b) La confusion des compétences
1.- Le schéma initial

Le transfert des compétences de l'Etat aux collectivités locales met en évidence que la décentralisation a bien été une réflexion sur l'Etat lui-même.

Les lois des 7 janvier et 22 juillet 1983 relatives à la répartition des compétences entre l'Etat, les communes, les départements et les régions ont ainsi procédé d'une vision globale qui a contrasté avec la méthode sectorielle, mise en oeuvre avant la décentralisation. Cette méthode s'était d'ailleurs généralement traduite par une dépossession des collectivités locales de leurs compétences.

La nouvelle approche globale retenue par le législateur a correspondu - sur ce plan- à ce qui avait été préconisé par le rapport de M. Olivier Guichard " Vivre ensemble " et repris dans le projet de loi relatif au développement des responsabilités locales, présenté sous le Gouvernement de M. Raymond Barre par notre collègue M. Christian Bonnet alors ministre de l'intérieur, et adopté par le Sénat le 10 avril 1980.

Elle s'est par ailleurs inscrite -il n'est pas inutile de le rappeler pour éclairer le débat actuel sur les compétences- dans un cadre défini par la loi .

En effet, bien que l'article 34 de la Constitution ait réservé au législateur la détermination des principes fondamentaux " de la libre administration des collectivités locales, de leurs compétences et de leurs ressources ", la répartition des compétences avant la décentralisation avait très largement reposé sur la confirmation du principe de la compétence générale de la commune et du département sur les affaires intéressant leur territoire et de la tutelle exercée par le préfet. Or, cette pratique s'était révélée peu protectrice des collectivités locales exposées au risque d'une multiplication des transferts de charges. La répartition des compétences par le législateur lui-même a ainsi répondu à une demande de clarification légitimement présentée par les élus locaux.

Elle a en outre satisfait aux exigences constitutionnelles résultant de la mise en oeuvre du principe de libre administration.

Rangée dès 1979 par le Conseil constitutionnel au rang des principes de valeur constitutionnelle, la libre administration impose au législateur de garantir aux collectivités territoriales des " attributions effectives " (Décisions n° 85-196 DC du 8 août 1985 et n° 87-241 DC du 19 janvier 1988) et de prévenir toute atteinte substantielle à celles-ci.

Le Conseil constitutionnel a également précisé que le législateur ne peut " méconnaître la compétence propre des collectivités territoriales " en mettant à leur charge des obligations financières qui ne seraient pas " définies avec précision quant à leur objet et à leur portée " (Décision n° 90-274 DC du 29 mai 1990).

En outre, si une péréquation peut être mise en oeuvre par prélèvement sur les ressources des collectivités, ce prélèvement " ne saurait avoir pour conséquence d'entraver la libre administration des collectivités territoriales concernées et doit être défini avec précision quant à son objet et à sa portée " (Décision n° 91-291 DC du 6 mai 1991).

Enfin, le législateur ne peut pas rester en-deçà de sa compétence en renvoyant à une convention conclue entre les collectivités territoriales le soin de définir les conditions d'exercice des compétences (Décision n° 94-358 DC du 26 janvier 1995).

Les lois des 7 janvier et 22 juillet 1983 ont procédé à une répartition des compétences en cherchant à mettre en oeuvre le principe de subsidiarité, déjà retenu par le projet de loi sur le développement des responsabilités locales adopté par le Sénat en 1980. Il s'agissait bien, en effet, pour l'Etat -comme l'avait relevé le rapport Guichard en 1976- de déléguer aux collectivités locales tous les pouvoirs qu'elles étaient en mesure d'exercer. Le principe de subsidiarité devait donc permettre de définir le bon niveau d'exercice des compétences, le niveau supérieur ne devant intervenir que dans les cas où les niveaux inférieurs ne seraient pas en mesure de le faire.

A cette fin, la théorie des blocs de compétences devait permettre -tout en respectant la clause de compétence générale par ailleurs réaffirmée- d'identifier les vocations principales et naturelles de chaque niveau auquel les compétences correspondantes étaient transférées.

Tel qu'elle est mise en oeuvre par l'article 7 de la loi du 7 janvier 1983 -désormais codifié à l'article L. 1111-4 du code général des collectivités territoriales- cette théorie revient à ce que " la répartition des compétences entre les collectivités territoriales et l'Etat s'effectue, dans la mesure du possible, en distinguant celles qui sont mises à la charge de l'Etat et celles qui sont dévolues aux communes, aux départements ou aux régions de telle sorte que chaque domaine de compétences ainsi que les ressources correspondantes soient affectés en totalité soit à l'Etat, soit aux communes, soit aux départements, soit aux régions. "

Encore faut-il garder à l'esprit que la loi du 7 janvier 1983 n'a pas été un texte de répartition des compétences qui aurait eu pour objet de redéfinir les compétences de chacun des niveaux de collectivités locales.

Comme l'avait relevé notre collègue Paul Girod, rapporteur du projet de loi au nom de la commission des Lois du Sénat, dans son rapport écrit (n° 16, 1982-1983): " En fait, par ce texte, le Gouvernement entend réaliser un transfert de compétences exercées par l'Etat au profit des collectivités territoriales. Il s'agit d'accroître les domaines d'intervention des administrations locales en réduisant ceux de l'Etat et non pas de procéder à une redistribution entre régions, départements et communes ".

En outre, cette répartition des compétences ne saurait entraîner une tutelle d'une collectivité sur l'autre.

L'article L. 1111- 3 du code général des collectivités territoriales dispose expressément que " la répartition de compétences entre les communes, les départements et les régions ne peut autoriser l'une de ces collectivités à établir ou exercer une tutelle, sous quelque forme que ce soit, sur une autre d'entre elles ".

L'article L. 1111-4
précité prend aussi soin de préciser que " les décisions prises par les collectivités locales d'accorder ou de refuser une aide financière à une autre collectivité locale ne peuvent avoir pour effet l'établissement ou l'exercice d'une tutelle, sous quelque forme que ce soit, sur celle-ci ".

Schématiquement, les vocations dominantes de chaque niveau devaient être les suivantes :

- la maîtrise du sol et la responsabilité des équipements de proximité pour la commune ;

- les missions de solidarité et de péréquation pour le département ;

- la réflexion et l'impulsion en matière de planification et d'aménagement du territoire, plus généralement le développement économique, pour la région .

L'Etat, pour sa part, conservait les grandes fonctions de souveraineté et la responsabilité des grands équilibres économiques.

2.- Une pratique faite d'une imbrication croissante des compétences

La répartition opérée a répondu à ces principes. Pourtant, force est de constater que la notion de blocs de compétences -à la lumière de l'évolution des compétences transférées- s'est traduite dans la pratique par une imbrication croissante s'éloignant des principes initiaux.

On peut ainsi se demander si la situation actuelle n'appelerait pas le même constat que celui qu'établissait en ces termes notre ancien collègue Michel Giraud au nom de notre commission des Lois, dans son rapport (n° 33, 1981-1982) sur la loi du 2 mars 1982 : " La vérité oblige à dire que, dans la situation actuelle, l'ensemble des compétences apparaissent étroitement imbriquées. Elles se chevauchent les unes les autres. L'une des caractéristiques de l'administration française est la prolifération de ce qu'il est convenu d'appeler " les financements croisés ". Cette confusion même des compétences et des financements empêche une évaluation claire des coûts et favorise en fait, par la prolifération des réglementations qu'elle entraîne, une mainmise de l'Etat à travers ses services techniques ".

Force est en effet de constater qu'il n'existe pratiquement pas de compétence dont un seul niveau aurait la maîtrise complète. Même pour les grandes fonctions exercées par l'Etat, il faut observer que si celui-ci assure désormais la totalité du financement du système de la justice, la procédure d'étatisation des polices municipales au-delà d'un certain seuil de population n'a en revanche pas eu lieu et la spécificité du corps de police municipale est désormais reconnue.

L'Etat a lui-même incité les collectivités locales à financer des compétences ne relevant pourtant que de lui seul.

Lors de son audition, M. René Garrec, président du conseil régional de Basse-Normandie, représentant l'Association des présidents de conseils régionaux, a rappelé que, depuis plusieurs années, au titre du plan Universités 2000 et des contrats de plan successifs, l'Etat avait appelé les régions à participer au financement des investissements de l'enseignement supérieur.

M. René Garrec a souligné que les régions s'étaient trouvées dans la pire des situations puisque ces procédures ne comportaient aucune compensation financière, ni péréquation nationale. Il a fait observer que l'Etat avait très souvent mis aux enchères les investissements afin de mobiliser les financements des collectivités locales et que les biens construits avaient été transférés au patrimoine de l'Etat.

Il a enfin considéré que la procédure de cofinancement n'avait eu que peu d'incidence sur le rôle des régions dans le choix des filières ou la planification à moyen et à long terme pour l'enseignement supérieur.

De même, M. René Garrec a rappelé que les régions participaient de façon massive au financement de routes nationales par le biais des fonds de concours sans bénéficier en contrepartie de pouvoirs de décision.

Les contrats de plan se sont en effet traduits par une forte participation des régions à l'équipement routier national.

Le législateur a lui-même encouragé des formes de cogestion s'éloignant des principes initiaux, comme l'illustrent les dispositifs récents de lutte contre la pauvreté et l'exclusion.

Ainsi, la loi du 1er décembre 1988 -modifié par la loi du 29 juillet 1992- sur le revenu minimum d'insertion (RMI) associe obligatoirement l'Etat et le département dans la mise en oeuvre des mesures d'insertion.

M. Jean-Jacques Hyest, a pu ainsi se demander s'il ne serait pas opportun de confier le versement de la prestation du RMI aux départements.

La loi du 31 mai 1990 visant à la mise en oeuvre du droit au logement a, pour sa part, prévu des plans départementaux d'action pour le logement élaborés et mis en oeuvre par l'Etat et le département, les autres collectivités et personnes morales concernées y étant associées. Le département est, en outre, obligé de contribuer, au moins à la hauteur de la contribution de l'Etat, au fonds de solidarité pour le logement qui est institué par le fonds départemental.

On s'éloigne ainsi du schéma qu'envisageait le rapport " Vivre ensemble ", établi en 1976 par M. Olivier Guichard. Celui-ci définissait trois grandes catégories de compétences: les compétences exercées par l'Etat à titre principal; celles exercées par une institution locale à titre principal; celles, enfin, exercées par une institution locale à titre exécutif. Pour ces dernières qui correspondaient aux compétences proprement partagées, le rapport soulignait que le rôle essentiel devait être joué par les institutions locales: " La ligne de partage peut varier selon les caractères particuliers de la compétence. L'essentiel est que cette ligne soit tracée avec précision et tracée par la loi.

" En règle ordinaire, cependant, on peut dire qu'à l'Etat reviendra normalement la définition du service à assurer, des objectifs et des méthodes de l'action administrative, et qu'à la collectivité reviendra la responsabilité de réaliser les équipements, de gérer les services, de leur affecter des moyens, et de contrôler les personnes.

" Il résultera de ce partage que la collectivité disposera d'une certaine marge d'appréciation et que, sinon la nature, du moins le niveau du service, dépendra de cette appréciation portée par les élus et jugée par les électeurs.

" On peut donc dire que, même pour ces compétences partagées et guidées par l'Etat, le rôle dominant sera celui des institutions locales
".

Enfin certaines collectivités ont pu être tentées d'élargir leur champ d'action, ce qui a pu contribuer à une certaine confusion.

M. Paul Girod s'est ainsi inquiété des relations entre la région et des groupements intercommunaux dans le domaine de l'aménagement et du développement du territoire, sans que les départements, pourtant interlocuteurs naturels des communes, soient associés.

Au total, cette situation explique en grande partie l' image brouillée de la décentralisation , notamment pour les contribuables et les entreprises qu'a soulignée M. Jean-Paul Delevoye.

M. Jean-Paul Delevoye a également fait valoir que la décentralisation ne devait pas se traduire par une augmentation des frais de fonctionnement des structures publiques.

M. Lucien Lanier s'est, pour sa part, inquiété des conséquences d'une structure administrative faite de superposition et d'absence de coordination entre les différents niveaux dans le contexte du marché unique européen. Il s'est en particulier interrogé sur les frais de fonctionnement élevés qui résultaient de cette situation. Tout en réaffirmant son attachement au processus de décentralisation, il a estimé qu'il fallait veiller à ce que des tendances centrifuges n'empêchent la réalisation de grands projets.

M. Jacques Mahéas s'est interrogé sur le rôle d'une collectivité locale finançant des choix faits à un autre niveau.

M. Germain Authié, prenant l'exemple du traitement des ordures ménagères, a jugé nécessaire de confier cette compétence à une structure adéquate afin d'éviter des coûts financiers excessifs. Faisant observer que la compétence départementale n'étant pas reconnue, le contrôle de légalité pouvait s'opposer à l'exercice de cette compétence et retarder, ce faisant, de trois à quatre ans la réalisation d'opérations pourtant urgentes. Il a, en conséquence, considéré que cette compétence devrait être expressément confiée aux départements.

Pour autant, ce constat doit-il conduire au pessimisme ? Ne peut-on considérer au contraire qu'après une première phase où les collectivités locales ont pu être tentées d'intervenir assez largement voire au-delà de leurs domaines " naturels " pour répondre à des besoins objectifs, elles seront davantages incitées -dans un contexte de contraction des ressources- à " cibler " leurs interventions, ce qui facilitera la clarification souhaitée ? Ce processus n'est-il pas d'ailleurs d'ores et déjà engagé ?

Il appartient au législateur, en prévoyant les adaptations nécessaires du cadre juridique en vigueur et à l'Etat, par la prise en charge de ses propres responsabilités, de favoriser ce mouvement.

M. Pierre-Rémy Houssin, président du conseil général de Charente, représentant de l'Assemblée des présidents de conseils généraux, a ainsi pu estimer devant le groupe de travail que chaque échelon de collectivité avait bien identifié ses vocations principales et qu'il n'apparaissait pas opportun d'envisager une redéfinition globale des compétences.

S'agissant des financements croisés , ils sont désormais perçus de manière moins négative, étant souvent le seul moyen de réaliser des grands projets.

Lors de son audition, M. Joël Batteux, maire de Saint-Nazaire, représentant la Fédération des maires de villes moyennes a ainsi jugé positifs ces financements croisés, qui permettent, selon lui, de renforcer la solidarité entre les partenaires autour d'un même projet.

M. René Garrec, représentant l'Association des présidents de conseils régionaux, a également souligné que les financements croisés étaient nécessaires, notamment parce qu'ils étaient souvent requis comme préalable à la contribution financière de l'Union européenne.

M. Lucien Lanier, souhaitant promouvoir les facteurs d'unité de la Nation, a jugé nécessaire de ne pas les mettre en cause. Il a notamment fait valoir que la réalisation des grands projets impliquait une cohésion des responsabilités, objectif que pouvaient satisfaire les financements croisés qui constituaient un facteur d'équilibre.

Dans ces conditions, c'est moins le principe d'intervenants multiples sur un même projet qui semble devoir être discuté que les conditions dans lesquelles le " partenariat " entre ces intervenants est mis en oeuvre.

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