II. PRÉCIPITÉE, LA FERMETURE SEMBLE DONNER DES RÉSULTATS, MAIS À QUEL PRIX ?
A. UN PROCESSUS DE DÉCISION INSATISFAISANT SUR TOUTE LA LIGNE
Aboutissement d'un échec collectif que les rapporteurs attribuent à une forme de « démission du politique » (1), plusieurs décisions de justice ont successivement enjoint l'État à prendre des mesures plus complètes de protection des petits cétacés et ainsi défini le cadre de la fermeture spatio-temporelle (2). Ces modalités de prise de décision ont rendu plus complexe la régionalisation (extension à l'Espagne) des mesures de fermeture spatio-temporelles, qui demeure à ce jour très imparfaite (3).
1. Une judiciarisation du processus de décision qui signe une incapacité collective à anticiper des mesures qui paraissaient pourtant quasi inéluctables
Malgré le plan d'action gouvernemental et sa traduction juridique de 2022 constituée de plusieurs arrêtés (cf. supra, partie I.C.2.), la fermeture spatio-temporelle de la pêche dans le golfe de Gascogne a finalement résulté de plusieurs décisions de justice successives (cf. partie suivante pour leur énumération chronologique). Pour les rapporteurs, cette judiciarisation du processus de décision marque un indéniable échec collectif, dont aucune partie prenante ne peut s'exonérer.
Selon les rapporteurs, les associations de protection de la nature sont évidemment les premières responsables, par leur propension croissante à former des recours et à judiciariser un débat qui aurait gagné, à leurs yeux, à se régler par plus de concertation. Cependant, ils ont convenu lors de leur échange avec la ministre chargée de la pêche Agnès Pannier-Runacher, que le juge ne faisait qu'appliquer le droit et qu'il eût été naïf d'escompter le maintien d'illégalités de la seule bienveillance ou de la retenue des requérants potentiels, « les tireurs couchés ne manquant pas ».
Les rapporteurs considèrent le processus judiciaire ayant finalement conduit à la fermeture comme symptomatique d'une forme de « démission du politique ». À cet égard, les rapporteurs ont relevé que chaque échelon de décision avait, en audition, manifesté une tendance à ne pas assumer la décision, si ce n'est à se défausser de ses responsabilités :
Ø ainsi, la DG Mare de la Commission européenne a insisté sur le fait que la décision de fermeture résultait de jugements du Conseil d'État français, de ce fait purement nationales, alors qu'en tant que garante de l'application du droit de l'Union, elle aurait logiquement dû ouvrir une procédure précontentieuse bien plus tôt ;
Ø à l'inverse, la Direction générale des Affaires maritimes, de la Pêche et de l'Aquaculture (DGampa) et la ministre ont souligné qu'il était impossible de faire abstraction du contexte de procédure précontentieuse ouverte par la Commission européenne, et rappelé que la décision de justice n'était pas la leur.
Le président du comité national des pêches et des élevages marins, M. Olivier Le Nézet, a déploré en audition avoir dû pallier le rôle d'un État peu prompt à endosser et expliquer la décision de fermeture spatio-temporelle. Il attribue à cela l'émergence de structures concurrentes des comités des pêches, plus contestataires, telle que l'Union française des pêcheurs artisans (UFPA), créée notamment à l'initiative du pêcheur lorientais David Le Quintrec. La colère de nombreux pêcheurs contre les associations de protection de nature est sans doute en partie la conséquence d'un État central qui n'a pas suffisamment servi de « tampon », et du sentiment d'une « décision sans décideur », qui crée une rupture de confiance.
Plutôt que d'attribuer aux associations ou au juge la responsabilité d'une décision de justice qui se contente d'appliquer le droit, il eût été préférable d'assumer collectivement - France comme Europe - la fermeture comme une décision résultant de choix initialement politiques, que la directive Habitats et les règlements de la politique commune des pêches n'ont fait que traduire juridiquement. Le dauphin commun est strictement protégé car il existe - ou, du moins, il a existé - un consensus social pour sa conservation, du fait d'une évolution des sensibilités, ce qu'une décision politique a entériné.
Si ces normes juridiques peuvent être perçues aujourd'hui comme un corset s'imposant au politique, il convient de rappeler qu'elles ont été un jour adoptées selon un processus lui-même politique. Or, ce que le politique a fait, il pourrait le défaire : l'exemple du projet de la Commission européenne de déclassement du statut du loup, de l'annexe IV à l'annexe III de la directive Habitats, témoigne de cette possibilité, quand bien même le processus de révision est lourd.
Outre cette démission du politique, n'est sans doute pas étranger à l'échec du premier plan « captures accidentelles » un certain flottement, au plus haut sommet de l'État, qui s'est traduit depuis 2022 par de fréquents changements de ministres - quatre secrétaires d'État ou ministres - et de configuration institutionnelle - rattachement au Premier ministre, au ministre de la transition écologique, au ministre du partenariat avec les territoires, ou ministère de plein exercice. Ces changements n'ont pas facilité la continuité de l'action de l'État.
Il faudrait de même examiner en quoi ont pu jouer des divergences entre direction de l'eau et de la biodiversité (DEB) et direction générale des affaires maritimes, des pêches et de l'aquaculture (DGampa) - deux directions d'administration centrale n'étant sous une même autorité ministérielle que depuis 2024 - dans l'incapacité de l'État à établir une position interministérielle à la hauteur des enjeux.
Les représentants des professionnels ont aussi leur part de responsabilité, en ayant laissé au moins par omission se mettre en place, en lien avec les administrations compétentes, un « jeu du chat et de la souris » avec le juge et la Commission européenne, pensant repousser le problème plutôt que de le prendre à bras-le-corps, modus operandi qui connaît de trop nombreux précédents en matière de gestion des ressources halieutiques, à l'exemple de l'anchois au milieu des années 2000. Aussi déconcertant en soit le principe, des obligations d'auto-déclaration des captures accidentelles ont ainsi été mises en place dans le presque unique but de témoigner à la Commission européenne des meilleurs efforts des pêcheurs.
Les professionnels ont pourtant été les premiers à pâtir, en termes de prévisibilité de leur activité et de capacité d'adaptation à la situation, de ces décisions prises sous les à-coups de recours juridiques. Les délais ont été extrêmement réduits entre la publication de l'arrêté établissant une fermeture spatio-temporelle du golfe de Gascogne (24 octobre 2023) et le début de la première période de fermeture (22 janvier 2024) - et encore plus resserrés, à la limite de l'acceptable pour des opérateurs économiques, s'agissant des navires ajoutés dans le champ de la fermeture du fait de la suspension partielle de l'arrêté (22 décembre 2023).
2. Une fermeture actée en octobre 2023 sur injonction du Conseil d'État en mars, encore durcie par le Conseil d'État à seulement un mois de sa mise en place
Signe d'un premier plan de réduction des captures accidentelles mal construit et pas assez ambitieux, sur requête de France Nature Environnement, Défense des milieux aquatiques et Sea Shepherd France, le Conseil d'État a d'abord, le 20 mars 202342(*), annulé l'arrêté du 24 décembre 2020 et enjoint l'État :
Ø d'assortir les mesures d'équipement des navires en dispositifs de dissuasion acoustique, de « mesures de fermeture spatiales et temporelles de la pêche appropriées », dans un délai de six mois, pour « réduire l'incidence des activités de pêche dans le golfe de Gascogne sur la mortalité accidentelle des petits cétacés à un niveau ne représentant pas une menace pour l'état de conservation de ces espèces » ;
Ø ainsi que, dans le même délai, de « mettre en oeuvre des mesures complémentaires permettant d'estimer de manière fiable le nombre de captures annuelles de petits cétacés, notamment en poursuivant le renforcement du dispositif d'observation en mer ».
En conséquence, le Gouvernement a pris un arrêté le 24 octobre 202343(*), interdisant aux navires battant pavillon français de plus de 8 mètres équipés de certains engins (chalut pélagique, chalut boeuf de fond, filet trémail, filet maillant calé) d'opérer dans le golfe de Gascogne44(*) pendant un mois (du 22 janvier au 20 février), durant trois ans de suite (2024, 2025 et 2026). Des dérogations ont toutefois été prévues pour les navires équipés de dispositifs de dissuasion acoustique ou de caméras embarquées, ainsi que pour les armateurs qui se seraient à engagés à s'en équiper, mais n'auraient pu le mettre en oeuvre dans les temps.
Il semble d'après certains acteurs entendus par la mission que les responsables de la DEB avaient averti la DGampa du risque posé par ces dérogations.
L'arrêté a effectivement été partiellement suspendu par le Conseil d'État, à l'occasion d'un référé-suspension du 22 décembre 202345(*) :
Ø s'agissant de son champ d'application, le Conseil d'État ordonne d'interdire également la recours aux sennes pélagiques - en ce que ces engins de pêche seraient responsable de 20 % des captures accidentelles de dauphins communs dans le golfe de Gascogne entre 2019 et 2021 - mais n'étend l'interdiction ni aux navires de moins de huit mètres, ni aux sennes danoises, ce qui était demandé par les associations requérantes ;
Ø s'agissant des dispositions transitoires de dérogation (pour les fileyeurs équipés en dispositifs d'observation ou ayant signifié leur intention de s'équiper).
Dernier épisode de cette chronique judiciaire, le 30 décembre 2024, le Conseil d'État s'est prononcé « au fond » sur l'arrêté du 24 octobre 2023, confirmant le référé-suspension du 22 décembre 2023.
Encore aujourd'hui, comme l'indique la région Bretagne dans sa contribution, le cadre réglementaire est « assez bancal ». Il résulte en effet de la combinaison de l'arrêté du 24 octobre 2023 et du jugement du Conseil d'État du 30 décembre 2024, et « certaines dispositions qui auraient dû être annulées en cohérence avec le reste de la décision (1. de l'article 4 et article 546(*)) ne l'ont pas été en l'absence de demande en ce sens par les associations mais ne s'appliqueront pas tout de même ». Aussi, cela « rend assez peu lisible ce cadre réglementaire » tant qu'un nouvel arrêté consolidé, que les rapporteurs appellent de leurs voeux, n'est pas pris par la DGampa. C'est pourquoi il conviendrait selon les rapporteurs de prendre un arrêté modificatif de l'arrêté du 24 octobre 2023 pour assumer un portage politique de la décision et toutes les conséquences de la décision du Conseil d'État du 30 décembre 2024, clarifiant ainsi le cadre applicable.
3. Un manque de coopération entre États membres et une décision seulement partiellement européanisée malgré les efforts de l'administration française
Contrairement à ce qui a été avancé par plusieurs des acteurs entendus par la mission, le processus ayant conduit aux mesures de fermeture spatio-temporelles n'a pas été strictement « franco-français », loin s'en faut (cf. partie I.C.1. supra sur la procédure d'infraction ouverte par la Commission européenne à l'encontre de la France, de l'Espagne et initialement de la Suède).
Dans ce contexte, il est pour le moins paradoxal que les mesures de fermeture spatio-temporelles pour certains engins de pêche continuent, finalement, de s'appliquer dans les seules eaux relevant de la juridiction française. Ce « deux poids, deux mesures » accentue le sentiment d'injustice et le désarroi des pêcheurs français, dans un contexte où la coopération franco-espagnole sur la gestion des ressources halieutiques dans le golfe n'a pas toujours été bonne.
Le caractère purement national de la première décision de fermer le golfe de Gascogne pour certains engins de pêche a indéniablement compliqué la tâche des autorités françaises pour faire accepter cette décision. Sous sa première forme, l'interdiction a en effet résulté d'un arrêté ministériel français qui restreignait le champ des navires concernés par la mesure à ceux « sous pavillon français ayant une activité dans le golfe de Gascogne » (art. 1er de l'arrêté du 24 octobre 2023) et répondant aux autres caractéristiques énumérées dans l'arrêté (cf. partie II.B.1.).
Aux termes de la politique commune des pêches, qui relève de la compétence exclusive de l'UE, les autorités françaises ne disposaient en réalité d'aucun levier pour restreindre l'accès des navires battant pavillon étranger à la zone économique exclusive de la France.
Aussi, il convient de souligner les efforts des autorités françaises pour européaniser la mesure, compte tenu de délais extrêmement réduits qui ne le permettaient théoriquement pas. En effet, l'article 13.2 du règlement sur la politique commune des pêches de 2013 prévoit « un délai raisonnable pour la consultation [de la Commission, des États membres concernés et des conseils consultatifs compétents] qui n'est cependant pas inférieur à un mois » lorsque des mesures d'urgence dans le but de parer à une menace pour l'écosystème marin sont susceptibles de concerner les navires de pêche d'autres États membres.
Selon la DGampa « ne s'est pas fait sans heurts avec les autres États membres » ainsi qu'avec le Royaume-Uni. L'Espagne confirme que le non-respect des délais de consultation établis « a posé un problème juridique majeur », mais explique avoir « mis en oeuvre une procédure législative d'urgence obligeant les navires espagnols à se conformer à la réglementation française concernant la fermeture », ce qui est à mettre à son crédit. En France, c'est l' arrêté du 17 janvier 2024 qui a étendu la mesure de fermeture spatio-temporelle aux navires de pêche « battant pavillon d'un autre État membre de l'Union européenne ou d'un État tiers », dans les mêmes conditions que pour les navires français.
L'Espagne explique que 37 navires battant son pavillon ont été affectés par la fermeture, 17 étant restés à quai (dont 14 senneurs), les 20 autres ayant pu trouver des alternatives pour pêcher dans d'autres zones.
Comme l'explique la DGampa, « pour la deuxième année, le processus plus classique de régionalisation a pu être mis en oeuvre ». Un règlement délégué47(*) (UE) 2024/3089 - modifiant le règlement « mesures techniques » (UE) 2019/1242 de 2019 - pris par la Commission européenne en septembre 2024 et entré en vigueur le 10 décembre de la même année a confirmé l'interdiction prise par la France pour 2025, en l'étendant jusqu'au 25 février et en l'assortissant de mesures de suivi des captures accidentelles jusqu'à la fin de l'année.
Cependant, la DGampa explique que « les Espagnols ont refusé d'augmenter l'effort d'observation et d'opérer une fermeture analogue dans leurs eaux ». Il en résulte que « la pêche est interdite dans les eaux françaises jusqu'à la limite extérieure de la zone économique exclusive de la France dans la sous-zone CIEM 8 », mais pas dans la ZEE espagnole, ravivant chez les pêcheurs un sentiment d'injustice compréhensible, l'Espagne étant également mise en demeure par la Commission européenne.
Le golfe de Gascogne étant partagé entre les zones économiques exclusives françaises et espagnoles, il est apparu d'autant plus saugrenu aux pêcheurs français d'interdire de façon indiscriminée un grand nombre de pratiques de pêche, quand dans le même temps elles restaient autorisées dans les eaux espagnoles et portugaises. Plus largement, il convient de noter que l'unité de gestion du dauphin commun est l'ensemble de l'Atlantique Nord-Est.
Dans sa contribution écrite, l'ambassade d'Espagne en France se défend en soulignant que ce pays « connaît un nombre d'échouages bien inférieur à celui observé sur les côtes françaises » et précise que « le chalutage pélagique n'est pas pratiqué par la flotte espagnole car il n'est pas autorisé, et que les grands engins à ouverture verticale, tels que le chalutage pélagique, ainsi que le chalutage en boeuf, ont été identifiés comme les modalités à plus grand risque de captures accidentelles de petits cétacés ».
L'insuffisante européanisation de la mesure spatio-temporelle d'interdiction reste encore aujourd'hui l'un des principaux éléments à décharge de la mesure, et pose de nombreux autres problèmes à résoudre (limitation de l'efficacité des mesures de réduction des captures, risque de regain d'importations, réduction du marché d'intérêt pour les fabricants de pingers).
Dans les discussions pour l'élaboration du règlement délégué pour 2025, la France n'a cependant pu faire autrement que d'accepter une application de la mesure à sa seule ZEE, afin d'obtenir l'unanimité des États membres, qui était indispensable.
Elle y était obligée par des décisions de justice nationales, tandis que l'Espagne ne l'était pas. Cette absence de décision de justice en Espagne similaire aux décisions françaises, appliquant le droit de l'Union européenne, ne laisse pas cependant d'étonner les rapporteurs.
La question du périmètre d'application reste donc entière pour l'élaboration du règlement délégué pour l'année 2026.
Recommandation n° 8 : pousser l'Union européenne à prendre un acte délégué de fermeture incluant la zone économique exclusive (ZEE) espagnole pour l'année 2026 et, au-delà, à « communautariser » davantage son approche du problème.
* 42 Conseil d'État, décision n° 449788.
* 43 Arrêté du 24 octobre 2023 établissant des mesures spatio-temporelles visant la réduction des captures accidentelles de petits cétacés dans le golfe de Gascogne pour les années 2024, 2025 et 2026.
* 44 Dans les sous-zones Ciem VIII a, b, c et d relevant de la juridiction française.
* 45 Sur des requêtes de France nature environnement (FNE), de la Ligue pour la protection des oiseaux (LPO) et de Sea Shepherd France.
* 46 Article 4 (1er paragraphe) : « Les armateurs font remonter à la DDTM de rattachement de leur navire : - au plus tard 15 jours après la publication du présent arrêté, les informations suivantes : - la liste des navires s'engageant à s'équiper des dispositifs techniques de réduction des captures accidentelles ou d'un système actif d'observation électronique à distance ; - le choix entre le type de dispositifs retenu et le système actif d'observation électronique à distance. Un formulaire en ligne sera mis à disposition des armateurs afin qu'ils indiquent les informations sus-citées ; - avant le 14 janvier 2024 pour les navires non équipés de VMS : - les dates des deux périodes d'arrêt distinctes de 10 jours, en cas d'impossibilité d'équipement avant le 15 janvier 2024. » Article 5 (1er paragraphe) : « Pour les navires ayant recours à l'exemption instaurée au point 1 de l'article 4 : 1. Le capitaine de pêche s'assure : - du fonctionnement effectif et veille au maintien en l'état des dispositifs techniques de réduction des captures accidentelles et/ou du système d'observation électronique à distance ; - du suivi du protocole scientifique validé d'évaluation de l'efficacité des dispositifs techniques par l'Etat et transmets les informations nécessaires et suffisantes selon les modalités du protocole. »
* 47 Règlement délégué (UE) 2024/3089 de la Commission du 30 septembre 2024 modifiant le règlement (UE) 2019/1241 en ce qui concerne des mesures visant à réduire les captures accidentelles de dauphin commun (Delphinus delphis) et d'autres petits cétacés dans le golfe de Gascogne.