à adopter des régimes alimentaires plus sains, en jouant sur des mécanismes économiques et en réduisant les pertes en gaspillage, qui dépassent 30 % des denrées comestibles.

Des travaux de l'Inrae réalisés à la demande du Parlement européen pour la programmation de la prochaine politique agricole commune (PAC) ont articulé en scénarios plusieurs objectifs, comme la protection de l'environnement, l'autosuffisance alimentaire, des revenus convenables pour les agriculteurs, des prix alimentaires bas, ou encore l'adoption de régimes sains par la population. Ces objectifs n'étant pas tous conciliables, les décideurs politiques devront faire des choix. À court terme, il est impossible de maintenir ou d'augmenter la capacité de production du secteur agricole de l'Union européenne en donnant la priorité à la protection de l'environnement. Si l'Union européenne décide de privilégier la production, elle devra de nouveau choisir entre une agriculture intensive tournée vers les exportations, privilégiant la compétitivité, et une agriculture de soutien à tous les types d'exploitation visant à maintenir leur capacité de production en assurant une aide au revenu agricole.

Trois scénarios sont envisageables pour développer une agriculture soucieuse de la protection de l'environnement : privilégier l'utilisation efficace des ressources au moyen de l'optimisation des systèmes de production actuels ; encourager la préservation des terres grâce à la séparation entre les fonctions productives et les fonctions environnementales ; prévoir la simultanéité des fonctions productives et écologiques grâce à l'agroécologie.

Au-delà des arbitrages, les modes de production n'évolueront que si l'ensemble des acteurs du système agroalimentaire sont formés et accompagnés. Les agriculteurs doivent être sensibilisés aux enjeux des agricultures plus durables et plus résilientes et s'approprier les technologies et innovations issues de la recherche scientifique. Les autres acteurs doivent être sensibilisés aux concepts et aux processus de verrouillage des régimes sociotechniques et à l'importance des innovations combinées pour faire évoluer le régime sociotechnique dominant.

À l'issue de cette audition publique, Pierre Henriet et moi-même proposons à l'Office dix recommandations.

M. Pierre Henriet, député, premier vice-président de l'Office, rapporteur. - Un premier axe vise à encourager le développement d'innovations technologiques au profit d'une agriculture durable et résiliente. Il est assorti de trois recommandations :

• faire évoluer la réglementation pour faciliter l'homologation des innovations technologiques plus respectueuses de l'environnement ;

• modifier les prix relatifs des différents modèles de production afin de dissuader les pratiques générant de fortes externalités négatives. Le processus est déjà engagé dans le cadre de différentes lois ;

• renforcer l'efficacité des outils génétiques pour sélectionner des animaux plus résistants aux maladies en connectant les bases génétiques avec les bases sanitaires.

M. Daniel Salmon, sénateur, rapporteur. - Un deuxième axe porte sur la défense d'une politique volontariste au profit d'un système alimentaire durable et sain. Il s'agit de :

• privilégier une approche systémique associant les enjeux de l'agriculture à la problématique des systèmes alimentaires ;

• mieux hiérarchiser les objectifs de la PAC sans sacrifier l'objectif de protection de l'environnement.

Des intervenants ont affirmé qu'une forte protection de l'environnement était incompatible avec le maintien du niveau actuel de production. Toutefois, un taux de gaspillage alimentaire de 30 % offre une marge de manoeuvre pour un mode de production plus durable sans remettre en cause la satisfaction de nos besoins alimentaires.

Enfin, pour aller dans le sens d'une politique volontariste en faveur d'une agriculture plus durable, nous proposons de :

• développer dans la prochaine PAC de nouveaux instruments financiers pour passer d'une logique de subvention à une logique de rémunération des services publics explicites, afin d'accompagner les agriculteurs dans la transformation de leurs modes de production, tout en garantissant leur niveau de revenus.

M. Pierre Henriet, député, premier vice-président de l'Office, rapporteur. - Le troisième axe vise à soutenir les initiatives de terrain pour déverrouiller les systèmes de production. Il s'agit :

• d'encourager les productions combinées associant tous les acteurs en amont et en aval de la production ;

• et de décentraliser les initiatives en faveur des transitions, afin de tenir compte de la spécificité des territoires sur le plan écologique et socioéconomique.

M. Daniel Salmon, sénateur, rapporteur. - Pour le dernier axe qui est d'accélérer la formation aux transitions, nous présentons deux recommandations :

• mobiliser davantage les acteurs de terrain, enseignants, formateurs, exploitants, ateliers technologiques, monde professionnel et enseignement supérieur et recherche, et décloisonner les approches ;

• associer pleinement les apprenants à la conception, à la mise en oeuvre et au suivi des actions visant à favoriser les transitions vers de nouveaux modèles de production.

L'ensemble doit avancer de concert, afin d'éviter d'aboutir à des impasses liées aux verrouillages.

M. Pierre Henriet, député, premier vice-président de l'Office, rapporteur. - Pour être totalement transparent à l'égard de l'Office, je signale que nous n'étions pas d'accord sur toutes les conclusions. Si la première partie contient des éléments relatifs aux sciences naturelles et formelles et si l'OPESCT est dans son rôle en évoquant le PEPR Agroécologie et numérique, la seconde table ronde a manqué d'économistes à même de proposer une réflexion plus large sur l'écosystème de production agricole et la modification profonde du système agroalimentaire à opérer.

M. Daniel Salmon, sénateur, rapporteur. - Nous ne pouvions d'évidence embrasser la totalité du sujet avec deux tables rondes. Beaucoup d'intervenants de l'Inrae ont apporté des éléments scientifiquement étayés, mais il était possible d'en inviter d'autres. D'autres auditions ou un autre rapport offriraient peut-être une vision plus large, mais il était bon d'avoir cet apport de connaissances scientifiques, comme les interactions du microbiote et du paysage olfactif, des considérations que l'on ignorait il y a encore quelques décennies. Dans la perspective d'un réchauffement climatique de plus de quatre degrés en France, nous avons besoin de la science pour comprendre les évolutions potentielles et savoir réagir. On ne doit fermer aucune porte. C'est pourquoi les solutions biotechnologiques me semblent importantes, alors qu'un système empêche d'avancer au rythme nécessaire.

M. Arnaud Bazin, sénateur. - Avancer l'âge de mise à la reproduction des vaches est peut-être de nature à améliorer le bilan carbone de l'élevage laitier, mais qu'en est-il du bien-être animal ? Des solutions méritent parfois d'être considérées sous plusieurs angles.

La modification en profondeur du système agroalimentaire requiert des modifications de l'alimentation de la population. J'élabore actuellement avec Philippe Bolo un rapport sur les protéines végétales ; nous avons abouti à la conclusion qu'il était possible de concevoir des régimes alimentaires excellents pour la santé de la population et pour l'environnement. Encore faut-il que les gens les consomment. Leur mise en oeuvre fera l'objet de la partie sociologique de notre rapport.

M. Philippe Bolo, député. - Vous fixez trois objectifs principaux à l'agriculture : nourrir une population plus importante avec une assiette de meilleure qualité ; préserver à la fois les sols, l'eau, la biodiversité et le climat ; être plus rémunératrice. Vous avez dit que ces objectifs étaient parfois difficilement conciliables. Afin de répondre aux enjeux de santé et d'environnement et d'être attractif pour les futures générations, ne pourrait-on intégrer dans le prix des aliments la rémunération du producteur et les moyens d'investir dans de nouvelles technologies ? Toute entreprise intègre dans sa rémunération une part d'investissement afin de suivre l'évolution de ses clients et du contexte.

Quand j'étais étudiant à l'École nationale supérieure d'agronomie de Rennes, il y a trente-sept ans, on nous parlait déjà de l'agriculture et des sols, de l'eau et de la biodiversité. Est-ce que vraiment, rien n'a changé ? Allons-nous perdre de nouveau trente-sept ans ?

Nous avons coutume de convoquer régulièrement les sciences dites dures, physique, biologie, chimie, mathématiques, et moins souvent les sciences humaines et sociales - sociologie, histoire, géographie, anthropologie -, pourtant intégrées par le Centre national de la recherche scientifique (CNRS), l'Inrae et d'autres organisations scientifiques. À la différence de la biologie, de la chimie et des mathématiques, sans doute bousculent-elles parfois nos consciences et nos certitudes, mais elles sont indispensables pour rendre les décisions sociologiquement acceptables et partagées.

M. Stéphane Piednoir, sénateur, président de l'Office. - La prime à la technologie dominante est le contraire de l'innovation. La technologie dominante, c'était la charrue et les boeufs, pratique ancestrale qui donnait satisfaction avant qu'une nouvelle technologie se révèle plus efficace et plus pratique. Il ne s'agit pas de faire confiance à ce qui existe depuis toujours, non seulement parce que ce n'est pas le cas, mais encore parce que le principe de l'innovation est de prendre le pas sur ce qui a fait ses preuves mais qui est dépassé.

La mission première de l'agriculture est de nourrir la population. On a modifié les normes de production des oeufs. La réponse aux attentes des consommateurs sur un mode de production incluant plus d'espace dans les volières et plus d'élevage en plein air a eu pour conséquence une réduction de la production de 30 à 40 %.

Je tiens à souligner les efforts considérables consentis depuis des décennies par la profession agricole en matière de traitement des cultures. Tous les agriculteurs ne sont pas passés par une formation d'excellence à Rennes, et des contraintes s'imposent à eux en termes de concentration des produits. Les agriculteurs reconnaissent qu'il y a eu des excès et des abus. Les normes de traitement de leurs cultures sont bien plus respectueuses de l'environnement que celles de particuliers qui utilisaient du glyphosate vendu en grande surface.

On dit qu'il faut changer les règles, mais certaines, comme la rotation des cultures et la jachère, s'imposent pour le respect de la qualité des sols. La France est plutôt redevenue vertueuse dans ce secteur, comme dans d'autres.

Mme Anne-Catherine Loisier, sénatrice, vice-présidente de l'Office. - Le marché alimentaire est mondial et toutes les dispositions auxquelles nous pouvons souscrire peuvent se heurter aux règles de la concurrence mondiale. Dans la loi Égalim, nous avons voulu augmenter les prix, revoir les conditions d'élevage, améliorer le bien-être animal, et cela s'est traduit par des hausses de prix et des augmentations d'importations. Comment avez-vous appréhendé ces réalités dans vos recommandations ?

Mme Dominique Voynet, députée. - Les clivages politiques, les différences de vues quant à l'évolution des systèmes agricoles ne peuvent être aplanis par une simple présentation des apports de la science en ce domaine. Les interventions et votre présentation montrent bien ces différences d'appréciation, puisque votre tandem a réparti les rôles : à Pierre Henriet, les sciences dures, à Daniel Salmon les sciences humaines et sociales.

L'apport des sciences pour éclairer les débats parlementaires est intéressant. Nous sommes tous confrontés à un recul des régulations territoriales et agricoles, mais la proposition de loi de M. Duplomb visant à lever les contraintes à l'exercice du métier d'agriculteur, qui doit être examinée prochainement par l'Assemblée, pourrait rendre vos conclusions dérisoires.

Je vous remercie pour ce rapport, mais je m'interroge sur l'influence des publications de l'OPECST sur le travail de nos collègues. Cénacle d'élus désireux de fonder leurs décisions politiques sur des données scientifiques, assurons-nous efficacement la diffusion de nos conclusions ? Comment ne pas opposer les sciences dures et les sciences dites molles, ce qu'elles ne sont pas ?

Dans un autre domaine, je conduis avec Anne-Catherine Loisier une étude sur le futur collisionneur circulaire de l'Organisation européenne pour la recherche nucléaire (CERN) ; nous peinons pareillement à faire tomber les barrières entre les différents champs scientifiques. Les physiciens du CERN trouvent leur projet formidable, mais on n'utilisera pas plusieurs fois les mêmes millions d'euros. Pierre Henriet veut nous convaincre d'investir dans les vols spatiaux habités, d'autres feront valoir le caractère fondamental du climat, d'autres encore que la science polaire manque d'argent. Il faut trouver des moyens d'arbitrage et éviter ces débats en silo.

M. Stéphane Piednoir, sénateur, président de l'Office. - Nous faisons le maximum pour diffuser nos travaux. Nos sites internet sont à jour. Les auditions participent à la connaissance de l'OPECST, qui me semble un peu plus connu au Sénat depuis quelques années. La présidence de Cédric Villani lui a donné un rayonnement. Chaque rapport ou note scientifique adoptés par l'Office fait l'objet d'une transmission aux ministères concernés. Lorsque nous sommes saisis par une commission, nous lui faisons un retour. Tous les travaux de l'OPECST sont à la disposition de l'ensemble des parlementaires.

Puisque nous parlons de sciences humaines et sociales, pourquoi ne pas parler de sciences exactes et expérimentales plutôt que de sciences « dures ». Si les sciences molles n'existent pas, pourquoi les sciences dures existeraient-elles ? Il n'est d'ailleurs qu'une science exacte, les mathématiques.

M. Daniel Salmon, sénateur, rapporteur. - Le monde agricole est en ébullition. S'agissant des recommandations incompatibles, la question du prix interpelle. Il y a un siècle, 80 % du budget d'un ménage étaient consacrés à l'alimentation, contre 30 % en 1970 et 11 à 13 % aujourd'hui. Le panier alimentaire est devenu une variable d'ajustement face aux dépenses contraintes comme le logement.

Le procédé Haber-Bosch a transformé l'agriculture. Il en est dérivé un modèle en vigueur depuis plusieurs décennies mais aujourd'hui confronté à des défis. Le rôle de l'OPECST est de définir comment avancer dans ce domaine et être force de proposition, en associant sciences exactes ou expérimentales et sciences sociales. Certaines dynamiques font fi de la science. Il faut aussi réinterroger la vérité des prix. Quelles sont les externalités cachées ? Quel est le coût pour l'assurance maladie des dégâts sanitaires causés par le modèle dominant ? Quel est le coût de la potabilisation de l'eau pour les collectivités territoriales ? Quels sont les autres coûts environnementaux que l'on peine à chiffrer ?

M. Pierre Henriet, député, premier vice-président de l'Office, rapporteur. - J'ai d'autant moins voulu distinguer les sciences exactes et expérimentales et les sciences humaines et sociales qu'avant d'être parlementaire, j'ai fait des études en sciences exactes et expérimentales et en sciences humaines et sociales, en particulier en épistémologie. Il est indispensable d'étayer nos réflexions sur les sciences humaines et sociales. Ma remarque portait sur la vision de la production alimentaire dans une économie de marché concurrentielle. Faire appel à des économistes portant un regard global sur l'économie de marché et les conséquences de l'écosystème de la production agricole sur les prix alimentaires aurait sans doute davantage rationalisé notre approche.

Malgré des visions politiques différentes, les dix recommandations visent à soutenir à la fois le développement des innovations technologiques et la prise en compte de la dimension écologique des modèles de production.

À mon sens, encourager le développement des innovations, modifier les prix relatifs des différents modèles de production, encourager une innovation combinée des acteurs amont et aval n'est pas le sujet de la proposition de loi Duplomb.

Faire de ces recommandations une voie unique d'interprétation politique n'est pas le rôle de l'Office, mais celui des commissions saisies au fond pour les débats dans chaque assemblée. C'est pourquoi nous nous sommes attachés à montrer non nos divergences politiques mais nos convergences étayées de considérations scientifiques et techniques. Libre à chacun de comprendre ce qu'il souhaite comprendre, de retenir ce qu'il souhaite retenir, mais ne faisons pas de ces recommandations une tribune à des fins politiques, ce qui ferait dévoyer le rôle de l'Office.

M. Daniel Salmon, sénateur, rapporteur. - Le rôle des sciences sociales n'est pas seulement de mettre au jour des blocages, des verrous, des résistances au changement dans des organisations très structurées, c'est aussi d'évaluer les effets de décisions. Des arbitrages sectoriels, globaux, systémiques peuvent avoir des effets rebonds indésirables et non anticipés. Éclairer en amont une prise de décision en poussant l'analyse au-delà de l'existant est l'un des rôles des sciences sociales. C'est pourquoi l'Inrae compte beaucoup de sociologues, historiens, et anthropologues qui produisent une abondante littérature sur ces sujets.

L'Office adopte à l'unanimité les conclusions de l'audition publique sur « L'agriculture face au réchauffement climatique et aux pertes de biodiversité : les apports de la science » et autorise la publication, sous forme de rapport, du compte rendu de l'audition et de ces conclusions.

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