AVANT-PROPOS

Mesdames, Messieurs,

La lutte contre les violences conjugales a été qualifiée de « grande cause du quinquennat » par le Président de la République en 2017. Alors que le Grenelle des violences conjugales venait d'être lancé, la commission des finances du Sénat avait remis un rapport intitulé « Le financement de la lutte contre les violences faites aux femmes : une priorité politique qui doit passer de la parole aux actes »2(*). Cinq ans plus tard, il a paru nécessaire de se remettre à l'ouvrage : il s'agit d'une occasion de s'interroger sur l'évolution de ces financements depuis 2020.

La première partie du présent rapport dresse un état des lieux des violences faites aux femmes en France : celles-ci ont-elles diminué à la faveur des efforts menés par les pouvoirs publics ces dernières années ? La réponse est, malheureusement, résolument négative.

Sa deuxième partie s'interroge sur les moyens financiers et humains mis à la disposition de cette politique publique depuis 2020. Les financements, jugés insuffisants et morcelés à l'époque, ont-ils été consolidés ? Les dépenses en la matière atteignent-elles leurs objectifs ? L'administration et les associations sont-elles mieux équipées pour mener à bien leurs missions ? Le rapport y apporte une réponse mitigée : malgré une augmentation des financements, leur performance est insuffisamment évaluée ; l'administration n'a pas encore acquis les moyens humains nécessaires à un pilotage satisfaisant de sa politique ; quant aux associations, elles sont toujours fragilisées.

Il s'agit enfin, dans la troisième partie du rapport, de s'interroger, du point de vue des victimes des violences, sur la réalité de la prise en charge, de l'accompagnement et de la prévention. À l'heure où les deniers publics se raréfient, c'est au fond la question des priorités de la politique de lutte contre les violences faites aux femmes qui est ici posée.

PREMIÈRE PARTIE :
FACE AUX VIOLENCES FAITES AUX FEMMES : UNE ACTION PUBLIQUE À METTRE EN ORDRE DE BATAILLE

I. UN CONSTAT IMPLACABLE : LES VIOLENCES FAITES AUX FEMMES, OMNIPRÉSENTES, S'INTÈGRENT DANS UN SYSTÈME DE DOMINATION

A. LES VIOLENCES FAITES AUX FEMMES SONT ENCORE OMNIPRÉSENTES DANS LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE

1. Le couple demeure l'un des principaux théâtres des violences sexistes et sexuelles

D'après la lettre de l'observatoire national des violences faites aux femmes de 2024, dans sa mise à jour de février 20253(*), les violences au sein du couple sont à l'origine de 169 décès, dont 9 décès de mineurs, en 2023. Parmi les victimes, 96 sont des femmes, contre seulement 23 hommes. Hors du couple, 11 victimes « collatérales » ont été recensées ; il peut s'agir d'enfants majeurs ou des nouveaux compagnons des victimes lorsque la victime est l'ex-conjointe de l'auteur.

En sus des 139 victimes, 30 décès sont recensés au titre du suicide des auteurs de violence.

Évolution du nombre de féminicides entre 2020 et 2023

 

2020

2021

2022

2023

Victimes

156

170

166

139

dont femmes

102

122

118

96

dont hommes

23

21

27

23

dont enfants

14

12

12

9

dont victimes collatérales

17

15

9

11

Auteurs

37

51

40

30

Total décès

193

221

206

169

Tentatives

238

251

366

451

dont victimes femmes

nr

190

267

327

dont victimes hommes

nr

61

99

124

Source : commission des finances, d'après l'Observatoire national des violences faites aux femmes

Ces chiffres ne sont guère différents de ceux de 2019, sur lesquels étaient fondé le « constat glaçant » des rapporteurs spéciaux d'alors4(*). En 2019, 121 femmes avaient été tuées sous les coups de leur conjoint ; elles étaient 102 en 2020, 122 en 2021 et 118 en 2022.

Si le nombre de femmes victimes de féminicide semble donc quelque peu diminuer depuis 2021, il faut se garder d'optimisme : la hausse des tentatives de féminicides ou d'homicide, passées de 238 en 2020 à 451 en 2023 (+ 89 %) ne laisse en effet pas d'inquiéter.

Les données de l'observatoire national des violences faites aux femmes, coproduites par la mission interministérielle pour la protection des femmes contre les violences et la lutte contre la traite des êtres humains (MIPROF), les services statistiques des ministères (notamment le service statistique ministériel de la sécurité intérieure - SSMSI), les instituts de recherche et les associations, font également apparaître une hausse du nombre de victimes de crimes et délits au sein du couple enregistrés par les services de police et de gendarmerie.

Nombre de victimes de crimes et délits au sein du couple enregistrés par les services de police et de gendarmerie entre 2020 et 2023

Source : commission des finances, d'après l'Observatoire national des violences faites aux femmes

Cette hausse est impressionnante : elle est de 47,9 % s'agissant des violences volontaires ; elle représente même un doublement s'agissant des viols et des tentatives de viol.

Il est certes malaisé de déterminer les causes de ces augmentations : sont-elles dues à une véritable explosion des violences sexistes et sexuelles dans notre pays, où une partie au moins est-elle due à une meilleure prise en compte, par les services de police et de gendarmerie, des plaintes déposées ? Si la prépondérance du second facteur est à espérer, elle ne saurait être affirmée avec certitude.

Rien dans les données dont nous disposons ne permet en tout cas de constater une diminution des violences sexistes et sexuelles à la suite des prises de consciences sociales et politiques dues au mouvement #metoo. Cinq ans après le précédent rapport de la commission des finances sur les violences faites aux femmes, le constat ne semble guère changé. En effet, ainsi, 37 % des femmes ont déclaré avoir vécu au moins une fois une situation de non consentement, ce chiffre s'établissant même à près d'une femme sur deux chez les 25-49 ans5(*).

Il faut se rendre à l'évidence : le couple demeure l'un des principaux lieux dans lesquelles les violences faites aux femmes prospèrent ; toutefois, la majorité des violences enregistrées a lieu en dehors du couple.

2. La majorité des violences faites aux femmes a néanmoins lieu hors du couple

L'ampleur des violences conjugales ne doit pas faire oublier que la majorité des violences faites aux femmes intervient hors du couple. Les violences conjugales ne représentent en fait qu'une faible part des violences faites aux femmes (9,1 %), les violences intrafamiliale - hors couple - représentant 17,8 % et les violences hors du cercle familial en représentant 73,1 %.

Cadre social de commission des violences sexistes et sexuelles en 2023

Source : commission des finances, d'après l'Observatoire national des violences faites aux femmes

Les enquêtes de victimation tendent à confirmer l'ampleur des violences sexistes et sexuelles, qu'elles aient lieu en dehors ou au sein du couple. Ainsi, en 2022, les violences physiques au sein du couple ont fait 109 000 victimes et les violences sexuelles au sein du couple 123 000.

Ces chiffres, insupportables, sont à rapprocher des 153 000 personnes victimes d'au moins un viol ou d'une tentative de viol, des 217 0000 victimes d'au moins une agression sexuelle, ou encore des presque deux millions (1 191 000) de personnes victimes de harcèlement sexuel déclarées en 2022.

Nombre de victimes de violences sexistes et sexuelles déclarées en 2022

Source : commission des finances, d'après l'Observatoire national des violences faites aux femmes

Ces chiffres ne donnent à voir que les violences sexistes et sexuelles déclarées sur la seule année 2022. Or, au cours de leur vie, les femmes sont généralement confrontées à plusieurs reprises à des situations de violence, sur plusieurs années différentes.

Les violences sexistes et sexuelles constituent en effet une réalité quotidienne et omniprésente pour de nombreuses femmes. En témoignent les lieux de commissions des violences sexuelles : rue, lieu de travail, transports6(*), domicile... tous les lieux du quotidien sont fortement représentés, donnant à voir le caractère ordinaire de ces violences.

Lieu de commission des violences sexuelles en 2023

Source : commission des finances, d'après l'Observatoire national des violences faites aux femmes

Loin d'être confinées au sein du couple, les violences sexistes et sexuelles sont donc véritablement endémiques.

3. Les violences faites aux femmes connaissent de multiples et sordides déclinaisons

Les violences faites aux femmes, qu'elles aient lieu hors ou au sein du couple, connaissent de très nombreuses déclinaisons qui s'écartent parfois de l'image stéréotypée des violences conjugales.

Les violences pornographiques, mises en lumière par plusieurs rapports récents de la délégation aux droits des femmes du Sénat7(*) et du Haut Conseil à l'égalité entre les femmes et les hommes (HCE)8(*), constituent un bon exemple de violences trop longtemps ignorées. Ces rapports ont fait état de l'existence de violences sexistes et sexuelles perpétrées dans l'industrie pornographique, intrinsèquement liées au discours de haine sexiste et de violence misogyne omniprésent dans la pornographie.

C'est également le cas, en raison notamment du « procès de Mazan », de la soumission chimique, qui désigne le fait « le fait d'administrer à une personne, à son insu, une substance de nature à altérer son discernement ou le contrôle de ses actes afin de commettre à son égard un viol ou une agression sexuelle »9(*). Selon le rapport remis au Gouvernement en mai 2025, « 127 personnes ont été mises en cause [en 2023] au titre de la seule soumission chimique (...). Ces chiffres représentent toutefois une estimation infinitésimale des situations : ce phénomène ne connait de frontières ni territoriales, ni sociales. »10(*)

Le cyberharcèlement à caractère sexiste constitue une forme particulière de violence en ligne : il peut prendre la forme de « raids » en ligne, lorsque par contagion, une multitude d'internautes ciblent une victime spécifique. Ils peuvent s'accompagner de « doxing » (diffusion d'informations personnelles pour nuire à la victime) ou de « fisha » (diffusion massive d'images privées). Il peut également prendre la forme d'un chantage sexuel dans le but d'obtenir de l'argent, autrement appelé « sextorsion ».

La violence en ligne peut également viser la diffusion non consentie d'images ou de vidéos (« revenge porn »), les menaces de viol, les brimades à caractère sexuel et les autres formes d'intimidation, le harcèlement sexuel en ligne, l'usurpation d'identité, la traque via des objets connectés, etc. Les femmes (en particulier les jeunes femmes âgées de 18 à 24 ans) subissent, de manière disproportionnée, des formes graves de cyberharcèlement, à savoir la traque furtive et le harcèlement sexuel en ligne11(*).

On pourrait à l'envie poursuivre l'énumération des violences longtemps ignorées : emprise, violences obstétricales, etc. Mais l'exemple, peut-être le plus archétypal, des violences faites aux femmes reste celui de violence prostitutionnelle : celles-ci touchent majoritairement des femmes (94 %), et sont quasiment exclusivement le fait d'hommes (84 % des mis en cause pour proxénétisme sont des hommes). Elles s'inscrivent dans un véritable « système prostitutionnel »12(*), fondé sur le commerce lucratif du corps des femmes et perméable à la criminalité organisée, dans lequel les proxénètes « exploitent des vulnérabilités multiples et recourent souvent à l'utilisation de stupéfiants pour asseoir leur emprise. »13(*)

Une part très importante - près de la moitié (42 %) - des victimes du système prostitutionnel sont mineures. Elles présentent, dans leur écrasante majorité, des vulnérabilités particulières, et ont toutes, sans exception, été victimes de violences : 100 % des victimes accompagnées par l'Amicale du Nid ont été victimes de violences antérieures, de même que 100 % des victimes accompagnées par l'association Le Bus des Femmes ont subi des violences dans le cadre de la prostitution.


* 2 «  Le financement de la lutte contre les violences faites aux femmes : une priorité politique qui doit passer de la parole aux actes », rapport d'information n° 602 (2019-2020) fait par MM. Arnaud Bazin et Éric Bocquet au nom de la commission des finances, déposé le 8 juillet 2020.

* 3 «  Les violences sexistes et sexuelles en France en 2023 », Observatoire national des violences faites aux femmes, MIPROF, n° 22, novembre 2024, mise à jour de février 2025.

* 4 «  Le financement de la lutte contre les violences faites aux femmes : une priorité politique qui doit passer de la parole aux actes », rapport d'information n° 602 (2019-2020) fait par MM. Arnaud Bazin et Éric Bocquet au nom de la commission des finances, déposé le 8 juillet 2020.

* 5 HCE, Rapport annuel n° 2024-01-22-STER-61 2024 sur l'état des lieux du sexisme en France, 22 janvier 2024.

* 6 «  Les violences sexistes et sexuelles dans les transports en commun », Observatoire national des violences faites aux femmes, MIPROF, n° 23, mars 2025.

* 7 «  Porno : l'enfer du décor », Rapport d'information n° 900 (2021-2022) fait par Mmes Annick Billon, Alexandra Borchio-Fontimp, Laurence Cohen et Laurence Rossignol au nom de la délégation aux droits des femmes du Sénat, déposé le 27 septembre 2022.

* 8 HCE, «  Pornocriminalité : mettons fin à l'impunité de l'industrie pornograhique », 27 septembre 2023.

* 9 Article 222-30-1 du code pénal.

* 10 Sandrine Josso, Véronique Guillotin, Rapport au Gouvernement sur la soumission chimique, 12 mai 2025.

* 11 Rapport soumis par la France au Groupe d'experts sur la lutte contre la violence à l'égard des femmes et la violence domestique (GREVIO), reçu le 30 juin 2024.

* 12 «  Le système prostitutionnel », Observatoire national des violences faites aux femmes, MIPROF, n° 24, avril 2025.

* 13 Ibid.

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