AUDITION DE M. RENATO RUGGIERO, DIRECTEUR GÉNÉRAL
DE
L'ORGANISATION MONDIALE DU COMMERCE (4 FÉVRIER 1997)
M. René Monory, Président du Sénat.
-
Monsieur le Directeur général, Monsieur le
Président, de la commission, Mesdames, Messieurs les Sénateurs,
Mesdames et Messieurs, quelques mots pour vous remercier de vous être
mobilisés. Je me réjouis de l'initiative de la commission des
Affaires Économiques qui nous donne aujourd'hui à la fois le
plaisir et l'honneur de recevoir M. Renato Ruggiero, et l'occasion
d'améliorer et d'approfondir notre culture économique et
financière internationale. Notre opinion publique a toujours, en effet,
tendance à se replier sur elle-même quand on lui parle de la
mondialisation.
C'est l'occasion d'entendre M. Renato Ruggiero. Je l'ai rencontré
ce matin, dans mon bureau, avec M. Jean François-Poncet,
c'était vraiment passionnant.
M. Jean François-Poncet, Président de la Commission des
Affaires économiques. -
Monsieur le Président, Monsieur le
Directeur général, je voudrais tout d'abord remercier le
Président du Sénat d'être ici et d'honorer de sa
présence notre réunion. Je voudrais naturellement remercier M.
Renato Ruggiero d'avoir répondu à notre invitation.
Je crois que le recevoir ici, aujourd'hui, est un véritable
privilège, en ce sens qu'il est l'homme-clé de ce que l'on peut
considérer comme le problème majeur de cette fin de
siècle. Si l'on posait à une audience, dans presque n'importe
quel pays, la question suivante : " quel est ce problème
majeur " ? Je crois qu'il se trouverait à peu près
90 % des gens qui répondraient : " c'est la
mondialisation ". Je ne prétends pas que ceux qui font cette
réponse savent exactement ce que ce mot recouvre, mais ce mot est sur
toutes les lèvres et l'homme qui le symbolise est M. Renato
Ruggiero.
Monsieur le Directeur général, vous accueillir ici aujourd'hui
est un privilège. J'ajoute que ce n'est pas une surprise. Je vous
connais depuis de nombreuses années, nous avons participé
ensemble à diverses entreprises, concernant en général la
construction européenne. Je sais que vous parlez le français
mieux que la plupart d'entre nous et il m'a toujours semblé que vous
aviez une certaine sympathie pour la France. Laissez-moi vous dire que je vous
suis très reconnaissant d'être venu.
Nous sommes très curieux de ce que vous allez nous dire, pour de
multiples raisons. Je vous pose tout de suite quelques questions pour orienter
votre intervention.
L'Organisation Mondiale du Commerce est née, vous le savez, il y a
très peu de temps. Elle a deux ans d'âge. Elle a remplacé
une organisation dont les initiales avaient fini par être
familières, le GATT. Je crois que personne n'était capable de
dire ce que ces initiales recouvraient, mais tout le monde avait du GATT le
sentiment que c'était l'une des menaces qui pesaient sur notre pays, sa
prospérité et ses emplois. Voilà l'Organisation Mondiale
du Commerce qui, après un demi siècle -puisqu'elle devait
naître après 1945-, est née.
Monsieur le Directeur général, nous souhaiterions que vous nous
disiez en quoi l'Organisation Mondiale du Commerce est différente du
GATT. Est-elle un progrès ? Sur quel plan est-elle un
progrès ? Nous avons eu souvent le sentiment que le GATT
était une organisation dont les règles s'appliquaient davantage
aux puissances faibles qu'aux puissances fortes, que les États-Unis
s'appuyaient sur le GATT quand cela les arrangeait, et qu'au contraire, ils en
prenaient à leur aise quand leurs intérêts n'allaient pas
dans le sens du GATT. Est-ce que l'OMC apporte une réponse aux
déficiences que le GATT avait manifestées ?
Deuxièmement, la mondialisation. Monsieur le Directeur
général, je n'ai pas besoin de vous dire que si vous posiez la
question par le biais d'un sondage, dans un pays comme la France, les opinions
favorables seraient très largement minoritaires. On a le sentiment que
la mondialisation est une machine à détruire les emplois, que
c'est une machine par laquelle nos investissements se délocalisent et
vont transférer des emplois français en Asie ou en
Amérique Latine. Que peut-on répondre à cela ?
Comment imaginez-vous que l'on puisse arriver à combler le
déficit d'information qui existe, l'écart entre une opinion
publique très réservée et une réalité
internationale qui se développe avec une considérable
rapidité dans le sens de la mondialisation ? N'y a-t-il pas des
limites à la mondialisation ? Les limites d'autrefois
n'étaient pas seulement les tarifs et les contingents, c'était
aussi les frais de transport. Il existait une protection géographique.
Aujourd'hui, ces protections ont toutes éclaté ou sont en voie de
le faire. Est-ce qu'il n'y a pas un moment où il faut dire : "oui,
il nous faut du libre échange, c'est un vecteur de progrès, mais
à condition de lui fixer des limites et des règles" ?
Quelles sont ces limites et ces règles ?
Troisième question. Au moment où la mondialisation progresse,
nous construisons en même temps une Europe unie. Pouvez-vous nous dire
comment vous voyez la place de l'Union Européenne dans le contexte de
cette mondialisation ? Est-ce que la mondialisation ne la rattrape pas ?
Est-ce qu'elle ne la dilue pas ? Est-ce que l'Europe est encore à
l'ordre du jour, compte tenu de ce mouvement qui crée une planète
unique ? Que pensez-vous, dans ce contexte, de la monnaie unique qui va
naître ?
Voilà beaucoup de questions : excusez-moi de vous
" bombarder " tout de suite.
Je vous donne la parole et je vous renouvelle encore une fois le
témoignage de notre reconnaissance et de notre extrême
curiosité.
M. Renato Ruggiero. -
Merci infiniment, Monsieur le Président du
Sénat et merci beaucoup, Monsieur le Président, si vous le
permettez, mon cher ami, au nom de grandes expériences
européennes que nous avons faites ensemble. Mesdames, Messieurs les
sénateurs, Mesdames, Messieurs, je me sens très honoré
d'être aujourd'hui parmi vous. C'est à moi de vous remercier et
non à vous car venir à Paris au Sénat est non seulement un
honneur, mais aussi un grand plaisir. Je vous remercie d'avoir organisé
ce débat sur la mondialisation car c'est quelque chose qui manque,
notamment en Europe. Nous avons besoin de pouvoir essayer d'éclaircir ce
phénomène qui a déjà marqué la fin de ce
siècle et qui va marquer encore plus le début du XXIème
siècle. Votre initiative est très importante et très
intéressante.
Je crois que vous avez tout à fait raison quand vous dites que la
mondialisation suscite avant tout de grandes inquiétudes, de grandes
incertitudes dans l'opinion publique. C'est à cause du manque
d'information et de débats. Nous devons essayer d'éclaircir la
réalité. La mondialisation ne sera jamais le paradis, mais elle
ne sera pas l'enfer. Ce que sera la mondialisation dépend de nous et de
la contribution que nous y amenons.
Je veux vous dire une chose tout de suite. Vue de Genève, la France est
une grande puissance commerciale, un grand acteur dans la mondialisation. Vous
êtes le quatrième pays importateur et exportateur au monde, le
deuxième pays exportateur en matière de services, le
troisième pays receveur d'investissements directs. Vous n'êtes pas
une puissance marginale, vous êtes une puissance au sein de l'action de
la mondialisation et de la création de la mondialisation. Vous devez
donc participer à ce débat avec non pas seulement de l'espoir,
mais avec la conscience et le sentiment que vous pouvez avoir -comme vous
l'avez toujours eu dans l'histoire de la politique étrangère et
de l'économie internationale- un rôle principal sur ce que va
être cette mondialisation.
La première question que M. le Président m'a posée est la
suivante : quelle est la différence entre le GATT et l'Organisation
Mondiale du Commerce ?
Du point de vue institutionnel, le GATT était un accord commercial
provisoire. L'OMC est une institution internationale. De ce point de vue, il y
a une différence institutionnelle remarquable.
La chose la plus importante est que le GATT était une organisation qui
gérait le système multilatéral des échanges sur une
base volontariste, certes contraignante, mais davantage volontariste et
obligatoire. L'OMC est un système qui gère le système
multilatéral des échanges sur la base de règles
contraignantes acceptées et négociées du point de vue
international, avec un système de règlement des différends
capable d'imposer le respect des règles et des disciplines.
A Singapour, les pays membres ont procédé à une analyse
des deux premières années de fonctionnement de l'OMC et en
particulier de la procédure pour la solution des différends.
Cette procédure constitue un des fondements de l'OMC. Elle est efficace
et est utilisée aussi bien par les pays industrialisés que par
les pays en voie de développement qui, du temps du GATT, ne
l'utilisaient pratiquement pas. A présent, les pays en voie de
développement sont presque pour moitié à l'origine des cas
présentés.
Pourquoi ? Parce que cette procédure peut être aussi bonne
pour les grands pays que pour les petits pays. Le cas que l'on mentionne
toujours est celui du Costa Rica, petit pays qui a amené les
États-Unis devant la procédure pour une question de textile. Le
Costa Rica a gagné, les États-Unis ont accepté de modifier
leur position. D'autres arrêts importants ont été pris. Un
autre pays a, par exemple, obtenu un changement dans la législation des
États-Unis en matière d'environnement.
C'est un système qui fonctionne de façon automatique,
transparente et, jusqu'à ce jour, à la satisfaction de tous.
Tel est le point qui apparaît à la surface comme
l'élément substantiel des différences entre le GATT et
l'OMC. Mais si, pour un instant, on laisse ce qui est l'aspect institutionnel
ou celui des procédures pour faire respecter les règles, et que
l'on s'attache au problème de la direction du programme de travail, nous
avons devant nous un programme de travail imposant, et certainement bien
différent de ce qu'était le programme de travail du GATT.
D'ici à 15 jours, nous devons conclure une négociation qui peut
être appelée "historique" sur la libéralisation -cela
couvre pratiquement 90 % du marché mondial- et sur les
règles de concurrence dans le domaine des
télécommunications. Cela veut dire 500 milliards de dollars en
terme de revenus des sociétés de
télécommunications.
Par exemple, en 1987, les sociétés américaines
dépensaient, pour les services de télécommunications,
15 % de plus que leur consommation de pétrole. Si on fait le
rapport entre ce chiffre de 1987 et la réalité d'aujourd'hui, et
qu'on le compare avec la situation européenne, on arrive à des
considérations de quantités beaucoup plus grandes. Cela veut dire
que, véritablement, dans le XXIème siècle, les services de
télécommunications seront beaucoup plus importants que ce
qu'était le pétrole dans la société
industrialisée dans laquelle nous avons vécu.
Un mois et demi après la conclusion de la prochaine négociation
sur les télécommunications, nous devons compléter la
négociation sur les technologies de l'information, c'est-à-dire
l'élimination, d'ici à l'an 2000, de la plus grande partie des
droits de douanes, pour tous les pays, des produits de technologies de
l'information. C'est une négociation qui intéresse beaucoup la
France, en raison de sa position très compétitive dans le monde.
Là aussi, nous sommes devant des chiffres très
intéressants. Le commerce des technologies de l'information dans le
monde représente aujourd'hui 500 milliards de dollars, pratiquement la
valeur globale du commerce de tous les produits agricoles. Si vous prenez les
deux dossiers, celui des télécommunications et celui des
technologies de l'information, vous pouvez conclure que pour la valeur et
l'importance, nous avons pratiquement déjà accompli un nouveau
round.
Il faut ajouter qu'au mois d'avril, nous recommençons la
négociation pour la libéralisation des services financiers,
banques, assurances, etc, que nous devrions compléter d'ici la fin de
l'année.
Avec ces trois grandes négociations sectorielles :
télécommunications, technologies de l'information, et services
financiers, nous pouvons dire que nous amenons le système commercial
mondial pratiquement à la hauteur de ce que seront les
nécessités du XXIème siècle.
Mais ce serait peu de parler seulement de chiffres et de quantités. Avec
cette libéralisation et avec les règles de concurrence faites
pour défendre les nouveaux concurrents et les petits concurrents devant
les positions dominantes des grandes sociétés existantes, nous
sommes en train de donner la possibilité à tous les pays du
monde, sur une position paritaire, pays riches et pays pauvres, d'avoir le
même accès à l'information et à l'éducation.
C'est un processus révolutionnaire qui va changer véritablement
la société humaine de demain. C'est quelque chose qui
dépasse de beaucoup le cadre quantitatif et sectoriel.
De plus, 28 pays sont candidats à l'adhésion à l'OMC. Ce
sont tous des pays en voie de développement ou des économies en
transition. Cela démontre que la vision d'une économie de
marché, dans un cadre de règles et de disciplines
acceptées du point de vue international, est considérée
comme la voie la plus importante pour le développement de ces pays ,
dont un grand nombre sont importants du point de vue commercial comme la Chine,
la Russie, l'Ukraine, les pays baltes, l'Arménie, l'Arabie Saoudite,
Taiwan, etc.
Enfin, nous préparons également une conférence très
importante qui montrera que l'OMC n'est pas un club qui s'occupe simplement des
nouvelles technologies ou des produits qui intéressent les pays
industrialisés, mais est au contraire une organisation qui prend bien en
compte les nécessités des pays les plus pauvres. Nous
organiserons cette année une conférence à laquelle
participeront les principales institutions financières internationales
pour étudier une approche intégrée -et c'est cela la
nouveauté- des efforts conduits par chacune de nos organisations pour
combattre la marginalisation des pays les plus pauvres. Dans le cadre de
l'Organisation mondiale du commerce avec la Banque mondiale, nous sommes aussi
en train d'étudier comment nous pouvons utiliser les nouvelles
technologies pour faire faire un grand pas en avant aux pays les moins
développés. L'un des objectifs que nous nous sommes fixé
est de donner, d'ici à 10 ans, à chaque petit village dans le
monde un téléphone mobile. Cela peut être la
différence entre la vie et la mort car avec un téléphone
mobile, vous pouvez appeler du secours pour des maladies, avoir des
renseignements, etc. C'est l'une des choses que nous sommes en train de faire.
En outre, avec la Banque mondiale, nous sommes en train de créer un site
sur Internet et de réaliser des investissements pour permettre aux pays
africains de recueillir toutes les donnés possibles concernant les
politiques et les données statistiques de développement, y
compris des exemples de politiques applicables à certaines situations,
de sorte que les hommes politiques des pays en voie de développement
aient à disposition toutes les informations dont ils peuvent avoir
besoin.
La bataille que nous menons va bien au-delà de l'ouverture des
marchés, car il s'agit d'essayer d'améliorer les conditions de
vie des pays les plus pauvres du monde. Ceux-ci ne peuvent pas rester
çà l'écart des bénéfices de la globalisation
de l'économie de la mondialisation.
La mondialisation est une réalité. Ce n'est pas une option. C'est
une réalité qui est déjà dans notre vie
quotidienne, c'est une réalité qui commence chez nous : le
matin, vous vous réveillez avec un petit appareil radio japonais
assemblé en Malaisie, vous buvez un café de Colombie, vous prenez
votre voiture qui a été construite en France mais dont 50 %
des pièces viennent de partout dans le monde, puis vous allez au bureau
où il y a votre ordinateur et tous les autres instruments produits avec
des pièces venant de partout dans le monde. La mondialisation est
déjà, dans notre vie quotidienne, une réalité. Ce
n'est pas un choix. La mondialisation est la conséquence du
progrès technologique : le développement des transports
terrestres, maritimes, aériens, des télécommunications, de
la télévision, etc.
Il faudrait arrêter tout cela pour arrêter la globalisation.
Pensez-vous que dans nos pays, on pourrait accepter une société
sans mondialisation ? Par exemple, quel serait le prix d'une voiture
construite entièrement en France ? Combien de gens pourraient
acheter ce genre de voiture ? Moins peut-être, car les prix seraient
beaucoup plus élevés et la qualité ne serait
sûrement pas la même que celle que vous pouvez avoir en achetant
les meilleures pièces de rechange aux meilleurs prix dans le monde. Dans
notre vie quotidienne, ce serait une révolution absolument inacceptable
pour chacun de nous, d'autant qu'elle s'accompagnerait d'une destruction
d'emplois. Il est inimaginable de garder les exportations et interrompre les
importations. La conséquence serait que les autres pays feraient la
même chose. Notre niveau de vie baisserait et nous perdrions des emplois.
La mondialisation est un processus auquel on ne peut s'opposer, mais auquel on
doit s'adapter. Tel est le premier défi auquel nous devons faire face.
La mondialisation ne détruit pas les emplois. Considérez
maintenant que les pays qui ont une plus forte croissance dans le monde sont
les pays d'Asie, les pays d'Amérique Latine, certains pays d'Afrique et
certains pays de l'Europe centrale et orientale qui, vous le savez sont de
grands pays importateurs de produits européens et français. Si on
fait le bilan de ce que sont nos exportations et nos importations dans ces
pays, nous voyons que notre croissance et nos créations d'emplois
dépendent de nos relations avec ces pays.
La mondialisation est aussi le résultat du progrès
économique et technique. Aujourd'hui, nous avons, par l'effet de la
mondialisation, deux milliards d'hommes en Asie, en Amérique Latine,
dans certains pays d'Afrique et dans certains pays de l'ex-Union
soviétique qui sont en train d'arriver sur le marché de la
consommation et de la production. C'est une chance énorme pour les pays
industrialisés que de pouvoir ouvrir leurs marchés à leurs
exportations, et de pouvoir donner à ces pays les moyens de se
développer. Cela ne devrait pas nous rendre la vie difficile et, au
contraire, pourrait permettre à nos pays d'accroître leur
croissance dans les années à venir. Cependant, si la
mondialisation est une grande opportunité et un grand espoir, et non pas
un danger, nous devons être conscients qu'il existe aussi des risques.
Personne ne peut dire que c'est un processus facile et que tout va bien se
passer. Mais si nous savons nous adapter et adapter nos structures aux besoins
de la mondialisation, je crois que nous pouvons en tirer un profit
énorme.
La croissance n'est plus uniquement dans les pays industrialisés, elle
est aujourd'hui souvent à deux chiffres dans certains pays en voie de
développement.
La dernière question que l'on m'a posée est celle du rôle
de l'Europe dans ce processus de mondialisation.
L'Europe est un passage indispensable pour permettre aux pays européens
d'avoir une plus grande compétitivité dans le monde. Nous avons
parlé aujourd'hui de ce que pourrait être la contribution d'une
monnaie européenne à une plus grande stabilité dans le
domaine des parités monétaires. Je crois que la question d'une
monnaie européenne donnerait une plus grande stabilité au
marché des changes monétaires. La monnaie unique devrait marquer,
non pas la fin d'un processus dans la construction européenne, mais le
point de départ d'une plus grande participation à la
compétition mondiale et à la mondialisation. Je ne vois pas de
contradiction, mais une complémentarité.
Comment combler le déficit d'informations ?
Tel est le problème essentiel devant lequel nous nous trouvons et devant
lequel vous vous trouvez dans vos circonscriptions électorales, et dans
vos batailles quotidiennes dans la vie politique. Nous devons changer de
message, nous devons dire la vérité avec tout l'espoir que cette
vérité entraîne avec elle. En effet, le message n'est pas
un message de désespoir. C'est non seulement un message d'adaptation, de
changement, mais aussi un message de croissance, un message d'entrée
dans une nouvelle phase avec une rapidité et une vélocité
qui ne dépendent pas de nous, mais qui seront certainement l'une des
contraintes.
Certaines choses vont avoir une signification différente. Prenons le
problème de la sécurité de l'emploi. Il est évident
qu'aujourd'hui, la sécurité de l'emploi, notamment en Europe, est
liée à l'immobilité : on considère qu'un
emploi est sûr si c'est un emploi dans lequel, vous pouvez rester toute
votre vie, quoi qu'il se passe. C'est peut-être la raison pour laquelle
50 % des jeunes européens songent à avoir un emploi dans la
fonction publique. Il est évident que dans les années qui
viennent, la sécurité de l'emploi ne sera pas synonyme
d'immobilité. L'éducation sera encore plus déterminante
dans le processus d'adaptation. Les jeunes doivent de plus en plus avoir la
capacité d'être flexibles et mobiles dans leur vie
professionnelle. La sécurité sera liée à cette
capacité de flexibilité et de mobilité. Ceux qui seront
capables de flexibilité et de mobilité devraient avoir une
sécurité de l'emploi plus grande que celle que l'on connaît
aujourd'hui.
Les choses deviennent différentes et nous devrons nous adapter à
ces changements conceptuels en allant vers la mondialisation.
Ma conclusion -et j'espère que nous pourrons, à travers les
questions et les réponses, entrer davantage dans le vif du débat-
est qu'il n'y a rien d'inéluctable dans la mondialisation. C'est quelque
chose qui dépend, comme je l'ai dit au début, de notre action, de
notre politique, de notre volonté. On ne peut pas arrêter le
progrès technique, le progrès humain. Il faut se rendre compte
que la mondialisation, aujourd'hui, n'est plus simplement la libre circulation
des biens et des capitaux, et qu'elle revêt de plus en plus une dimension
humaine.
Si vous voyagez dans le monde, vous observez que les Gouvernements et les
opinions publiques perçoivent de plus en plus les
bénéfices de la mondialisation, porteuse d'espoir, de pouvoir
améliorer leur niveau de vie. Il est impensable de pouvoir fermer nos
frontières aux marchandises et aux hommes sans avoir devant nous une
catastrophe de caractère mondial. La politique d'ouverture, la politique
d'adaptation vers la mondialisation est une nécessité et, je le
répète, un grand espoir de croissance et de paix.
M. Jean François-Poncet -
Merci de cette brillante introduction
qui, je crois, ouvre parfaitement notre débat. Je vais vous poser tout
de suite une question qui intéresse, je le sais, un certain nombre de
ceux qui sont ici et, au-delà, la plupart des sénateurs.
Nous nous attendons à ce qu'à partir de l'an 2000, on entre de
nouveau dans un grand cycle de négociations, et nous nous
préoccupons de savoir dans quelle mesure ces négociations auront
l'agriculture pour cible. Notre préoccupation est de savoir si nous
devons nous attendre à ce que des pressions analogues à celles
que nous avons connues dans l'Uruguay round s'exercent sur notre agriculture.
Quand on va à Bruxelles, on est frappé de ce que les responsables
de la politique agricole européenne considèrent qu'il va falloir
remettre la politique agricole européenne en chantier, alors qu'il nous
semble qu'elle vient à peine d'être réformée et que
des pressions considérables vont s'exercer pour la libéraliser
encore plus qu'elle ne l'est. Pouvez-vous nous dire, dans les perspectives de
notre agriculture nationale, mais dans son cadre européen, quelles sont
les pressions auxquelles nous devons nous attendre ? Comment pensez-vous
que nous puissions ou devions réagir ?
M. Renato Ruggiero. -
Vous savez qu'à la fin du cycle de
l'Uruguay, on a pris un engagement ferme d'avoir, à la fin de notre
siècle, notamment à la fin de l'année 1999, une nouvelle
phase de négociation pour continuer dans la voie de la
libéralisation dans les secteurs de l'agriculture, et des services, mais
aussi pour reprendre aussi les négociations sur la
propriété intellectuelle, et, à la lumière des
décisions prises à Singapour, engager éventuellement une
négociation sur les investissements et les règles de concurrence.
Il existe déjà une pression de certains pays qui disent que dans
ce cadre, il faudrait y ajouter encore une libéralisation
ultérieure pour les produits industriels.
Certains parlent déjà d'un nouveau cycle de négociations
commerciales, d'autres préfèrent ne pas prononcer ce mot, mais,
certes, à la fin de ce siècle, d'ici pratiquement 3 ans, nous
sommes tenus par les engagements que nous avons déjà pris lors de
la conclusion des négociations d'Uruguay, devant des négociations
futures très importantes. Dans ces négociations, l'agriculture
aura une place importante.
Vous me posez la question de savoir si l'Europe devra faire face à une
pression comparable à celle qu'elle a connue dans l'Uruguay round. Je ne
veux pas entrer dans une telle discussion mais il me semble que la pression
sera certainement importante.
Au regard de l'attente, notamment des pays en voie de développement,
d'avoir un degré plus fort de libéralisation dans la politique
agricole commune ; au regard de ce que sera la pression à venir pour
l'élargissement de l'Union Européenne aux pays de l'Europe
centrale et orientale, compte tenu des contraintes budgétaires
auxquelles nous devrons faire face dans le cadre de l'Union Européenne ;
et, si on reste dans le domaine mondial, au regard d'un certain changement dans
la politique de soutien des États-Unis pour les productions agricoles,
je crois que la pression existera et sera forte pour continuer le processus de
libéralisation.
Quant à la manière dont les experts, à Genève,
voient la position de l'Europe, et notamment de la France, on a l'impression
que la France est un pays qui devrait tirer de grands avantages d'une
libéralisation ultérieure dans le domaine agricole. La France a,
dans la plupart des cas, une économie agricole très performante,
compétitive. Les marchés qui pourraient s'ouvrir dans les pays
asiatiques sont d'une très grande importance. La France ne devrait donc
craindre une phase ultérieure de libéralisation.
Évidemment, il convient de se préparer à cela. J'ajoute
que les diminutions du soutien agricole ne concernent pas toute une
série de subventions pour améliorer l'environnement, le tourisme
et toute une série d'activités qui ne sont pas liées
à la production agricole. Certes, il faudra introduire des changements
et, dans certains cas, peut-être difficiles, mais les perspectives, en
général, telles qu'on les voit de l'extérieur pour ce qui
concerne la France sont des perspectives positives.
M. Michel Souplet. -
Monsieur le Directeur général, dans
la foulée, faisant suite à la question que vient de poser M. le
Président Francois-Poncet, je voudrais vous poser une question.
Pensez-vous que l'Europe sera capable de parler, dans les négociations
futures, d'une seule voix ? Je pense au problème agricole. Il est
évident que l'agriculture européenne a une vocation totalement
différente de l'agriculture des grands pays exportateurs comme les
États-Unis, le Canada, la Nouvelle-Zélande. En effet, se pose le
problème de la densité démographique et de
l'aménagement du territoire. Nous pensons que la loi d'orientation
agricole devra considérer ces nouveaux paramètres et devra donc
proposer à l'agriculture française des perspectives de
développement qui devront tenir compte d'une part, de son rôle
dans l'aménagement du territoire et, d'autre part, de son rôle
dans la conquête des marchés extérieurs.
Il nous faut une agriculture offensive, il faut que l'Europe soit offensive et
ne se contente pas d'accepter la pression extérieure car il existe
d'immenses possibilités de consommation dans le monde et la France doit
y avoir sa place.
M. Renato Ruggiero. -
Je vous remercie de votre question qui est
à mon avis très bien centrée.
Ceux qui pensent que l'Europe est une forteresse se trompent. L'Europe n'est
pas une forteresse. De tous points de vue, l'Europe est ouverte et pleinement
insérée dans la réalité économique mondiale.
Si je dois exprimer, en tant que vieil européen, un jugement sur
l'attitude européenne, je dirais que l'Europe apparaît parfois
plus sur la défensive que sur l'offensive. Ce que vous avez dit me
plaît beaucoup : l'Europe doit apparaître beaucoup plus sur
l'offensive que sur la défensive. Elle doit demander l'ouverture des
marchés plutôt que de défendre ses marchés. Le
véritable pari qu'il faut faire dans ces négociations est d'avoir
davantage accès aux marchés pour exporter. Évidemment, il
faut être à même de pouvoir ouvrir ses propres
marchés.
Sur le problème de l'Europe qui parle d'une seule voix, je peux vous
dire qu'à Genève, l'Europe parle toujours d'une seule voix. La
voix de l'Europe, indépendamment des diversités à
l'intérieur des délégations européennes,
apparaît comme une voix unique. L'Europe, à Genève, est
très forte et c'est le jugement de toutes les autres
délégations.
M. Jean-François Le Grand. -
Vous avez affirmé un acte de
foi en disant que la mondialisation était un grand espoir. Je ne demande
qu'à partager votre credo, mais j'ai auparavant quelques
inquiétudes à lever.
La première concerne l'évolution des salaires, aux
premières lumières de la mondialisation. On constate que dans les
pays les moins développés, les salaires les plus bas
évoluent plus vite vers le haut, alors qu'à l'inverse, dans les
pays développés, les salaires les plus bas sont tirés vers
le bas et les salaires les plus hauts évoluent vers le haut. Cela
crée une distorsion qui devient socialement difficile à supporter
et la correction est généralement de freiner la chute des
salaires les plus bas. Cela produit une distorsion des termes de
l'échange et finalement percute la compétitivité.
Quels seraient les moyens de régulation que l'on pourrait avoir à
l'égard de ce premier phénomène ?
Par ailleurs, vous avez dit que vous étiez en train d'organiser une
conférence internationale rassemblant l'OMC et les différents
organismes mondiaux financiers. La fluctuation des taux de change d'une part,
et les spéculations gigantesques auxquelles on assiste, d'autre part,
font que l'on devrait peut-être organiser un plus grand rapprochement
entre l'OMC et le FMI, par exemple, afin qu'il existe des actions plus
harmonieuses et conjuguées ; faute de quoi la spéculation qui
permet de vendre sans détenir et d'acheter sans payer, va venir
perturber fortement la mondialisation des échanges.
M. Renato Ruggiero. -
Sur votre première question, je peux
répondre par deux considérations.
Comme vous le savez, le problème du respect des normes sociales fut l'un
des éléments les plus importants de la conférence de
Singapour. Nous sommes arrivés à la conclusion qu'avant tout, se
pose un problème important : il faut que tous les pays s'engagent
à respecter les normes sociales. Tel est l'engagement. Dans le
passé, il n'existait pas d'engagement dans le domaine commercial.
Aujourd'hui, nous l'avons : le Bureau International de Travail doit
s'occuper des normes sociales, en premier chef. Le Bureau International de
Travail a pris des initiatives pour un programme de travail afin
d'améliorer la situation.
Par ailleurs, les États sont tombés d'accord sur le point que
vous évoquiez. La croissance conduit à une amélioration de
la défense des droits sociaux. La croissance est facilitée par la
libéralisation des échanges. Il ne faut donc pas agir à
travers des mesures de protectionnisme, mais au contraire en ouvrant les
économies. C'est le message donné à Singapour et c'est la
contribution que nous pouvons apporter, en tant qu'organisation internationale,
à ce problème.
Du point de vue des pays, le problème que vous avez soulevé doit
être réglé au niveau national ou communautaire. Je
reconnais qu'il y a là un problème, même si celui-ci doit
être réglé à travers la formation professionnelle et
la restructuration de l'appareil industriel. Ce n'est pas une organisation
internationale à caractère contractuel comme l'OMC qui peut
donner une réponse à ce problème.
M. Marcel Deneux. -
En dehors des grands principes que je partage,
très souvent, dans la négociation, on s'aperçoit que c'est
sur des détails pratiques et les données d'entrée de la
négociation que l'on se fait rouler.
Les Américains viennent de modifier leurs aides. Est-ce que les
nouvelles aides américaines vont être considérées
dans la boîte verte ? Autrement dit, seront-elles exemptées
de réduction ?
Croyez-vous évitable que les bases des exportations agricoles des PECOS
et de l'Europe soient jumelées ? Est-il inévitable que l'on
soit obligé de les additionner quand on va négocier ?
Que pensez-vous de la suppression de la règle de l'unanimité dans
les différends ? Est-ce que cela va, à l'avenir, modifier
les règles en matière d'agriculture et de normes
sanitaires ?
M. Renato Ruggiero. -
Si je comprends bien la première question,
vous voulez savoir comment les aides américaines vont être
jugées. Si quelqu'un estime que les aides américaines ne sont pas
conformes aux règles, il peut toujours, à Genève, entamer
une procédure pour avoir un jugement sur la compatibilité des
aides américaines avec les règles de l'OMC. Pour l'instant,
personne n'a formulé cette réflexion. Aucun État n'estime
que les nouvelles aides américaines ne sont pas conformes aux
règles internationales, mais je peux être démenti si un
État engageait une procédure et si, au terme de celle-ci, un
arrêt était prononcé contre les règles de soutien
à l'agriculture.
Je n'ai pas compris la question sur les exportations des pays de l'Europe
orientale.
M. Marcel Deneux. -
Du fait de l'entrée des PECOS, nous jouons,
nous, l'Europe, un rôle tout à fait particulier à la fois
sur l'équilibre de l'Europe et sur le développement
démocratique. Est-ce qu'il en sera tenu compte ou va-t-on,
obligatoirement, additionner les anciennes exportations des PECOS et les
nôtres ? Nous souhaiterions que dans les négociations, il
soit tenu compte de ce que nous avons fait pour les PECOS et que d'autres pays
dans le monde n'ont pas fait, et de notre apport à l'équilibre du
monde au cours des 5 dernières années.
M. Renato Ruggiero. -
C'est un problème que l'on pourra poser au
moment où commencera la négociation. Pour l'instant, il ne se
pose pas.
M. Marcel Deneux. -
Vous avez vu que la Hongrie commence à
flotter dans le groupe de CAIRNS.
M. Renato Ruggiero. -
La Hongrie a un autre problème au sujet
duquel une procédure est en cours. En effet, elle n'a pas, selon
certains pays, respecté toutes les règles concernant les
subventions aux exportations. Le différend est ouvert entre la Hongrie
et plusieurs pays de l'OMC.
Le problème que vous soulevez devra être posé au moment des
négociations. Pour l'instant, il ne se pose pas car il n'y a pas
addition des exportations des PECOS avec l'Union Européenne.
M. Alain Richard. -
Vous avez un peu répondu à la question
que je voulais vous poser en parlant de la clause sociale. Le GATT a eu le
mérite de commencer très modestement à développer
un schéma d'organisation des échanges de plus en plus
structuré pour le respect d'une série de droits sociaux minima.
On en est exactement au point de démarrage.
Or, l'OMC doit résoudre problème d'harmonisation progressive du
travail puisque les règles sociales influencent directement la
concurrence et les objectifs de travail du BIT qui existe depuis bientôt
100 ans.
Comment voyez-vous l'incorporation progressive, sans doute sur une longue
période, des règles sociales mises au point par le BIT dans
l'organisation des échanges commerciaux ?
M. Renato Ruggiero. -
Le problème ne se pose pas aujourd'hui. En
effet, le problème qui avait été posé était
de savoir quelle pouvait être la contribution d'une organisation mondiale
au respect des clauses sociales. Les 128 pays participant à la
conférence de Singapour, y compris la France, ont donné une
réponse unanime. Cette réponse, je l'ai déjà
indiquée. C'était avant tout l'engagement de respecter les normes
sociales, une fois qu'elles sont définies, et de confier cette
opération de définition et de contrôle au Bureau
International du Travail. En fait, nous sommes tous d'accord pour dire que le
respect des normes sociales peut être amélioré du respect
à travers la croissance économique, laquelle dépend de la
libéralisation des échanges. La contribution que nous pouvons
faire pour obtenir le respect des règles sociales est de libérer
nos économies et les échanges. La libéralisation
améliorera la croissance, qui permettra une amélioration des
clauses sociales. Nous sommes contre le protectionnisme et le fait de mettre en
cause l'avantage comparatif des économies des pays en voie de
développement comme moyen de faire pression dans le règlement de
la clause sociale. C'était une conclusion unanime. A partir de
là, le Bureau International du Travail a entrepris une action. Telle est
la contribution que nous pouvons apporter. Si nous décidions des mesures
de restriction à l'encontre d'un pays, nous entraverions sa croissance.
M. Jean François-Poncet. -
Vous me permettrez de vous poser une
question très souvent débattue dans la presse et dont
l'importance ira croissant. C'est le problème de l'entrée de la
Chine dans l'Organisation Mondiale du Commerce, qui se subdivise en de
nombreuses autres sous-questions.
La Chine souhaite-t-elle vraiment y entrer ? La Chine est-elle prête
à admettre d'y rentrer avec les règles qui s'appliquent à
tous les pays ? Cherche-t-elle et a-t-elle des chances d'obtenir un
régime particulier ? Au fond, quel est notre propre
intérêt dans cette affaire ? Devons-nous souhaiter
l'entrée de la Chine ou non ?
M. Renato Ruggiero. -
Si vous me permettez, on n'a pas toujours
partagé mes réponses sur la clause sociale. Je voudrais essayer
de dire encore un mot sur la clause sociale.
Ce fut un problème longuement débattu à tous les niveaux.
Finalement, tous les pays sont arrivés à la conclusion que je
vous ai faite. Pourquoi ? Le problème peut être vu de deux
façons.
Quel est l'objectif de cette opération ? S'assurer que les enfants
pauvres de notre monde puissent améliorer leurs conditions de vie ou
défendre des emplois qui deviennent de moins en moins compétitifs
dans les pays industrialisés ? La réponse à cette
question de base donne satisfaction ou non à ceux qui la posent car si
nous sommes en train de chercher comment on peut améliorer le destin des
pays pauvres, alors nous devons parier sur la croissance et non sur le
protectionnisme. Si nous voulons défendre les emplois non
compétitifs des pays industrialisés, il faut alors des mesures
restrictives. Nous voulons améliorer les conditions de vie des enfants
et pour cela, nous devons ouvrir nos économies et non pas les fermer.
M. Jean-François Le Grand. -
Cela me paraît être
encore trop un discours et non pas vraiment une réalité. La
réalité, on la vit au quotidien lorsque les salaires les plus bas
sont percutés dans un pays comme le nôtre. Je ne pense pas que ce
soit en appauvrissant les pays riches que l'on améliorera la situation
mondiale.
Il manque un élément dans tout cela -c'est un peu la question que
je posais-, un élément de régulation. Tant que l'on n'aura
pas arrêté cette spéculation gigantesque qui a un effet
pervers sur la mondialisation des échanges, on n'y arrivera pas. Ne
devrait-on pas avancer prudemment sur les chemins de la mondialisation en
essayant d'abord d'harmoniser nos rapports économiques et sociaux,
à l'intérieur de bassins régionaux, et en créant
des pôles d'équilibre reliés entre eux ? N'aurait-on
pas intérêt à aller prudemment vers cet Eden ? Vous
avez dit que la mondialisation n'est ni le paradis ni l'enfer. Je crains que ce
soit beaucoup l'enfer et pas assez le paradis.
Mme Josette Durrieu. -
Vous avez dit : on n'arrête ni le
progrès technique ni le progrès humain. Je ne suis pas certaine
que l'on puisse lier les deux de cette façon.
Puis, vous nous assénez une autre vérité, très
fortement : libéralisation égale croissance, croissance
égale progression des droits sociaux. J'ai envie de vous demander
d'argumenter, de prendre des exemples dans le passé, et
éventuellement, des projections et des perspectives dans le futur pour
nous convaincre. D'autres, avant vous, ont dit le contraire : la
liberté opprime, c'est la loi qui libère. J'aimerais savoir
comment on régule.
M. Renato Ruggiero. -
La première question concerne le soi-disant
avantage salarial. Si vous prenez toutes les études que l'on a faites,
même récemment, sur les critères pour réaliser un
investissement à l'étranger, vous voyez que le taux de salaire
est l'un des critères les moins importants dans une telle
décision. Dans le coût de production, le coût du salaire,
hormis quelques secteurs, n'est pas décisif. Enfin, le manque
d'économie externe et de technologie dans les pays les plus pauvres fait
en sorte que même si le coût du travail est très bas,
finalement, tout cela se réduit à un avantage tout à fait
minime. Les produits que ces pays peuvent exporter dans les pays
industrialisés sont très limités et leurs quantités
marginales.
Je comprends que dans le cas de tel secteur ou de telle industrie, une
répercussion soit possible, mais ce sont des phénomènes
tout à fait minimes. Jamais personne n'a dit que leur envergure
était suffisante pour pouvoir véritablement rendre plus pauvres
nos économies. C'est la première fois que j'entends dire que nous
pouvons devenir plus pauvres.
Savez-vous quel est l'impact des exportations des 48 pays les moins
développés au monde sur les exportations mondiales ?
0,4 %. Pensez-vous que nous sommes véritablement menacés par
ce 0,4 %? Non. Dans toutes les institutions économiques et
internationales, la réponse à votre question est très
claire : c'est un problème minime qui n'a pas de
répercussion.
Vous dites qu'il faut harmoniser les règles, mais il faut les harmoniser
une fois que ces pays connaissent la croissance. Sinon comment imposer à
ces pays des salaires qu'ils ne peuvent pas supporter ? Comment ce
système pourrait-il être viable ? C'est impossible. La seule
solution est la croissance à travers l'ouverture.
Madame, vous dites que cela n'est pas prouvé. Prenez le dernier rapport
de l'OCDE sur la clause sociale, vous y trouvez tous les exemples à
l'appui de ce que je dis. Personne, aujourd'hui, ne peut dire que la
libéralisation des échanges n'augmente pas la croissance. Un pays
comme la Chine, une fois qu'elle a décidé d'ouvrir son pays, a
commencé à avoir une croissance de 9 %.
Le Vietnam, après avoir décidé l'ouverture de son
économie, a connu, pendant 3 ans, la plus forte croissance dans le
monde, de l'ordre de 23 %. Aujourd'hui, il est devenu un pays exportateur
de produits agricoles, alors qu'auparavant, il était un pays
importateur.
Il est aujourd'hui généralement admis qu'un commerce ouvert peut
stimuler l'innovation et la créativité, encourager la
spécialisation et abaisser les coûts des facteurs de production.
De même, l'ouverture économique permet d'avoir accès
à des capitaux productifs, à de nouvelles technologies et
à des réseaux mondiaux de distribution, qui tous résultent
de plus en plus des liens entre le commerce et l'investissement. Au cours des
deux décennies écoulées, les économies ouvertes ont
enregistré un taux de croissance moyen de 4,5 pour cent, alors que ce
taux n'a été que de 0,7 pour cent dans les économies
fermées. De surcroît, non seulement la croissance des
économies ouvertes a été plus rapide que celles des
économies fermées, mais la croissance des économies en
développement ouvertes a été plus rapide que celle des
économies développées ouvertes. Cet état de fait
est reconnu par tout le monde, sinon, vous n'auriez pas 28 pays en voie de
développement et en transition qui demandent l'adhésion à
l'OMC.
En effet, il n'existe pas de lien automatique entre croissance et droits
sociaux. Un pays peut mener une politique antisociale, mais normalement, dans
tous les pays où il y a une croissance économique, le niveau de
vie, et donc des salaires progressent.
La Chine est un exemple de pays qui a choisi l'ouverture de son marché
et qui, à travers cette ouverture, a connu et continue de
connaître une croissance incroyable. Vous me demandez si la Chine veut
entrer dans l'OMC. Le fait qu'elle ait eu la patience de mener une
négociation depuis 10 ans déjà et qu'elle continue de
négocier pour entrer dans l'organisation mondiale est une
démonstration de foi et de volonté assez remarquable. Il existe
un débat en Chine, et c'est tout à fait naturel, mais je crois
que la Chine a aujourd'hui la volonté d'entrer à l'OMC.
Est-ce que la Chine peut respecter les règles ? C'est le
problème de la négociation. C'est un grand pays dynamique. Ce
pays doit maintenant s'adapter à toutes les règles de
marché de l'OMC. Il est évident que la Chine doit réaliser
un effort remarquable. Nous demandons à la Chine d'accepter toutes nos
règles et la Chine nous demande d'avoir des périodes de
transition. Telle est la question à laquelle nous sommes
confrontés, mais j'espère que cette négociation pourra
aboutir le plus tôt possible. Je crois que l'on peut dire que l'on
s'approche de la phase finale de la négociation.
M. Jean François-Poncet. -
Y a-t-il d'autres questions ?
J'ai l'impression, Monsieur le Directeur général, que vous avez
répondu à toutes les interrogations. Je ne sais pas si vous avez
abordé le problème de la monnaie unique européenne, grand
sujet, comme vous le savez. C'est un thème que j'ai abordé, en
particulier avec le Directeur général et je serais
intéressé que vous répercutiez devant cette
assemblée les observations que vous m'avez faites, en particulier sur le
rapport qu'il peut y avoir entre la monnaie unique d'une part, et le
déficit d'Europe politique, d'autre part.
M. Renato Ruggiero. -
Je dois, pour répondre à votre
question, abandonner ma casquette de directeur général de l'OMC
et m'exprimer à titre personnel. Il existe une nécessité
absolument fondamentale d'avancer et de conclure la négociation sur la
monnaie unique. Ce serait presque une tragédie si cet objectif majeur
devait échouer. Il y a eu trop d'attente, d'engagements et de sacrifices
afin d'avancer dans cette voie pour qu'à la fin de ce processus, on dise
que l'on n'y arrive pas.
Il faut y arriver avec une perspective et un esprit différents. La
monnaie unique ne doit pas être le point d'arrivée d'une
série de sacrifices budgétaires et de limitations dans les droits
sociaux des citoyens d'Europe. Si la monnaie unique devait être vue comme
l'imposition d'une discipline budgétaire sans qu'aucune explication ne
soit donnée sur sa nécessité, les citoyens d'Europe
s'éloigneraient davantage de cette grande et noble idée qu'est la
construction de l'Europe.
Nous devons donner davantage un cadre de référence politique
à cette construction. Il faut démontrer que si la banques
centrales ont des exigences pour ce qui concerne les disciplines
budgétaires, tout cela doit être encadré dans un grand
processus de construction politique de l'Europe, c'est-à-dire une
politique basée sur la position de l'Europe dans le monde et
l'amélioration de la création d'emplois en Europe, et non pas sur
une politique basée sur une croissance insuffisante. Il y a un effort
à faire, me semble-t-il, pour "repolitiser" l'objectif de la monnaie
unique et l'encadrer dans un processus visant à renforcer les
institutions politiques de l'Europe.
M. Jean François-Poncet. -
Il me reste, Monsieur le Directeur
général, à vous remercier d'être venu vous
prêter à toutes nos questions. Je crois que nous avons maintenant
une meilleure compréhension des problèmes qui sont posés.
De là à vous dire que toutes nos inquiétudes se sont
miraculeusement dissipées, ce serait excessif, mais je crois que vous
avez beaucoup fait pour nous faire progresser dans la compréhension de
cet énorme phénomène qu'est la mondialisation.
Mille merci, le Sénat vous est reconnaissant de vous être mis
à sa disposition, et bon vent pour l'avenir.
M. Renato Ruggiero. -
J'ai besoin du bon vent. Je vous remercie, mais
aujourd'hui, j'ai une grippe et je ne me suis peut-être pas
exprimé comme je l'aurais souhaité.
M. le Président. -
Vous avez été parfait.
AUDITION DE M. JEAN-PAUL FITOUSSI, PROFESSEUR À
L'INSTITUT D'ÉTUDES POLITIQUES DE PARIS, PRÉSIDENT DE
L'OBSERVATOIRE FRANÇAIS
DES CONJONCTURES ÉCONOMIQUES (4
FÉVRIER 1997)
M. le Président.
- Nous accueillons, à
présent, M. Jean-Paul Fitoussi. M. Jean-Paul Fitoussi est un
économiste distingué, connu de tous par ses écrits et ses
interventions multiples. Il nous avait semblé souhaitable, après
avoir entendu les deux principaux acteurs de la mondialisation sur le plan
international que sont le Directeur général de l'Organisation
Mondiale du Commerce et, demain, le Directeur du Fonds Monétaire
International, d'entendre aussi des voix françaises : la voix d'un
économiste qui défend souvent des thèses qui ne sont pas
celles de la majorité du gouvernement ; et la voix d'un grand
industriel, dont les investissements et les actions sont présents sur
l'ensemble de la planète : M. Messier, Président de la
Compagnie Générale des Eaux.
Par conséquent, nous entendons maintenant M. Fitoussi, afin d'avoir une
vision ouverte, un large éventail d'interventions qui nous permettront
de nous faire une idée de ce phénomène qui est l'un des
sujets centraux de notre temps.
Je ne vous pose aucune question particulière, vous connaissez les
sensibilités qui nous entourent. Dites-nous ce que vous avez envie de
nous dire sur la mondialisation et les questions ne manqueront pas ensuite.
M. Jean-Paul Fitoussi. -
Merci, Monsieur le Président. Je suis
très honoré d'avoir été invité à
parler devant vous.
La mondialisation est un phénomène aux dimensions multiples dont
certaines ne sont pas vraiment celles que nous craignons. Pour aller au coeur
du sujet, je dirai qu'il existe trois dimensions qui m'apparaissent
évidentes : la dimension symbolique, la dimension réelle, et
la dimension idéologique. Je crois que nous souffrons bien davantage de
la dimension symbolique et de la dimension idéologique que de la
dimension réelle.
La dimension symbolique est celle du déclin de l'empire européen.
Quel est l'objet de notre souffrance symbolique ? Nous nous
découvrons petits. La mondialisation incarne un en-dehors hostile, une
quatrième dimension dans laquelle nous nous sommes trouvés
projetés, comme dans les romans de science-fiction où le
héros passe sous un rayon qui lui donne une taille minuscule et qui lui
fait découvrir la violence des objets de son univers quotidien. Cette
violence, nous la découvrons soudainement. Nous nous apercevons que nous
sommes une population de 60 millions d'habitants dans une humanité de 6
milliards d'êtres humains, mais nous le savions déjà.
La première blessure n'est certes que d'amour-propre, mais elle occupe
une place importante dans l'imaginaire des peuples, et surtout, de leurs
dirigeants, comme en témoigne l'impact des classements de pays, que
chacun invoque pour rassurer ou inquiéter. Alors tantôt nous
sommes le quatrième pays exportateur du monde, tantôt le premier
pays exportateur par habitant ; -je l'ai entendu très fréquemment
et c'est faux. L'Irlande exporte plus par habitant que nous-mêmes, car
simplement, l'Irlande est une économie ouverte à 75 %- ;
tantôt on nous dit que l'Inde commence à nous dépasser et
que demain, nous seront dépassés pas certains pays asiatiques.
" Et alors? " Pourrait-on dire. Le déclin de l'empire
américain était la bonne nouvelle que l'Europe annonçait
au monde au moment des Trente Glorieuses, et cela, parce qu'un mouvement
arithmétique impliquait le déclin relatif des États-Unis
puisque l'Europe croissait plus vite que les États-Unis. Mais en aucun
cas, ce déclin relatif de l'empire américain ne s'est
accompagné d'un appauvrissement des États-Unis ; en aucun cas le
déclin relatif de l'empire européen ne s'accompagne d'un
appauvrissement de l'Europe. Les différences de niveaux de
développement mettent toujours à l'oeuvre ces mêmes
mécanismes qui relèvent de l'arithmétique, mais ils
semblent jouer aujourd'hui contre l'Europe. Le développement de
n'importe quel pays du monde peut être assimilé à un
déclin relatif des autres pays.
Est-ce pour autant une mauvaise nouvelle ? Devons-nous chaque fois
accueillir la réduction de la pauvreté dans le monde comme une
blessure, comme une injure à notre puissance ? Est-ce une mauvaise
chose si les inégalités entre pays riches et pays pauvres se
réduisent par enrichissement des pays pauvres ? Peut-on à la
fois tenir des discours généreux sur les rapports nord-sud et se
plaindre qu'en dépit de notre absence de
générosité, les régions du sud accèdent
enfin au développement ?
Certes, cela modifie les cartes de la puissance et de la domination, mais
souhaitons-nous maintenir, dans une ère post-coloniale, les mêmes
hiérarchies de la soumission ?
En vérité, le déclin relatif des pays riches est une
très bonne nouvelle. Elle signifie que la capacité de production
mondiale s'accroît, que les marchés s'étendent, que le
niveau de vie par habitant de la planète augmente. Cela ne signifie en
aucun cas que nous nous appauvrissons.
A cette première dimension symbolique, s'ajoute une dimension
réelle dans laquelle la mondialisation devient légitimation de la
croissance des inégalités et de la fragmentation sociale.
Il est vrai que la mondialisation, telle qu'elle se produit aujourd'hui, peut
aggraver deux catégories d'inégalités. Les
inégalités structurelles qui sont celles qui séparent
entre eux les groupes sociaux -inégalités relativement stables-,
et les inégalités dynamiques nouvelles qui sont celles qui
apparaissent au sein de chaque groupe social.
Par exemple, le chômage créé une inégalité
à l'intérieur même du groupe des salariés, comme les
restructurations créent une inégalité au sein même
du groupe des entreprises. On perçoit aujourd'hui qu'une telle
fragmentation, que ces inégalités dynamiques nouvelles,
concernent au premier chef les classes moyennes. On voit ainsi apparaître
une forme de désagrégation sociale à laquelle la
démocratie ne nous avait pas habitué : On voit
apparaître l'ascenseur social descendant.
La mondialisation sépare ainsi ceux qui s'adaptent au monde et ceux qui
ne le peuvent pas, mais en aucun cas, elle ne nous contraint à nous
montrer moins solidaires, et nous n'avons rien à gagner à le
faire.
Chaque type de mondialisation peut être schématiquement
associé à une catégorie d'inégalités. On
peut distinguer la globalisation financière qui, elle, fait
croître les inégalités structurelles parce qu'elle conduit
logiquement à un autre partage entre revenus salariaux et revenus non
salariaux. Elle contribue en effet à accroître de façon
considérable la mobilité des capitaux. Si les mouvements de
capitaux sont libres, il est normal, nécessaire, inévitable,
qu'ils affluent partout où la main d'oeuvre est le meilleur
marché pour un niveau de qualification donné.
La globalisation des marchés financiers ne peut donc qu'accroître,
dans des proportions importantes, la concurrence des pays à bas niveau
de salaire ou de protection sociale. Vouloir l'un, c'est appeler l'autre. On ne
peut se féliciter de la globalisation financière et regretter la
concurrence des pays à bas salaires. C'est le même processus.
Les capitaux libérés n'ont et ne doivent avoir qu'une seule
rationalité : la rentabilité maximale des investissements,
quel que soit le pays. Pour un capitaliste occidental, la rentabilité
des investissements, dans des pays émergents, est parfois le triple ou
le quadruple de ce qu'elle est dans les vieux pays industrialisés. On
conçoit que cela lui ouvre des perspectives, et on comprend l'attrait
que représente pour lui cette globalisation financière.
Supposons d'ailleurs que le pire scénario se réalise, pour mieux
éclairer mon propos.
Supposons que les capitalistes français, attirés par la
rentabilité de l'économie chinoise, décident
désormais de n'investir qu'en Chine, et donc de ne plus investir en
France. Cela sans conteste créerait un grave problème d'emploi en
France qui ne pourrait être résolu que par un abaissement
très considérable des salaires de façon que la
rentabilité redevienne en France ce qu'elle est en Chine.
Mais la France en serait-elle appauvrie pour autant ? La réponse
dépend du point de vue où l'on se place. Certes, le sort des
salariés en serait détérioré, soit du fait du
chômage, soit du fait de l'ouverture de l'éventail des salaires et
de la diminution des salaires les plus faibles. Mais celui des capitalistes et
des entrepreneurs serait considérablement amélioré. Ces
derniers conservent en effet la propriété du capital, quelle que
soit sa localisation. S'il est en Chine, cela signifie que les entrepreneurs
français possèdent une partie de la production chinoise et
bénéficient de son expansion.
On voit bien par cet exemple extrême que la mondialisation ne crée
d'appauvrissement nulle part, mais génère des
inégalités considérables.
Le vrai problème est que le surplus suscité par la mondialisation
n'est acquis qu'au prix d'une croissance considérable, peut-être
insoutenable, des inégalités. Les titulaires des revenus non
salariaux voient leurs revenus s'accroître fortement, même si une
très grande inégalité va exister entre eux. Selon la
taille des entreprises, certaines vont être paupérisées et
d'autres participer à cet enrichissement global dû à la
globalisation financière.
En d'autres termes, la répartition des revenus va subir une importante
déformation, aux dépens des revenus du travail. Les
inégalités structurelles vont s'approfondir. Ainsi, on pourrait
expliquer que la baisse de la part des salaires dans le revenu national
-phénomène occidental beaucoup plus dramatique en France
qu'ailleurs mais assez généralisé- a pour origine la
mondialisation.
C'est grave, mais regardons les faits.
Dans les faits, si un tel processus est à l'oeuvre -et je crois qu'il
l'est- son ampleur paraît mineure, presque indiscernable statistiquement.
Certes, les flux de capitaux entre les pays industrialisés et les pays
en développement ont augmenté. Mais ils sont passés de 7
à 9 % dans les 20 dernières années. Au total, cela
signifie que ce mouvement est mineur, il ne peut pas expliquer les
problèmes d'appauvrissement que connaissent les travailleurs aux
États-Unis, et le problème du chômage que connaît
l'Europe.
Regardons si la seconde globalisation en est responsable, celle des
marchés de biens. C'est une globalisation qui est une mondialisation
parce qu'elle signifie que les marchés de biens s'étendent
à l'ensemble de la planète, et non pas seulement aux pays
industrialisés, tel que ce fut le cas dans les Trente Glorieuses. Cette
mondialisation pourrait en théorie contribuer à expliquer
l'approfondissement de ce que j'ai appelé les inégalités
dynamiques, c'est-à-dire celles qui scindent les catégories
sociales homogènes, les fragmentent.
En effet, l'échange international incite les pays à se
spécialiser dans les productions pour lesquelles ils disposent d'un
avantage comparatif. Les pays industrialisés disposent d'un avantage
comparatif dans les productions qui utilisent du travail compétent,
qualifié, alors que les pays en développement disposent d'un
avantage dans les productions qui utilisent du travail non qualifié.
Cela signifie que nos pays vont avoir tendance à développer des
productions à forte valeur ajoutée, du fait de la qualité
du travail qu'elles incorporent -machines-outils ou robots-, alors que les pays
du sud vont se spécialiser dans l'exportation de biens intensifs en
travail non qualifié comme certains produits textiles ou la chaussure,
par exemple.
La mondialisation joue donc dans nos pays en défaveur des travailleurs
non qualifiés, et là-bas, en leur faveur. C'est cela qui explique
le développement des pays du sud. La croissance de la demande de travail
non qualifié dans ces pays est l'amorce d'un processus
d'homogénéisation de la société, un processus
réel de développement et de démocratisation.
Cette conséquence du développement du commerce international peut
notamment expliquer ce que l'on a appelé la désindustrialisation
des pays du nord. Elle est considérée par tous comme un
phénomène inquiétant. En effet, les industries
manufacturières emploient une proportion beaucoup plus forte de travail
non qualifié que de travail qualifié.
A l'inverse du processus mis en oeuvre par la globalisation financière,
le commerce international ne jouerait pas tant sur la répartition du
revenu entre capitalistes et travailleurs qu'entre travailleurs eux-mêmes
; entre ceux qui ont les qualifications requises pour utiliser les avantages
technologiques du Nord et les autres. Il en résulte un jeu de
ciseaux : les rémunérations du travail qualifié vont
augmenter, les rémunérations du travail non qualifié vont
baisser ou conduire au chômage.
La mondialisation va donc aggraver les conséquences de la
disqualification tendancielle du travail non qualifié. C'est une
tendance dans les sociétés dont le niveau d'éducation
s'accroît. Ainsi, le taux de chômage du travail qualifié en
France est passé de 2, 5 % en 1970, à 3,5 % en 1980, et
à 6 % en 1993, au plus fort de la récession. Dans le
même temps, le taux de chômage du travail non qualifié est
passé de 3 % à 9 %, puis à 20 %
aujourd'hui. Ces différences dans les évolutions du taux de
chômage sont considérables et soulignent la croissance des
inégalités face à l'emploi.
Cependant, c'est une chose que de les constater et une autre que d'invoquer la
mondialisation comme étant la cause de ces inégalités. Le
problème est analogue à celui que nous avons rencontré
dans l'analyse des conséquences de la globalisation financière.
Les évolutions constatées dans les échanges
internationaux, entre pays du nord et pays du sud, sont trop mineures pour
expliquer des phénomènes aussi massifs. Entre 1970 et
aujourd'hui, l'accroissement des importations nettes entre pays du nord et pays
du sud n'a été que de 1 % en moyenne. Même si l'on
considérait les importations brutes, elles ont augmenté de
2 % en moyenne, et rien ne permet d'expliquer un phénomène
d'une telle violence.
Deux remarques sont à faire.
Tout d'abord, les phénomènes statistiques dont nous avons
parlé sont trop mineurs et des évolutions aussi
modérées ne peuvent pas avoir d'aussi grandes
conséquences. Pour l'essentiel, la mondialisation commerciale est un
phénomène à venir, le développement de la Chine est
un événement à venir plutôt qu'un
événement déjà advenu. Ce n'est pas le
développement de la Chine qui explique la croissance quasi ininterrompue
du chômage en Europe depuis le milieu des années 1970. Cette
explication est, a posteriori, peu pertinente.
Ensuite, d'autres explications peuvent aussi bien rendre compte de
l'évolution des inégalités.
Tout d'abord, le progrès technique. La croissance des
inégalités entre travail qualifié et travail non
qualifié pourrait être la conséquence de ce que l'on
appelle la non neutralité du progrès technique. Le progrès
technique exige une main d'oeuvre de plus en plus compétente car les
outils que les travailleurs sont amenés à employer deviennent de
plus en plus complexes et demandent une plus grande qualification. Cela
signifie que non seulement une plus grande compétence est
nécessaire mais, de surcroît, que l'utilisation de ce type de
matériel accroît considérablement leur productivité
; ce qui fait que la demande pour le travail qualifié va augmenter.
L'exemple de ce type de progrès technique est la révolution
informatique.
Cette non neutralité explique aussi bien la croissance des
inégalités que ne le fait la mondialisation car à
l'évidence, du fait de cette non neutralité, le travail non
qualifié ne va plus être demandé ou va l'être
beaucoup moins. La désindustrialisation, dans ce processus de
progrès technique, est alors conçue comme l'externalisation des
services qui étaient auparavant fournis au sein même des
entreprises. Cette externalisation va accélérer le
développement du secteur des services en même temps que la
compétence moyenne que l'on exige des travailleurs.
Depuis le début des années 80, la mondialisation s'effectue sur
une toile de fond de taux d'intérêt réels anormalement
élevés. Certes, ils ont baissé depuis un an, mais je parle
d'un phénomène historiquement épais. C'est l'augmentation
brutale des taux d'intérêt qui permet de mieux distinguer la
rupture du début des années 80. En effet, c'est ce qui
sépare les Trente Glorieuses des années qui vont suivre. C'est un
phénomène d'une grande violence. Il ne faut pas être grand
clerc pour comprendre que dans un système capitaliste, les taux
d'intérêt représentent une variable cruciale, probablement
la plus importante de l'économie. Mais ils ne sont pas seulement une
variable économique, ils sont surtout une variable sociale.
En effet, leur niveau commande la perception qu'une société a de
son avenir et modifie le rapport au temps des agents économiques. Quand
les taux d'intérêt sont élevés, c'est le
passé qui l'emporte sur le futur. En période de taux
d'intérêt réels élevés, il vaut mieux avoir
un passé. Si vous n'en avez pas, vous êtes laissé sur le
bord de la route. Qu'est-ce qu'un passé en économie ? Un
capital financier, un patrimoine, ou un capital humain en termes de
compétences et de qualifications. Ceux qui vont rester au bord de la
route sont tous ceux qui n'ont pas de passé. Parmi ceux qui n'ont pas de
passé, ceux qui en ont le moins sont les jeunes non qualifiés.
On comprend pourquoi, dans un univers régi par la loi d'airain de ces
taux d'intérêts élevés, vont se retrouver sur le
bord de la route tous ceux qui n'ont pas de passé ou ceux dont on a
déclaré que le passé était obsolète, qu'il
ne pouvait plus être rentable. Or, le niveau anormalement
élevé des taux d'intérêt depuis 15 ans constitue un
phénomène singulier dans l'histoire du capitalisme occidental.
C'est la première fois qu'on est confronté à un niveau
aussi élevé pendant aussi longtemps. Or, ce niveau va modifier le
rapport de forces entre les détenteurs du capital financier, les
entrepreneurs et les salariés, d'abord, au détriment des
entrepreneurs, mais les entrepreneurs vont devoir réagir, et ils vont le
faire au détriment des salariés.
Au terme de ce processus, ce qui va se trouver le plus menacé, c'est
l'investissement, c'est tout ce qui construit l'avenir. Est-ce un hasard si le
taux d'investissement s'effondre en Europe ? Est-ce un hasard si
l'effondrement du taux d'investissement est en fait quasiment dans un rapport
de proportionnalité avec le niveau des taux d'intérêt des
différents pays ? A savoir que là où il s'est le plus
effondré, c'est là où les taux d'intérêt ont
été le plus élevés. La France a gagné ce
singulier record dans les années 90.
C'est là qu'intervient la dimension idéologique de la
mondialisation, le triomphe de l'économie de marché et du
libéralisme. On peut même penser qu'il s'agit d'une
idéologie américaine à usage externe seulement car ce qui
engendre les souffrances sociales, ce n'est pas la mondialisation en
elle-même, mais le retour à une logique de pseudo-impuissance des
états, sous prétexte de tutelle des marchés.
L'idéologie tient à ce que nous continuions de percevoir les
marchés comme des lieux fictifs de coordination des plans des agents,
alors qu'ils sont le lieu de rapports de forces.
On a semble-t-il oublié que déjà, au Moyen-Age, on faisait
la distinction entre le principe du marché qui était bon en soi
et le marché concret qui impliquait la présence du gendarme, de
la puissance publique. Ce qui veut dire que la mondialisation n'est pas un
problème, puisqu'elle peut engendrer des bénéfices
importants, mais en se produisant dans un contexte de
déséquilibre de rapports de forces entre acteurs, elle engendre
de la souffrance sociale.
Cette première souffrance est d'origine économique, d'origine
d'économie politique puisque, pourrait-on dire, en vérité,
la période de taux d'intérêt élevés a
coïncidé avec un changement radical de politique économique
aux États-Unis. C'est au début des années 1980 que tout
cela a commencé.
A cette première souffrance s'ajoute une seconde, d'ordre
anthropologique, qui provient du travail même de la démocratie.
Celle-ci libère l'individu et le rend responsable de son propre destin.
Etre responsable de soi en un temps où la plus grande probabilité
est celle de l'échec ne peut qu'aggraver la souffrance produite par la
montée des inégalités.
C'est donc sous les auspices d'une économie de marché
profondément déséquilibrée que s'effectue la
mondialisation. Elle s'effectue de surcroît sans le secours d'aucune
institution de régulation. C'est cela, plus que la mondialisation
elle-même, qui engendre les maux dont souffre la société.
Mais il serait faux de penser que la mondialisation fut une contrainte. Elle
fut d'emblée un choix politique comme est un choix politique le refus
actuel de l'organiser. Ce refus fait que le monde est imperceptiblement
passé d'une logique de croissance, où l'expansion des uns
entraînait celle des autres, à une logique de parts de
marché, où la croissance des uns ne peut se faire qu'au
détriment de celle des autres. C'est la raison pour laquelle nous avons
peur du développement des pays émergents. C'est un comble, car
nous avons peur d'un phénomène que nous appelions de nos voeux
dans les années 60 et 70. Le maître-mot de cette logique de parts
de marché est la compétitivité. La
compétitivité, cela signifie prendre des territoires
économiques aux autres. Or, l'histoire nous a appris qu'à ce jeu,
il ne pouvait y avoir que des gagnants transitoires, que les miracles d'une
décennie pouvaient se révéler les cauchemars de la
décennie suivante, et que le résultat à long terme le plus
probable est que tout le monde se trouve perdant en termes de croissance,
d'inégalités ou en termes de démantèlement des
systèmes de protection sociale.
Une observation, même hâtive, aujourd'hui, de la situation mondiale
montre que presque partout existent des capacités de production
inutilisées, partout aussi le chômage est élevé, la
pauvreté croissante, rien ne s'oppose donc à ce que la production
s'accroisse sans tension inflationniste.
Or, la croissance est aujourd'hui bridée par cette logique de
compétitivité, au terme de laquelle l'expansion des uns ne peut
se faire qu'au détriment de celle des autres ; et cela, on le
dénote au travers des discours. Tous les gouvernements de la
planète, tous, souhaitent une croissance plus vive, mais ils
considèrent qu'il n'est de croissance vertueuse que tirée par les
exportations.
En d'autres termes, chaque pays appelle de ses voeux une augmentation de ses
exportations. Cela n'est possible que si chacun augmente aussi ses
importations. Or, tous les pays s'y refusent, de crainte de voir croître
leur endettement. Le monde est donc victime d'une sorte de syllogisme dont les
conséquences font craindre le pire. Dévaluation
compétitive ici, mesures protectionnistes là,
démantèlement partout des systèmes de protection sociale.
Parce que le problème a la structure d'un syllogisme, sa solution est
d'une grande simplicité. Il faudrait fournir à chaque pays, et
simultanément, des liquidités à n'utiliser que pour
importer. Ainsi, tous exporteront davantage sans avoir à redouter que
l'accroissement des importations conduise à un surcroît
d'endettement. Or, ce type particulier de liquidités existe, ce sont les
droits de tirage spéciaux du FMI. S'il paraît impossible, en
raison de la difficulté des négociations internationales, de
distribuer ces liquidités partout, distribuons-les au moins aux pays qui
en ont le plus urgent besoin : les pays de l'est et du sud.
Une partie des performances européennes, si je puis dire, compte tenu du
bas niveau de la croissance des années 1990, a été obtenue
grâce à la croissance des pays de l'est. 1997 verra la
contribution de la croissance des pays de l'est à la croissance
économique européenne devenir relativement significative. Les
pays industrialisés trouveront leur compte puisque leurs exportations
augmenteront. En fait, ce don aux pays du sud et de l'est est en même
temps une subvention aux industries exportatrices des pays du nord.
Voilà une solution où celui qui aide est aidé par son aide
même. Or, semble-t-il, on a oublié qu'il existait des solutions de
ce type. On a oublié qu'il existait des solutions qui nous permettaient
de renouer avec une logique de croissance. Si on l'a oublié, c'est en
raison de ce caractère idéologique qu'a revêtu la
mondialisation.
La mondialisation, ce sont les marchés libres. Mais là, on est
victime d'une cécité historique car il ne peut y avoir de
marché sans règles du jeu. Il ne peut surtout pas y avoir de
marché libre sans règles du jeu. Ces règles
relèvent d'un choix politique, c'est-à-dire de la
démocratie.
Que signifierait une société où il n'y aurait plus de
choix politique ? Comment croire que cette absence de choix sert les
intérêts de l'ensemble des citoyens ? C'est une conception
bien naïve de la démocratie. Aucun alibi ne pourra exonérer
le politique de la responsabilité de retrouver le sens des
solidarités.
Il n'est pas acceptable -et c'est un message inaudible par toute
société- que l'on dise aux Français que certaines
catégories sociales doivent s'appauvrir si elles souhaitent que
l'économie française continue de s'enrichir.
Aujourd'hui, pense-t-on, le capitalisme a triomphé du socialisme. C'est
peut-être vrai et l'histoire tranchera. Mais en aucune manière,
pourrait-on affirmer que le capitalisme a triomphé de la
démocratie, c'est-à-dire d'une recherche incessante de formes
supérieures de contrat social. La conception toute libérale de
l'avenir semble de fait être fondée sur un contresens. C'est parce
qu'on ne fait pas le bonheur des gens malgré eux que les régimes
communistes se sont effondrés à l'est. C'est donc une victoire de
la démocratie, non de l'économie de marché.
Si le capitalisme, en excluant le politique, devenait totalitaire à son
tour, il risquerait de s'effondrer car en aucune autre période de notre
histoire, les dysfonctionnements de l'économie de marché n'ont
été aussi graves : chômage de masse et croissance de
la pauvreté dans les pays riches. A l'époque, les auteurs
libéraux écrivaient que cela annonçait la fin du
capitalisme et le triomphe du communisme.
Il ne faut pas qu'à notre tour, nous oubliions que le système
économique est toujours médiatisé par la
démocratie, et qu'en ce sens, il ne peut exister que des systèmes
hybrides. Nous vivons dans des démocraties de marché. Dans cette
caractérisation du système qui nous régit, chaque mot est
important car chacun définit un principe d'organisation
différent.
D'un côté, le marché est régi par le principe du
suffrage censitaire, où l'appropriation des biens est proportionnelle
aux ressources de chacun -un franc, une voix-, de l'autre, la démocratie
est régie par le suffrage universel -une personne, une voix-. D'un
côté, l'inégalité, de l'autre, la
société et l'égalité, ce qui oblige à la
recherche permanente de compromis. Cette tension est d'ailleurs dynamique car
elle contraint le système à s'adapter. On sait que tout
système qui s'adapte survit. Seuls les systèmes régis par
un principe unique d'organisation, généralement, se brisent parce
qu'ils n'arrivent pas à relever le défi de leur adaptation.
Il faut donc en permanence rechercher les compromis. Or, ce n'est pas la voie
que nous prenons aujourd'hui en terme de mondialisation. C'est la raison pour
laquelle je crois que l'interventionnisme est une nécessité.
Pour revenir à une question un peu plus concrète, je voudrais
dire en quoi, dans le contexte européen, la mondialisation est un
prétexte pour ne pas conduire les politiques nécessaires.
Aujourd'hui, les conditions idéales sont réunies pour conduire
des politiques expansionnistes. Jamais l'Europe n'a connu de conditions aussi
idéales pour des politiques expansionnistes. Je les énonce
rapidement.
Premièrement, il n'y a pas de menace d'inflation, ni à court
terme ni à moyen terme. On ne peut d'ailleurs pas imaginer qu'il existe
de menace d'inflation dans une situation de chômage de masse. Pour qu'il
existe une course prix-salaire, encore faut-il que les salariés puissent
courir, et ils ne le peuvent pas.
Deuxièmement, jamais la capacité d'autofinancement des
entreprises n'a été aussi élevée, jamais la
profitabilité des entreprises n'a été aussi
élevée, ce qui veut dire qu'il n'y a pas de problème
d'offre.
Troisièmement, l'Europe est la région du monde la plus
fermée. C'est bizarre, mais c'est ainsi. Le pourcentage des exportations
européennes dans le PIB est de 8 %. Il est de 12 % pour les
États-Unis et de 10 % pour le Japon. Cela signifie que l'Europe n'a
pas de contraintes extérieures et que la mondialisation est un alibi
pour ne rien faire. Dans l'histoire européenne, la croissance
économique est exclusivement expliquée par la croissance de la
demande interne européenne, y compris jusqu'à nos jours. La
demande interne européenne, ce sont l'investissement et la consommation.
Ce n'est pas à partir de ces 8 % que nous allons pouvoir faire
redémarrer le moteur de l'économie européenne, mais
à partir des 92 % d'échanges européens.
Voilà pourquoi, au bout du compte, la mondialisation-alibi est celle qui
finalement sert de prétexte -je crois que c'est sincère- à
l'impuissance des états, alors qu'en vérité, si ceux
là savaient s'entendre, à l'échelle européenne, ils
retrouveraient une puissance majeure comme jamais ils n'en ont connue,
même à l'issue de la Deuxième Guerre Mondiale.
M. le Président. -
Monsieur le Professeur, je vous remercie,
c'était un cours fort intéressant et qui nous a, m'a-t-il
semblé, directement introduit dans le raisonnement économique. En
vous entendant, je me suis demandé, à chaque étape de
votre raisonnement, dans quelle mesure il collait à la
réalité. J'ai eu là, je l'avoue, quelques interrogations.
Vous me permettrez de vous en soumettre quelques-unes.
Comme votre propos était extrêmement dense, il faudrait le relire
pour savoir si les questions que l'on vous pose sont fondées sur une
écoute suffisamment attentive de ce vous avez dit, ce dont je ne suis
pas sûr.
J'ai eu le sentiment que dans votre intervention, d'une façon
générale, vous rendiez la mondialisation responsable d'une
croissance plus lente de l'économie mondiale. Je me trompe, mais je ne
suis pas tout à fait d'accord avec vous. J'ai le sentiment, au
contraire, que l'économie mondiale s'est développée
à un rythme très soutenu et rapide, et que cette croissance a
été et reste " tirée " par le
développement des échanges internationaux, lui-même
lié à la mondialisation.
Par conséquent, il m'a semblé là qu'une pièce
manquait dans votre raisonnement. C'est ma première interrogation.
Vous avez donné à votre exposé un tour dialectique et
dramatique. Vous avez d'abord imputé à la mondialisation toute
une série de conséquences, notamment l'inégalité.
Ensuite, vous avez évoqué le fait qu'il n'y a pas seulement la
mondialisation, mais également la technologie et d'autres causes, et
qu'en définitive, on s'aperçoit que la mondialisation n'est qu'un
phénomène parmi bien d'autres. Cela me conduit à faire
l'observation suivante. Les problèmes que nous rencontrons sont-ils la
conséquence de la mondialisation ou du défaut d'adaptation
à la mondialisation ? On peut poser le problème aussi bien
pour la technologie que pour la mondialisation elle-même.
En d'autres termes, si nous avions une politique de formation adaptée,
il est probable que le caractère de plus en plus technologique de notre
société n'aurait pas laissé autant de gens sur le bord de
la route.
N'attribuons pas à la mondialisation une responsabilité qui est
en réalité le défaut de réponse adaptée de
nos gouvernements successifs qui n'ont pas vu venir ce qui, manifestement,
allait apparaître.
Dans tout raisonnement sur la mondialisation, on est porté à
regarder autour de soi et à regarder si certains pays s'en tirent mieux
ou moins bien que d'autres. Parmi les premiers, évidemment, viennent
à l'esprit les États-Unis. On constate qu'un certain nombre des
conséquences que l'on impute à la mondialisation, ont
été fort bien surmontées par les États-Unis. Vous
allez me répondre "pas toutes", puisque aux États-Unis aussi,
entre les bas salaires et les hauts salaires, un écart est apparu qui
existait beaucoup moins autrefois. Mais cette thèse est de plus en plus
contredite par les dernières études américaines qui
montrent que les nouveaux emplois créés se situent au contraire
dans les couches sociales moyennes et supérieures, et pas du tout dans
les couches inférieures. Les vérités qui avaient cours, il
y a 18 mois, sont de plus en plus contestées aujourd'hui. Les
Américains n'ont-ils pas fait un plus grand effort d'adaptation que nous
aux technologies modernes ? C'est ce que les Américains, à Davos,
ne se sont pas fait faute de dire aux européens en indiquant qu'ils
avaient un retard énorme sur ce plan.
Par conséquent, il m'a semblé qu'il y avait dans votre propos une
thèse impressionnante, brillante, était, ici et là,
contredite par les réalités. Vous me direz peut-être que je
refuse de voir les réalités parce que certains des aspects de
votre thèse me chiffonnent ! Et, je ne prétends pas, en effet,
être d'une totale objectivité.
Le dernier chiffre que vous avez fourni, et qui m'a surpris, est celui du
commerce extérieur européen. Il est vrai qu'à partir du
moment où l'on calcule le commerce extérieur européen avec
les pays extérieurs à la Communauté, on constate que les
échanges des différents pays européens sont principalement
centrés sur l'Europe. Il n'en demeure pas moins que quand on
considère le développement des exportations et des importations
européennes en Asie, continent probablement le plus intéressant
car c'est celui qui se développe le plus, on s'aperçoit que nous
talonnons les États-Unis, que nous dépassons largement le Japon,
que notre pente est plus ascendante que celle des États-Unis, et qu'en
définitive, la situation de l'Europe se présente assez
favorablement. Elle se présente, il est vrai, beaucoup moins bien dans
le domaine des investissements. On peut, dès lors, faire des projections
et dire, en effet, que les investissements d'aujourd'hui étant le
commerce extérieur de demain, nous sommes moins bien placés.
En conclusion, laissez-moi vous dire que j'ai été tout à
la fois fasciné par ce que vous avez dit, mais seulement partiellement
convaincu par votre thèse.
M. Jean-Paul Fitoussi. -
J'ai dû être très mauvais.
M. le Président. -
Non, vous avez été superbe.
M. Jean-Paul Fitoussi. -
Je n'ai jamais dit que la mondialisation
était responsable d'une croissance plus lente. L'essentiel de mon propos
est de montrer que ce n'est pas de la mondialisation dont nous souffrons. Ce
n'est pas l'épée qui est enfoncée dans nos reins. Pour
l'essentiel, notre destin est encore entre nos mains.
Je crois au contraire que l'internationalisation et la croissance du commerce
international sont des facteurs puissants de croissance économique en
général. Pendant les Trente Glorieuses, il est patent que les
échanges internationaux ont augmenté beaucoup plus vite que le
PIB, qui lui-même augmentait très vite.
J'ai pris un exemple extrême pour vous montrer que même quand la
mondialisation apparaît dans son aspect le plus laid, elle est quand
même source d'enrichissement.
La mondialisation n'est pas le responsable de nos maux. C'est la raison pour
laquelle je ne suis pas d'accord pour poser le problème en termes de
mondialisation ou de défaut d'adaptation à la mondialisation. Je
crois que nous n'avons pas été très bons. Les
européens n'ont pas su conduire les politiques économiques
adaptées et nécessaires.
M. le Président. -
Vous rejoignez donc ma thèse.
M. Jean-Paul Fitoussi. -
Je pense que c'est de cela dont l'Europe
souffre. Certains pays s'en tirent mieux que d'autres. On prend l'exemple des
États-Unis car il est vrai qu'ils connaissent le plein emploi. Je veux
quand même dire que l'une des différences essentielles entre le
modèle de société aux États-Unis et le
modèle de société européen est que, jamais, le
discours américain n'a pris pour prétexte la contrainte
extérieure pour justifier une politique économique
inégalitaire.
En revanche, depuis la fin des années 60, toute une littérature
philosophique, politique, sociale, s'est développée aux
États-Unis de légitimation de l'inégalité, contre
toute redistribution. La tendance inégalitaire aux États-Unis,
qui existe vraiment malgré les derniers chiffres que vous avez
cités, est un choix politique qui résulte du fonctionnement
normal de la démocratie. Cela n'a jamais été
légitimé par une contrainte extérieure.
La deuxième grande différence avec les États-Unis, c'est
que les États-Unis ont conduit depuis toujours des politiques
économiques très massives dans un sens comme dans l'autre.
Imaginez ce que l'on dirait de l'Europe, si l'Europe aujourd'hui
réalisait le choc fiscal que les États-Unis ont
réalisé au début des années 1980. Cela a conduit
à un tel déficit que tout le monde disait qu'il signait le
déclin des États-Unis. Pourtant, si les États-Unis
n'avaient pas réalisé ce choc fiscal majeur, cette baisse
importante des impôts, auraient-ils connu une croissance aussi
rapide ?
Si, de surcroît, les États-Unis n'avaient pas, au début des
années 1990, pendant deux ans, fait que les taux
d'intérêt réels soient nuls, auraient-ils connu la
croissance ? Auraient-ils sauvé leur système
financier ? Non. Il n'y a nul prétexte, ils ont utilisé les
instruments de politique économique que la démocratie mettait
à leur disposition et ils ont choisi une société plus
inégalitaire que la nôtre. Mais ce n'est pas une nouveauté,
les États-Unis ont choisi cette société plus
inégalitaire depuis longtemps.
Je n'analyse pas la différence entre les États-Unis et l'Europe
comme la conséquence d'une flexibilité plus grande aux
États-Unis qu'en Europe. Ce sont deux choix d'un ordre différent
qui se sont faits dans des espaces différents. D'ailleurs, sait-on qu'en
réalité, le taux de chômage américain est beaucoup
plus élevé que celui qui est mesuré ? Le bureau des
statistiques aux États-Unis a essayé de calculer les taux de
chômage harmonisés, mais il y a le problème que l'on
appelle là-bas le "non-emploi".
Par exemple, parmi les hommes âgés de 25 à 49 ans, le taux
de participation au marché du travail est de 90 %. Il est à
peu près de 100 % en Europe. Où sont passés ces
10 % d'hommes, dans la force de l'âge, qui ne font plus
d'études, qui ne travaillent pas, qui ne sont pas des rentiers ?
C'est un problème statistique. La mesure du chômage dépend
du système social dans lequel on vit.
Notamment, s'il n'existe pas d'indemnisation du chômage de longue
durée, il n'existera pas de chômeurs de longue durée car
ils n'auront aucune incitation à se déclarer en tant que
chômeurs. Cela vous donne d'ailleurs un moyen de supprimer, du jour au
lendemain, le chômage : il suffit de supprimer l'indemnisation du
chômage.
(Rires)
Sur le quatrième point, je vous donne les chiffres qui viennent de la
Communauté européenne et d'une étude que j'ai
réalisée pour la Communauté européenne avec du
personnel de la Communauté, qui font apparaître que la part des
exportations extra européennes est de 8 %.
M. de la Malene. -
Monsieur le Professeur, vous nous avez dit que vous
n'étiez pas opposé la mondialisation, mais que vous trouviez
qu'actuellement, elle fonctionne avec un refus des règles. Vous avez
développé l'idée que pour essayer de mettre un terme au
conflit de compétitivité, il fallait prévoir des moyens de
paiement. Vous avez parlé des DTS à la disposition des pays
auxquels on penserait peut-être le moins -les pays de l'est et les pays
du sud- afin d'enclencher le mécanisme qui leur permettra de devenir
importateurs, de façon que nous puissions être exportateurs.
Je voudrais m'arrêter un instant sur ce problème des moyens de
paiement. Il semble que dans votre critique de l'absence de règles de la
mondialisation, vous mettiez en cause les politiques monétaires. Moyens
de paiement, politiques monétaires, les choses ne sont pas tout à
fait les mêmes, mais elles se rapprochent. Et alors ? Je vous pose
la question. Que faut-il faire de la monnaie, Monsieur le Professeur ?
Est-ce uniquement un instrument destiné à assurer la
stabilité des prix ou, comme vous le proposez, faut-il aller bien
au-delà et se servir de la monnaie comme un instrument
économique ? J'aimerais que vous nous disiez votre sentiment sur ce
rôle de la monnaie qui est actuellement au coeur de nos
préoccupations.
M. Jean-Paul Fitoussi. -
Il va de soi que les objectifs d'une
société sont multiples. La stabilité des prix est un
objectif; mais le plein emploi et la croissance sont des objectifs premiers ;
de sorte que la monnaie, comme le budget et la fiscalité, doivent
être des instruments au service de la croissance et de l'emploi.
Les seuls objectifs naturels, dans une société, sont la
croissance et l'emploi. Il n'y a d'activité économique que parce
que nous vivons dans un monde de rareté. La rareté implique que
l'on essaie de lutter contre elle, c'est-à-dire d'accroître le
niveau de vie des habitants. Le chômage est un gaspillage des ressources
qui contribue à réduire la production que l'on pourrait
réaliser s'il n'existait pas de chômage.
Il faut remettre les choses dans l'ordre et mettre les politiques au service
des objectifs ultimes de la politique économique.
Evidemment, cela n'implique pas qu'il faille rechercher l'inflation. Je ne suis
pas pour l'inflation. Simplement, ce qui me frappe, c'est ce combat de titan
que nous continuons de conduire à l'échelle mondiale contre un
ennemi que nous avons déjà vaincu. Ce qui me frappe, c'est que
nous continuions de mobiliser toutes nos ressources dans la lutte contre une
inflation qui n'existe plus. Nous sommes revenus aujourd'hui dans les
conditions d'inflation qui prévalaient au début des années
1960 dans le monde entier. En France, nous sommes bien en dessous de ces
conditions.
On a changé de cycle. Il faudrait que l'on s'aperçoive que les
instruments de la politique économique peuvent aujourd'hui être
utilisés pour l'expansion. Pourquoi cela m'apparaît-il
important ? Quels étaient les maux aux noms desquels la
société française a souffert et pour lesquels elle a
accepté cette souffrance ? Ces maux, c'était la lutte contre
l'inflation à un moment où l'inflation faisait rage, l'inflation
à deux chiffres. On peut souffrir pour un combat de ce type.
C'était aussi la lutte pour satisfaire à la contrainte
extérieure. On peut comprendre qu'un pays qui s'endette puisse
être dans une situation mauvaise, notamment pour les
générations futures.
Mais ces combats ont été gagnés, et depuis longtemps.
Alors pourquoi les continuer ? Pourquoi continuer le même type de
stratégie, alors que, manifestement, les ennemis ont
changé ? Il ne faut pas que l'on continue de se battre sur le Rhin
si la bataille est sur l'Atlantique. La politique monétaire n'a pas un
rang de noblesse supérieur à la politique fiscale ou de
dépenses publiques. Sur le même plan, elle doit participer
à l'ensemble des objectifs de la nation, au premier rang desquels se
trouvent la croissance et l'emploi, surtout dans des circonstances où la
France a connu la croissance la plus faible de son histoire, dans les
années 1990. Sait-on que le taux de croissance moyen, de 1991 à
1996, en France, a été un peu inférieur à 1 %,
et que cela ne nous était jamais arrivé, sauf dans les
années 1930 ? Le taux de croissance séculaire du
XIXème siècle était de 2 %. Qu'est-ce qui
légitimait une croissance aussi inférieure à son
potentiel ?
Je critique, mais je suis plutôt de nature optimiste car j'ai
l'impression que les gouvernements commencent à prendre conscience, un
peu partout, qu'en vérité, ils ont gagné sur les ennemis
qu'ils combattaient. En Europe, ils vont finir par s'en apercevoir.
M. le Président. -
Je ferai une observation. Plus personne ne se
bat aujourd'hui contre l'inflation. On se bat contre le déficit
budgétaire. Ce n'est pas du tout la même chose. On ne se bat pas
contre le déficit budgétaire parce qu'on craint l'inflation, mais
parce qu'on est endetté et que l'endettement a atteint un stade tel que
l'on ne peut plus avancer. On se bat contre le déficit budgétaire
parce qu'on se bat contre le poids excessif de l'État qui freine
l'ensemble du développement économique. Il me semble que ce que
vous dites, tout le monde l'a compris...
M. Jean-Paul Fitoussi. -
Il y a 6 mois ?
M. le Président. -
Peut-être.
Lorsqu'on critique le combat contre l'inflation, on a beau dire que l'on n'est
pas pour l'inflation, on a tendance à soupçonner qu'on
s'accommode quand même d'un peu d'inflation, que ce n'est quand
même pas si mal.
Or, quand on regarde les pays qui ont connu des taux de croissance importants
depuis la guerre, on ne peut pas ignorer l'Allemagne qui a constamment conduit
une politique de stabilité monétaire. Elle a
réévalué le DM depuis très longtemps -sept ou huit
réévaluations successives- et son taux de croissance n'a pas
été inférieur au taux de croissance français qui a
pratiqué la politique inverse.
Par conséquent, tout cela est plus compliqué qu'il n'y
paraît. Je me donne l'impression d'être un contradicteur et ce
n'est pas du tout mon intention.
M. Christian Poncelet. -
J'ai écouté avec
intérêt l'exposé de M. le Professeur. Il est vrai
qu'à une certaine période, notre croissance était nulle.
Je me souviens de grands débats qui ont eu lieu dans le cadre du club de
Rome où l'on nous expliquait que la croissance zéro était
la panacée à laquelle il fallait arriver pour pouvoir disposer
d'un état équilibré où le système social ne
serait pas contrarié. J'ai été surpris que ces grands
experts qui vantaient les mérites de la croissance zéro aient
été particulièrement silencieux dans la période que
nous vivions, à la croissance zéro, et qui était
contraignante pour la population puisqu'il ne pouvait pas y avoir
d'évolution sociale.
Vous dites : "la guerre contre l'inflation est gagnée". La paix,
aussi, est gagnée, mais c'est fragile. Il faut être constamment
vigilant car l'inflation peut réapparaître rapidement. Puisque
vous considérez que l'inflation est définitivement gagnée,
quelle est votre démarche ? Faut-il laisser filer, comme certains
le demandent, le déficit ? Faut-il faire un peu de
dévaluation ? L'Italie l'a tenté et l'Italie l'ayant
tenté, elle fait maintenant des efforts désespérés
pour revaloriser sa monnaie. L'Angleterre l'a tenté, mais regardez
l'Angleterre du point de vue du chômage : le chômage, chez les
hommes, est identique au taux de chômage chez les hommes en France. Ce
qui a fait baisser le taux de chômage en Angleterre, ce sont les femmes
qui travaillent presque toutes parce qu'il n'existe pas la même
protection sociale qu'en France. Reste à savoir si la France accepterait
un système social identique à celui de l'Angleterre.
Vous dites qu'il n'y a pas de règles. Des règles ont tout de
même été mises politiquement en place. L'OMC, sans
être parfaite, est quand même une règle qui tend à
éviter certains grands dérapages.
La question qui m'interpelle aujourd'hui, rentrant d'une visite en Chine, c'est
de voir ce pays qui peut-être peut réussir, momentanément,
un mariage de deux cultures. A l'intérieur, la culture dirigiste ; le
communiste règne avec ses règles impératives : un
investisseur français qui s'installe là-bas ne peut pas disposer
de toute sa liberté pour fixer les salaires de ces ouvriers ; mais
à l'extérieur, elle adopte la culture libérale : on
voit très bien qu'elle va être extrêmement
sévère en ce qui concerne les investissements à
réaliser chez eux, et que le retour sur investissement sera
négocié très durement.
J'ai été surpris d'entendre un grand responsable chinois de
Taiwan -qui investissait en Chine- dire : "Dans les négociations
avec mes partenaires chinois continentaux, j'exige un retour sur un
investissement d'une durée de 4 ans". Le mariage de ces deux cultures
conduit la Chine à un taux de croissance de l'ordre de 18 %.
La dernière question qui nous préoccupe est la suivante -et je
fais écho à l'observation de M. de la Malene- :
considérez-vous que la mise en place très rapide de cette monnaie
unique ne sera pas de nature à fortifier l'Europe dans les
négociations avec ses partenaires extérieurs à
l'Europe ? Si vous prenez votre billet de 100 francs et que vous faites le
tour des pays européens sans faire la moindre acquisition, par l'effet
de change, au moment où vous revenez au point de départ, vous
avez perdu la moitié de la valeur de votre billet pour rien. Nous sommes
dans un climat d'inquiétude. Oui ou non faisons-nous la monnaie
unique ?
Sur ces points -dévaluation, déficit, et monnaie unique-,
j'aimerais avoir votre sentiment et surtout votre appréciation sur ce
mariage de cultures en Asie.
M. Jean-Paul Fitoussi. -
Je vais essayer de répondre à ces
questions.
Sur le club de Rome, la préoccupation, à l'époque,
était celle de la pollution et de l'épuisement des ressources non
renouvelables. Le premier choc pétrolier est venu donner un certain
crédit à cette préoccupation. Les ressources non
renouvelables s'épuisent et nous ne pourrons pas continuer à
faire vivre nos enfants et nos petits enfants si nous en consommons autant dans
le présent. C'est ce qui avait motivé le message du club de Rome,
à un moment où le problème du chômage ne se posait
pas. A ce moment-là, le taux de chômage, en France, était
de 2 %.
M. Christian Poncelet. -
Et la croissance était forte.
M. Jean-Paul Fitoussi. -
Maintenant, ils se taisent car ils ont compris
qu'il y avait d'autres pollutions que la pollution atmosphérique et que
la pollution sociale et humaine étaient plus terribles et
coûteuses.
Je ne considère pas qu'une guerre économique puisse être
gagnée pour l'éternité. Je dis que l'inflation a
été jugulée dans le monde entier, mais pas le
chômage.
M. Christian Poncelet. -
A quel niveau l'inflation a-t-elle
été jugulée ? Dans les pays de l'est, elle est loin
de l'être...
M. Jean-Paul Fitoussi. -
Je parle des vieux pays
industrialisés : Japon, États-Unis, Europe. Le
problème est que dans un autre domaine, nous n'avons enregistré
que des défaites, celui du chômage.
Le problème est de savoir à quel niveau de victoire nous allons
nous arrêter pour nous attaquer au vrai problème de notre temps.
Je ne dis pas qu'il faille être inflationniste, je dis simplement que
toute politique unidimensionnelle, généralement, aboutit à
un échec. Je n'ai pas connaissance dans l'histoire d'une politique
unidimensionnelle qui ait réussi. Une politique qui ne s'attaquerait
qu'à un seul déséquilibre ne réussit pas parce
qu'elle aggrave de façon trop profonde les autres
déséquilibres. Nous sommes dans des circonstances où les
politiques que nous conduisons sont unidimensionnelles.
Je ne suis pas pour l'inflation. Je pense que le meilleur taux d'inflation est
un taux de zéro et que le meilleur taux de chômage est un taux de
5 % pour la France. Je pense que le meilleur taux de croissance est le
taux de croissance potentiel. Mais essayer de me réjouir sur l'un de ces
trois objectifs, alors que les autres sont caractérisés par une
défaite, non. C'est trop simple comme façon de concevoir la
politique économique.
Je ne suis pas pour la dévaluation. J'ai toujours été pour
la monnaie unique et je suis un impatient de la monnaie unique. Chaque fois que
l'on m'en parle, je dis plutôt hier que demain, car sinon, nous
allongeons un chemin qui de plus en plus est perçu comme étant un
chemin de croix, et nous risquons de rendre l'Europe impopulaire, alors que
d'après les chiffres que j'ai donnés tout à l'heure, avec
la monnaie unique, nous retrouvons tout à fait la puissance du
politique, puisque nous n'avons pas de contrainte extérieure.
Sur l'exemple anglais, vous avez raison. Mais savez-vous qu'il y a une
énigme dans la baisse du taux de chômage anglais ? Le taux de
chômage anglais a baissé alors que l'Angleterre a
créé moins d'emplois qu'en France, dans la période
considérée ?
M. Christian Poncelet. -
Il y a la démographie.
M. Jean-Paul Fitoussi. -
Mais il y a aussi un phénomène
singulier : en principe, une femme dont le mari a un emploi ne peut pas se
déclarer comme chômeur. On peut toujours trouver des moyens
statistiques de baisser le taux de chômage.
Oui, il existe quelques institutions de régulation, mais ces
institutions de régulation baignent dans une certaine idéologie
à usage externe que les américains ont produite. Si je dis cela,
ce n'est pas parce que je suis anti-américain, au contraire. Dans le
cadre de l'OMC, comme dans le cadre précédent du GATT, l'Europe
est toujours en position de faiblesse dans les négociations parce que la
plupart des autres pays ont l'intelligence de masquer leurs dispositions
protectionnistes, au détour de lois, de normes d'une complexité
telle qu'on ne peut pas les découvrir. Seule l'Europe affiche son
protectionnisme dans les traités internationaux. Il est très
facile de critiquer l'Europe alors même qu'elle est moins protectionniste
que les États-Unis et le Japon.
La Chine est le mariage de deux cultures, certes, mais autrefois, on appelait
cela du dumping. C'est une transition.
M. Christian Poncelet. -
Plus elle sera longue, plus nous serons
épuisés.
M. Jean-Paul Fitoussi. -
Si nous nous laissons faire, mais il n'y a
aucune fatalité qui implique que nous nous laissions faire. Pourquoi
est-ce que je regrette la disparition d'institutions de régulation, du
type du système de change fixe ? Parce que sinon, pour se procurer
les devises étrangères nécessaires à leurs
importations, les pays vont faire de la sous-évaluation
systématique de leur monnaie et vont créer des conditions de
compétitivité parfaitement artificielles.
Vous savez que le taux de croissance chinois est surévalué. On
compte dans le taux de croissance la consommation de capital.
M. le Président. -
D'autant que quand vous parlez de 18 %,
Monsieur Poncelet, c'est le taux de croissance de la production industrielle et
non la croissance économique. La croissance économique est un peu
inférieure à 10 %. Les Chinois, dans le plan actuel, pour
maîtriser l'inflation, la fixent aux alentours de 8 %. Mais
8 %, tous les ans, pendant 5 ans, quand la nôtre sera avec un
peu de chance 2 % cette année...
M. Jean-Paul Fitoussi. -
Avec un peu de chance...
M. le Président. -
... c'est un grand progrès.
M. Jean-François Le Grand. -
Merci à M. Fitoussi d'avoir
répondu de manière beaucoup plus satisfaisante que
précédemment à une question que j'avais posée
à l'orateur précédent sur les différentiels sociaux.
Est-ce que selon vous, il n'y a pas une sorte de déséquilibre,
voire même de contradiction entre plusieurs volontés
européennes affirmées en même temps ; c'est-à-dire
développer une politique mondialiste de libre-échange, organiser
une véritable communauté européenne avec une monnaie
unique, agrandir très rapidement la Communauté Européenne,
avec, dans le même temps, une lenteur assez affligeante dans la
construction politique de l'Europe, et notamment en l'absence d'un
élément politique fort qui permette de faire contrepoids à
l'ensemble des volontés économiques ?
M. Jean-Paul Fitoussi. -
Oui, je crois qu'il existe des contradictions
dans le processus de la construction européenne. La contradiction entre
le marché libre et le maintien du système de protection sociale
est une contradiction. Il existe effectivement un paradoxe, aujourd'hui :
on a l'impression qu'en vérité, le programme mis en oeuvre en
Europe est le programme Thatchérien de l'Europe, zone de libre
échange. Je crois que je me trompe car je sais qu'il existe une
volonté -en tous les cas du gouvernement français et, je le
crois, du gouvernement allemand- très ancrée dans l'esprit des
populations, non seulement de maintenir mais de développer les
systèmes de protection sociale pour qu'ils soient à la fois plus
équitables et mieux adaptés aux nouvelles circonstances.
Ces contradictions sont inhérentes aux processus de la construction
européenne. Je souhaite qu'elles soient résolues rapidement.
Le message que je veux faire passer ici est le suivant : en Europe, le
politique a une efficacité, une puissance, que peut-être il ne
soupçonne pas lui-même, en raison des conditions aujourd'hui
réunies, et notamment en termes d'inflation et de contraintes
extérieures.
M. Francis Grignon. -
Je reviens sur l'inflation. J'ai l'impression que
cela arrangerait tout le monde et que l'on aimerait bien avoir un peu
d'inflation maîtrisée. J'ai l'impression que l'on ne sait pas y
parvenir, en l'état actuel des choses, et que l'on bloque de peur que
l'inflation remonte. On en arrive à cette politique unique. Comment
lever ces angoisses à ce niveau ? Que faut-il faire pour ne pas
avoir peur du redémarrage de l'inflation en agissant sur les autres
domaines ?
M. Jean-Paul Fitoussi. -
Je crois vraiment que les conditions sont
structurellement différentes qu'elles ne le furent en période
d'inflation.
Généralement, l'inflation se développe lorsque les acteurs
sociaux cherchent à se repasser le fardeau de l'ajustement. C'est ce que
l'on a appelé la course prix-salaire. Dans le cas du choc
pétrolier, par exemple : les entreprises augmentent leurs prix, les
salariés demandent des augmentations de salaire compensatrices et,
finalement, les adaptations ne se font pas parce que le choc pétrolier
aurait exigé qu'il y ait une modération des salaires.
Mais dans les circonstances actuelles, les rapports de forces ont
complètement changé. Ils sont complètement
déséquilibrés au détriment des salariés. Les
salariés se battent le dos au mur. On ne peut pas imaginer qu'ils
puissent être à la source d'un redémarrage de l'inflation.
S'il n'y a pas un rapport de forces équilibré entre les acteurs,
il n'y a pas la possibilité de développement d'une inflation. On
l'a vu aux États-Unis où, malgré la croissance forte, et
en raison de la précarisation d'un segment croissant de la population,
le plein emploi n'a pas conduit à l'apparition de tensions
inflationnistes. La fragilisation et la précarisation du travail,
phénomène en cours en Europe et aux États-Unis, fait qu'en
vérité, les circonstances objectives de la naissance de
l'inflation ont disparu.
Il y a donc une vraie possibilité de conduire des politiques
expansionnistes, mais pas en lâchant sur l'inflation. Je ne crois pas
qu'il faille lâcher sur l'inflation. Si on lâche sur l'inflation,
on devra ensuite la combattre et cela coûtera plus cher. Mais
aujourd'hui, ce n'est pas le problème. Il ne faut pas s'obnubiler sur un
problème qui, pour l'instant, a disparu.
De surcroît, dans tous les pays, on surestime le taux d'inflation. Les
études ont été faites aux États-Unis. Certaines
sont en cours en France. La surestimation du taux d'inflation aux
États-Unis a été considérée comme
très importante, de l'ordre d'un point et demi par an depuis des
années. Cela change fondamentalement les choses. En France, il l'est
probablement moins, mais il y a surestimation d'inflation.
M. Xavier de Villepin. -
Je voudrais revenir sur la question de
M. Poncelet et la monnaie unique.
Personnellement, je suis tout à fait convaincu que ce sera une
étape très importante pour l'Europe. Je voudrais vous poser deux
questions sur la marche vers la monnaie unique.
De plus en plus, il existe un débat entre les cultures monétaires
des pays, notamment celle de l'Allemagne et celle de la France. Pensez-vous
qu'il faille une autorité politique ou qu'une seule banque centrale
européenne est suffisante pour régler les problèmes de
l'avenir ?
Deuxième question. On voit de plus en plus les Allemands manifester une
grande réticence sur l'entrée de l'Italie, en 1999, ce qui posera
un problème à tous les pays du sud, l'Espagne, le Portugal et la
Grèce. Pensez-vous que la monnaie unique pour l'Europe aurait plus de
chance si elle réunissait ces pays du sud et qu'elle faciliterait la
volonté de la France d'être tout à fait
insérée dans la monnaie unique ?
M. Jean-Paul Fitoussi. -
Ce sont des questions complexes.
Il n'existe pas d'exemple au monde d'une banque centrale qui n'ait pas de
tutelle politique, et surtout pas en Allemagne. Il y a là un
problème inédit. Il n'est pas pensable qu'un attribut de la
souveraineté aussi important que celui de la création
monétaire soit laissé sans contrôle aucun de la
démocratie. Il faudra bien que l'Europe imagine ces institutions qui
permettraient l'équilibrage des pouvoirs en Europe.
Concernant l'Italie, je ne vois pas l'Europe sans l'Italie. La richesse de
l'Europe est sa diversité culturelle. Je ne vois pas que l'on
progresserait dans l'idée européenne en
rétrécissant comme peau de chagrin les membres qui
appartiendraient à ce club, qui serait dès lors si fermé
qu'il n'aurait plus d'importance au sein de l'Europe elle-même.
Je crois de surcroît qu'il serait de très mauvaise
stratégie de rejeter aux frontières de l'Europe un des pays
fondateurs et un des pays le plus européen parmi les
européens : un des pays où l'idée européenne
est la plus ancrée dans les mentalités des populations. Je ne
vois pas que, politiquement et culturellement, nous puissions laisser l'Italie
à l'extérieur de l'Europe. Pour l'Espagne et la Grèce,
c'est un peu différent : leur entrée dans la
Communauté est plus récente et ils n'ont pas le même niveau
de développement. Je comprendrais qu'eux-mêmes ne souhaitent pas
faire partie du club immédiatement.
M. le Président. -
Je termine par une observation pour vous
permettre un ultime rebondissement. Je suis quand même
étonné de ce qu'au cours de votre intervention et de vos
réponses aux questions qui vous ont été posées,
vous ayez donné le sentiment que la voie à suivre était
principalement macro-économique. Vous n'avez à aucun moment,
parlant de l'Europe, de ses problèmes et de la mondialisation, fait
l'ombre d'une allusion aux structures. Or, nombreux sont ceux qui pensent qu'il
y a un grave problème structurel. Puis-je conclure que les structures
constitueront la deuxième partie de l'exposé que vous nous ferez
plus tard ou dois-je conclure que je me trompe en pensant qu'il y a des
problèmes structurels en Europe ?
M. Jean-Paul Fitoussi. -
J'ai fait récemment une étude
pour l'OCDE qui s'appelait "politique macro-économique et
réformes structurelles".
M. le Président. -
C'est donc la deuxième partie de votre
exposé.
M. Jean-Paul Fitoussi. -
Il me semble qu'il y a une hiérarchie
des urgences. Les économies européennes sont sous une chape de
plomb. La réforme structurelle, dans ces conditions, implique que
finalement on tente de répartir mieux les bras pour supporter la chape
de plomb. Ces réformes structurelles sont extraordinairement difficiles.
Il me paraît très difficile de réformer une
société lorsque l'on n'a que des sacrifices à lui demander
et aucun objectif d'avenir à lui proposer.
Retrouvons le sens de l'avenir et, ensuite, procédons aux
réformes structurelles nécessaires. Cela peut se faire
très vite, dès le moment où de nouvelles perspectives
d'avenir sont ouvertes. Dire à une population en souffrance, qui souffre
doublement d'un chômage de masse, d'une précarisation croissante
du travail, et de surcroît, d'une désagrégation des classes
moyennes : "il faut encore souffrir si vous voulez que l'économie
française continue de s'enrichir", ce n'est pas le message que la
société peut entendre, et ce n'est pas un message efficace si la
société ne peut pas l'entendre.
Essayons donc de donner un ballon d'oxygène et procédons aux
réformes structurelles nécessaires. Il ne faut surtout pas que la
réforme structurelle soit le substitut d'une mauvaise politique
macro-économique. Il faut que bonne politique macro-économique et
réformes structurelles aillent de pair.
M. le Président. -
Réponse très claire.
Je remercie M. Fitoussi qui nous a passionnés par son exposé et
par des thèses affirmées, claires, et qui ont provoqué le
débat. Par conséquent, je me félicite que l'on vous ait
demandé de venir.