3. L'exemple des interventions économiques des collectivités locales : une efficacité mise en cause par une complexité excessive
a) Un cadre juridique incertain
Le cadre juridique de l'action économique des collectivités locales est à la fois complexe et marqué par de nombreuses incertitudes, tant en ce qui concerne l'application du droit national que celle du droit communautaire. Aussi suscite-t-il des difficultés d'interprétation qui expliquent largement les fréquentes irrégularités constatées par les chambres régionales des comptes et mises en évidence par le récent rapport particulier de la Cour des comptes sur " les interventions des collectivités territoriales en faveur des entreprises ".
1.- Les incertitudes du droit national
Le régime juridique national d'intervention des
collectivités territoriales a été défini par les
lois de décentralisation des 7 janvier et 2 mars 1982,
désormais codifiées dans le code général des
collectivités territoriales.
Le cadre légal fixé par ces lois a ainsi succédé
à une construction prétorienne et circonstancielle de la
jurisprudence qui avait déjà reconnu de multiples exceptions au
principe traditionnel de la liberté du commerce et de l'industrie.
Il se caractérise par sa
complexité,
les interventions
économiques des collectivités locales pouvant revêtir de
multiples formes
énumérées par M. Michel
Thénault, directeur général des collectivités
locales, au cours de son audition :
- aides directes, pour lesquelles les régions se voient
reconnaître un rôle privilégié puisque l'octroi par
les départements et les communes de ces aides est subordonné
à la mise en place préalable des régimes d'aides
correspondants par la région ;
- aides indirectes qui peuvent, pour leur part, être accordées par
toutes les collectivités territoriales ;
- coopération entre l'Etat et les collectivités locales dans les
conditions prévues par l'
article L. 1511-5
du code
général des collectivités territoriales (actions de
politique agricole et industrielle entreprises par les collectivités
locales dans le cadre de conventions conclues avec l'Etat);
- aides aux entreprises en difficulté destinées à la
protection des intérêts économiques et sociaux de la
population ou aides destinées au maintien des services
nécessaires à la satisfaction des besoins de la population
lorsque l'initiative privée est défaillante ou absente ;
- aides spécifiques aux exploitants de cinémas et aux clubs
sportifs ;
- garanties d'emprunt ;
- prise de participation dans les sociétés d'économie
mixte locales ou dans des sociétés de garantie.
Ces diverses formes d'intervention sont plus ou moins précisément
encadrées.
Les
aides directes
sont limitativement énumérées
par la loi : primes régionales à la création d'entreprises
(PCRE), primes régionales à l'emploi (PRE), bonifications
d'intérêts ou de prêts et avances à des conditions
plus favorables que celles du taux moyen des obligations (
article L.
1511-2
du code général des collectivités
territoriales).
Attribuées par la région dans des conditions fixées par
décret en Conseil d'Etat, elles peuvent être
complétées par les autres collectivités lorsque
l'intervention de la région n'atteint pas le plafond fixé par ce
décret.
Quant aux
aides indirectes
, elles sont en principe librement
créées et accordées par les différentes
collectivités territoriales (
article L. 1511-3
du code
général des collectivités territoriales).
Toutefois, les rabais susceptibles d'être consentis sur la vente ou la
location de bâtiments sont réglementés ; ils ne peuvent
notamment excéder 25 % de la valeur vénale du bâtiment
ou des loyers aux conditions du marché.
En outre, la prise de participation directe au capital d'une
société est formellement interdite, à quelques rares
exceptions près (participation à des sociétés de
garantie ou à des sociétés d'économie mixte).
S'agissant des
garanties d'emprunts
, des ratios prudentiels ont
été définis afin de limiter les risques encourus par les
collectivités locales. La loi du 12 avril 1996 portant diverses
dispositions d'ordre économique et financier a à cet égard
apporté certaines précisions sur les règles applicables
aux garanties accordées aux emprunts souscrits par des personnes
physiques ou morales de droit privé, dans le sens d'une protection des
intérêts des collectivités. Elle a ainsi confirmé
les solutions qui avaient été définies par la loi du 5
janvier 1988 d'amélioration de la décentralisation.
Ces règles sont principalement au nombre de trois :
- règle de division du risque : le montant des annuités garanties
ou cautionnées au profit d'un même débiteur est
plafonné (ce plafond étant actuellement fixé à
10 % du montant total des annuités garanties ou cautionnées
par le décret n° 88-366 du 18 avril 1988) ;
- règle du partage des risques : les collectivités territoriales
ne peuvent garantir la totalité de l'emprunt en cause, laissant ainsi au
secteur bancaire une part des risques dont sa rémunération
constitue la contrepartie (la quotité d'un emprunt susceptible
d'être garantie est fixée à 50 % par le décret
précité ; elle peut être portée à 80 %
pour certaines opérations d'aménagement réalisées
par des personnes privées et n'est pas applicable aux garanties
d'emprunt accordées pour des opérations menées par des
organismes d'intérêt général au sens des articles
200 et 238 bis du code général des impôts) ;
- règle du plafonnement des garanties d'emprunt : cette règle,
qui a été précisée par la loi du 12 avril 1996,
limite à un pourcentage des recettes réelles de la section de
fonctionnement du budget (actuellement fixé à 50 % par le
décret précité), le montant total des annuités
déjà garanties ou cautionnées à échoir au
cours de l'exercice, d'emprunts contractés par toute personne de droit
privé ou de droit public, majoré du montant de la première
annuité entière du nouveau concours garanti et du montant des
annuités de la dette de la collectivité.
Ces différentes règles ne sont pas applicables aux garanties
d'emprunt ou aux cautionnements accordés pour des opérations
relatives au logement social (opérations de construction, d'acquisition
ou d'amélioration de logements bénéficiant d'une
subvention de l'Etat ou réalisés avec le bénéfice
des prêts aidés par l'Etat).
Par ailleurs, la loi du 12 avril 1996 précitée a autorisé
les collectivités à prendre en charge, dans des conditions
fixées par décret en Conseil d'Etat, les commissions dues par les
bénéficiaires de garanties d'emprunt accordées par les
établissements de crédit. Cependant, cette aide,
considérée comme une aide indirecte, ne peut pas être
cumulée, pour un même emprunt, avec la garantie ou le
cautionnement accordé par une collectivité.
Enfin, les
exonérations de fiscalité locale
ont pris une
importance croissante au cours des dernières années, certaines
lois récentes, comme la loi d'orientation pour l'aménagement et
le développement du territoire et la loi relative à la mise en
oeuvre du pacte de relance pour la ville, en ayant fait un instrument
privilégié de mise en oeuvre des politiques publiques.
Cependant, l'application de ces diverses dispositions législatives et
réglementaires a mis en évidence de
nombreuses incertitudes
juridiques
relevées par le rapport précité de la Cour
des comptes, dont on se bornera ici à citer quelques exemples.
- Tout d'abord, la
distinction entre aide directe et aide indirecte
apparaît
ambiguë et peu opérationnelle
.
En effet, les aides directes, certes énumérées par la loi,
n'ont néanmoins pas été définies
précisément, pas plus que les aides indirectes qui peuvent
être accordées sous des formes très diverses.
- La portée de l'
article L. 1511-5
du code général
des collectivités territoriales est par ailleurs incertaine et les
conventions passées entre l'Etat et les collectivités
territoriales sur le fondement de cet article, souvent purement
circonstancielles, interviennent même parfois a posteriori d'une action
économique, ainsi que l'a souligné M. Michel Thénault.
- Enfin, les
libéralités en matière de terrains
constituent un bon exemple d'intervention économique dont le
régime juridique est controversé ainsi que l'a fait observer M.
Jean-Paul Amoudry devant le groupe de travail. Elles ont longtemps
été considérées comme des aides indirectes libres,
mais cette interprétation a été récemment remise en
cause par un jugement du tribunal administratif de Besançon du
6 avril 1995 qui, se fondant sur une décision du Conseil
constitutionnel des 25 et 26 juin 1986, a considéré que des biens
du domaine public ne pouvaient pas être cédés à des
personnes privées à un prix inférieur à leur valeur
et, en conséquence, a annulé la délibération d'un
conseil municipal décidant la cession à une entreprise d'une
parcelle du domaine communal pour un franc symbolique.
D'une manière générale,
une équivoque est
née de la rédaction des lois de décentralisation de
1982
, qui ont permis à toutes les collectivités territoriales
d'intervenir en matière d'action économique et en fait de jouer
le même rôle en accordant les mêmes aides, même si la
région devait en principe occuper une place prépondérante
en ce qui concerne les aides directes et alors que l'Etat demeurait seul
compétent en matière d'emploi.
2.- Les incertitudes résultant de l'application du droit communautaire
A la complexité du cadre juridique national s'ajoutent
en outre les difficultés suscitées par l'application du droit
communautaire, car les aides des collectivités territoriales sont
soumises au respect des
obligations communautaires.
Les interventions économiques des collectivités locales doivent
en effet être compatibles avec les règles du marché commun,
au sens de l'article 92 du Traité de Rome qui proscrit, sauf
dérogations limitativement énumérées,
" les
aides accordées par l'Etat ou au moyen de ressources d'Etat sous quelque
forme que ce soit, qui faussent ou qui menacent de fausser la concurrence en
favorisant certaines entreprises ou certaines productions ",
" dans la mesure où elles affectent les échanges entre
Etats membres ".
Le plus souvent, cette compatibilité est examinée par la
Commission européenne sur le fondement de la stipulation qui autorise
" les aides destinées à faciliter le développement
de certaines activités ou de certaines régions économiques
quand elles n'altèrent pas les conditions des échanges dans une
mesure contraire à l'intérêt commun "
(art.92-3 c)
du Traité).
Les Etats membres sont en outre tenus par le Traité (art. 93-3) de
notifier
tout projet d'aide particulière ou de régime
d'aide afin de permettre à la Commission de procéder à son
examen préalable, à l'exception des aides jugées d'un
montant trop modeste pour affecter les échanges entre les Etats membres,
ou aides "
de minimis
".
La Cour de Justice européenne considère ainsi que cette
règle doit être interprétée "
en ce sens
qu'elle impose aux Etats membres une obligation dont la méconnaissance
affecte la validité des actes comportant la mise en exécution de
mesures d'aides, et que l'intervention ultérieure d'une décision
finale de la Commission déclarant ces mesures compatibles avec le
marché commun, n'a pas pour conséquence de régulariser a
posteriori les actes invalides
. " (arrêt
Fédération nationale du commerce extérieur des produits
alimentaires et syndicat national des négociants et transformateurs de
saumon contre République française, 21 novembre 1991).
La Commission européenne encadre pour sa part très
précisément les conditions dans lesquelles les aides peuvent
être accordées.
A titre d'exemple, elle n'a récemment approuvé les aides
envisagées dans le cadre du Pacte de relance pour la ville que
" compte tenu notamment de leur durée limitée, de leur
intensité, de leur limitation aux petites entreprises et à des
quartiers strictement délimités sur une base
objective "
et en prenant acte de l'engagement des
autorités françaises de respecter les conditions
" de
minimis "
au sens des règles communautaires en la
matière.
Elle a en outre demandé au Gouvernement français d'établir
" un rapport annuel d'application des mesures d'aides en faveur des
zones franches urbaines "
indiquant
" la liste des
zones
franches urbaines finalement retenues et pour les zones
frontalières, la liste des entreprises existantes ayant
bénéficié d'une aide ainsi que leur secteur
d'activité
"
15(
*
)
.
Or, l'application du droit communautaire soulève des
difficultés
relevées par le rapport de la Cour des comptes
qui sont principalement de trois ordres :
-
l'aide indirecte, en principe libre au regard du droit national, n'a
pas
de
fondement au regard du droit communautaire
qui ne
connaît pas la distinction entre aide directe et aide indirecte et
interprète la notion d'aide dans un sens très large ;
- les dispositions communautaires applicables en la matière
résultant
d'actes de la Commission européenne
interprétatifs du Traité
(" communications ",
" encadrements ")
dont la valeur juridique demeure
incertaine ;
- enfin, les collectivités territoriales ne sont ni suffisamment ni
précisément informées des
obligations de
notification
qui sont susceptibles de s'imposer au regard du droit
communautaire.