B. LE TRAITEMENT SPÉCIFIQUE DU CONTENTIEUX DE MASSE
La première partie de ce rapport a souligné
l'importance prise par ce que l'on appellera faute de mieux " les
contentieux de masse " dont le caractère envahissant doit à
nouveau être souligné.
On désigne ainsi dans ce rapport les litiges qui offrent les
caractéristiques communes d'avoir un objet identique, d'être
nombreux et de ne présenter que des différenciations de fait,
sans doute importantes pour ceux qui les vivent mais que le juge ne peut
prendre en compte faute de temps.
Ainsi en va-t-il au pénal de la conduite en état d'ivresse, ou de
la petite délinquance qui bénéficie d'un taux de
classement sans suite beaucoup trop élevé et, d'une
manière générale, de toutes les affaires simples ne
donnant pas lieu à contestation sérieuse quant aux faits.
Ainsi en va-t-il au civil des litiges conjugaux et familiaux, qui
représentent la moitié du contentieux, des litiges locatifs ou
des litiges de la consommation.
C'est cet envahissement qui explique la situation actuelle et c'est donc
à lui qu'il faut apporter une réponse appropriée
.
On ne peut continuer indéfiniment d'ignorer le fait que le traitement
actuel de ces contentieux qui fait apparaître soit leur ignorance pure et
simple (classement sans suite), soit une approche de caractère quasi
mécanique avec des retards insupportables ne répond ni à
l'attente des justiciables ni à celle des magistrats ; les premiers se
sentent incompris et restent étrangers à la procédure qui
les concerne, comme le héros de Kafka, et les seconds s'interrogent
légitimement sur le point de savoir si le degré
élevé de compétence et de conscience qui correspond
à leur vocation peut être réellement mis en oeuvre dans ces
domaines qui tendent cependant à occuper le plus clair de leur temps.
Par contrecoup, les affaires complexes ne bénéficient pas
toujours de toute l'attention qu'elles requièrent.
A l'égard de tels contentieux, l'augmentation quantitative des moyens,
à la supposer possible au niveau convenable, n'apporterait sans doute
qu'une solution apparente. Le " traitement " serait plus
systématique et plus rapide. Il ne serait pas mieux adapté.
Or, la mission de la justice n'est pas seulement de résoudre
administrativement les conflits. Elle est aussi d'y remédier et de
prévenir leur répétition par la mise en oeuvre d'une
thérapeutique humanisée de telle sorte que le justiciable -qu'il
ait tort ou qu'il ait raison- se sente traité non comme un numéro
anonyme mais comme une personne prise en considération dans ses
caractéristiques et dans sa dignité propre.
Il est facile de comprendre que les procédures conçues pour des
conflits différenciés présentant de réels
problèmes de fait et de droit soient profondément
inadaptées dans leurs formes ou dans leur vocabulaire comme dans leurs
mécanismes intellectuels à ces litiges modestes et
stéréotypés. Ne convient-il pas dès lors d'imaginer
et à tout le moins d'expérimenter de nouvelles procédures
mieux adaptées ?
Les " maisons de justice ", dont la mission a pu apprécier
le
" climat " autant que les résultats ainsi que les diverses
expériences de médiation et de délégation
fournissent à cet égard d'utiles indications. On voit bien que
les magistrats comme leurs collaborateurs y sont conduits à une
connaissance plus concrète et plus réaliste des problèmes
de la vie quotidienne. Les justiciables, de leur côté, y trouvent
une " audience " beaucoup plus compréhensive et
compréhensible que celle des prétoires classiques où les
professionnels seuls sont " à l'aise ". Elles
préfigurent ainsi ce qui pourrait être une nouvelle voie de
traitement de contentieux de masse.
Un certain nombre d'expériences ponctuelles de conciliation ou de
médiation témoignent dans le même sens.
La Conférence Nationale des Premiers Présidents de Cours d'Appel,
peu suspecte de modernisme aventureux, a publié en 1995 un rapport qui
partant des mêmes constatations aboutit à la même
conclusion. Elle achève son exposé dans les termes suivants :
"
Tous les conflits nés ou en germe n'appellent pas
nécessairement une réponse judiciaire, voire juridique, (...) Les
" médecines douces " que sont la conciliation, la
médiation ou l'arbitrage, méritent d'être placées au
premier rang des modes de règlement des litiges .
" Le débat judiciaire, qui s'articule autour de la règle de
droit, dramatise les situations et prend souvent, en matière civile ou
pénale, un caractère " chirurgical ".
" Il conviendrait en conséquence de l'éviter dans la mesure
du possible.
" Il s'agirait, pour notre pays, d'une " révolution
culturelle ".
" Des corporatismes pourront croire leurs intérêts
lésés. Des habitudes de pensée devront être
modifiées.
" Mais c'est à ce prix que la justice pourra à la fois
redéployer ses forces sur le terrain pénal -où les
citoyens l'attendent et qu'elle déserte pourtant progressivement- et
offrir en matière civile, commerciale et sociale, pour les litiges
vraiment essentiels, une réponse effective en temps
utile. (...)
".
Leur rapport évoque le rôle de médiateur qui pourrait
être joué par un " nouveau juge de paix " ou un
conciliateur dans tous les domaines relevant du contentieux de masse.
La mission fait siennes les réflexions et l'esprit des propositions des
Premiers présidents à la condition de donner à ces
dernières leur pleine efficacité que l'on ne peut attendre d'un
préliminaire de conciliation pur et simple.
Elle demande donc que soit étudiée l'institution d'une telle
procédure dont la caractéristique essentielle devrait être
d'articuler étroitement la tentative de conciliation et, à
défaut, la décision prise par le même juge.
Est-il nécessaire, est-il concevable de créer de nouvelles
instances extérieures au système judiciaire pour satisfaire cette
orientation ?
Considérant le risque de compliquer encore notre système
judiciaire, donc inévitablement d'en alourdir le coût et d'en
aggraver " l'opacité " pour le justiciable, considérant
plus encore le danger de voir " les petits litiges "
échapper
aux garanties que seul un système judiciaire cohérent peut
apporter et dont le plus modeste des plaideurs ne saurait être
privé, la mission ne croit pas possible d'aller dans cette voie
très au-delà des expériences actuelles. Le rôle
précurseur très positif de celles-ci mérite d'être
retenu. Il ne suffit pas à justifier leur généralisation.
N'est-il pas plus simple et plus sûr de constater que les actuels
tribunaux d'instance sont le point de convergence naturel de ces
préoccupations et d'en déduire qu'une profonde réforme de
ces juridictions pourrait fournir la meilleure réponse aux
problèmes spécifiques des contentieux de masse ?
On redécouvrirait ainsi les raisons originelles de ce que furent,
jusqu'au milieu de notre siècle, les justices de paix instituées
précisément pour résoudre les petits conflits du
19ème siècle. La différence réside dans la nature
de ces conflits, dans leur milieu social (rural au 19ème, urbain
à notre époque) et dans leur nombre, considérablement
accru, évolution que n'avait pas prévu le législateur de
1958 dans une démarche qui tendait à réintégrer
progressivement les nouveaux tribunaux d'instance dans les tribunaux de grande
instance.
Il est de fait que le statut des magistrats des tribunaux d'instance, comme la
définition de leur compétence, en fait de plus en plus des
chambres détachées des tribunaux de grande instance (qui
eux-mêmes ne sont plus caractérisés par la
collégialité) plutôt que des juridictions autonomes, ce qui
explique les projets de fusion les concernant.
Il n'en demeure pas moins que les tribunaux d'instance ont conservé en
partie leurs caractéristiques originelles de juridictions du petit
contentieux et de la proximité et qu'ils offrent ainsi la base sur
laquelle il doit être possible de construire une juridiction capable
d'apporter une meilleure réponse à une grande partie des
contentieux de masse et d'alléger par contrecoup la tâche des
tribunaux de grande instance.
Pour atteindre ce résultat, la nouvelle juridiction devrait
répondre aux caractéristiques déjà
énoncées.
Il n'est pas douteux qu'un très important recrutement de magistrats et
de greffiers s'imposerait. En ce qui concerne les magistrats, c'est
évidemment là que les magistrats à titre temporaire
institués par la loi de 1995 trouveraient leur meilleure raison
d'être, qui correspond d'ailleurs très exactement à
l'ancienne tradition des juges de paix.
D'ores et déjà, sous des formes et des appellations diverses,
nombre d'anciens magistrats ou professionnels du domaine juridique jouent un
rôle précieux d'auxiliaires, apportant à leur tâche
non seulement leur compétence juridique mais en outre une
expérience et une disponibilité qui sont les premières
qualités attendues de ces nouvelles fonctions.
Les magistrats professionnels pourraient conserver leur fonction avec un
rôle directeur.
Cette profonde réforme pourrait s'appliquer au civil comme au
pénal suivant des modalités adaptées à ces deux
domaines prolongeant donc en les renouvelant les activités actuelles des
tribunaux d'instance et des tribunaux de police.
La mission n'ignore pas qu'en ouvrant une telle perspective elle court le
risque d'être accusée de s'écarter des concepts unitaires
qui ont inspiré l'organisation judiciaire depuis plusieurs
décennies.
Il lui paraît cependant que les mesures proposées par elle sont
seules à la hauteur des difficultés que connaît
actuellement l'appareil judiciaire. Les rejeter reviendrait soit à
ignorer purement et simplement l'étendue de ces difficultés, soit
à s'aveugler sur la possibilité d'attendre leur solution des
mesures ponctuelles qui caractérisent le cours actuel des choses, soit
enfin à espérer une augmentation massive et linéaire des
moyens, en elle-même parfaitement illusoire.
C'est pourquoi la mission est conduite à formuler d'une manière
volontairement schématique la proposition suivante qui constitue sa
conclusion essentielle.
Proposition n°36 :
Etudier une réforme des tribunaux
d'instance et des tribunaux de police en vue de les adapter aux
" contentieux de masse " suivant des modalités s'inspirant
de
la conception originelle des juges de paix, de l'expérience des
actuelles " Maisons de Justice " et des spécificités de
ces contentieux :
- magistrats recrutés largement parmi les magistrats à titre
temporaire ;
- généralisation et valorisation des tentatives de conciliation
au civil comme au pénal ;
- à défaut de conciliation, le litige est tranché au fond
par le même juge ;
- redéfinition des compétences à partir du concept de
" petit contentieux ".
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