b) L'évolution des causes du surendettement

Le changement de nature du surendettement est strictement lié à l'évolution de ses causes.

L'affirmation de ce phénomène à partir du milieu de la décennie quatre-vingt résulte de la combinaison de plusieurs facteurs :

-  la faible croissance du pouvoir d'achat des ménages dans un contexte de désinflation

La croissance du pouvoir d'achat du revenu disponible des ménages a fortement fléchi en 1979 et 1980, puis a connu un nouveau coup d'arrêt à partir de 1983 après deux années de reprise à la faveur d'une politique de relance. Dans ce contexte, les ménages ont été conduits à emprunter pour maintenir leur consommation. Ce phénomène a été alimenté par les anticipations de ces derniers, fondées sur une longue période d'inflation, à un moment où les politiques monétaires menées dans la plupart des pays industrialisés débouchaient sur une désinflation durable. La conjonction de ces deux facteurs - ralentissement conjoncturel de la croissance du pouvoir d'achat et mauvaise anticipation de l'inflation - a conduit les ménages à supporter des taux d'effort (remboursement d'emprunt/revenu) plus élevé qu'auparavant, sur une plus longue période.

- le volontarisme des pouvoirs publics en matière d'accession à la propriété

Trois causes liées directement au système public de financement de l'accession à la propriété expliquent les difficultés financières des accédants à la propriété : les prêts d'accession à la propriété à intérêt progressif ; la fiction d'une aide publique considérée comme un apport personnel ; le tropisme pour le logement neuf.

Les prêts d'accession à la propriété à intérêts progressifs sont la cause la plus immédiate et la plus visible. De 1977 à 1991, les prêts d'accession à la propriété étaient assortis d'un mécanisme de progressivité des remboursements. Ils étaient en effet conçus pour solvabiliser des ménages dont les revenus nominaux augmentaient rapidement. Or, sitôt mis en place, ces prêts ont créé un effet de ciseaux entre des charges d'intérêt croissantes et des revenus que la désinflation avait rendu stagnants. En effet, dès 1982, les taux d'intérêt réels des prêts d'accession à la propriété sont devenus positifs, l'écart avec le taux d'inflation ne cessant de croître par la suite. A partir de 1987 sont apparus des prêts d'accession à la propriété à annuités constantes, mais ils conservaient un taux d'intérêt progressif.

Les accédants sinistrés en plus grand nombre sont ceux qui avaient obtenu un prêt d'accession à la propriété entre 1980 et 1985. C'est aussi dans cette période que furent accordés le plus grand nombre de prêts. Mais plutôt que de baisser le taux d'intérêt des nouveaux prêts, les gouvernements successifs ont préféré en réduire le nombre. Bien que leur nocivité fût établie dès le milieu des années 80, les intérêts progressifs n'ont été supprimés qu'en 1991.

Les prêts d'accession à la propriété à intérêts progressifs

Taux d'intérêt

Taux d'inflation

nombre de prêts d'accession à la propriété délivrés

1981

jusqu'au 30/06: 9,30 sur 9 ans puis 12,80

du 1er /07 au 31/12 : 10,80 sur 6 ans puis 13,70

13,9

171.273

1982

10, 80 sur 4 ans puis 12,90 sur 3 ans puis 14, 70

9,7

170.679

1983

jusqu'au 31/07 : 9,95 sur 5 ans puis 12,55 sur 2 ans puis 13,70

jusqu'au 31/12 : 9,45 sur 5 ans puis 11,15 sur 2 ans puis 12,95

9,3

144.447

1984

9,25 sur 5 ans puis 9,90 sur 2 ans puis 12,45

à partir du 25/10 : 9,35 sur 5 ans puis 10,45 sur 2 ans puis 12,65

6,7

152.698

1985

à partir du 1er/02 : 9,10 pendant 5 ans puis 9,65 sur 2 ans puis 12,15

4,7

117.146

1986

9,00 sur 6 ans, puis 9,35 sur 1 an, puis 11,65

à partir du 15/05 : 7,80 sur 7 ans puis 10,00

2,1

109.713

1987

prêts d'accession à la propriété à annuités progressives : idem

prêts d'accession à la propriété à annuités constantes, à partir du 20/07 : 6,90 sur 5 ans, puis 10,00

3,1

80.000

1988

idem

3,1

70.711

1989

idem

3,6

51.156

1990

idem

3,4

38.117

1991

suppression du prêts d'accession à la propriété à annuités progressives à partir du 1er/02

prêts d'accession à la propriété à annuités constantes : 8,97 sur 20 ans

3,1

39.426

En second lieu, les pouvoirs publics entretiennent depuis toujours la fiction de systèmes de financement public de l'accession à la propriété constituant pour leur bénéficiaire un apport personnel .

L'apport personnel est normalement constitué des fonds propres que l'accédant peut injecter dans son opération. Le taux de l'apport personnel est directement proportionnel à la probabilité de réussite de cette opération : plus il est élevé, plus il est probable que l'accédant pourra faire face jusqu'au bout à ses échéances et acquérir ainsi son logement définitivement.

Or, pour favoriser l'accession à la propriété, les gouvernements successifs ont fait considérer aux établissements de crédit que les aides publiques étaient constitutives d'apport personnel, y compris s'agissant de prêts. Pourtant, seul l'effort d'épargne préalable ou, le cas échéant, le produit de la vente d'un autre bien, constitue un apport personnel réel : il démontre la capacité du ménage à faire face à des échéances futures et garantit au créancier que la valeur du bien acquis est supérieure au montant emprunté.

L'aide personnalisée au logement est la seule aide qui puisse se rapprocher d'un apport personnel, car elle est acquise à son bénéficiaire comme une subvention. Mais, d'une part, il ne s'agit pas d'une épargne préalable (elle sera versée au cours de la période de remboursement des prêts) et, d'autre part, elle ne provient pas d'un effort réalisé par le ménage accédant. De fait, les accédants bénéficiaires de l'aide personnalisée au logement se révèlent parmi les plus fragiles.

En revanche, les prêts, fussent-ils aidés par la collectivité, restent dans tous les cas constitutifs d'un endettement . C'est donc au prix d'une fiction étrange qu'ils peuvent être présentés comme le contraire de ce qu'ils sont . Ainsi jusqu'en 1990, la réglementation des prêts d'accession à la propriété prévoyait que l'apport personnel permettant d'en bénéficier pouvait être constitué de prêts du "1% logement", de prêts d'épargne-logement ou d'autres prêts sociaux. Ce n'est qu'à compter du 16 février 1990 qu'un décret a rendu obligatoire un apport personnel réel de 10%. Or, environ la moitié des ménages accédants en prêts d'accession à la propriété avaient un apport réel inférieur à 5%.

Malheureusement, cette fiction dangereuse a toujours cours aujourd'hui. On pouvait ainsi lire dans la publicité commerciale d'un magazine d'annonces de ventes de logements neufs publié par le journal "Le Monde" daté du 30 septembre 1997 :

"A quoi sert l'apport personnel ?"

"Un apport personnel est indispensable pour envisager un achat immobilier dans de bonnes conditions. Si cette somme est insuffisante, certains prêts peuvent entrer dans sa composition. Explications."

Suit un paragraphe expliquant que les établissements de crédit exigent un minimum d'apport personnel, mais que certains prêts peuvent permettre de "le boucler".

"Les prêts constitutifs d'apport personnel :

. le prêt à taux zéro,

. l'épargne-logement,

. le 1 % logement,

. les prêts des caisses de retraites,

. les prêts des collectivités locales,

. le crédit-relais."

Ni le quotidien support de la publicité, ni le magazine annonceur ne sont en cause dans ce type de présentation.

L'ambiguïté est en effet entretenue par les pouvoirs publics sur la nature des aides à l'accession à la propriété. Or, si en période d'inflation forte, les crédits à taux réduits pouvaient paraître incorporer une fraction d'apport personnel, ce n'est plus le cas avec une dérive des prix quasiment nulle.

Enfin, la cause la plus profonde de surendettement des accédants à la propriété réside dans le tropisme excessif de notre politique d'accession sociale vers le logement neuf.

Une opération d'accession à la propriété devrait être, en principe, auto-sécurisée : la valeur du bien acheté garantit l'emprunt consenti sous forme d'hypothèque. Mais cette garantie ne fonctionne réellement pour le débiteur que si deux conditions sont réunies : le maintien de la valeur de son bien ; la possibilité de le vendre rapidement. Il doit pouvoir facilement se retrouver dans la situation qui précédait l'opération s'il est amené à céder son logement.

Les aides publiques les plus fortes (prêts bonifiés, aides personnelles, réductions d'impôt, exonération de la taxe foncière sur les propriétés bâties) sont accordées aux acquéreurs de logements nouvellement construits, ou en construction, tandis que les logements anciens sont pénalisés par des entraves, telles que les droits de mutation à titre onéreux. Cela entraîne deux phénomènes : une demande orientée vers le neuf rendant plus difficiles les ventes de logements anciens, et surtout des prix artificiellement relevés.

Or tout logement neuf devient ancien dès qu'un ménage est entré dans les lieux. Instantanément, il perd une partie de sa valeur, car il est grevé de frais à la revente et les acheteurs potentiels, soit bénéficient d'aides très inférieures, soit ne bénéficient d'aucune aide : c'est le phénomène de la décote.

Aucune synthèse nationale ne permet de quantifier une décote moyenne. L'ADIL du Doubs a cependant constaté en 1991 une décote de 8 % sur un échantillon de logements revendus cinq ans au plus après leur construction. Pour les maisons individuelles, les décotes variaient de 12 % à 33 %.

La décote est un facteur de surendettement d'autant plus important qu'elle a tendance à frapper des résidences acquises par des ménages modestes. La raison en est simple : les plus puissants leviers de solvabilisation de l'accession à la propriété en faveur des logements neufs (prêt à taux zéro, aides personnalisées au logement, aides des collectivités locales) concernent les ménages les plus modestes. Le type de biens acquis grâce à ces aides - en général de petites maisons en grande banlieue - n'intéresse que cette clientèle, par nature peu solvable lorsqu'elle ne dispose pas d'aide. Le ménage contraint de céder son logement doit souvent le brader. Au pire, le logement est cédé à la barre du tribunal pour la moitié de son prix d'achat, parfois moins.

Ainsi, pour peu que le ménage accédant ait disposé d'un apport personnel réduit, il se retrouve potentiellement surendetté dès qu'il acquiert un logement neuf . S'il se maintient dans les lieux, il n'y a pas de difficulté. Mais s'il doit quitter son logement pour cause de divorce, chômage, mobilité professionnelle ou changement dans la vie familiale, alors le surendettement virtuel devient réel.

Les effets pernicieux de nos outils publics d'accession à la propriété, forgés pour les nécessités de la reconstruction, ont été masqués pendant longtemps après l'achèvement de celle-ci : par l'inflation dans les années soixante et soixante-dix, puis par la bulle spéculative des années quatre-vingt. Leur nocivité se manifeste aujourd'hui. Elle nécessite des réformes rapides. A défaut, la tentation sera grande de remettre en cause notre système d'aide publique à l'accession, qui a pourtant fait la preuve de son efficacité en permettant à un très grand nombre de Français d'atteindre l'un des buts les plus importants de leur vie.

- la levée de l'encadrement de crédit

De 1972 à 1987, la croissance des encours de crédits a été limitée de façon autoritaire, dans le cadre d'une politique visant à contenir l'augmentation de la masse monétaire dont l'objectif final était la lutte contre l'inflation. La suppression de l'encadrement du crédit a donc ouvert une période d'apprentissage de la concurrence pour les établissements de crédit. Les effets ont été déstabilisateurs pour les ménages comme pour le système bancaire. Chez les premiers, la levée de l'encadrement du crédit a entraîné un accroissement sensible et brutal de la pression commerciale en faveur de l'endettement et, a fortiori, une montée du surendettement. Chez les banques, elle a déclenché une guerre des parts de marché, aboutissant à une très forte progression des risques.

- l'apparition de nouveaux instruments

L'évolution du surendettement a aussi traduit un changement de la mentalité des Français qui, se libérant avec retard de certains préjugés contre le crédit à la consommation, ont dû apprendre à maîtriser la gestion de cet instrument relativement nouveau pour eux. Cette évolution culturelle a favorisé l'acclimatation de nouveaux instruments de crédit à la consommation, qui, elle-même, a encouragé l'évolution des mentalités. Les prêts personnels se sont développés, tandis que les crédits renouvelables ont trouvé un vecteur puissant dans les cartes magnétiques.

Taux de croissance annuel de distribution des crédits aux ménages

1980

1985

1986

1987

Evolution de la distribution des crédits aux particuliers en %

6 %

21 %

39 %

33 %

Cependant, aujourd'hui, ces facteurs ne permettent plus à eux seuls d'expliquer la persistance du phénomène du surendettement. En effet, les ménages intègrent désormais parfaitement le faible niveau de l'inflation dans leur projet d'endettement. En outre, depuis dix ans, près du quart des ménages ayant emprunté pour l'achat de l'habitation principale ont renégocié ou réaménagé leurs prêts au fur et à mesure de la baisse des taux, pour un total de 260 milliards de francs. En outre, si la tendance à long terme est à l'accroissement des encours de crédits aux particuliers, depuis 1990, leur évolution s'est stabilisée en volume.

Comment alors expliquer que, depuis septembre 1995 et après une longue période de stabilité, le nombre de dossiers de surendettement déposés dans les commissions s'accroît ? Le rapport de l'ODAS fait état, de l'été 95 à l'été 96, d'une augmentation de 25 %. Pour le second semestre 1995, la hausse s'explique en partie par le changement de législation (certains dossiers qui allaient directement en contentieux chez le juge passent dorénavant au préalable par la commission). En revanche, l'accroissement en 1996 semble d'une tout autre nature.

D'une part, le surendettement est étroitement lié au contexte économique et social de la France, qui se caractérise par une plus grande précarité de l'emploi et un éclatement de la cellule familiale. Ainsi, le dépôt en forte hausse des dossiers dits "à dominante sociale", c'est-à-dire dans lesquels le surendettement résulte davantage d'une insuffisance structurelle de ressources pour faire face aux dépenses de la vie courante que d'un excès d'endettement bancaire, est très souvent le fait de chômeurs ou de personnes divorcées (ou en état de divorce). Le développement du surendettement par les jeux d'argent obéit également à cette logique : incapables de desserrer leurs contraintes budgétaires, sans perspective d'amélioration rapide de leur situation économique, certains ménages se laissent tenter par le jeu, ultime espoir de voir leurs problèmes résolus en un seul instant.

D'autre part, les commissions de surendettement sont "victimes de leur succès". La médiatisation de la procédure à travers les campagnes d'information ainsi que l'action des travailleurs sociaux et des organismes de crédit qui, désormais familiarisés avec la procédure, orientent leurs clients en difficulté vers les commissions ont contribué à l'augmentation du nombre des dossiers déposés.

Le groupe de travail a également constaté avec inquiétude le développement du surendettement "par ricochet" , c'est-à-dire un surendettement qui affecte les particuliers de manière indirecte, à travers les engagements qu'ils ont contractés. Cette forme de surendettement concerne essentiellement les cautions et les copropriétés.

Le cautionnement revêt des formes très diverses. Il peut être réclamé pour l'obtention d'un prêt (c'est pratiquement systématique pour le financement d'une création d'entreprise) mais également pour la location d'un logement. La caution peut être endossée soit par un membre de la famille ou un proche, soit par la personne même qui contracte le prêt si son patrimoine est jugé suffisant. Ainsi, beaucoup de dirigeants d'entreprises familiales ou de professions libérales se portent caution de leur entreprise. Si la caution intervient généralement au moment de la conclusion du contrat (de location, de prêt...), elle peut également être exigée dans une phase ultérieure. Ainsi, vos rapporteurs ont-ils été informés de la pratique de certains établissements spécialisés dans la distribution de crédits automobile qui subordonnent le maintien du prêt, après l'apparition d'un incident de paiement, à l'existence d'une caution.

Or, le cautionnement peut avoir des conséquences imprévisibles et désastreuses en faisant endosser à un particulier des dettes dont le montant dépasse largement ses capacités de remboursement. En outre, le facteur temps contribue pour une part non négligeable au surendettement des cautions. Dans le cas d'une location de logement, par exemple, si la caution n'est actionnée qu'après une accumulation considérable d'arriérés de loyers, la personne s'étant portée caution ne pourra pas y faire face et se trouvera de facto en situation de surendettement. Le cautionnement aboutit à une situation identique lorsque les garanties acceptées par la banque ou l'établissement de crédit sont sans commune mesure avec le prêt accordé. Or, les rapporteurs ont été informés qu'il s'agissait d'une pratique courante pour l'octroi de crédits aux entreprises et aux professions libérales, alors même qu'elle est illégale.

Les copropriétés sont également menacées par le développement du surendettement "par ricochet". En effet, l'insolvabilité d'un, voire plusieurs propriétaires, peut gravement déséquilibrer le budget de la copropriété. Une telle situation se produit souvent après le vote de travaux coûteux ou encore en cas d'accumulation importante d'arriérés de charges. En attendant la vente des logements des propriétaires insolvables, une contribution financière non négligeable peut être exigée des autres copropriétaires, qui, si elle dépasse largement leur capacité financière, risque de les plonger dans une situation de surendettement. Ce phénomène semble se développer depuis quelques années.

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