N° 351
SÉNAT
SESSION ORDINAIRE DE 1996-1997
Rattaché pour ordre au procès-verbal de la séance du 22
avril 1997.
Enregistré à la Présidence du Sénat le .
RAPPORT D'INFORMATION
FAIT
au nom de la délégation du Sénat pour l'Union
européenne (1),
sur
Les coopérations renforcées dans l'Union européenne
Par M. Christian de LA MALÈNE,
Sénateur.
(1) Cette délégation est composée de
: MM. Jacques Genton,
président
; James Bordas, Michel
Caldaguès, Claude Estier, Pierre Fauchon,
vice-présidents
; Nicolas About, Jacques Habert, Emmanuel Hamel, Paul Loridant,
secrétaires
; MM. Robert Badinter, Denis Badré,
Gérard Delfau, Mme Michelle Demessine, M. Charles Descours,
Mme Marie-Madeleine Dieulangard, MM. Ambroise Dupont, Jean-Paul Emorine,
Philippe François, Jean François-Poncet, Yann Gaillard, Pierre
Lagourgue, Christian de La Malène, Lucien Lanier, Paul Masson,
Daniel Millaud, Georges Othily, Jacques Oudin, Mme Danièle
Pourtaud, MM. Alain Richard, Louis-Ferdinand de Rocca Serra, Jacques Rocca
Serra, André Rouvière, René Trégouët, Marcel
Vidal, Robert-Paul Vigouroux, Xavier de Villepin.
Mesdames, Messieurs,
Initialement prévue pour aborder un nombre limité de sujets
précis, la Conférence intergouvernementale (CIG) a
été également chargée par le Conseil
européen, en juin 1994, de réexaminer le fonctionnement
institutionnel de l'Union européenne, compte tenu de la dynamique de
l'élargissement.
· Le traité sur l'Union européenne avait mis cinq
questions à l'ordre du jour de la CIG :
- en premier lieu, la " communautarisation " éventuelle des
deuxième et troisième piliers de l'Union (en d'autres termes,
l'extension de la procédure communautaire " classique " de
décision à la politique étrangère et de
sécurité commune et à la coopération dans le
domaine des affaires intérieures et de la justice) ;
- en deuxième lieu, le développement de la PESC, et notamment le
problème de l'intégration de l'U.E.O. à l'Union
européenne ;
- en troisième lieu, l'élargissement éventuel du champ
d'application de la procédure dite de codécision (qui accorde un
droit de veto au Parlement européen sur certains aspects, limitativement
énumérés par le traité, de la législation
communautaire) ;
- en quatrième lieu, la mise en place éventuelle d'une
hiérarchie entre les différentes catégories d'actes
communautaires (cette question de la distinction, au sein du droit
communautaire, entre règles générales et mesures
d'exécution, met en jeu le partage des compétences entre le
Conseil et le Parlement européen, pour la définition des
règles générales, ainsi qu'entre le Conseil et la
Commission, pour la définition des mesures d'exécution) ;
- en cinquième lieu, l'éventualité de l'extension des
compétences de la Communauté à trois nouveaux
domaines : l'énergie, la protection civile, le tourisme.
· Les négociateurs du traité sur l'Union
européenne n'avaient pas intégré à leurs travaux la
perspective d'un élargissement de l'Union, malgré les
bouleversements qui venaient de se produire dans la moitié orientale de
l'Europe. Cependant, il est rapidement apparu que cette question ne pouvait
être éludée.
La difficulté est apparue au grand jour à partir d'octobre 1993,
lorsque le Conseil a dû décider des conséquences à
tirer, sur le plan des institutions, de l'adhésion (qui est devenue
effective en 1995) de l'Autriche, de la Finlande et de la Suède.
La longue controverse qui s'est alors développée entre les Etats
membres a conduit le Conseil européen, lors de sa réunion de
Corfou, en juin 1994, à prévoir que la CIG serait
également chargée de revoir le fonctionnement institutionnel de
l'Union dans la perspective de l'élargissement, et qu'elle examinerait
notamment les questions suivantes :
" pondération des voix,
seuil pour les décisions prises à la majorité
qualifiée, nombre des membres de la Commission et toute autre mesure
estimée nécessaire pour faciliter les travaux des institutions et
garantir leur efficacité dans la perspective de
l'élargissement ".
Lors de cette même réunion, le Conseil européen a
précisé que la CIG devrait examiner, afin de tenir compte des
critiques qui s'étaient exprimées dans les débats de
ratification du Traité de Maastricht,
" d'autres
améliorations possibles, dans un esprit de démocratie et
d'ouverture, sur la base d'une évaluation du fonctionnement du
traité ".
· La question des
" coopérations
renforcées "
- ou, si l'on préfère de
l'
" intégration différenciée "
, ou
encore de la
" flexibilité "
- ne devait donc
pas,
initialement, figurer à l'ordre du jour de la CIG : elle n'était
mentionnée ni par le traité sur l'Union européenne, ni par
les conclusions du Conseil européen de Corfou ; si elle est devenue
un des principaux thèmes de la CIG, c'est qu'elle s'est en quelque sorte
imposée aux négociateurs.
L'enjeu essentiel de la CIG apparaît aujourd'hui de réformer le
fonctionnement des institutions pour pouvoir concilier élargissement et
approfondissement. Or, comme un consensus pour " avancer "
tous
ensemble est d'ores et déjà difficile à trouver et risque
de le devenir de plus en plus à mesure des nouveaux
élargissements, il semble que la seule solution possible pour
dépasser le dilemme " approfondissement/élargissement "
soit de permettre aux Etats qui en ont la volonté et la capacité
de réaliser ensemble certains approfondissements de la construction
européenne, dans le respect de l'acquis communautaire, les autres Etats
ayant la faculté de les rejoindre ultérieurement.
Ainsi, dès lors qu'il est apparu qu'il serait très difficile de
réaliser à quinze - et plus encore, à vingt ou
vingt-cinq - les nouveaux développements de l'intégration
européenne souhaités par un nombre important d'Etats membres, le
thème des " coopérations renforcées " est devenu
une des principales préoccupations de la Conférence
intergouvernementale.
I. UN DÉBAT RÉCURRENT
La notion de " flexibilité " ou de
" coopération renforcée ", dans le débat
institutionnel communautaire, signifie la possibilité pour une partie
des Etats membres de réaliser ensemble un approfondissement de la
construction européenne, dans tel ou tel domaine,
en s'appuyant sur
le cadre institutionnel de l'Union.
Il s'agit d'une problématique ancienne : ainsi, en 1975, le
rapport sur l'Union européenne dû au Premier ministre belge
Léo Tindemans, envisageait une
"
différenciation
", conçue cependant avant tout
comme la possibilité d'échelonner dans le temps la participation
des Etats à une coopération plus approfondie dans un
domaine ; de même, le rapport du " Comité Dooge "
(1985), chargé de préparer la négociation de l'Acte
unique, envisageait l'"
utilisation, dans des cas exceptionnels,
de la
méthode de la différenciation de la règle communautaire,
à condition que cette différenciation soit limitée dans le
temps, fondée uniquement sur des considérations
économiques et sociales, et respecte le principe de l'unité
budgétaire
".
En réalité, le thème de la flexibilité
réapparaît chaque fois qu'il semble impossible de réaliser
l'unanimité pour avancer : pour éviter que " le convoi
ne s'aligne sur le vaisseau le plus lent ", l'on envisage alors de
laisser
se constituer une " avant-garde ", que
l'" arrière-garde " pourra en principe rejoindre
ultérieurement.
Cependant, jusqu'en 1991, ce thème ne s'est pas traduit dans la
réalité institutionnelle de la Communauté. Cela n'a pas
empêché le développement de certaines formes de
coopérations renforcées,
mais celles-ci se sont
organisées en dehors du cadre du traité,
ce qui a
été notamment le cas pour certaines réalisations
industrielles (ARIANE, AIRBUS), pour la libre circulation des personnes
(accords de Schengen), pour le soutien à la recherche appliquée
(EURÊKA)...
C'est le traité de Maastricht qui a véritablement introduit
le schéma de la flexibilité dans les bases du droit
communautaire
. Les traités avaient auparavant prévu des
périodes de transition, des dérogations provisoires, quelques
dérogations permanentes (commerce entre les deux Etats allemands,
résidences secondaires au Danemark) ; le traité de
Maastricht, quant à lui, est allé bien plus loin en introduisant
une différenciation dans les domaines essentiels et en ne limitant pas
dans le temps certaines des différenciations introduites. Il en est
ainsi :
-
de l'Union économique et monétaire
, qui établit
une première différenciation entre les Etats membres en fonction
du respect des critères de passage à la monnaie unique, et une
seconde différenciation en accordant la possibilité d'une
dérogation permanente au Royaume-Uni et au Danemark ;
-
du protocole social
, pour lequel le Royaume-Uni
bénéficie sans limite de durée d'une
dérogation ;
-
de la politique extérieure et de sécurité
commune
, qui doit notamment respecter "
le caractère
spécifique de la politique de sécurité et de
défense de certains Etats membres
", ce qui a permis au Conseil
européen d'Edimbourg d'accorder une dérogation permanente au
Danemark pour les questions de défense.
Cependant, si les négociateurs du traité de Maastricht ont
franchi un pas important dans le sens de la flexibilité,
ils ne l'ont
fait qu'à contrecoeur,
faute de trouver une autre solution pour
contourner une opposition irréductible. Ils ont dû l'accepter une
première fois lors de la négociation de la partie
monétaire du traité compte tenu de l'opposition britannique. Ils
ont dû s'y résoudre in extremis lors du Conseil européen de
Maastricht en élaborant hâtivement le " protocole
social " à onze, seule solution acceptée par le Royaume-Uni.
Lors du Conseil européen d'Edimbourg, la flexibilité a
été également une solution de fortune à la suite du
referendum négatif au Danemark.
Le thème de la flexibilité a resurgi à un stade
très précoce de la préparation de la Conférence
intergouvernementale (CIG) en cours. Cette résurgence n'avait rien
d'étonnant : alors que de nouvelles avancées étaient
envisagées concernant le deuxième et surtout le troisième
pilier de l'Union, il paraissait nécessaire de chercher des formules
permettant, à défaut d'accord unanime, à certains Etats
membres de développer des coopérations renforcées dans ces
domaines. Par ailleurs, l'horizon de la CIG étant l'élargissement
à l'Est, qui entraînera en principe l'adhésion de dix
nouveaux Etats, il semblait indispensable, en tout état de cause,
d'adapter par avance l'Union à cette "
révolution du
nombre et de l'hétérogénéité
"
selon le mot d'Alain Lamassoure ; en particulier, la question d'une
différenciation durable, dans cette perspective, pourrait difficilement
être éludée.
Le débat autour de ce thème a été difficile, les
différents schémas avancés étant suspectés
d'arrière-pensées peu " communautaires ".
L'idée d'un " noyau dur " de l'Union, avancée en
septembre 1994 par un document du groupe CDU/CSU du Bundestag, a
été interprétée par les pays du Sud de la
Communauté comme une manière de les mettre à
l'écart ; le système des " cercles concentriques "
suggéré au même moment par le Gouvernement français
a été soupçonné par les pays de l'Est de
définir à leur intention une adhésion au rabais ; le
schéma parfois qualifié d'" Europe à la carte "
présenté par le Gouvernement britannique a été
suspecté de vouloir faire de la Communauté une zone de
libre-échange où les politiques communes perdraient leur
consistance.
D'une manière générale, les partisans de
l'" orthodoxie communautaire " ont eu tendance à
considérer avec circonspection les formules de différenciation
autres que celles permettant aux Etats membres d'avancer à des rythmes
différents vers le même point, l'idée d'une
différenciation non limitée dans le temps leur paraissant porter
atteinte à la vocation fédérale de l'Union. Les Etats les
plus bénéficiaires de l'effort de cohésion
économique et sociale craignaient, quant à eux, de ne plus
être des membres à part entière d'une Union plus
différenciée et de moins pouvoir bénéficier, dans
ces conditions, de la solidarité financière communautaire.
C'est donc dans un contexte peu favorable que la CIG a abordé le
thème de la flexibilité ou des coopérations
renforcées.