X. SÉANCE DU MERCREDI 4 DÉCEMBRE 1996

A. AUDITION DE M. PIERRE-LOUIS TOUTAIN, DIRECTEUR DU LABORATOIRE DE PHYSIOLOGIE ET TOXICOLOGIE EXPÉRIMENTALES À L'ECOLE NATIONALE VÉTÉRINAIRE DE TOULOUSE

M. Pierre-Louis TOUTAIN - Je vais d'abord présenter la façon dont je conçois la sécurité des aliments par rapport à la sécurité des médicaments...

Autrefois, les gens se soignaient avec des remèdes, des herbes. Ce n'était pas efficace, mais cela ne posait pas de problèmes de sécurité. Puis, l'industrie pharmaceutique nous a offert des médicaments de plus en plus efficaces, et son histoire a été ponctuée par des événements dramatiques.

Le premier a eu lieu dans les années 1930, aux Etats-Unis, avec un produit intellectuellement conçu comme efficace pour faire maigrir les gens. Ce produit n'ayant pas subi d'évaluations toxicologiques, on s'est retrouvé avec quelques milliers de cataractes ! De là est née la législation sur l'évaluation toxicologique.

Puis, il y a eu la thalidomide, et, plus récemment les génériques, avec les bioéquivalences.

Cette histoire est intéressante, car elle montre qu'une décision parfaitement anecdotique, qui a consisté à remplacer un excipient par un autre a conduit à un drame.

Toute l'histoire de l'industrie pharmaceutique est marquée par un progrès constant, mais ponctué par des drames, qui ont immédiatement conduit à réglementer et à légiférer. Les problèmes sont donc aujourd'hui assez bien réglés en matière de sécurité des médicaments...

M. Charles DESCOURS, président - Je ne pense pas que le problème des génériques et des bioéquivalences soit parfaitement réglé...

M. Pierre-Louis TOUTAIN - Je veux simplement dire que cette anecdote a obligé à développer une réglementation et qu'il existe à l'heure actuelle de nombreuses procédures pour mettre un générique sur le marché.

L'histoire de l'alimentation est à peu près la même. Dans l'imaginaire des gens, l'aliment est quelque chose de simple, avec un circuit court. C'est un mélange de produits, de savoir-faire, de circuits, etc. Comme un médicament, cela devient un produit de très haute technologie, infiniment meilleur qu'il y a cinquante ans, mais avec potentiellement des risques majeurs.

L'histoire de la vache folle est à cet égard exemplaire. Les gens qui ont décidé de changer la fabrication des protéines ont pris une décision anecdotique. Ils l'ont fait avec de bonnes raisons, mais ils ont néanmoins causé une catastrophe généralisée...

M. Charles DESCOURS, président - C'était peut-être aussi dû au fait que les tourteaux de soja étaient devenus chers... ?

M. Pierre-Louis TOUTAIN - Il y a certes des raisons économiques, mais ils n'ont pas pensé mal faire...

En d'autres termes, l'histoire de la vache folle et des protéines, c'est l'histoire de la thalidomide pour le médicament. Il va falloir profiter de cet événement pour remettre à plat tout le problème de la sécurité alimentaire et adopter les méthodes de l'industrie pharmaceutique.

M. Charles DESCOURS, président - Vous pensez donc que la démarche doit être parallèle ?

M. Pierre-Louis TOUTAIN - Oui !

M. Charles DESCOURS, président - Selon vous, il serait artificiel de s'inquiéter de la veille sanitaire et de la sécurité des produits thérapeutiques sans parler des aliments ?

M. Pierre-Louis TOUTAIN - L'histoire de l'aliment, c'est celle du médicament : on est en train de revivre la même chose ! On n'a jamais aussi bien mangé qu'aujourd'hui, cela n'a jamais été aussi varié et aussi peu cher, mais il n'y a jamais eu potentiellement autant de risques, un peu comme pour le médicament. Or, à chaque fois, ce sont des événements dramatiques qui ont conduit le législateur à prendre des mesures en la matière ! Je pense donc que l'histoire de la vache folle doit être l'occasion de légiférer.

Que doit-on prendre dans la filière du médicament pour l'appliquer à l'agro-alimentaire ? ... A mon avis, il faut imiter la démarche "qualité". Certains ont déjà réfléchi à tout cela. Il faut que cela se fasse en trois étapes.

A l'heure actuelle, la répression des fraudes consiste en une démarche répressive, largement en aval. Il faut changer la mentalité de nos contrôles et les faire réaliser beaucoup plus en amont, par les acteurs des filières eux-mêmes.

Il faut que les concepts qui ont fait leurs preuves dans le domaine du médicament passent dans l'agro-alimentaire. C'est peut-être plus difficile, car les masses critiques ne sont pas celles des grandes firmes pharmaceutiques, mais on peut néanmoins réaliser en amont des choses extrêmement simples...

M. Charles DESCOURS, président - Il y a quelques laboratoires mais des milliers de fermes !

M. Pierre-Louis TOUTAIN - Certes, mais les éleveurs eux-mêmes peuvent améliorer la situation ! Ainsi, il n'existe pas de cahiers d'élevage, et donc aucune traçabilité. Ne pourrait-on éduquer l'éleveur en exigeant de connaître l'histoire de son produit sur le plan thérapeutique et pathologique ? Cela fait partie de la démarche "qualité"...

M. Charles DESCOURS, président - Les éleveurs commencent à en parler !

M. Pierre-Louis TOUTAIN - Par ailleurs, il faut une seconde étape, qui correspond à ce que font les services vétérinaires, qui sont là pour assister les filières et les aider, dans un esprit de partenariat et non de répression.

Ce n'est qu'alors qu'intervient la répression, pour vérifier que le produit ne va pas se trouver dénaturé par la distribution, les restaurants, mais je ne pense pas que la bataille de la sécurité alimentaire sera gagnée par la répression ! Elle ne sera remportée que par les acteurs eux-mêmes, grâce à des auto-contrôles, dont ils écriront les normes et les procédures.

A l'heure actuelle, dans l'alimentation, il existe des maillons où personne ne contrôle quoi que ce soit !

Il existe également une distorsion entre la filière végétale et la filière animale. Or, la filière végétale pose autant de problèmes.

Le ministère de la consommation a été créé en 1981, et rattaché au ministère des finances. Il a alors accueilli la répression des fraudes, ainsi que nombre d'agents libérés du contrôle des changes et habitués à contrôler les prix. Par ailleurs, un certain nombre de douaniers ont intégré le ministère. Or, je ne pense pas que la bataille de la sécurité se gagnera grâce à la répression. Le dispositif doit au contraire s'établir autour de la formation des hommes et permettre l'arrivée d'intellectuels dans le circuit...

M. Charles DESCOURS, président - De qui cela doit-il dépendre ?

M. Pierre-Louis TOUTAIN - C'est le ministère de l'agriculture qui doit être leader. Ce sont eux les spécialistes !

Il existe trois étapes. La première est réalisée par des acteurs, dont je ne sais pas à quel ministère ils appartiennent -beaucoup sont au ministère de l'agriculture, mais, après tout, il y a aussi des transformateurs et des industriels. La deuxième étape est constituée par ceux qui travaillent en partenariat avec les premiers, qui les forment : c'est typiquement l'agriculture. Par contre, l'interface consommateurs-produits est plus oecuménique, et l'on peut imaginer que les finances interviennent à ce niveau, mais en dernier lieu.

Enfin, l'alimentation peut être parfaite, mais si le consommateur a le sentiment qu'elle ne l'est pas, cela ne passera pas ! Je me donc demande si l'on a assez de sociologues et d'ethnologues pour étudier nos comportements vis-à-vis de notre alimentation. Le sentiment général de la population est qu'on mange très mal aujourd'hui, alors qu'on mange infiniment mieux qu'autrefois. Il n'y a pratiquement plus de toxi-infections en France...

La situation d'avant-guerre était dramatique par rapport à celle d'aujourd'hui, et pourtant les gens sont insatisfaits ! Je me demande si l'on connaît suffisamment le comportement alimentaire de nos concitoyens !

Il faudrait donc des gens pour faire fonctionner toute la filière et éviter les manipulations journalistiques, car l'opinion des gens n'est pas forcément fondée sur des réalités, mais plutôt sur ce qu'ils croient être la réalité !

Pourtant, les aliments n'ont jamais été aussi bons et aussi peu chers. Or, la réduction des coûts a permis le développement de la Sécurité sociale, des loisirs, etc. Si on revenait au système ancien, il faudrait faire des sacrifices ailleurs !

La démarche scientifique devrait donc établir plus objectivement la situation, afin que l'opinion publique n'aille pas à l'encontre d'un réel progrès, bien qu'une gestion des risques s'impose, pour éviter précisément des problèmes comme celui de la vache folle.

Le second point que j'aimerais maintenant aborder concerne l'Organisation Mondiale du Commerce et les conséquences que celui-ci va avoir sur nos échanges. Dans le cadre du GATT, le comité chargé des mesures sanitaires et phytosanitaires a décidé, dans le but de favoriser les échanges, que les seuls obstacles possibles aux échanges seraient fondés sur la sécurité, à l'exclusion de tout autre critère. L'idée est que l'on ne pourra s'opposer à l'entrée ou au commerce de produits que s'ils posent un problème de sécurité.

Le cas des anabolisants est, de ce point de vue, exemplaire. Comme vous le savez, ceux-ci sont interdits en Europe. Or, la décision politique n'a pas été prise pour des raisons scientifiques, mais parce que les consommateurs n'en voulaient pas, sans que l'on se préoccupe de savoir si c'était dangereux ou non !

Cependant, on a signé les accords de l'OMS, où il est indiqué qu'on ne tient plus compte des critères sociaux, culturels, religieux, etc., ceux-ci n'étant pas universels. La preuve : ils sont propres à l'Europe et les Américains ne les partagent pas. Eux prétendent que seuls les critères de sécurité doivent intervenir. Or, aucun expert au monde n'a été capable de démontrer que les anabolisants étaient dangereux...

M. Bernard SEILLIER - J'ai lu quelque part qu'il faudrait manger un boeuf par jour pour trouver une trace d'hormones dans l'organisme...

M. Pierre-Louis TOUTAIN - La quantité journalière supplémentaire pour un anabolisant représente un centième de la production d'hormones d'un jeune garçon impubère !

Les anabolisants ne sont donc pas dangereux, mais, bien que l'on ait signé le GATT, l'Europe, pour des raisons culturelles, n'en veut pas. Les Américains, quant à eux, estiment qu'il n'y a aucune raison que nous nous opposions à l'arrivée de viandes anabolisées -et ils ont raison sur le plan réglementaire.

Toutes ces normes sont fixées par trois grands organismes. Tout d'abord, l'OIE, à Paris, qui est traditionnellement dirigé par un Français. A priori , la France a une présence réelle en la matière, et l'on ne se laisse pas dépasser par les événements...

Les deux grands autres organismes connaissent de grandes défaillances en termes de présence française. Il s'agit du Codex alimentarius, qui comprend des sous-sections pour les résidus d'aliments. Les Américains sont d'ailleurs arrivés à faire voter des limites maximales de résidus pour les anabolisants, la présence européenne -ou française- n'étant peut-être pas suffisante. Cela a été parfaitement analysé par le quai de Bercy : absence de professionnalisme, absence d'experts, absence de scientifiques.

Le ministère devait prendre des mesures à cet égard, afin que nos scientifiques soient capables d'investir tous ces grands organismes et fassent prévaloir nos positions. A l'heure actuelle, les Américains sont les plus forts. Il faut reconnaître que, sur le plan scientifique, ils sont particulièrement bons et extrêmement organisés : ils viennent avec leur scientifiques et leurs juristes. A côté, nous sommes des amateurs !

Le troisième organisme est la convention internationale pour la protection des végétaux. Il s'agit de comités mixtes FAO-OMS...

M. Charles DESCOURS, président - Depuis quelques jours, on nous parle beaucoup du maïs trangénique...

M. Pierre-Louis TOUTAIN - C'est encore autre chose. Je connais moins bien le sujet : je suis vétérinaire...

Tout va donc se décider en matière de normes de sécurité dans ces trois organismes. Il faut que nos pays européens -et plus particulièrement la France- soient présents dans ces organismes pour faire prévaloir nos positions.

M. Charles DESCOURS, président - Vous dites que cela concerne le ministère de l'agriculture. Mais cela soulève quand même des problèmes de santé...

M. Pierre-Louis TOUTAIN - Le ministère de la santé va être impliqué dans de telles affaires. Effectivement, il existe des luttes entre ministères. Cela a été très bien exposé dans un document du COPERCI. Ce rapport a d'ailleurs été examiné par le conseil scientifique du ministère de l'agriculture, dont je fais partie, et nous avons adhéré à leur analyse, qui préconise que nos organismes de recherches valorisent les activités des experts. Or, ce n'est pas le cas à l'heure actuelle. L'INRA, par exemple, n'a jusqu'ici envoyé que très peu d'experts, car l'expertise n'est pas valorisée dans le déroulement des carrières.

Voilà le type de dispositions qu'il faudrait prendre pour que nos pays envoient des experts à Rome, etc.

M. Charles DESCOURS, président - Pourquoi est-ce suicidaire pour quelqu'un de l'INRA d'avoir une activité d'expertise ?

M. Pierre-Louis TOUTAIN - ... Lorsque vous êtes scientifique, votre carrière va se faire uniquement sur votre notoriété scientifique et vos publications. L'activité d'expertise est très peu valorisée dans les grands organismes de recherches.

De fait, il serait bon qu'à partir d'un certain âge, un scientifique sache quitter son emploi et aille -ce que font d'ailleurs les anglo-saxons- dans l'administration et les grands organismes.

M. Bernard SEILLIER - Le ministère de l'industrie reconnaît un tiers-temps pour les enseignants chercheurs de l'école des mines : un tiers recherche, un tiers enseignement et un tiers expertise. Ils sont jugés aussi dans leur carrière par rapport à ce qu'ils font à ce titre.

Il faut le généraliser à d'autres filières, notamment l'agriculture et la santé...

M. Pierre-Louis TOUTAIN - Les experts agissent à titre indépendant dans ces grands organismes. On exige d'eux qu'ils aient une notoriété scientifique, et cela constitue un handicap pour certains fonctionnaires.

Il faut engager les scientifiques dans ces filières et les professionnaliser dans l'expertise. Or, pour l'instant, les gens y vont à titre individuel, sans billet d'avion, ni secrétariat.

D'autre part, il faut qu'il existe également des cellules de veille technologique dans les ministères...

M. Charles DESCOURS, président - C'est ce que l'on veut faire ! En tout état de cause, s'il existe des tas d'organismes, il se confirme qu'ils s'ignorent les uns des autres...

M. Pierre-Louis TOUTAIN - Une coordination et des arbitrages sont manifestement nécessaires.

M. Charles DESCOURS, président - Que pensez-vous du réseau national de santé publique ?

M. Pierre-Louis TOUTAIN - Je suis allé les voir à propos de la morphine dans la chaîne alimentaire. On a récemment emblavé 6.000 hectares d'oeillettes pour produire notre propre morphine. Or, on a un jour découvert de la morphine dans l'urine des chevaux. En remontant la filière, on s'est aperçu que les machines qui coupaient la luzerne destinée à l'alimentation des chevaux n'étaient pas convenablement nettoyées après la fauche des oeillettes, provoquant ainsi une pollution par la morphine plus ou moins bien maîtrisée.

J'ai donc proposé au réseau national de santé publique d'utiliser l'urine de cheval comme témoin des pollutions possibles et imaginables par cette filière. Malheureusement, ils n'en ont pas les moyens, et je n'en ai plus jamais entendu parler !

Quant aux hommes et à la formation, à l'heure actuelle, il y a un prestige considérable de la biologie au détriment de toutes les disciplines intégrées. Nous manquons de bactériologistes. On n'a plus de toxicologues, de botanistes ou de physiologistes, car ce n'est pas suffisamment prestigieux !

Or, les véritables experts doivent avoir une culture transversale, et je plaide pour des formations par la recherche dans des disciplines plus intégrées, permettant à ces gens de rejoindre le monde de l'entreprise ou l'administration. On a une machine extraordinaire à fabriquer des chômeurs, notamment en biologie, et je crois qu'il faudrait une réflexion à ce niveau.

On a besoin de cadres de très haut niveau pour régler tous les problèmes de société qui se posent en matière de sécurité, et cela nécessite une formation par la recherche et non exclusivement pour la recherche !

Je voudrais encore faire passer un message sur le rôle des scientifiques. On a essayé de faire dire aux scientifiques que les anabolisants étaient dangereux... Il faut que les scientifiques restent dans leur rôle et que les politiques assument leurs décisions ! Vous trouvez toujours un faux expert pour dire que les anabolisants sont dangereux, mais ce faisant, on décrédibilise totalement la parole du scientifique ! A l'heure actuelle, en matière de vache folle, certaines personnes feraient mieux de se taire !

M. Bernard SEILLIER - Comment organiser la coopération de tous les organismes qui existent au sein du ministère de l'agriculture, avec les compétences qui existent également au ministère de la santé ?

M. Pierre-Louis TOUTAIN - Je ne sais s'il faut créer une agence ou une superstructure pour mobiliser tout ce monde-là et les faire agir.

M. Bernard SEILLIER - Lorsque survient un problème de sécurité alimentaire, la population interroge le ministère de la santé, alors que le ministère technique, c'est l'agriculture...

M. Pierre-Louis TOUTAIN - Il y a peut-être une réflexion à avoir pour coordonner l'effort de tous ces gens... Profitez de la vache folle : dans deux ans, on n'en parlera peut-être plus ! Vous avez là une occasion unique de faire passer un message en matière de qualité. L'agro-alimentaire est stratégique pour notre pays !

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