D. AUDITION DE M. MAURICE GUÉNIOT, PRÉSIDENT DE L'ACADÉMIE NATIONALE DE MÉDECINE
M. Claude HURIET, rapporteur - Nous avons
étudié, à la commission des Affaires sociales, bon nombre
de structures qui avaient vocation à assurer la sécurité
sanitaire des différents produits utilisés chez l'homme, que ce
soit l'Agence du médicament, l'Agence du sang et l'Etablissement
Français des Greffes.
A travers ces travaux législatifs, la Commission des affaires sociales
s'est toujours préoccupée à la fois de l'efficacité
des structures et de la sécurité. La Commission a
également travaillé sur les thérapies géniques et
cellulaires et a pu établir une sorte d'inventaire des dispositions qui
existent actuellement en France, et qui ont pour vocation la
sécurité des produits.
Nous nous sommes rendu compte qu'il y avait parfois des superpositions entre
les conséquences des structures existantes, mais qu'il y avait aussi des
domaines dans lesquels nous n'étions pas convaincus que la
sécurité sanitaire était garantie.
Notre mission doit établir un état de l'organisation
sécurité sanitaire en France, et voir s'il subsiste, comme on le
pense, des domaines qui sont ou non couverts ou insuffisamment couverts, et si
l'organisation existante peut gagner en efficacité en étant mieux
coordonnée, avec des démarches mieux harmonisées.
M. Maurice GUENIOT - Je commence par me présenter : je suis
Président de l'Académie de médecine à laquelle
j'appartiens depuis 14 ans. Pour ma carrière antérieure, je suis
un clinicien nutritionniste et diabétologue et un universitaire, puisque
j'ai fait toute ma carrière à la faculté de
médecine de Paris comme professeur de médecine et, jusqu'à
ma retraite, j'ai été à la faculté de
médecine de Paris et à celle de Necker quand elle a
été subdivisée.
Je m'occupe d'économie de la santé depuis fort longtemps, puisque
ma première publication date de 1950. Actuellement, je suis
l'économiste français sur la santé visiblement le plus
ancien. J'organise depuis 25 ans la journée d'économie
médicale et de sécurité sociale de Necker, qui est la
principale organisation de ce type.
Vous me posez une question très difficile pour laquelle j'ai
réfléchi, à savoir la surveillance des produits
thérapeutiques.
Vous avez énuméré diverses catégories, je ne suis
pas compétent en matière de sang ou de matériel
prothétique ; par contre, je connais extrêmement bien le
problème du médicament, d'autant que j'ai fait partie pendant une
bonne quinzaine d'années de la Commission dite de la transparence,
chargée de conseiller le Ministre sur le remboursement des
médicaments par les caisses d'assurance maladie.
J'ai vécu ce mécanisme, ce fonctionnement de très
près, je l'ai vu évoluer et le système est un
système boiteux. Vous savez que, pour qu'un médicament soit
accepté, il doit faire la preuve de son efficacité et de son
innocuité. Pour cela, il doit obtenir l'autorisation de mise sur le
marché et la Commission d'AMM donne son acceptation. Cela veut dire que
le médicament n'est pas dangereux et qu'il a une efficacité.
On s'est dit : pourquoi y a-t-il ensuite une deuxième commission qui dit
si, oui ou non, il peut être remboursé par la
sécurité sociale ?
Premièrement, un médicament peut avoir un intérêt
avec un prix absolument rédhibitoire. Si un médicament
très coûteux traite une maladie que l'on n'arrive pas à
soigner, même s'il coûte très cher, il faudra bien le
prendre. Mais s'il s'agit d'un nouveau bétabloquant en matière
d'hypertension, alors il existe déjà une bonne douzaine, ou un
anti-inflammatoire, alors qu'il existe en quantité, le médicament
ne peut pas être refusé, mais la Commission de transparence peut
très bien dire : "Etant donné qu'il n'est pas meilleur que
les autres et qu'il coûte une fois et demi plus cher, il n'y a pas de
raison".
Il y a donc un élément économique qui se glisse, bien que
la Commission n'ait pas le droit de statuer sur les prix et de prendre en
considération le prix. C'est une hypocrisie totale étant
donné que, si on refuse un nouveau bétabloquant ou
anti-inflammatoire, il est clair que la raison du refus est son coût.
Bien entendu, on donne un avis défavorable avec des motivations plus ou
moins biscornues, mais il est certain que c'est la raison principale.
Deuxièmement, il est incontestable qu'il est utile qu'il y ait un filtre
car l'AMM ne fonctionne pas très bien -en général-
l'Agence du médicament également. Je donnerai un exemple :
il y a quelques années, l'Institut Pasteur proposait un sérum
antigangrèneux, produit qui a eu son heure de gloire, notamment pendant
la guerre de 14-18 où la gangrène était un fléau.
Déjà, pendant la guerre de 1939-1945, cela avait moins
d'intérêt et à la fin de la guerre, quand la
pénicilline est arrivée, cela en avait encore moins.
Maintenant qu'il existe de nombreux antibiotiques, le sérum
antigangrèneux a vu son heure de gloire dépassée et a
décliné de façon considérable. Mais il reste des
cas avec des germes qui résistent et ce sérum
antigangrèneux reste utile. Pasteur a donc décidé d'en
faire, l'AMM a donné son accord et c'est arrivé chez nous dans
des conditions assez pittoresques...
M. Claude HURIET, rapporteur - ...mais qui concernent la sécurité
du pays.
M. Maurice GUENIOT - Vous allez voir. Il était 13 heures 15 de
l'après-midi, il restait 3 membres en séance et le
Président a dit : "C'est un produit de l'Institut Pasteur, il est
déjà tard, tout le monde est d'accord". J'ai dit : "Non" car
j'avais regardé le dossier avec attention et il s'avérait que le
produit en question était de fabrication soviétique, chacun sait
que la pharmacie soviétique ne jouit pas d'une très grande
réputation et Pasteur n'en était que le concessionnaire.
On a levé les bras au ciel, le produit a été refusé
alors que, sous l'étiquette prestigieuse de Pasteur, on
présentait un produit soviétique des plus douteux, sur lequel il
n'y avait pas beaucoup d'essais -et pour cause, car les grangrènes
traumatiques il n'y en a plus beaucoup.
Le système de ces deux commissions n'est pas si mal que cela, puisque
cela permet de rattraper au " deuxième round " une boulette
faite au " premier round ". Ceci étant, comment fonctionnent
les Commissions en question ?
J'ai gardé un souvenir très critique de la manière dont
cela a fonctionné. J'en parle d'autant plus facilement que j'y suis
depuis une quinzaine d'années et je n'ai pas été
l'opposant systématique dont on se serait volontiers
débarrassé, au contraire. Cela fonctionnait mal car
premièrement, Mme Veil s'était étonnée à
l'époque où elle était Ministre que ces Commissions ne
comportent que des parisiens. Elle voulait des provinciaux, elle en a
désigné et après, elle a constaté que ces
Commissions coûtaient très cher. Evidemment, car les parisiens
venaient en voiture ou en métro, mais on remboursait aux provinciaux
leurs billets d'avion ou de chemin de fer.
Comment réduire les frais de fonctionnement ? On n'a pas
supprimé les provinciaux mais on a espacé les réunions des
Commissions. Elles étaient hebdomadaires, puis tous les quinze jours. On
tombe dans du Courteline...
On allongeait donc les séances qui commençaient à
8 heures 30 et se terminaient à 14 heures et on terminait l'ordre
du jour sans le reporter. Le résultat est qu'à 13 heures 30 de
l'après-midi, plus d'une fois, il restait le Président, le
vice-président et un ou deux commissaire dont votre serviteur.
J'avais prévu la chose depuis longtemps et je m'arrangeais pour ne pas
avoir d'autres occupations cet après-midi là, si ce n'est
l'extrême fin d'après-midi en sortant de la Commission. En plus,
ils ont déplacé l'Agence du médicament du Ministère
à Saint-Denis. Au total, il y avait un absentéisme important des
commissaires provinciaux, ce que je ne leur reproche pas...
M. Claude HURIET, rapporteur - ...et maintenant ?
M. Maurice GUENIOT - Maintenant, c'est pareil, l'ordre du jour est
extrêmement chargé, le système est assez boiteux et
l'Agence du médicament incontestablement aurait dû repenser tout
cela. Je ne fais qu'une confiance limitée à l'Agence du
médicament pour avoir participé bénévolement
à ces Commissions pendant une bonne quinzaine d'années.
Actuellement, concernant l'AMM cela a changé ; il peut y avoir une AMM
européenne et un laboratoire peut demander uniquement l'AMM nationale ;
mais s'il demande l'AMM européenne à Bruxelles -système
qui marche assez bien, dirigé par un fonctionnaire français-,
l'AMM européenne est valable partout sur un médicament et il n'y
a plus besoin de la demander ici. Cela a été une simplification
et une commodité incontestable pour les fabricants et les usagers, car
un médicament ne traîne pas pour obtenir son AMM au bout d'un
temps considérable.
Par ailleurs, les cafouillages éventuels qu'il peut y avoir sur l'AMM
ont du se réduire, mais cela ne fonctionnait pas si mal que cela. De
toute façon, comme le remboursement par la sécurité
sociale reste soumis à une Commission, le barrage peut être fait
par la Commission de transparence.
Le médicament passe en même temps au Comité
économique du médicament qui est présidé par le
président Marmot. Voilà les raisons pour lesquelles j'estime
qu'il faudrait revoir cela de plus près et l'Agence du médicament
aurait certainement besoin d'être renforcée.
Je vais vous donner un autre exemple typique : le Président de
l'Agence du médicament est un professeur à la faculté de
médecine de Bordeaux. A la Commission de la transparence, je l'ai vu une
seule fois alors que je n'ai pratiquement jamais manqué une
séance en 6 ou 7 ans, et ce pendant la période où il
était directeur du médicament.
M. Claude HURIET, rapporteur - C'était avant l'Agence du
médicament. Il préside le Conseil d'administration, c'est
là où il faut le voir.
M. Maurice GUENIOT - Oui, mais il est certain qu'il n'avait pas marqué
au fonctionnement de sa direction une attention extrêmement pointue. Il
faudrait voir comment l'Agence du médicament fonctionne car elle a
besoin d'être renforcée et d'avoir un fonctionnement plus
satisfaisant.
M. Claude HURIET, rapporteur - En termes de sécurité,
considérez-vous que l'Agence du médicament ou d'autres structures
pour d'autres produits que le médicament, avec les
éléments dont vous disposez à travers l'Académie,
garantissent une bonne sécurité ; sinon, en quoi peut-elle
être améliorée ? C'est le coeur de la mission.
M. Maurice GUENIOT - La mission de surveillance est assurée
essentiellement par les fabricants qui n'ont pas intérêt à
ce qu'il y ait un problème énorme sur un médicament, car
ce serait pour eux un désastre gigantesque. Pour une entreprise de
petite importance, ce serait la ruine et un scandale dont la presse se ferait
l'écho. Si c'est un géant de la chimie internationale, il y
laisserait des plumes considérables et, même s'il ne faisait pas
faillite, cela lui coûterait infiniment plus cher que d'avoir commis une
négligence dans sa fabrication.
Qui fait les médicaments ? Il y a 2 catégories de
médicaments, des choses extrêmement simples, des
médicaments anciens que n'importe qui peut faire, même dans des
pays peu évolués. Et puis, il y a les molécules
extrêmement complexes de la plupart des thérapeutiques actuelles.
Là, qui est capable de les faire ? Il y a très peu de pays
qui aient des industries, des ingénieurs, des chimistes capables de
faire ce travail extrêmement sophistiqué. C'est la
différence entre fabriquer un U.L.M. et un avion à
réaction. Qui fait cela ? Les américains, les canadiens
étant en partie de l'industrie américaine, il y a les
français, les anglais, les allemands, les suisses, déjà
moins les italiens, dans quelques cas particulier le Danemark, et vous avez le
Japon.
En plus, s'il y a un scandale à la suite d'une fabrication mal faite ou
dangereuse, les concurrents ne le manqueront pas. C'est la base, mais il est
évident que les gouvernements ne peuvent pas s'en contenter et dans ces
conditions, il est nécessaire qu'il y ait un organisme, tel que l'Agence
du médicament.
Le problème va toutefois être posé par les
génériques. Il y en a de deux sortes : ceux fabriqués
par les géants eux-mêmes ou par des industries de moindre
importance, mais dans les grands pays de l'industrie chimique et
médicamenteuse. Et puis, vous aurez des produits
génériques venant d'industries plus ou moins douteuses, je pense
notamment à l'industrie polonaise qui se lance dans ce domaine. Il est
évident qu'il faudra surveiller cela de très près.
Comment va se passer cette surveillance ? Bien entendu, vous avez sans
doute vu le voeu de l'Académie de médecine, et l'avis qu'elle a
donné au gouvernement qui a demandé notre avis sur les
génériques. Cet avis a été donné par
l'Académie début novembre et cela a été
envoyé au Ministre intéressé et également à
la presse. Il est évident que nous avons mis des conditions très
strictes. L'Agence du médicament va vérifier mais a-t-elle les
moyens de continuer les surveillances, car pour les médicaments faits
par les géants, ils continuent à faire la surveillance
eux-mêmes.
Il y a quelques années, le National Health Service en Angleterre
s'inquiétait de la dépense considérable occasionnée
par la ciclyne, qui est un antibiotique extrêmement répandu. Ils
ont fait une espèce d'appel d'offres officieux et ont eu une offre de
l'industrie polonaise pour leur fabriquer des ciclynes à un prix
défiant toute concurrence. Ils se sont retournés vers le
fournisseur officiel qui était anglais et lui ont demandé de le
faire au même prix que celui proposé par les Polonais. Les Anglais
ont dit que c'était impossible.
Moralité, le NHS a cessé d'en fabriquer et les Polonais ont eu le
monopole du marché anglais. Les anglais se sont demandé comment
il se faisait qu'ils arrivent à cela, ils ont regardé de
très près les produits fournis par les Polonais dont la
pureté était impeccable.
Ils ont trouvé la solution, c'était l'oeuf de Christophe
Colomb : dans les capsules d'un gramme, les Polonais ne mettaient que 75
centigrammes, ce qui réduisait le prix de revient de façon
considérable. La chose a été publiée, le NHS s'est
aperçu qu'il se faisait rouler dans la farine par les Polonais et il a
interrompu cela. C'est pour dire que la surveillance du médicament, ce
n'est pas rien.